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16. Avignon 2011
Le soixante-troisième festival d’Avignon dans sa version officielle, le In, et alternative, le Off, s’est achevé sur l’exercice obligé des bilans. En règle générale, les organisateurs des deux manifestations sont satisfaits et livrent des chiffres de fréquentation en hausse. Dans le In, le chorégraphe Boris Charmatz était l’artiste associé, ce qui a placé cette édition sous le signe d’un métissage entre les disciplines, offrant de beaux spectacles, comme Cesena, d’Anne Teresa De Keersmaker. Si Des femmes, de Wajdi Mouawad donnait le sentiment d’un spectacle pas encore totalement abouti, la voix enregistrée de Bertrand Cantat, brulant la nuit dans la carrière de Boulbon, donnait vie à la tragédie. Dans le Off, loin de la facilité dénoncée à juste titre, La Manufacture défend depuis dix ans la création contemporaine et une éthique de la démocratisation culturelle étendue à la banlieue d’Avignon. Avec la même préoccupation, Monclar, un quartier de logements sociaux en voie de réhabilitation sera, quant à lui, investi par le festival In qui y ouvrira en 2013 un lieu de répétitions et de résidence.
Sans beaucoup de succès, Fabrice Luchini avait tenté de lancer la polémique en déplorant que le festival soit « désormais le lieu d‘une secte qui rejette les grands textes ». Hortense Archambault et Vincent Baudriller ont défendu leur choix de faire du festival un « lieu du dialogue entre les formes où des artistes viennent proposer des nouvelles formes d‘esthétique pour le plus grand nombre ». Dans la lignée de Jean Vilar et de son invitation à Béjart en 1966, ils ont donné une place importante à la danse. Soutenus par le ministre Frédéric Mitterrand, ils revendiquent Avignon comme « festival de création ». Et puis, les chiffres sont là, qui légitiment leur programmation : le taux de fréquentation est de 93%, douze mille places de plus qu’en 2010 ont été vendues.
En dépit de cet appui, le ministre de la Culture a décidé de renouveler le mandat des directeurs pour deux ans seulement alors qu’ils étaient candidats à leur succession jusque 2015 et a annoncé que le prochain directeur serait Olivier Py, brutalement et inexplicablement limogé de la direction de l’Odéon ce printemps. Ceci expliquerait-il cela ? La procédure suscite en tout cas l’étonnement d’Archambault et de Baudriller. Annoncer dès maintenant le nom du successeur ne fragiliserait-il pas leur position ? C’est peut-être pour la conforter qu’ils ont déjà annoncé les noms des artistes associés jusqu’à la fin de leur mandat : en 2012, centième anniversaire de la naissance de Jean Vilar, ce sera l’acteur et metteur en scène britannique Simon McBurney. En 2013, deux comédiens et metteurs en scène seront associés, Dieudonné Niangouna, directeur du festival international de théâtre Mantsina sur scène à Brazzaville, sa ville natale, et le Français Stanislas Nordey.
À la différence du Off, le In construit une programmation cohérente et sélectionne rigoureusement les spectacles proposés, notamment grâce à la participation des artistes associés, innovation que l’on doit à Archambault et à Baudriller. Cette année, le fil conducteur se tissait autour de l’enfance — le spectacle d’ouverture de l’artiste associé, le chorégraphe Boris Charmatz, dans la Cour d’honneur du palais des Papes s’intitulait précisément Enfant —, de la transmission et de la mémoire.
In et Off, des frontières qui s’estompent ?
Le Off, quant à lui, est fondé en 1966 par André Benedetto, le directeur du théâtre des Carmes, en opposition à la politique culturelle de Jean Vilar. Par rapport au In, bien doté par les pouvoirs publics, les théâtres permanents et la myriade de salles, les différences sont considérables. Le programme du Off reprend la totalité des spectacles joués, donnant l’impression d’un grand chaos. Mais de plus en plus, les lieux établissent une programmation qui reflète leurs choix artistiques. La Manufacture est emblématique de cette démarche. Créée il y a dix ans par Pascal Keiser, responsable du Centre des écritures contemporaines et numériques de Mons, pour contrecarrer cette vision d’un Off dédié aux spectacles classiques ou même faciles et ne pouvant se permettre d’investir dans la création contemporaine, elle dément cette mauvaise réputation tout en offrant aux artistes des conditions de travail correctes. L’enjeu est d’accueillir des compagnies qui défendent des écritures nouvelles en prise avec des questions politiques.
