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16. Avignon 2011

Numéro 10 Octobre 2011 - Art et culture par Joëlle Kwaschin

octobre 2011

Le soixante-troi­sième fes­ti­val d’A­vi­gnon dans sa ver­sion offi­cielle, le In, et alter­na­tive, le Off, s’est ache­vé sur l’exer­cice obli­gé des bilans. En règle géné­rale, les orga­ni­sa­teurs des deux mani­fes­ta­tions sont satis­faits et livrent des chiffres de fré­quen­ta­tion en hausse. Dans le In, le cho­ré­graphe Boris Char­matz était l’ar­tiste asso­cié, ce qui a pla­cé cette édi­tion sous le signe d’un métis­sage entre les dis­ci­plines, offrant de beaux spec­tacles, comme Cese­na, d’Anne Tere­sa De Keers­ma­ker. Si Des femmes, de Waj­di Moua­wad don­nait le sen­ti­ment d’un spec­tacle pas encore tota­le­ment abou­ti, la voix enre­gis­trée de Ber­trand Can­tat, bru­lant la nuit dans la car­rière de Boul­bon, don­nait vie à la tra­gé­die. Dans le Off, loin de la faci­li­té dénon­cée à juste titre, La Manu­fac­ture défend depuis dix ans la créa­tion contem­po­raine et une éthique de la démo­cra­ti­sa­tion cultu­relle éten­due à la ban­lieue d’A­vi­gnon. Avec la même pré­oc­cu­pa­tion, Mon­clar, un quar­tier de loge­ments sociaux en voie de réha­bi­li­ta­tion sera, quant à lui, inves­ti par le fes­ti­val In qui y ouvri­ra en 2013 un lieu de répé­ti­tions et de résidence.

Sans beau­coup de suc­cès, Fabrice Luchi­ni avait ten­té de lan­cer la polé­mique en déplo­rant que le fes­ti­val soit « désor­mais le lieu d‘une secte qui rejette les grands textes ». Hor­tense Archam­bault et Vincent Bau­driller ont défen­du leur choix de faire du fes­ti­val un « lieu du dia­logue entre les formes où des artistes viennent pro­po­ser des nou­velles formes d‘esthétique pour le plus grand nombre ». Dans la lignée de Jean Vilar et de son invi­ta­tion à Béjart en 1966, ils ont don­né une place impor­tante à la danse. Sou­te­nus par le ministre Fré­dé­ric Mit­ter­rand, ils reven­diquent Avi­gnon comme « fes­ti­val de créa­tion ». Et puis, les chiffres sont là, qui légi­ti­ment leur pro­gram­ma­tion : le taux de fré­quen­ta­tion est de 93%, douze mille places de plus qu’en 2010 ont été vendues.

En dépit de cet appui, le ministre de la Culture a déci­dé de renou­ve­ler le man­dat des direc­teurs pour deux ans seule­ment alors qu’ils étaient can­di­dats à leur suc­ces­sion jusque 2015 et a annon­cé que le pro­chain direc­teur serait Oli­vier Py, bru­ta­le­ment et inex­pli­ca­ble­ment limo­gé de la direc­tion de l’Odéon ce prin­temps. Ceci expli­que­rait-il cela ? La pro­cé­dure sus­cite en tout cas l’étonnement d’Archambault et de Bau­driller. Annon­cer dès main­te­nant le nom du suc­ces­seur ne fra­gi­li­se­rait-il pas leur posi­tion ? C’est peut-être pour la confor­ter qu’ils ont déjà annon­cé les noms des artistes asso­ciés jusqu’à la fin de leur man­dat : en 2012, cen­tième anni­ver­saire de la nais­sance de Jean Vilar, ce sera l’acteur et met­teur en scène bri­tan­nique Simon McBur­ney. En 2013, deux comé­diens et met­teurs en scène seront asso­ciés, Dieu­don­né Nian­gou­na, direc­teur du fes­ti­val inter­na­tio­nal de théâtre Mant­si­na sur scène à Braz­za­ville, sa ville natale, et le Fran­çais Sta­nis­las Nordey.

