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Baliverne de Bush à oreille

Numéro 5 Mai 2005 - Asie par Alex Vanherveland

mai 2005

Bali, c’est l’ile divine où les forces sur­na­tu­relles sont à ce point pré­sentes que per­sonne n’o­se­rait les nier. Là-bas, on ne croit pas aux coïn­ci­dences et tout s’ex­plique. Peu importe qu’un évé­ne­ment soit de nature sis­mique ou poli­tique : il se trouve bien­tôt ré-inter­­­pré­­té dans la cos­mo­go­nie locale. Et que l’é­tran­ger ne rete­nant pas un sou­rire incrédule […]

Bali, c’est l’ile divine où les forces sur­na­tu­relles sont à ce point pré­sentes que per­sonne n’o­se­rait les nier. Là-bas, on ne croit pas aux coïn­ci­dences et tout s’ex­plique. Peu importe qu’un évé­ne­ment soit de nature sis­mique ou poli­tique : il se trouve bien­tôt ré-inter­pré­té dans la cos­mo­go­nie locale. Et que l’é­tran­ger ne rete­nant pas un sou­rire incré­dule soit fou­droyé séance tenante !

Pre­nez l’at­ten­tat de la Jemaah Isla­miyah en octobre 2002 à Kuta, par exemple. (celui qui semble direc­te­ment ins­pi­ré du roman Pla­te­forme, paru l’an­née pré­cé­dente ; même les ter­ro­ristes lisent Houel­le­becq, main­te­nant !) Eh bien, sur les deux-cents morts et cinq-cents bles­sés, aucun habi­tant natif de la ville. La grande majo­ri­té des vic­times étaient des tou­ristes étran­gers, et encore les rares vic­times bali­naises étaient des émi­grés d’autres par­ties de l’île. Aucun des temples et taber­nacles hin­dous du quar­tier ne fut tou­ché, sauf le petit ora­toire domes­tique du voi­sin du Pad­dy club, qui, avec l’ex­plo­sion, s’ef­fon­dra fort à pro­pos sur le mur adja­cent pour offrir une échap­pa­toire au per­son­nel de la dis­co­thèque fuyant les bâti­ments en feu. Bref, les ter­ro­ristes musul­mans ne sont que des inter­mé­diaires incons­cients, et le mes­sage céleste est clair : Kuta (deve­nu l’é­qui­valent bali­nais de Beni­dorm) a pris une mau­vaise voie, les dieux hin­dous punissent modé­ré­ment leurs adeptes, envoient par contre en enfer les enva­his­seurs occi­den­taux impies et sodo­mites, et bien sûr épargnent leurs propres demeures. Il faut se repen­tir. Les Bali­nais orga­ni­sèrent donc dans le quar­tier dévas­té par l’at­ten­tat plu­sieurs céré­mo­nies de puri­fi­ca­tion, avec offrandes de fruits et de fleurs, chants et réci­ta­tions diverses, de manière à chas­ser les démons et à mon­trer aux âmes éga­rées la voie vers le ciel.