Mais ce projet fait également droit à une éthique de la démocratisation culturelle. Dès les remparts d’Avignon franchis commencent des quartiers, des banlieues où aucun festivalier ne met les pieds, hormis dans l’un ou l’autre gymnase isolé investi par le In, même si cela doit changer dans le futur avec l’ouverture d’un lieu de répétitions dans la banlieue sud. La décentralisation n’a pas touché les banlieues. C’est la raison pour laquelle La Manufacture s’investit dans un autre lieu extramuros. Son ambition est de déstabiliser les frontières entre le festival officiel et le festival Off pour n’aboutir qu’à un seul festival avec des déclinaisons différentes.
Grâce au soutien de la Communauté française, dont l’action ne se circonscrit pas au théâtre des Doms, Jean-Marc Mahy reprenait à la Manufacture, Un homme debout[Alexis Van Dooselaere, « L’isolement seul en scène », La Revue nouvelle, dossier « Justice restauratrice, justice d’avenir ? », mars 2011.]] mis en scène par Jean-Michel Van den Eeynden et déjà joué en Belgique et en France. Ce spectacle atypique qui retrace le parcours carcéral d’un ex-détenu devenu éducateur, dont ses trois années d’isolement et sa rédemption, allait-il trouver son public à Avignon ? Indépendamment des qualités et de la sincérité de l’interprète, la reconnaissance dont La Manufacture jouit a contribué à ce que le spectacle remplisse largement la salle, faisant même certains soirs salle comble.
Quant à la Communauté française, elle a, il y a dix ans, fondé le théâtre de l’Escalier des Doms, « vitrine sud de la création francophone » qui assure l’année durant une programmation de qualité. Son directeur, Philippe Grombeer, prend sa retraite et est remplacé par son assistante, Isabelle Jans. Cet anniversaire a été l’occasion d’un bilan où l’on a pu entendre Rudy Demotte déplorer le peu d’intérêt que suscite la création francophone de la part du In alors qu’il fait la part belle à la Flandre en raison, pense le ministre-président, des sommes considérables investies par la Flandre dans le festival.
En dépit des souhaits de décloisonnement entre les deux manifestations, les moyens financiers font la différence. Dans le In, de nombreux spectacles étaient d’ailleurs complets dès l’ouverture de la location publique, ce qui n’était pas le cas dans le Off, lieu, comme le disent ses responsables, de « tous les superlatifs ». 1143 spectacles présentés par 969 compagnies, françaises et étrangères à peu près à parité, dans 116 lieux… Les premiers spectacles commencent dès 9 heures du matin, pour l’essentiel du théâtre pour enfants, tandis que les derniers ont lieu à minuit. Face à une telle abondance de l’offre, il faut séduire le spectateur de manière à ce que le bouche-à-oreille fonctionne efficacement. Avignon a même donné lieu à un néologisme, « tracter », distribuer des tracts. Le moindre poteau, grille d’immeuble sert de support aux affiches des compagnies qui, sans relâche, parfois en costumes de scène, déambulent en « tractant » et en tentant de convaincre les passants de la nécessité de voir leur production. Malgré cette belle énergie, parfois un peu lassante, certains spectacles, dont le nombre est à peu près impossible à estimer, se jouent devant une poignée de spectateurs…, ce qui ne préjuge pas forcément de leur qualité.
Ainsi Nord-Ost d’Anne Politkovskaïa, adapté et mis en scène par René Chéneaux d’après Tchétchénie, le déshonneur russe, de la journaliste assassinée en octobre 2006. En octobre 2002, plus de huit-cents spectateurs de la comédie musicale Nord-Ost sont pris en otage par un groupe de terroristes tchétchènes. L’assaut donné par l’armée fera cent-vingt-neuf morts. Anna Politkovskaïa a fait partie des négociateurs qui ont pu entrer dans le théâtre moscovite et raconte cette expérience. Dans la première partie, Catherine Le Hénan incarne Politkovskaïa tandis que, dans la seconde, Rachid Benbouchta est Illia Lyssac, un musicien survivant dont elle reprend l’interview, « Conseils de survie », ce qui lui permet de se dégager de la narration brute de l’évènement pour entamer un dialogue philosophique. Donné quelques jours seulement dans une association de quartier, le spectacle, très bien joué, est représentatif du festival Off. Dans une pièce nue, sans aucun décor, ni artifices, devant trois spectateurs, les comédiens restituent avec talent les interrogations de la journaliste. Comment affronter cette violence et tenter de secourir les otages ?
Le Off, c’est souvent cela, du théâtre modeste aux moyens réduits, mais excellent dans son résultat qui ne parvient pas à trouver un public face au grand nombre de spectacles de café-théâtre qui racolent avec insistance. L’enjeu pour les compagnies dépasse le nombre d’entrées immédiat. Chacune espère vendre, sur ce qui est également un marché, un maximum de représentations de manière à rentabiliser en tournée les lourds frais engagés par la présence à Avignon. Enfin, In et Off partagent la caractéristique d’organiser rencontres et débats qui recueillent un important succès public.
Performances des acteurs… et des spectateurs
Avignon est aussi un lieu de performance pour les acteurs… et les spectateurs. Cesena, d’Anne Teresa De Keersmaeker, commençait à quatre heures trente du matin. Mettre le réveil à trois heures du matin pour rejoindre les spectateurs qui convergent dans la nuit vers le palais des Papes, où de grandes bonbonnes de café les attendaient, fait partie des expériences propres à Avignon tout comme passer nuit blanche puisque les six heures trente de Des femmes, de Wajdi Mouawad à la carrière de Boulbon emmenaient les spectateurs jusque cinq heures du matin…
Anne Teresa De Keersmaeker et Björn Schmelzer, directeur artistique de l’ensemble vocal Graindelavoix, ont conçu une œuvre où la chorégraphie s’élabore à l’unisson de l’ars subtilior, cette musique polyphonique du XIVe siècle née à la cour des papes d’Avignon. La chorégraphe, qui voulait voir le jour se lever sur ses danseurs, ne fait aucun recours à l’éclairage artificiel si bien que le spectacle commence dans la nuit presque absolue et que l’on entend juste crisser le sable qui forme un cercle au milieu de la scène, seul « décor » sous les pas des danseurs alors que les chants a capella s’élèvent. Le dénuement du plateau, l’économie de moyens laissent se déployer les gestes et les voix tandis que lentement le jour se lève. Fait remarquable à un tel niveau de perfection technique, les chanteurs dansent et les danseurs chantent, rendant visible la façon dont corps et musique sont consubstantiels l’un à l’autre.
Wajdi Mouawad, artiste associé en 2009, avait impressionné avec son magnifique quatuor Le Sang des promesses. Il s’est lancé dans un projet d’envergure, monter les sept tragédies de Sophocle en les articulant par thème. Des femmes reprend Les trachiniennes, Antigone et Électre. Le cycle Des héros et celui Des mourants le mèneront jusqu’en 2015. Déjanire, Antigone, Électre, trois destins de femmes contraintes de vivre dans la démesure et la folie, et qui s’opposent, dans la solitude, aux règles de leur époque.