À la dif­fé­rence du Off, le In construit une pro­gram­ma­tion cohé­rente et sélec­tionne rigou­reu­se­ment les spec­tacles pro­po­sés, notam­ment grâce à la par­ti­ci­pa­tion des artistes asso­ciés, inno­va­tion que l’on doit à Archam­bault et à Bau­driller. Cette année, le fil conduc­teur se tis­sait autour de l’enfance — le spec­tacle d’ouverture de l’artiste asso­cié, le cho­ré­graphe Boris Char­matz, dans la Cour d’honneur du palais des Papes s’intitulait pré­ci­sé­ment Enfant —, de la trans­mis­sion et de la mémoire.

In et Off, des frontières qui s’estompent ?

Le Off, quant à lui, est fon­dé en 1966 par André Bene­det­to, le direc­teur du théâtre des Carmes, en oppo­si­tion à la poli­tique cultu­relle de Jean Vilar. Par rap­port au In, bien doté par les pou­voirs publics, les théâtres per­ma­nents et la myriade de salles, les dif­fé­rences sont consi­dé­rables. Le pro­gramme du Off reprend la tota­li­té des spec­tacles joués, don­nant l’impression d’un grand chaos. Mais de plus en plus, les lieux éta­blissent une pro­gram­ma­tion qui reflète leurs choix artis­tiques. La Manu­fac­ture est emblé­ma­tique de cette démarche. Créée il y a dix ans par Pas­cal Kei­ser, res­pon­sable du Centre des écri­tures contem­po­raines et numé­riques de Mons, pour contre­car­rer cette vision d’un Off dédié aux spec­tacles clas­siques ou même faciles et ne pou­vant se per­mettre d’investir dans la créa­tion contem­po­raine, elle dément cette mau­vaise répu­ta­tion tout en offrant aux artistes des condi­tions de tra­vail cor­rectes. L’enjeu est d’accueillir des com­pa­gnies qui défendent des écri­tures nou­velles en prise avec des ques­tions politiques.

Mais ce pro­jet fait éga­le­ment droit à une éthique de la démo­cra­ti­sa­tion cultu­relle. Dès les rem­parts d’Avignon fran­chis com­mencent des quar­tiers, des ban­lieues où aucun fes­ti­va­lier ne met les pieds, hor­mis dans l’un ou l’autre gym­nase iso­lé inves­ti par le In, même si cela doit chan­ger dans le futur avec l’ouverture d’un lieu de répé­ti­tions dans la ban­lieue sud. La décen­tra­li­sa­tion n’a pas tou­ché les ban­lieues. C’est la rai­son pour laquelle La Manu­fac­ture s’investit dans un autre lieu extra­mu­ros. Son ambi­tion est de désta­bi­li­ser les fron­tières entre le fes­ti­val offi­ciel et le fes­ti­val Off pour n’aboutir qu’à un seul fes­ti­val avec des décli­nai­sons différentes.

Grâce au sou­tien de la Com­mu­nau­té fran­çaise, dont l’action ne se cir­cons­crit pas au théâtre des Doms, Jean-Marc Mahy repre­nait à la Manu­fac­ture, Un homme debout[Alexis Van Doo­se­laere, « L’isolement seul en scène », La Revue nou­velle, dos­sier « Jus­tice res­tau­ra­trice, jus­tice d’avenir ? », mars 2011.]] mis en scène par Jean-Michel Van den Eeyn­den et déjà joué en Bel­gique et en France. Ce spec­tacle aty­pique qui retrace le par­cours car­cé­ral d’un ex-déte­nu deve­nu édu­ca­teur, dont ses trois années d’isolement et sa rédemp­tion, allait-il trou­ver son public à Avi­gnon ? Indé­pen­dam­ment des qua­li­tés et de la sin­cé­ri­té de l’interprète, la recon­nais­sance dont La Manu­fac­ture jouit a contri­bué à ce que le spec­tacle rem­plisse lar­ge­ment la salle, fai­sant même cer­tains soirs salle comble.