De même, on n’a pas oublié, à Bali, l’an­née de toutes les cala­mi­tés : 1963. Au début mars de cette année devait avoir lieu le plus gran­diose des innom­brables sacri­fices offerts par les Bali­nais à leurs divi­ni­tés hin­doues : la fête d’E­ka Desa Rudra, qui n’a lieu qu’une fois tous les siècles. Le pré­sident Sukar­no avait déci­dé de pro­fi­ter de l’oc­ca­sion pour orga­ni­ser une grande confé­rence inter­na­tio­nale pour agents de voyage, dont le sacri­fice hin­dou serait en quelque sorte l’a­po­théose. Vers la fin du mois de février, le Gou­noung Agoung (la « mère de tous les vol­cans », qui domine l’ile de Bali) com­mence à gron­der, et les prêtres hin­dous indiquent qu’il serait pru­dent de repor­ter la céré­mo­nie. Pas pos­sible, décrète Sukar­no : il est trop tard pour contre­man­der les tour ope­ra­tor. Le grand sacri­fice a donc lieu le 8 mars comme pré­vu, mal­gré la mau­vaise humeur gran­dis­sante du vol­can mater­nel qui grogne de plus belle, tremble, crache fumée et cendre. Il par­vient quand même à se rete­nir jus­qu’à ce que les par­ti­ci­pants à la confé­rence aient repris l’a­vion. Mais dès après leur départ, il explose, fait mille morts et cent-mil­le­ré­fu­giés. La lave des­cend à plu­sieurs endroits jus­qu’à l’o­céan, pre­nant soin tou­te­fois de contour­ner le temple de Besa­kih, le plus sacré de l’ile, pour­tant située à six kilo­mètres seule­ment du cra­tère : preuve que les dieux savent ce qu’ils veulent et ne poussent pas leur colère jus­qu’à détruire leurs propres mai­sons. L’é­rup­tion est sui­vie de pluies tor­ren­tielles, qui aggravent les cou­lées de lave et les ava­lanches de boue détrui­sant tout sur leur pas­sage, puis d’une séche­resse cala­mi­teuse qui oblige nombre de culti­va­teurs à s’exi­ler. Quelque mois plus tard, la puni­tion céleste atteint le pré­sident indo­né­sien lui-même, ren­ver­sé par un coup d’É­tat et enfin, la colère des dieux bali­nais ne connais­sant pas de fron­tière, le pré­sident Ken­ne­dy est assas­si­né en novembre. Shi­va et Vish­nou n’ac­cor­dèrent qu’une seule com­pen­sa­tion à l’hu­ma­ni­té à la fin de cette année de tous les fléaux, mais vous convien­drez qu’elle est de taille : la nais­sance en décembre 1963 de votre scribe dévoué…
Qua­rante ans plus tard, un autre pré­sident des États Unis, com­prit, après l’a­ver­tis­se­ment sérieux que consti­tuaient le 9/11 puis la bombe de Bali, qu’il lui fal­lait par­ti­ci­per lui aus­si aux litur­gies d’ex­pia­tion, sans quoi il pour­rait bien subir le sort de son pré­dé­ces­seur. Ses ser­vices lui avaient en effet expli­qué que Bin Laden et consorts n’é­taient que les exé­cu­tants d’une volon­té céleste rési­dant vers les som­mets de la mon­tagne-mère bali­naise. Voi­ci donc Georges Bush le Second débar­quant à Bali, en novembre 2003.

Plan média au nirvana

C’est grâce au diner de Thanks­gi­ving, quinze jours plus tard, au cours duquel nous avions réus­si à faire boire un agent des ser­vices amé­ri­cains, que je connais un peu l’in­ten­dance de cette visite offi­cielle de Georges Bush en Indo­né­sie (une visite de trois heures et demie, montre en main). Voi­ci donc, rien que pour vous, en exclu­si­vi­té, ce que ni Paris Match ni Le Soir illus­tré ne vous diront de la petite his­toire des grands.

D’a­bord, il fal­lut louer (à Bali, donc, lieu choi­si pour la visite éclair) un hôtel où l’hôte amé­ri­cain ren­con­tre­rait la pré­si­dente indo­né­sienne. L’en­tre­vue devait avoir lieu à l’ex­té­rieur, avaient tran­ché ces mes­sieurs de la com­mu­ni­ca­tion, parce que des images d’in­té­rieur ne feraient pas assez bali­nais. Mais comme la sueur qui allait cou­ler du front de nos deux chefs d’É­tat ne pas­se­rait pas bien sur les pho­tos, on ame­na des États-Unis de gigan­tesques cli­ma­ti­seurs d’ex­té­rieur. Il y eut sur une plage bali­naise un véri­table micro­cli­mat polaire pen­dant quelques heures. Les lézards en tremblent encore.

Il fal­lait des paillotes, et celles de l’hô­tel choi­si ne « fai­saient » pas assez bali­nais : on en impor­ta… des States. Au moment des cadrages, il y eut un dia­logue mémo­rable : « Ces arbres-là, ils ne sont pas là où il faut ! (je conti­nue à citer ces mes­sieurs de la com­mu­ni­ca­tion de la Mai­son Blanche, vous aviez com­pris) — Ils sont pour­tant là depuis trente ans, ris­qua le direc­teur de l’hô­tel, vous pou­vez peut-être dépla­cer les camé­ras ? » Bien sûr, ce ne fut pas le bon sens qui l’emporta, et les coco­tiers furent déter­rés pour être replan­tés là où les camé­ras l’a­vaient déci­dé. Il fal­lait des jonques et des cata­ma­rans dans la baie adja­cente. On en loua, en inter­di­sant à leur pro­prié­taire d’y mon­ter pen­dant les trois heures fati­diques, car la sécu­ri­té avait bien dit : « Des bateaux déco­ra­tifs, pour faire cou­leur locale, d’ac­cord, mais bien sûr, per­sonne des­sus. » Les pré­si­dents devaient mar­cher sur la plage, mais le sable indi­gène n’é­tait pas assez blanc : il fal­lut en impor­ter. On construi­sit aus­si une plate-forme en béton dis­si­mu­lée der­rière le sable, parce que les hauts talons de Mme Bush se seraient enfon­cés dans le sable.