« Chantons, dansons, faisons trembler sous nous le sol de Thèbes », dit le chœur dans Antigone, ce qui pour Mouawad ne pouvait que s’incarner dans le rock de Bertrand Cantat qui assume « la part la plus humble du spectacle, non pas celle du héros, mais celle du chœur ». La polémique a été virulente, Cantat est persona non grata au Canada et à Barcelone et, par respect pour Jean-Louis Trintignant qui devait faire une lecture au festival, s’est abstenu de participer. Dans une très belle lettre à sa fille, parue dans Le Devoir, de Montréal, le metteur en scène d’origine libanaise justifie son choix de se tenir aux « côtés de celui qui ôta la vie à la femme qu’il aimait. Cette mort, bien qu’il n’ait pas eu l’intention de la donner, il la donna violemment en se servant de ses mains ». « Pour ma part, après la mort et l’amour, je tiens la justice comme l’espace pacificateur auquel je me dois de me rallier coute que coute, si je veux faire barrage à la barbarie de la vengeance que j’exècre plus que tout tant elle a déchiré le pays qui m’a vu naitre ; et dès l’instant où cet homme a comparu devant la justice, qu’il a reconnu son crime, que sa sentence fut donnée puis purgée, je l’ai considéré comme mon égal. En tout point. Il aurait pu être mon frère. J’aurais pu être lui. »
Avant Avignon, Des femmes avaient été jouées à Bordeaux, Cantat sur scène, alors qu’à la carrière de Boulbon, il est remplacé par un enregistrement. La presse, unanime, a salué cette superbe prestation et a regretté son absence, certains allant jusqu’à dire que, sans lui, le spectacle avait perdu sa colonne vertébrale. Il est vrai que la bande son était bien plus léchée à Avignon que la version live de Bordeaux, ce qui rendait le texte du chœur plus compréhensible, mais il y avait quelque étrangeté à entendre la voix déchirante de Cantat alors que son absence était matérialisée par une chaise vide. Dans l’ensemble, les critiques ont été sévères qui se plaignaient de la laideur du décor qui déparait la carrière, de l’outrance de certaines scènes, du jeu des comédiens… Ceux qui ont éreinté Mouawad ont pourtant été pleins d’indulgence pour Romeo Castellucci et son Sur le concept de visage de Dieu qui, dans la foulée de son Purgatorio de l’an passé, creuse les rapports entre un père et son fils contraint de changer sans cesse les couches de son père pris de diarrhée, odeurs comprises, sur fond d’un portrait géant du Christ, d’Antonello da Messina. Comme si les journalistes, obligés de reconnaitre le grand talent de Cantat, avaient dû se dédouaner en critiquant « ces trois pièces [qui] content son désastre. L’art est miroir des souffrances et des douleurs », revendique Mouawad. Quoi qu’il en soit, on pourra apprécier cette belle trilogie qui fait droit à l’excès des tragédies grecques, même s’il subsiste des inégalités et des faiblesses, au théâtre de Namur puisque Patrice Copé a choisi de refuser qu’un homme puisse être puni deux fois pour le même crime adoptant ainsi une position politique qui laisse Cantat assumer son enfer personnel.
De bien sages innovations
Par contre, la presse a encensé Kristin, nach Fräulein Julie, d’après Stringberg mis en scène par Kate Mitchell, qui a privilégié le point de vue d’un personnage secondaire, Kristin, la servante délaissée par le valet pour mademoiselle Julie, la fille de la maison. Cinq caméras manipulées par les comédiens, dont Kristin dédoublée en deux comédiennes, qui se trouve être en train de filmer et d’être filmée, enregistre les moindres gestes de la domestique. Ce dispositif alambiqué — une vraie maison sur scène avec de vraies vitres à l’intérieur de laquelle se meuvent les protagonistes, de faux bruitages réalisés à vue sur un côté de la scène — entre théâtre et cinéma est très froid et laisse sur sa faim, mais manifestement il a emballé les spectateurs qui ont dû avoir l’impression de voir un spectacle novateur et abordable.
Dans le Off, avec infiniment moins de moyens techniques et davantage d’inventivité, la compagnie Cartoun Sardines Théâtre associe depuis 2003 cinéma muet, théâtre et musique. L’an passé, elle présentait un très réussi Bonheur, d’Alexandre Medvedkine. Ce collectif de théâtre, fondé en 1979, privilégie des formes visuelles et burlesques (dessin animé, clown, cinéma, marionnette et commedia dell’arte). Suivant le même axe de travail, deux musiciens et un comédien qui prête sa voix aux acteurs du Faust, recréent l’œuvre de Murnau.