Quant à la Com­mu­nau­té fran­çaise, elle a, il y a dix ans, fon­dé le théâtre de l’Escalier des Doms, « vitrine sud de la créa­tion fran­co­phone » qui assure l’année durant une pro­gram­ma­tion de qua­li­té. Son direc­teur, Phi­lippe Grom­beer, prend sa retraite et est rem­pla­cé par son assis­tante, Isa­belle Jans. Cet anni­ver­saire a été l’occasion d’un bilan où l’on a pu entendre Rudy Demotte déplo­rer le peu d’intérêt que sus­cite la créa­tion fran­co­phone de la part du In alors qu’il fait la part belle à la Flandre en rai­son, pense le ministre-pré­sident, des sommes consi­dé­rables inves­ties par la Flandre dans le festival.

En dépit des sou­haits de décloi­son­ne­ment entre les deux mani­fes­ta­tions, les moyens finan­ciers font la dif­fé­rence. Dans le In, de nom­breux spec­tacles étaient d’ailleurs com­plets dès l’ouverture de la loca­tion publique, ce qui n’était pas le cas dans le Off, lieu, comme le disent ses res­pon­sables, de « tous les super­la­tifs ». 1143 spec­tacles pré­sen­tés par 969 com­pa­gnies, fran­çaises et étran­gères à peu près à pari­té, dans 116 lieux… Les pre­miers spec­tacles com­mencent dès 9 heures du matin, pour l’essentiel du théâtre pour enfants, tan­dis que les der­niers ont lieu à minuit. Face à une telle abon­dance de l’offre, il faut séduire le spec­ta­teur de manière à ce que le bouche-à-oreille fonc­tionne effi­ca­ce­ment. Avi­gnon a même don­né lieu à un néo­lo­gisme, « trac­ter », dis­tri­buer des tracts. Le moindre poteau, grille d’immeuble sert de sup­port aux affiches des com­pa­gnies qui, sans relâche, par­fois en cos­tumes de scène, déam­bulent en « trac­tant » et en ten­tant de convaincre les pas­sants de la néces­si­té de voir leur pro­duc­tion. Mal­gré cette belle éner­gie, par­fois un peu las­sante, cer­tains spec­tacles, dont le nombre est à peu près impos­sible à esti­mer, se jouent devant une poi­gnée de spec­ta­teurs…, ce qui ne pré­juge pas for­cé­ment de leur qualité.

Ain­si Nord-Ost d’Anne Polit­kovs­kaïa, adap­té et mis en scène par René Ché­neaux d’après Tchét­ché­nie, le déshon­neur russe, de la jour­na­liste assas­si­née en octobre 2006. En octobre 2002, plus de huit-cents spec­ta­teurs de la comé­die musi­cale Nord-Ost sont pris en otage par un groupe de ter­ro­ristes tchét­chènes. L’assaut don­né par l’armée fera cent-vingt-neuf morts. Anna Polit­kovs­kaïa a fait par­tie des négo­cia­teurs qui ont pu entrer dans le théâtre mos­co­vite et raconte cette expé­rience. Dans la pre­mière par­tie, Cathe­rine Le Hénan incarne Polit­kovs­kaïa tan­dis que, dans la seconde, Rachid Ben­bouch­ta est Illia Lys­sac, un musi­cien sur­vi­vant dont elle reprend l’interview, « Conseils de sur­vie », ce qui lui per­met de se déga­ger de la nar­ra­tion brute de l’évènement pour enta­mer un dia­logue phi­lo­so­phique. Don­né quelques jours seule­ment dans une asso­cia­tion de quar­tier, le spec­tacle, très bien joué, est repré­sen­ta­tif du fes­ti­val Off. Dans une pièce nue, sans aucun décor, ni arti­fices, devant trois spec­ta­teurs, les comé­diens res­ti­tuent avec talent les inter­ro­ga­tions de la jour­na­liste. Com­ment affron­ter cette vio­lence et ten­ter de secou­rir les otages ?

