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Bahman Ahmadi Amouee : un prisonnier d’opinion iranien emblématique

Numéro 9 Septembre 2012 par Pierre Vanrie

septembre 2012

La fin du Rama­dan en aout a été l’oc­ca­sion pour la Répu­blique isla­mique d’I­ran d’an­non­cer la libé­ra­tion de quelques pri­son­niers poli­tiques et d’oc­troyer à d’autres quelques remises de peine. En fait de géné­ro­si­té affi­chée en cette période de fête musul­mane et de grande pié­té, il ne s’a­git que de miettes. En effet, cer­tains pri­son­niers libé­rés n’a­vaient de […]

La fin du Rama­dan en aout a été l’oc­ca­sion pour la Répu­blique isla­mique d’I­ran d’an­non­cer la libé­ra­tion de quelques pri­son­niers poli­tiques et d’oc­troyer à d’autres quelques remises de peine. En fait de géné­ro­si­té affi­chée en cette période de fête musul­mane et de grande pié­té, il ne s’a­git que de miettes. En effet, cer­tains pri­son­niers libé­rés n’a­vaient de toute façon plus que quelques jours à pur­ger tan­dis que d’autres avaient même déjà ter­mi­né leur peine. Par ailleurs, ces pri­son­niers ne consi­dèrent pas que cet acte « géné­reux » relève d’un quel­conque huma­nisme dès lors qu’ils n’ont fait que « payer » pour leurs idées.

Tou­te­fois, tous n’ont pas eu cette chance. Par­mi les très nom­breux pri­son­niers poli­tiques et d’o­pi­nion qui res­tent encore der­rière les murs figure l’un des plus emblé­ma­tiques d’entre eux : Bah­man Ahma­di Amouee. Arrê­té trois jours à peine après l’é­lec­tion contro­ver­sée d’Ah­ma­di­ne­jad en juin 2009, Bah­man Ahma­di Amouee a été condam­né à cinq années et quatre mois de pri­son, et à un châ­ti­ment cor­po­rel. Les rai­sons de cette condam­na­tion sévère relèvent de la sem­pi­ter­nelle et très vague accu­sa­tion de « pro­pa­gande contre le régime » alors que celui-ci n’a pour­tant fait que son métier de jour­na­liste au ser­vice de médias recon­nus légalement.

Il est vrai qu’il s’est spé­cia­li­sé dans le jour­na­lisme éco­no­mique cri­ti­quant la poli­tique éco­no­mique d’Ah­ma­di­ne­jad dans un contexte où l’ins­ti­tu­tion para­mi­li­taire des gar­diens de la Révo­lu­tion (Sepah é pas­da­ran), l’ar­mée idéo­lo­gique du régime, dont est issu Ahma­di­ne­jad, exerce un pou­voir de plus en plus impor­tant sur toute une série de sec­teurs clés de l’é­co­no­mie ira­nienne, notam­ment dans cer­taines zones franches et por­tuaires dont les béné­fices retombent direc­te­ment dans les poches de cette ins­ti­tu­tion. Dans un contexte aus­si où la poli­tique socioé­co­no­mique du gou­ver­ne­ment Ahma­di­ne­jad s’est dis­tin­guée par un popu­lisme qui s’est illus­tré par des redis­tri­bu­tions directes en par­ti­cu­lier lors de dépla­ce­ments en pro­vince par­ti­cu­liè­re­ment média­ti­sés. Le tout en pra­ti­quant pour­tant une poli­tique ultra­li­bé­rale de sup­pres­sion des sub­ven­tions sur cer­tains pro­duits de pre­mière néces­si­té. Une thé­ra­pie de choc qui lui a d’ailleurs valu les féli­ci­ta­tions du fmi.

C’est ain­si que Bah­man Ahma­di Amouee a cri­ti­qué la ges­tion par l’ad­mi­nis­tra­tion Ahma­di­ne­jad de la rente pétro­lière, en hausse dans la conjonc­ture actuelle. Le jour­na­liste a éga­le­ment appor­té une touche poli­tique à ces articles éco­no­miques notam­ment en abor­dant la ques­tion du voile obli­ga­toire pour les femmes qui, dans ce domaine, dépendent para­doxa­le­ment des impor­ta­tions de tis­sus coréens et japo­nais. « Le pays qui a impo­sé le voile aux femmes depuis 1980 n’a tou­jours pas construit d’u­sine tex­tile pour en fabri­quer. Cela pose ques­tion quant à notre auto-suf­fi­sance éco­no­mique », écri­vait-il à ce pro­pos dans le quo­ti­dien éco­no­mique Sar­mayeh en décembre 2007.