Pour mettre en scène La fille du général (Hedda Gabler) d’Ibsen, une très jolie idée, qui certes n’est pas neuve, a inspiré la Troupe du Levant qui a inscrit son propos dans la tradition théâtrale japonaise : transformer les comédiens en pantins amenés comme des poupées de chiffon sur la scène où ils prennent vie pour incarner les personnages d’Ibsen. Hedda Gabler, à peine mariée à l’ennuyeux historien qu’elle a préféré par ambition à son amant frivole, retrouve celui-ci, assagi et célèbre. Les personnages d’Ibsen, corsetés par les codes sociaux de leur époque et l’impératif de la réussite économique, sont comme des marionnettes qui se brisent. Un percussionniste soutient l’interprétation des comédiens vêtus d’amples costumes japonisants et dont les maquillages rouges et blancs leur font comme des masques qui accentuent la raideur de leurs attitudes. Cependant, la mise en scène abuse du grand drap qui couvre le sol en l’agitant à tout bout de champ et les comédiens sont parfois difficiles à comprendre.
Le genre du théâtre de marionnettes a été profondément renouvelé, notamment sous l’impulsion de l’Institut international de la marionnette, unique école en France pour la formation professionnelle des comédiens-marionnettistes. Comme à l’accoutumée, il présentait la production de l’année. Les cinq formes courtes de Sur le bout de la langue…, créées et jouées par de jeunes artistes fraichement diplômés, sont époustouflantes d’ingéniosité. Ainsi, Simon Moers, dans Sous la neige qui tombe inspiré d’un conte chinois, choisit comme « marionnette » un kilo de riz dont l’un ou l’autre grain représentent l’empereur, un ouvrier enfoui dans la Grande Muraille, sa femme…
Le faux débat du texte
Ou les productions sont de qualité ou elles sont médiocres et qu’elles défendent un texte ou privilégient d’autres expressions ne fait rien à l’affaire. Un grand texte, en l’occurrence Belle du seigneur, le chef‑d’œuvre d’Albert Cohen, peut être abimé par une adaptation malheureuse. Renaud-Marie Leblanc et Jean-Claude Fall ont choisi de faire entendre la passion dans un spectacle intime, un monologue extrait de Belle du seigneur. Ariane, grande bourgeoise, mal mariée qui garde des côtés de petite fille, vient de tomber amoureuse de Solal. Roxane Borgna, qui joue la totalité de la pièce dans une baignoire emplie d’eau, incarne avec beaucoup de présence et de drôlerie une Ariane qui évoque la mécanique amoureuse de son mari et se demande quel plaisir il trouve à s’agiter ainsi sur elle. Cependant, on ne peut se défendre de l’impression que cette adaptation qui édulcore la complexité de l’œuvre est destinée à plaire à un public séduit au comique troupier.
Mais, le principe de « d’après…» produit aussi des réussites. Ainsi, au théâtre des Carmes, Jean-Claude Drouot rend hommage à André Benedetto mort pendant le festival en 2009 en mettant en scène et en jouant l’une de ses pièces : Lear et son fou, d’après Le roi Lear, de Shakespeare. Drouot interprète le rôle de Lear tandis que Serge Le Lay est le fou. Lear et son fou resserre cette pièce complexe, qui présente une intrigue principale et une intrigue secondaire, à deux personnages, le vieux roi, et le fou, son double. Mais Benedetto ne se contente pas comme Belle du seigneur d’extraire de Shakespeare la matière d’un spectacle, il se livre à une véritable écriture. Du fou ou du roi, qui est le plus déraisonnable ? Le roi sans conteste qui, naïvement, a voulu partager son royaume entre ses trois filles en prenant comme critère l’intensité de l’amour que chacune lui porte. La plus jeune, la plus silencieuse, est maladroite et n’est pas capable d’enrober ses sentiments de belles phrases comme ses ainées, et se trouve déshéritée et exilée. Une fois l’héritage reçu, les deux autres chassent le roi qui en perd la raison. La pièce, servie par deux magnifiques comédiens, va devenir le procès de Lear et de sa déraison, et l’occasion d’une méditation sur la vieillesse.
Être fidèle au texte ne suffit pas à en respecter l’esprit. Où on va papa ?, de Jean-Louis Fournier, un texte douloureux, provocant, a obtenu le prix Femina en 2008. Avec un humour désespéré, proche de Hara-Kiri, l’auteur évoque Thomas et Mathieu, ses fils lourdement handicapés physiques et mentaux « pour qu’on ne les oublie pas, qu’il ne reste pas seulement d’eux une photo sur une carte d’invalidité ». Ce texte terrible, ravageur qui se confronte à « deux fins du monde » est interprété par Xavier Carrar, de la Compagnie des hommes, dont la gentillesse et la bonne volonté ne font pas le poids de désespérance, de colère et de drôlerie face à ce texte.