Le Off, c’est sou­vent cela, du théâtre modeste aux moyens réduits, mais excellent dans son résul­tat qui ne par­vient pas à trou­ver un public face au grand nombre de spec­tacles de café-théâtre qui racolent avec insis­tance. L’enjeu pour les com­pa­gnies dépasse le nombre d’entrées immé­diat. Cha­cune espère vendre, sur ce qui est éga­le­ment un mar­ché, un maxi­mum de repré­sen­ta­tions de manière à ren­ta­bi­li­ser en tour­née les lourds frais enga­gés par la pré­sence à Avi­gnon. Enfin, In et Off par­tagent la carac­té­ris­tique d’organiser ren­contres et débats qui recueillent un impor­tant suc­cès public.

Performances des acteurs… et des spectateurs

Avi­gnon est aus­si un lieu de per­for­mance pour les acteurs… et les spec­ta­teurs. Cese­na, d’Anne Tere­sa De Keers­mae­ker, com­men­çait à quatre heures trente du matin. Mettre le réveil à trois heures du matin pour rejoindre les spec­ta­teurs qui convergent dans la nuit vers le palais des Papes, où de grandes bon­bonnes de café les atten­daient, fait par­tie des expé­riences propres à Avi­gnon tout comme pas­ser nuit blanche puisque les six heures trente de Des femmes, de Waj­di Moua­wad à la car­rière de Boul­bon emme­naient les spec­ta­teurs jusque cinq heures du matin…

Anne Tere­sa De Keers­mae­ker et Björn Schmel­zer, direc­teur artis­tique de l’ensemble vocal Grain­de­la­voix, ont conçu une œuvre où la cho­ré­gra­phie s’élabore à l’unisson de l’ars sub­ti­lior, cette musique poly­pho­nique du XIVe siècle née à la cour des papes d’Avignon. La cho­ré­graphe, qui vou­lait voir le jour se lever sur ses dan­seurs, ne fait aucun recours à l’éclairage arti­fi­ciel si bien que le spec­tacle com­mence dans la nuit presque abso­lue et que l’on entend juste cris­ser le sable qui forme un cercle au milieu de la scène, seul « décor » sous les pas des dan­seurs alors que les chants a capel­la s’élèvent. Le dénue­ment du pla­teau, l’économie de moyens laissent se déployer les gestes et les voix tan­dis que len­te­ment le jour se lève. Fait remar­quable à un tel niveau de per­fec­tion tech­nique, les chan­teurs dansent et les dan­seurs chantent, ren­dant visible la façon dont corps et musique sont consub­stan­tiels l’un à l’autre.

Waj­di Moua­wad, artiste asso­cié en 2009, avait impres­sion­né avec son magni­fique qua­tuor Le Sang des pro­messes. Il s’est lan­cé dans un pro­jet d’envergure, mon­ter les sept tra­gé­dies de Sophocle en les arti­cu­lant par thème. Des femmes reprend Les tra­chi­niennes, Anti­gone et Électre. Le cycle Des héros et celui Des mou­rants le mène­ront jusqu’en 2015. Déja­nire, Anti­gone, Électre, trois des­tins de femmes contraintes de vivre dans la déme­sure et la folie, et qui s’opposent, dans la soli­tude, aux règles de leur époque.