La sécu­ri­té washing­to­nienne décré­ta que l’aé­ro­port de Bali serait fer­mé pen­dant toute la visite pré­si­den­tielle. Les auto­ri­tés indo­né­siennes répon­dirent que ce n’é­tait pas phy­si­que­ment pos­sible : il y avait vingt-quatre atter­ris­sages de vols régu­liers durant ladite période de trois heures et trente minutes. Dans ce cas, pas de pré­sident amé­ri­cain, leur fut-il impi­toya­ble­ment répon­du. Or, le gou­ver­ne­ment indo­né­sien en mour­rait d’en­vie, de cette escale à Bali du grand chef blanc, sen­sé re-sanc­ti­fier par la magie de sa présence
(… et sur­tout par les camé­ras du monde entier dans sa suite) l’ile des dieux (tou­ris­tiques) souillée qua­torze mois plus tôt par l’hor­reur ter­ro­riste. En consé­quence, comme sou­vent en poli­tique, ce qui n’é­tait pas tech­ni­que­ment pos­sible le devint quand même. Tou­te­fois, comme le Par­le­ment indo­né­sien, pré­ve­nu dans l’in­ter­valle, s’en était mêlé, il n’é­tait plus poli­ti­que­ment pos­sible de fer­mer un aéro­port inter­na­tio­nal du plus grand pays musul­man du monde pour plaire au bour­reau de l’Af­gha­nis­tan et de l’I­rak. L’é­tat-major tran­cha donc que l’aé­ro­port serait fer­mé, mais qu’il fau­drait mon­trer deux avions en action pour faire croire (notam­ment à ces sacrés dépu­tés, vive la démo­cra­tie frai­che­ment impor­tée) que l’aé­ro­port fonc­tion­nait nor­ma­le­ment. On bour­ra donc deux 747 de poli­ciers indo­né­siens en civil, qui durent décol­ler devant les camé­ras de la télé­vi­sion indo­né­sienne au moment où Bush était là, et sau­ver ain­si l’hon­neur natio­nal. Les pilotes avaient tou­te­fois été pré­ve­nus : pas d’en­nui moteur, ni d’autre rai­son de faire demi-tour, sous peine d’être tout sim­ple­ment abat­tus. Il y avait en effet deux porte-avions amé­ri­cains dans la baie (der­rières les jonques ci-devant men­tion­nées, mais, of course, hors de por­tée des camé­ras), prêts à abattre n’im­porte quel astro­nef s’ap­pro­chant de Bali (et aus­si deux-cents­ma­rines à Sur­abaya, le port d’en face, prêt à enva­hir l’ile en cas de problème).

Les négo­cia­tions durèrent long­temps, entre l’offre de départ de trois ports d’arme tem­po­raires que l’É­tat indo­né­sien accorde sys­té­ma­ti­que­ment pour les gardes du corps d’un chef d’É­tat en visite, et les… trois-cent-cin­quante hommes en armes qui sui­vaient Bush pour cette expé­di­tion à haut risque en terre non chré­tienne. Ces mes­sieurs de la sécu­ri­té essayèrent aus­si jus­qu’à la der­nière minute d’ob­te­nir que les quatre-mille sol­dats indo­né­siens mobi­li­sés pour l’oc­ca­sion soient… désarmés.

Il fal­lut bien enten­du pour trans­por­ter tout ce bar­da des États-Unis plu­sieurs avions gros por­teurs, en plus d’Air Force One (l’a­vion de la Mai­son Blanche), qui, comme son nom ne l’in­dique pas, est double (deux avions iden­tiques, le pre­mier ser­vant de leurre, ne le répé­tez pas).

Voi­là pour la visite de Bush, aus­si mémo­rable qu’ex­pé­di­tive. Mais tant qu’il y était, notre infor­ma­teur émé­ché se mit à par­ler de son expé­rience pré­cé­dente au Came­roun, où, pour la visite d’Hil­la­ry Clin­ton, il dut faire construire de toutes pièces un vil­lage afri­cain « typique », parce qu’on n’en trou­vait pas sur place au gout des mes­sieurs de la com­mu­ni­ca­tion ; il fal­lut, là aus­si, dépla­cer quelques dizaines d’arbres, parce la jungle n’a­vait pas un aspect assez « jungle ». Le pire, ce fut quand notre pauvre fac­to­tum amé­ri­cain se trou­va obli­gé d’ex­pli­quer aux figu­rants came­rou­nais mobi­li­sés pour repré­sen­ter les « Afri­cains typiques » sur la pho­to, la néces­si­té d’é­loi­gner toutes les per­sonnes un peu âgées ou obèses, parce Hil­la­ry ne vou­lait être pho­to­gra­phiée qu’a­vec des gens beaux…

Alex Vanherveland


Auteur

journaliste