En revanche, Sophie Langevin et Denis Jousselin ont trouvé le ton juste pour La nuit juste avant les forêts, de Bernard Koltès. Sophie Langevin signe ici une superbe mise en scène pour le théâtre du Centaure du Luxembourg, dirigé par Marja-Leena Junker qui l’an passé avait donné un magnifique Agatha, de Marguerite Duras. La longue obscurité du début cède pour faire place au décor d’un noir intense et lumineux qui rappelle Pierre Soulages sur lequel se détache le visage éclairé de Denis Jousselin. Soliloque intense d’un homme, sans logis, perdu dans une solitude terrible, qui s’adresse à un inconnu recréant une fraternité fragile. Denis Jousselin, fiévreux et tout en retenue, habite à la perfection cet homme exclu qui « cherche une chambre pour cette nuit seulement, une partie de la nuit ».
Jean-Luc Lagarce est, comme Bernard Koltès, un auteur contemporain régulièrement monté. Pas moins de sept spectacles cette année. J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne était joué par deux compagnies différentes, l’occasion de juger les partis-pris de jeu et de mises en scène différents. Cinq femmes, la mère, la grand-mère et les trois sœurs ont attendu longtemps que le fils, parti après une dispute avec le père, revienne à la maison. Durant ces années, la vie est passée, la vie s’est perdue, jusqu’à ce que le fils rentre pour mourir. Ce retour va libérer la parole des femmes qui rejouent inlassablement le départ et les sentiments qui les lient à l’homme allongé dans une chambre. Petit à petit, les rapports entre elles s’exacerbent, jalouses, elles règlent leurs comptes jusqu’à la réconciliation permise par l’anticipation de la mort du « jeune frère » et leur libération.
La compagnie Ubwigende qui travaille à la rencontre entre la France et le Rwanda explore, dit-elle, « les arcanes de l’assujettissement, ainsi que son corolaire : l’exercice de la cruauté » et se demande « comment ne pas y entendre l’écho des maux qui ont frappé le Rwanda ». De plus, elle entend dénoncer le machisme des quartiers et « les diktats que les frères imposent aux femmes de leur famille », propos très trop ambitieux. Le fils est couché sur un lit protégé d’une moustiquaire tandis que le visage recouvert d’un masque blanc dont elles ne se dépouilleront qu’à la fin de la pièce lorsqu’un futur rieur pourra s’imaginer, les femmes tournent autour de lui dans une chorégraphie parfois maladroite. Le refus de la représentation pure donne parfois lieu à d’inutiles excès, le fils tel un zombie se lève de temps à autre et les rapports incestueux entre l’une des sœurs et le « jeune frère », suggérés par le texte, sont rendus manifestes…
La proposition de la deuxième mise en scène, celle de L’instant précis, dont c’est la première création, et de Mathilde Boulesteix, est plus classique, mais malheureusement les cinq jeunes comédiennes forcent parfois le trait jusqu’à l’hystérie.
Des cours où cymbalisent les cigales
L’un des charmes du festival, ce sont les spectacles en plein air, de la prestigieuse Cour d’honneur du palais des Papes par laquelle tout grand metteur en scène est passé aux cours de récréation des écoles, jusqu’à l’une ou l’autre courette de maison particulière sans oublier la rue. Le mistral, est la hantise des metteurs en scène, surtout dans la Cour d’honneur, ce qui a conduit à développer des techniques d’amplification élaborées dans le respect du son. Dans la rue, de jeunes troupes, l’un ou l’autre musicien, s’essayent pour le bonheur des passants. La Cour d’honneur de la faculté des sciences accueillait cette année l’Académie internationale des arts du spectacle, dirigée par Carlo Boso, et programmait Le songe d’une nuit d’été, de Shakespeare, de la Compagnie Fracas d’art. Chant, danses, masques de commedia dell’arte pour un spectacle d’une technique parfaite, gai et enlevé au son des cigales au service d’une d’une plaisante comédie.