« Chan­tons, dan­sons, fai­sons trem­bler sous nous le sol de Thèbes », dit le chœur dans Anti­gone, ce qui pour Moua­wad ne pou­vait que s’incarner dans le rock de Ber­trand Can­tat qui assume « la part la plus humble du spec­tacle, non pas celle du héros, mais celle du chœur ». La polé­mique a été viru­lente, Can­tat est per­so­na non gra­ta au Cana­da et à Bar­ce­lone et, par res­pect pour Jean-Louis Trin­ti­gnant qui devait faire une lec­ture au fes­ti­val, s’est abs­te­nu de par­ti­ci­per. Dans une très belle lettre à sa fille, parue dans Le Devoir, de Mont­réal, le met­teur en scène d’origine liba­naise jus­ti­fie son choix de se tenir aux « côtés de celui qui ôta la vie à la femme qu’il aimait. Cette mort, bien qu’il n’ait pas eu l’intention de la don­ner, il la don­na vio­lem­ment en se ser­vant de ses mains ». « Pour ma part, après la mort et l’amour, je tiens la jus­tice comme l’espace paci­fi­ca­teur auquel je me dois de me ral­lier coute que coute, si je veux faire bar­rage à la bar­ba­rie de la ven­geance que j’exècre plus que tout tant elle a déchi­ré le pays qui m’a vu naitre ; et dès l’instant où cet homme a com­pa­ru devant la jus­tice, qu’il a recon­nu son crime, que sa sen­tence fut don­née puis pur­gée, je l’ai consi­dé­ré comme mon égal. En tout point. Il aurait pu être mon frère. J’aurais pu être lui. »

Avant Avi­gnon, Des femmes avaient été jouées à Bor­deaux, Can­tat sur scène, alors qu’à la car­rière de Boul­bon, il est rem­pla­cé par un enre­gis­tre­ment. La presse, una­nime, a salué cette superbe pres­ta­tion et a regret­té son absence, cer­tains allant jusqu’à dire que, sans lui, le spec­tacle avait per­du sa colonne ver­té­brale. Il est vrai que la bande son était bien plus léchée à Avi­gnon que la ver­sion live de Bor­deaux, ce qui ren­dait le texte du chœur plus com­pré­hen­sible, mais il y avait quelque étran­ge­té à entendre la voix déchi­rante de Can­tat alors que son absence était maté­ria­li­sée par une chaise vide. Dans l’ensemble, les cri­tiques ont été sévères qui se plai­gnaient de la lai­deur du décor qui dépa­rait la car­rière, de l’outrance de cer­taines scènes, du jeu des comé­diens… Ceux qui ont érein­té Moua­wad ont pour­tant été pleins d’indulgence pour Romeo Cas­tel­luc­ci et son Sur le concept de visage de Dieu qui, dans la fou­lée de son Pur­ga­to­rio de l’an pas­sé, creuse les rap­ports entre un père et son fils contraint de chan­ger sans cesse les couches de son père pris de diar­rhée, odeurs com­prises, sur fond d’un por­trait géant du Christ, d’Antonello da Mes­si­na. Comme si les jour­na­listes, obli­gés de recon­naitre le grand talent de Can­tat, avaient dû se dédoua­ner en cri­ti­quant « ces trois pièces [qui] content son désastre. L’art est miroir des souf­frances et des dou­leurs », reven­dique Moua­wad. Quoi qu’il en soit, on pour­ra appré­cier cette belle tri­lo­gie qui fait droit à l’excès des tra­gé­dies grecques, même s’il sub­siste des inéga­li­tés et des fai­blesses, au théâtre de Namur puisque Patrice Copé a choi­si de refu­ser qu’un homme puisse être puni deux fois pour le même crime adop­tant ain­si une posi­tion poli­tique qui laisse Can­tat assu­mer son enfer personnel.

De bien sages innovations

Par contre, la presse a encen­sé Kris­tin, nach Fräu­lein Julie, d’après String­berg mis en scène par Kate Mit­chell, qui a pri­vi­lé­gié le point de vue d’un per­son­nage secon­daire, Kris­tin, la ser­vante délais­sée par le valet pour made­moi­selle Julie, la fille de la mai­son. Cinq camé­ras mani­pu­lées par les comé­diens, dont Kris­tin dédou­blée en deux comé­diennes, qui se trouve être en train de fil­mer et d’être fil­mée, enre­gistre les moindres gestes de la domes­tique. Ce dis­po­si­tif alam­bi­qué — une vraie mai­son sur scène avec de vraies vitres à l’intérieur de laquelle se meuvent les pro­ta­go­nistes, de faux brui­tages réa­li­sés à vue sur un côté de la scène — entre théâtre et ciné­ma est très froid et laisse sur sa faim, mais mani­fes­te­ment il a embal­lé les spec­ta­teurs qui ont dû avoir l’impression de voir un spec­tacle nova­teur et abordable.

Dans le Off, avec infi­ni­ment moins de moyens tech­niques et davan­tage d’inventivité, la com­pa­gnie Car­toun Sar­dines Théâtre asso­cie depuis 2003 ciné­ma muet, théâtre et musique. L’an pas­sé, elle pré­sen­tait un très réus­si Bon­heur, d’Alexandre Med­ved­kine. Ce col­lec­tif de théâtre, fon­dé en 1979, pri­vi­lé­gie des formes visuelles et bur­lesques (des­sin ani­mé, clown, ciné­ma, marion­nette et com­me­dia dell’arte). Sui­vant le même axe de tra­vail, deux musi­ciens et un comé­dien qui prête sa voix aux acteurs du Faust, recréent l’œuvre de Murnau.

Pour mettre en scène La fille du géné­ral (Hed­da Gabler) d’Ibsen, une très jolie idée, qui certes n’est pas neuve, a ins­pi­ré la Troupe du Levant qui a ins­crit son pro­pos dans la tra­di­tion théâ­trale japo­naise : trans­for­mer les comé­diens en pan­tins ame­nés comme des pou­pées de chif­fon sur la scène où ils prennent vie pour incar­ner les per­son­nages d’Ibsen. Hed­da Gabler, à peine mariée à l’ennuyeux his­to­rien qu’elle a pré­fé­ré par ambi­tion à son amant fri­vole, retrouve celui-ci, assa­gi et célèbre. Les per­son­nages d’Ibsen, cor­se­tés par les codes sociaux de leur époque et l’impératif de la réus­site éco­no­mique, sont comme des marion­nettes qui se brisent. Un per­cus­sion­niste sou­tient l’interprétation des comé­diens vêtus d’amples cos­tumes japo­ni­sants et dont les maquillages rouges et blancs leur font comme des masques qui accen­tuent la rai­deur de leurs atti­tudes. Cepen­dant, la mise en scène abuse du grand drap qui couvre le sol en l’agitant à tout bout de champ et les comé­diens sont par­fois dif­fi­ciles à comprendre.

Le genre du théâtre de marion­nettes a été pro­fon­dé­ment renou­ve­lé, notam­ment sous l’impulsion de l’Institut inter­na­tio­nal de la marion­nette, unique école en France pour la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle des comé­diens-marion­net­tistes. Comme à l’accoutumée, il pré­sen­tait la pro­duc­tion de l’année. Les cinq formes courtes de Sur le bout de la langue…, créées et jouées par de jeunes artistes frai­che­ment diplô­més, sont épous­tou­flantes d’ingéniosité. Ain­si, Simon Moers, dans Sous la neige qui tombe ins­pi­ré d’un conte chi­nois, choi­sit comme « marion­nette » un kilo de riz dont l’un ou l’autre grain repré­sentent l’empereur, un ouvrier enfoui dans la Grande Muraille, sa femme…

Le faux débat du texte

Ou les pro­duc­tions sont de qua­li­té ou elles sont médiocres et qu’elles défendent un texte ou pri­vi­lé­gient d’autres expres­sions ne fait rien à l’affaire. Un grand texte, en l’occurrence Belle du sei­gneur, le chef‑d’œuvre d’Albert Cohen, peut être abi­mé par une adap­ta­tion mal­heu­reuse. Renaud-Marie Leblanc et Jean-Claude Fall ont choi­si de faire entendre la pas­sion dans un spec­tacle intime, un mono­logue extrait de Belle du sei­gneur. Ariane, grande bour­geoise, mal mariée qui garde des côtés de petite fille, vient de tom­ber amou­reuse de Solal. Roxane Bor­gna, qui joue la tota­li­té de la pièce dans une bai­gnoire emplie d’eau, incarne avec beau­coup de pré­sence et de drô­le­rie une Ariane qui évoque la méca­nique amou­reuse de son mari et se demande quel plai­sir il trouve à s’agiter ain­si sur elle. Cepen­dant, on ne peut se défendre de l’impression que cette adap­ta­tion qui édul­core la com­plexi­té de l’œuvre est des­ti­née à plaire à un public séduit au comique troupier.

Mais, le prin­cipe de « d’après…» pro­duit aus­si des réus­sites. Ain­si, au théâtre des Carmes, Jean-Claude Drouot rend hom­mage à André Bene­det­to mort pen­dant le fes­ti­val en 2009 en met­tant en scène et en jouant l’une de ses pièces : Lear et son fou, d’après Le roi Lear, de Sha­kes­peare. Drouot inter­prète le rôle de Lear tan­dis que Serge Le Lay est le fou. Lear et son fou res­serre cette pièce complex­e, qui pré­sente une intrigue prin­ci­pale et une intrigue secon­daire, à deux per­son­nages, le vieux roi, et le fou, son double. Mais Bene­det­to ne se contente pas comme Belle du sei­gneur d’extraire de Sha­kes­peare la matière d’un spec­tacle, il se livre à une véri­table écri­ture. Du fou ou du roi, qui est le plus dérai­son­nable ? Le roi sans conteste qui, naï­ve­ment, a vou­lu par­ta­ger son royaume entre ses trois filles en pre­nant comme cri­tère l’intensité de l’amour que cha­cune lui porte. La plus jeune, la plus silen­cieuse, est mal­adroite et n’est pas capable d’enrober ses sen­ti­ments de belles phrases comme ses ainées, et se trouve déshé­ri­tée et exi­lée. Une fois l’héritage reçu, les deux autres chassent le roi qui en perd la rai­son. La pièce, ser­vie par deux magni­fiques comé­diens, va deve­nir le pro­cès de Lear et de sa dérai­son, et l’occasion d’une médi­ta­tion sur la vieillesse.

Être fidèle au texte ne suf­fit pas à en res­pec­ter l’esprit. Où on va papa ?, de Jean-Louis Four­nier, un texte dou­lou­reux, pro­vo­cant, a obte­nu le prix Femi­na en 2008. Avec un humour déses­pé­ré, proche de Hara-Kiri, l’auteur évoque Tho­mas et Mathieu, ses fils lour­de­ment han­di­ca­pés phy­siques et men­taux « pour qu’on ne les oublie pas, qu’il ne reste pas seule­ment d’eux une pho­to sur une carte d’invalidité ». Ce texte ter­rible, rava­geur qui se confronte à « deux fins du monde » est inter­pré­té par Xavier Car­rar, de la Com­pa­gnie des hommes, dont la gen­tillesse et la bonne volon­té ne font pas le poids de déses­pé­rance, de colère et de drô­le­rie face à ce texte.

En revanche, Sophie Lan­ge­vin et Denis Jous­se­lin ont trou­vé le ton juste pour La nuit juste avant les forêts, de Ber­nard Kol­tès. Sophie Lan­ge­vin signe ici une superbe mise en scène pour le théâtre du Cen­taure du Luxem­bourg, diri­gé par Mar­ja-Lee­na Jun­ker qui l’an pas­sé avait don­né un magni­fique Aga­tha, de Mar­gue­rite Duras. La longue obs­cu­ri­té du début cède pour faire place au décor d’un noir intense et lumi­neux qui rap­pelle Pierre Sou­lages sur lequel se détache le visage éclai­ré de Denis Jous­se­lin. Soli­loque intense d’un homme, sans logis, per­du dans une soli­tude ter­rible, qui s’adresse à un incon­nu recréant une fra­ter­ni­té fra­gile. Denis Jous­se­lin, fié­vreux et tout en rete­nue, habite à la per­fec­tion cet homme exclu qui « cherche une chambre pour cette nuit seule­ment, une par­tie de la nuit ».