Châtiment corporel et amour

Par­mi d’autres sujets de socié­té, Bah­man Ahma­di Amouee a éga­le­ment abor­dé la ques­tion des châ­ti­ments cor­po­rels, pra­ti­qués léga­le­ment en Iran. Ce jour­na­liste, qui a donc été condam­né à une peine cor­po­relle de trente-quatre coups de fouet, a pré­ci­sé­ment écrit il y a quelques années un texte très par­lant sur cette pra­tique exé­cu­tée publi­que­ment en Iran. Il y décrit sub­ti­le­ment la bar­ba­rie que repré­sente la bana­li­sa­tion de l’ex­po­si­tion de la souf­france infli­gée par des êtres humains à d’autres êtres humains en plein centre d’une grande ville, en l’oc­cur­rence ici Téhé­ran1. Ce repor­tage, qu’il n’a pas pu faire publier dans la presse ira­nienne, fai­sait d’ailleurs écho à un repor­tage sur le même sujet écrit en 2001 par sa femme la jour­na­liste Jila Bani Yaghoub2.

Le cas de Bah­man Ahma­di Amouee, outre qu’il est emblé­ma­tique de celui d’autres jour­na­listes et mili­tants des droits de l’homme empri­son­nés, l’est aus­si parce qu’il est le mari de la jour­na­liste Jila Bani Yaghoub qui fut l’un des sym­boles les plus émi­nents du jour­na­lisme jeune et fémi­nin lors de l’âge d’or de la presse ira­nienne, en par­ti­cu­lier pen­dant la pré­si­dence de Moham­mad Kha­ta­mi (1997 – 2005). Jila Bani Yaghoub est ain­si deve­nue l’une des plumes les plus célèbres de la presse ira­nienne se dis­tin­guant par son indé­pen­dance, son imper­ti­nence et la qua­li­té de ses repor­tages sur la socié­té ira­nienne ain­si que par ses car­nets de voyages en Afgha­nis­tan, au Liban et en Irak. Lau­réate de plu­sieurs prix, dont celui du « Cou­rage en jour­na­lisme » décer­né par l’In­ter­na­tio­nal women’s media foun­da­tion en 2009, Jila Bani Yaghoub a été arrê­tée en même temps que son mari en 2009. Libé­rée après deux mois, elle a été condam­née à une peine inédite de trente ans d’in­ter­dic­tion de pra­ti­quer le jour­na­lisme. Cette repor­ter qui publia en 2004 un livre inti­tu­lé Les jour­na­listes racon­tant son expé­rience de jour­na­liste femme en Iran, a par ailleurs publié en 2011 dans une mai­son d’é­di­tion ira­nienne basée en Suède, des sou­ve­nirs de pri­son datant d’a­vant son arres­ta­tion de 20093. Mal­gré l’in­ter­dic­tion de pra­ti­quer son métier, elle s’ex­prime néan­moins via son blog et Face­book où elle se bat pour récla­mer la libé­ra­tion de son mari ain­si que celle d’autres pri­son­niers poli­tiques et d’opinion.

Bah­man Ahma­di Amouee et Jila Bani Yaghoub incarnent donc un couple uni dans une pra­tique pas­sion­née, mais ris­quée du jour­na­lisme4. Les quelques lettres qu’il a pu faire pas­ser à sa femme expriment d’ailleurs avec pudeur, mais sans com­plexe, l’a­mour qu’il éprouve pour elle. Dans un pays où la morale reli­gieuse tra­di­tion­nelle ne le per­met pour­tant pas, l’af­fi­chage de ces sen­ti­ments par des indi­vi­dus impli­qués direc­te­ment ou indi­rec­te­ment dans des ques­tions de socié­té et de poli­tique est de moins en moins rare. C’est ain­si que de nom­breuses femmes de pri­son­niers poli­tiques plus ou moins connus et arrê­tés au len­de­main de l’é­lec­tion contro­ver­sée d’Ah­ma­di­ne­jad en 2009 ont écrit, et ren­du publiques, des lettres dans les­quelles elles expri­maient leur amour pour leur conjoint.

C’est notam­ment le cas de la femme de Moham­mad Tad­j­za­deh, membre du bureau poli­tique d’un par­ti issu de la gauche isla­mique qui a été aux affaires au début de la révo­lu­tion, qui a ren­du publique une lettre pleine de poé­sie où elle expri­mait son amour pour son mari. Beh­zad Naba­vi, ministre de l’In­dus­trie dans les années 1980 et l’un des idéo­logues de la gauche isla­mique, a expli­qué qu’il avait été très sur­pris lorsque sa femme était venue lui crier son sou­tien et son atta­che­ment au moment de son pro­cès où, après juin 2009, il fut condam­né à six années de pri­son. Mir Hos­sein Mous­sa­vi, prin­ci­pal can­di­dat réfor­ma­teur à l’é­lec­tion pré­si­den­tielle de 2009, empri­son­né dans sa propre mai­son depuis février 2011, avait lui-même don­né le ton en tenant en public la main de sa femme Zah­ra Rah­na­vard. L’ex­pres­sion de sen­ti­ments intimes chez ces per­sonnes est d’au­tant plus notable qu’elles sont sou­vent issues d’une mou­vance isla­mique qui d’ha­bi­tude fait preuve dans ce domaine de beau­coup de pudeur.

Quant à Bah­man Ahma­di Amouee, après presque trois ans pas­sés à la pri­son d’E­vine (Téhé­ran), il a été trans­fé­ré en juin en pleine nuit, non sans vio­lence, à la pri­son de Rajai Shahr, située à une tren­taine de kilo­mètres de Téhé­ran et pla­cé en cel­lule d’i­so­le­ment dans un éta­blis­se­ment où celle-ci a sou­vent ser­vi de cou­loir de la mort pour les condam­nés à la peine capi­tale. Il s’a­gis­sait ain­si de le punir pour avoir par­ti­ci­pé à la pri­son d’E­vine à une célé­bra­tion en l’hon­neur d’Ho­da Saber, jour­na­liste et acti­viste poli­tique décé­dé dans des condi­tions sus­pectes un an plus tôt. Il en est fina­le­ment sor­ti, mais demeure empri­son­né sans béné­fi­cier de la « clé­mence » du Guide suprême. S’il réus­sit à faire pas­ser quelques lettres, Bah­man Ahma­di Amouee est pri­vé de contacts directs avec sa femme ain­si qu’a­vec sa vieille mère. Il n’ose pour­tant pas se plaindre, écrit-il dans sa der­nière lettre datant de fin aout, lors­qu’il com­pare son cas à celui de pri­son­niers, notam­ment des Kurdes « crou­pis­sant dans cette pri­son depuis de nom­breuses années et que même Dieu semble avoir oubliés. Je me demande même si l’ad­mi­nis­tra­tion péni­ten­tiaire dis­pose encore de leurs noms dans ses registres. »

Au moment où ces lignes sont écrites, sa femme Jila Bani Yaghoub, tou­jours sous le coup d’une condam­na­tion à un an de pri­son, vient d’être convo­quée par la Jus­tice iranienne…

29 aout 2012

  1. « Après le fouet, dis­per­sez-vous », publié sur son blog et tra­duit ulté­rieu­re­ment en anglais
  2. Publié sur le site ira­nien Gooya, basé à l’ex­té­rieur de l’I­ran, cet article a été publié en fran­çais en aout 2002 dans le sup­plé­ment été de Cour­rier inter­na­tio­nal sous le titre « Non aux châ­ti­ments corporels ! ».
  3. Les femmes de la sec­tion 209 de la pri­son d’E­vine, édi­tions Baran, Stock­holm, 2011.
  4. Lire à ce pro­pos : « Iran : l’a­mour de deux jour­na­listes plus fort que la répres­sion », Rue89, 6 juin 2011.

Pierre Vanrie


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