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Bahman Ahmadi Amouee : un prisonnier d’opinion iranien emblématique
La fin du Ramadan en aout a été l’occasion pour la République islamique d’Iran d’annoncer la libération de quelques prisonniers politiques et d’octroyer à d’autres quelques remises de peine. En fait de générosité affichée en cette période de fête musulmane et de grande piété, il ne s’agit que de miettes. En effet, certains prisonniers libérés n’avaient de […]
La fin du Ramadan en aout a été l’occasion pour la République islamique d’Iran d’annoncer la libération de quelques prisonniers politiques et d’octroyer à d’autres quelques remises de peine. En fait de générosité affichée en cette période de fête musulmane et de grande piété, il ne s’agit que de miettes. En effet, certains prisonniers libérés n’avaient de toute façon plus que quelques jours à purger tandis que d’autres avaient même déjà terminé leur peine. Par ailleurs, ces prisonniers ne considèrent pas que cet acte « généreux » relève d’un quelconque humanisme dès lors qu’ils n’ont fait que « payer » pour leurs idées.
Toutefois, tous n’ont pas eu cette chance. Parmi les très nombreux prisonniers politiques et d’opinion qui restent encore derrière les murs figure l’un des plus emblématiques d’entre eux : Bahman Ahmadi Amouee. Arrêté trois jours à peine après l’élection controversée d’Ahmadinejad en juin 2009, Bahman Ahmadi Amouee a été condamné à cinq années et quatre mois de prison, et à un châtiment corporel. Les raisons de cette condamnation sévère relèvent de la sempiternelle et très vague accusation de « propagande contre le régime » alors que celui-ci n’a pourtant fait que son métier de journaliste au service de médias reconnus légalement.
Il est vrai qu’il s’est spécialisé dans le journalisme économique critiquant la politique économique d’Ahmadinejad dans un contexte où l’institution paramilitaire des gardiens de la Révolution (Sepah é pasdaran), l’armée idéologique du régime, dont est issu Ahmadinejad, exerce un pouvoir de plus en plus important sur toute une série de secteurs clés de l’économie iranienne, notamment dans certaines zones franches et portuaires dont les bénéfices retombent directement dans les poches de cette institution. Dans un contexte aussi où la politique socioéconomique du gouvernement Ahmadinejad s’est distinguée par un populisme qui s’est illustré par des redistributions directes en particulier lors de déplacements en province particulièrement médiatisés. Le tout en pratiquant pourtant une politique ultralibérale de suppression des subventions sur certains produits de première nécessité. Une thérapie de choc qui lui a d’ailleurs valu les félicitations du fmi.
C’est ainsi que Bahman Ahmadi Amouee a critiqué la gestion par l’administration Ahmadinejad de la rente pétrolière, en hausse dans la conjoncture actuelle. Le journaliste a également apporté une touche politique à ces articles économiques notamment en abordant la question du voile obligatoire pour les femmes qui, dans ce domaine, dépendent paradoxalement des importations de tissus coréens et japonais. « Le pays qui a imposé le voile aux femmes depuis 1980 n’a toujours pas construit d’usine textile pour en fabriquer. Cela pose question quant à notre auto-suffisance économique », écrivait-il à ce propos dans le quotidien économique Sarmayeh en décembre 2007.
Châtiment corporel et amour
Parmi d’autres sujets de société, Bahman Ahmadi Amouee a également abordé la question des châtiments corporels, pratiqués légalement en Iran. Ce journaliste, qui a donc été condamné à une peine corporelle de trente-quatre coups de fouet, a précisément écrit il y a quelques années un texte très parlant sur cette pratique exécutée publiquement en Iran. Il y décrit subtilement la barbarie que représente la banalisation de l’exposition de la souffrance infligée par des êtres humains à d’autres êtres humains en plein centre d’une grande ville, en l’occurrence ici Téhéran1. Ce reportage, qu’il n’a pas pu faire publier dans la presse iranienne, faisait d’ailleurs écho à un reportage sur le même sujet écrit en 2001 par sa femme la journaliste Jila Bani Yaghoub2.
Le cas de Bahman Ahmadi Amouee, outre qu’il est emblématique de celui d’autres journalistes et militants des droits de l’homme emprisonnés, l’est aussi parce qu’il est le mari de la journaliste Jila Bani Yaghoub qui fut l’un des symboles les plus éminents du journalisme jeune et féminin lors de l’âge d’or de la presse iranienne, en particulier pendant la présidence de Mohammad Khatami (1997 – 2005). Jila Bani Yaghoub est ainsi devenue l’une des plumes les plus célèbres de la presse iranienne se distinguant par son indépendance, son impertinence et la qualité de ses reportages sur la société iranienne ainsi que par ses carnets de voyages en Afghanistan, au Liban et en Irak. Lauréate de plusieurs prix, dont celui du « Courage en journalisme » décerné par l’International women’s media foundation en 2009, Jila Bani Yaghoub a été arrêtée en même temps que son mari en 2009. Libérée après deux mois, elle a été condamnée à une peine inédite de trente ans d’interdiction de pratiquer le journalisme. Cette reporter qui publia en 2004 un livre intitulé Les journalistes racontant son expérience de journaliste femme en Iran, a par ailleurs publié en 2011 dans une maison d’édition iranienne basée en Suède, des souvenirs de prison datant d’avant son arrestation de 20093. Malgré l’interdiction de pratiquer son métier, elle s’exprime néanmoins via son blog et Facebook où elle se bat pour réclamer la libération de son mari ainsi que celle d’autres prisonniers politiques et d’opinion.
Bahman Ahmadi Amouee et Jila Bani Yaghoub incarnent donc un couple uni dans une pratique passionnée, mais risquée du journalisme4. Les quelques lettres qu’il a pu faire passer à sa femme expriment d’ailleurs avec pudeur, mais sans complexe, l’amour qu’il éprouve pour elle. Dans un pays où la morale religieuse traditionnelle ne le permet pourtant pas, l’affichage de ces sentiments par des individus impliqués directement ou indirectement dans des questions de société et de politique est de moins en moins rare. C’est ainsi que de nombreuses femmes de prisonniers politiques plus ou moins connus et arrêtés au lendemain de l’élection controversée d’Ahmadinejad en 2009 ont écrit, et rendu publiques, des lettres dans lesquelles elles exprimaient leur amour pour leur conjoint.
C’est notamment le cas de la femme de Mohammad Tadjzadeh, membre du bureau politique d’un parti issu de la gauche islamique qui a été aux affaires au début de la révolution, qui a rendu publique une lettre pleine de poésie où elle exprimait son amour pour son mari. Behzad Nabavi, ministre de l’Industrie dans les années 1980 et l’un des idéologues de la gauche islamique, a expliqué qu’il avait été très surpris lorsque sa femme était venue lui crier son soutien et son attachement au moment de son procès où, après juin 2009, il fut condamné à six années de prison. Mir Hossein Moussavi, principal candidat réformateur à l’élection présidentielle de 2009, emprisonné dans sa propre maison depuis février 2011, avait lui-même donné le ton en tenant en public la main de sa femme Zahra Rahnavard. L’expression de sentiments intimes chez ces personnes est d’autant plus notable qu’elles sont souvent issues d’une mouvance islamique qui d’habitude fait preuve dans ce domaine de beaucoup de pudeur.
Quant à Bahman Ahmadi Amouee, après presque trois ans passés à la prison d’Evine (Téhéran), il a été transféré en juin en pleine nuit, non sans violence, à la prison de Rajai Shahr, située à une trentaine de kilomètres de Téhéran et placé en cellule d’isolement dans un établissement où celle-ci a souvent servi de couloir de la mort pour les condamnés à la peine capitale. Il s’agissait ainsi de le punir pour avoir participé à la prison d’Evine à une célébration en l’honneur d’Hoda Saber, journaliste et activiste politique décédé dans des conditions suspectes un an plus tôt. Il en est finalement sorti, mais demeure emprisonné sans bénéficier de la « clémence » du Guide suprême. S’il réussit à faire passer quelques lettres, Bahman Ahmadi Amouee est privé de contacts directs avec sa femme ainsi qu’avec sa vieille mère. Il n’ose pourtant pas se plaindre, écrit-il dans sa dernière lettre datant de fin aout, lorsqu’il compare son cas à celui de prisonniers, notamment des Kurdes « croupissant dans cette prison depuis de nombreuses années et que même Dieu semble avoir oubliés. Je me demande même si l’administration pénitentiaire dispose encore de leurs noms dans ses registres. »
Au moment où ces lignes sont écrites, sa femme Jila Bani Yaghoub, toujours sous le coup d’une condamnation à un an de prison, vient d’être convoquée par la Justice iranienne…
29 aout 2012
- « Après le fouet, dispersez-vous », publié sur son blog et traduit ultérieurement en anglais
- Publié sur le site iranien Gooya, basé à l’extérieur de l’Iran, cet article a été publié en français en aout 2002 dans le supplément été de Courrier international sous le titre « Non aux châtiments corporels ! ».
- Les femmes de la section 209 de la prison d’Evine, éditions Baran, Stockholm, 2011.
- Lire à ce propos : « Iran : l’amour de deux journalistes plus fort que la répression », Rue89, 6 juin 2011.