Jean-Luc Lagarce est, comme Ber­nard Kol­tès, un auteur contem­po­rain régu­liè­re­ment mon­té. Pas moins de sept spec­tacles cette année. J’étais dans ma mai­son et j’attendais que la pluie vienne était joué par deux com­pa­gnies dif­fé­rentes, l’occasion de juger les par­tis-pris de jeu et de mises en scène dif­fé­rents. Cinq femmes, la mère, la grand-mère et les trois sœurs ont atten­du long­temps que le fils, par­ti après une dis­pute avec le père, revienne à la mai­son. Durant ces années, la vie est pas­sée, la vie s’est per­due, jusqu’à ce que le fils rentre pour mou­rir. Ce retour va libé­rer la parole des femmes qui rejouent inlas­sa­ble­ment le départ et les sen­ti­ments qui les lient à l’homme allon­gé dans une chambre. Petit à petit, les rap­ports entre elles s’exacerbent, jalouses, elles règlent leurs comptes jusqu’à la récon­ci­lia­tion per­mise par l’anticipation de la mort du « jeune frère » et leur libération.

La com­pa­gnie Ubwi­gende qui tra­vaille à la ren­contre entre la France et le Rwan­da explore, dit-elle, « les arcanes de l’assujettissement, ain­si que son coro­laire : l’exercice de la cruau­té » et se demande « com­ment ne pas y entendre l’écho des maux qui ont frap­pé le Rwan­da ». De plus, elle entend dénon­cer le machisme des quar­tiers et « les dik­tats que les frères imposent aux femmes de leur famille », pro­pos très trop ambi­tieux. Le fils est cou­ché sur un lit pro­té­gé d’une mous­ti­quaire tan­dis que le visage recou­vert d’un masque blanc dont elles ne se dépouille­ront qu’à la fin de la pièce lorsqu’un futur rieur pour­ra s’imaginer, les femmes tournent autour de lui dans une cho­ré­gra­phie par­fois mal­adroite. Le refus de la repré­sen­ta­tion pure donne par­fois lieu à d’inutiles excès, le fils tel un zom­bie se lève de temps à autre et les rap­ports inces­tueux entre l’une des sœurs et le « jeune frère », sug­gé­rés par le texte, sont ren­dus manifestes…

La pro­po­si­tion de la deuxième mise en scène, celle de L’instant pré­cis, dont c’est la pre­mière créa­tion, et de Mathilde Bou­les­teix, est plus clas­sique, mais mal­heu­reu­se­ment les cinq jeunes comé­diennes forcent par­fois le trait jusqu’à l’hystérie.

Des cours où cymbalisent les cigales

L’un des charmes du fes­ti­val, ce sont les spec­tacles en plein air, de la pres­ti­gieuse Cour d’honneur du palais des Papes par laquelle tout grand met­teur en scène est pas­sé aux cours de récréa­tion des écoles, jusqu’à l’une ou l’autre cou­rette de mai­son par­ti­cu­lière sans oublier la rue. Le mis­tral, est la han­tise des met­teurs en scène, sur­tout dans la Cour d’honneur, ce qui a conduit à déve­lop­per des tech­niques d’amplification éla­bo­rées dans le res­pect du son. Dans la rue, de jeunes troupes, l’un ou l’autre musi­cien, s’essayent pour le bon­heur des pas­sants. La Cour d’honneur de la facul­té des sciences accueillait cette année l’Académie inter­na­tio­nale des arts du spec­tacle, diri­gée par Car­lo Boso, et pro­gram­mait Le songe d’une nuit d’été, de Sha­kes­peare, de la Com­pa­gnie Fra­cas d’art. Chant, danses, masques de com­me­dia dell’arte pour un spec­tacle d’une tech­nique par­faite, gai et enle­vé au son des cigales au ser­vice d’une d’une plai­sante comédie.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie