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Avoir un projet

Numéro 4 Avril 2008 par Joëlle Kwaschin

avril 2008

Mais Chan­tal, as-tu un pro­jet ? Elle se tait bou­deuse, ulcé­rée de ne pou­voir pas­ser la nuit à l’hô­pi­tal. Chan­tal, qui est à la limite de la débi­li­té men­tale, souffre d’une patho­lo­gie psy­chia­trique lourde et rechi­gnait à se soi­gner, trou­vant qu’elle « n’a­vait plus sa tête » avec les médi­ca­ments. Habi­tuel­le­ment, elle « gère », comme elle dit, mais là sa vie avait […]

Mais Chan­tal, as-tu un pro­jet ? Elle se tait bou­deuse, ulcé­rée de ne pou­voir pas­ser la nuit à l’hô­pi­tal. Chan­tal, qui est à la limite de la débi­li­té men­tale, souffre d’une patho­lo­gie psy­chia­trique lourde et rechi­gnait à se soi­gner, trou­vant qu’elle « n’a­vait plus sa tête » avec les médi­ca­ments. Habi­tuel­le­ment, elle « gère », comme elle dit, mais là sa vie avait débor­dé et elle s’é­tait lais­sé empor­ter. Pour évi­ter qu’elle ne mette sa san­té en dan­ger, les méde­cins ont déci­dé sa « mise en obser­va­tion » (l’an­cienne col­lo­ca­tion) qui s’est pro­lon­gée pen­dant un an. Celle-ci ne s’est ache­vée qu’à la condi­tion que Chan­tal revienne à l’hô­pi­tal psy­chia­trique une fois par mois pour assu­rer la pour­suite du trai­te­ment. Sa der­nière crise vient de la conduire en urgence dans le ser­vice psy­chia­trique d’une cli­nique qui la laisse sor­tir dans un état de grande ner­vo­si­té. La béné­vole qui est venue la cher­cher s’en inquiète et n’ose prendre le risque de la rame­ner chez elle ; elle décide donc de la conduire à l’hô­pi­tal dont Chan­tal dépend afin qu’elle y passe la nuit en sécurité.

À la fin de l’a­près-midi, elles sont reçues par l’in­terne de garde qui, avec beau­coup de bonne volon­té, s’en­quiert du « pro­jet » qui motive la demande de Chan­tal. A‑t-elle un pro­jet ? La ques­tion scan­de­ra les deux heures qui vont suivre. De pro­jet, elle n’a pas, épui­sée par la colère qui l’a fait hur­ler dans la voi­ture pen­dant qua­rante kilo­mètres, de la cli­nique à l’hôpital.

La béné­vole, qui pour­rait tout aus­si bien ne pas exis­ter, tente d’ex­pli­quer à l’in­terne qu’elle estime dan­ge­reux pour la san­té de Chan­tal de la lais­ser pas­ser la nuit seule chez elle. « C’est juste pour cette nuit-ci », tente-t-elle de plai­der. En vain, l’in­terne ne se sou­cie que du pro­jet de Chan­tal. Elle ne peut pas reve­nir à l’hô­pi­tal comme ça, quand bon lui chante, il faut qu’elle ait un pro­jet. Être à la fin d’une crise ne semble pas répondre à la défi­ni­tion d’un projet…

Le temps passe, la situa­tion semble sans issue. L’in­terne lui signi­fie : « Pas de pro­jet, pas d’hos­pi­ta­li­sa­tion. » Ce que la béné­vole avait pris pour une espèce de jeu, jouer à trou­ver quelque chose à dire à l’in­terne qui va l’a­gréer pour qu’il dise enfin qu’il accepte de la gar­der pour la nuit, com­mence à l’in­quié­ter. Que faire de Chan­tal si l’hô­pi­tal lui ferme la porte ?

L’in­terne l’a recon­duite dans le hall d’en­trée, ouvre la porte en lui disant qu’il ne peut rien pour elle. Oui, mais quel est ton pro­jet, Chan­tal ? La dis­cus­sion se pour­suit debout dans le hall avec un infir­mier, un édu­ca­teur, on ne sait, l’in­terne ayant renon­cé. Tu sais que si tu n’as pas de pro­jet, tu ne peux pas venir avant ta semaine d’hos­pi­ta­li­sa­tion qui est dans quinze jours… Chan­tal s’en­ferme dans le mutisme. Mais enfin, tu sais bien ce que l’on peut te pro­po­ser ici, il y a l’er­go­thé­ra­pie… Elle voit enfin l’ou­ver­ture et s’y engouffre. Elle mar­monne, je veux aller à l’er­go. La béné­vole se dit que c’est un peu léger comme pro­jet. Mais sur­prise, ça marche. Ah, tu vois que tu as un pro­jet… Sou­la­ge­ment géné­ral, Chan­tal a un lit pour la nuit.

La béné­vole remonte dans sa voi­ture, ne sachant en fin de compte si le jeu était sérieux ou pas. Si Chan­tal n’a­vait fina­le­ment pas com­pris ce qu’elle devait répondre, les dif­fé­rents inter­ve­nants l’au­raient-ils lais­sée ren­trer chez elle, avec pour seule res­source de télé­pho­ner à la police en pleine nuit, chose dont Chan­tal est cou­tu­mière en cas de pro­blème ? Ont-ils fait sem­blant, ont-ils joué avec une jeune femme qui, mani­fes­te­ment, était à ce moment-là au-delà de toute idée de pro­jet, sur­tout quand celui-ci se résume à enfi­ler des perles à l’ergo ?

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie