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Avant que les riches fassent complètement sécession

Numéro 07/8 Juillet-Août 2013 par Thomas Lemaigre

juillet 2013

Faut-il limi­ter les plus hauts salaires « en temps de crise », ont titré en sub­stance, cha­cun à leur tour, tous nos jour­naux d’information depuis deux ans. Com­ment en est-on venu presque quo­ti­dien­ne­ment, déjà avant les affaires Cahu­zac et Off­shore Leaks, à mettre en cause dans la même phrase inter­dic­tion des para­chutes dorés, les inté­rêts notion­nels et les paradis […]

Faut-il limi­ter les plus hauts salaires « en temps de crise », ont titré en sub­stance, cha­cun à leur tour, tous nos jour­naux d’information depuis deux ans. Com­ment en est-on venu presque quo­ti­dien­ne­ment, déjà avant les affaires Cahu­zac et Off­shore Leaks, à mettre en cause dans la même phrase inter­dic­tion des para­chutes dorés, les inté­rêts notion­nels et les para­dis fis­caux ? Que l’on soit édi­to­ria­liste ou res­pon­sable poli­tique, on est désor­mais plus prompt à appe­ler de ses vœux une limi­ta­tion des rému­né­ra­tions des tra­deurs, voire des patrons qu’à par­tir en croi­sade contre la rage taxa­toire… Y a‑t-il quelque chose qui est en train de changer ?

Grand écart et paralysie

Seule­ment 0,2 % de crois­sance pré­vu en 2013 ! Depuis 2008, l’économie a ces­sé de croitre, et les inéga­li­tés se main­tiennent voire s’amplifient. Les plus riches conti­nuent de s’enrichir, alors que les autres, dans le meilleur des cas, espèrent main­te­nir leur reve­nu — ils ne pensent même plus à leur pou­voir d’achat. D’après la der­nière édi­tion du rap­port du consul­tant Cap­ge­mi­ni sur les grandes for­tunes, le nombre de nos com­pa­triotes mil­lion­naires1 en dol­lars a aug­men­té de 7 % en 2012. Le taux de pau­vre­té belge va, quant à lui, se main­te­nir au-des­sus des 15 % pour la seconde année consécutive.

On entend des jeunes dire qu’ils ne veulent pas fon­der de famille tant ils craignent une dégra­da­tion des condi­tions de vie et ne voient rien qui puisse atté­nuer la ten­dance. En arri­vant sur le mar­ché, on sait qu’il n’y a pas d’emploi pour tout le monde, que le bou­lot qu’on décroche signi­fie « retour à la case départ » pour plu­sieurs dizaines ou cen­taines d’autres, et que les per­dants seront tra­qués par la chasse aux chô­meurs. On sait aus­si que, même avec un emploi, on sera confron­té au manque de sens, à la déqua­li­fi­ca­tion, à l’usure psy­chique et cor­po­relle. Et — plus dur à digé­rer — à la dif­fi­cul­té de nouer les deux bouts, même en limi­tant ses besoins et en consom­mant de façon sobre et créa­tive2.

La mobi­li­té sociale semble gelée, les posi­tions se figent. Or l’ascenseur social a long­temps pu pas­ser pour un prin­cipe de jus­tice dans une socié­té libé­rale… en crois­sance. L’État pro­vi­dence cor­ri­geait les ratés en sou­te­nant les plus pauvres. La grande éco­no­mie de mar­ché était là pour les mettre dans la course comme tout le monde. Elle fai­sait tour­ner la porte à tam­bour de l’« inté­gra­tion » et étayait l’institution sala­riale. L’envolée tou­jours plus ver­ti­gi­neuse des plus nan­tis libé­rait des places au soleil pour les plus méri­tants. On admi­rait les gagnants, même rou­blards ou car­ré­ment louches. De Tapie à Ber­lus­co­ni, ils rou­laient un peu pour nous tous.

De 1945 à la fin des années 1990, les pays occi­den­taux ont connu une situa­tion éga­li­taire sans pré­cé­dent. Cette sta­bi­li­té s’amenuise ten­dan­ciel­le­ment depuis dix ou quinze ans. Tout se passe comme si l’horizon éco­no­mique bou­ché avait per­mis d’ôter le voile sur cette rup­ture, de décou­vrir qu’elle com­mence à avoir des impacts sur les men­ta­li­tés, sur les sen­si­bi­li­tés poli­tiques, sur la culture.

Égalitarisme ?

Dans une socié­té blo­quée où patine la lutte des places, la jus­tice sociale serait moins bien qua­li­fiée par une mesure abso­lue comme un taux de pau­vre­té que par une éva­lua­tion de la posi­tion rela­tive de cha­cun : « D’accord pour figu­rer au milieu du clas­se­ment, mais pas si les gagnants ont com­plè­te­ment semé le pelo­ton. » La jus­tice sociale devra se construire par d’autres che­mins que le jeu, même cor­ri­gé, de la mul­ti­tude des choix indi­vi­duels. La redis­tri­bu­tion semble retrou­ver une légi­ti­mi­té comme cor­rec­tif des inéga­li­tés « par le des­sus » de l’échelle sociale, pas juste comme filet de sécu­ri­té. « La mobi­li­té ne peut être accrue que par l’intervention de l’État-providence, mar­tèle Chris­to­pher Bar­ring­ton-Leigh, éco­no­miste cana­dien. Plus un pays est inéga­li­taire, moins ce pays offre d’opportunités pour qu’un indi­vi­du puisse amé­lio­rer son sort3. » Oui, il y a des inté­rêts par­ti­cu­liers qui intoxiquent l’intérêt géné­ral. Le débat sur l’impôt revient au centre de la scène au point que tout autre mode de régu­la­tion éco­no­mique semble oublié. Finie l’évasion, finie l’exception : une super upper class au-des­sus des lois n’est plus tolé­rable. Notre famille royale sou­met­trait ses reve­nus à l’impôt, les ministres fran­çais rendent des comptes sur leur patri­moine, la Com­mis­sion euro­péenne planche bon gré mal gré sur une taxe de type Tobin en dépit de l’attentisme des Bri­tan­niques et des Alle­mands sur ce pro­jet, Came­ron menace les poten­tats des para­dis fis­caux et Crom­bez peau­fine une DLU troi­sième géné­ra­tion un peu moins amnistiante.

De là à arrê­ter la ten­dance Reyn­ders qui a fait dimi­nuer l’effet redis­tri­bu­tif de l’impôt depuis 2000, il y a sans doute encore un pas. Mais on est en route pour rendre nos élites éco­no­miques plus socia­le­ment accep­tables. La ten­dance ne fait que com­men­cer. Cela a encore été peu rele­vé, mais déjà le G1000 a mis au cœur de ses conclu­sions la limi­ta­tion des inéga­li­tés : « Pour garan­tir la sta­bi­li­té sociale, il faut une large classe moyenne et il faut limi­ter l’écart des reve­nus. Si le bien-être et la paix sociale aug­mentent, il y aura une plus grande base socié­tale pour déve­lop­per la soli­da­ri­té, un élé­ment que nous vou­lons ancrer dans notre socié­té. […] Pour cela, la voca­tion de toutes les mesures publiques doit être de dimi­nuer les écarts de reve­nus. C’est notre point de départ pour les avis qui suivent4. » C’est ain­si que com­mence la pre­mière de ses recom­man­da­tions ren­dues publiques en novembre der­nier. Et cette vision se ver­ra encore ren­for­cée cet automne avec la publi­ca­tion de la tra­duc­tion d’un ouvrage anglais qui fait grand bruit presque par­tout dans le monde sauf dans la sphère fran­co­phone, The Spi­rit Level, de Wil­kin­son et Pickett5. Les auteurs y affirment une cor­ré­la­tion forte entre la limi­ta­tion des inéga­li­tés de richesse d’une socié­té et son niveau de bien-être. De quoi mettre une fois pour toutes la ques­tion sociale au cœur des inter­ro­ga­tions sur la croissance.

Toute la ques­tion res­te­ra évi­dem­ment de savoir si une répar­ti­tion plus équi­table de la pres­sion fis­cale, limi­tant à la marge le défi­cit bud­gé­taire de l’État, contri­bue­rait à ren­for­cer son rôle redis­tri­bu­tif. Le risque constant dans le contexte bud­gé­taire euro­péen reste en effet avant tout un reflux plus ou moins mas­sif de l’action publique. Mais si cet étau devait se des­ser­rer — il n’est pas tout à fait inter­dit d’être opti­miste, sur­tout au vu du récent sur­saut néer­lan­dais6 —, il s’agira d’intégrer ce retour du sou­ci éga­li­taire dans une vision glo­bale mobi­li­sant d’autres leviers de régu­la­tion, ne fût-ce qu’en matière de régu­la­tion des ser­vices publics et d’orientation du mar­ché de l’emploi (les droits syn­di­caux dans les PME, vous connais­sez ?), et même pour­quoi pas de par­tage du temps de travail.

  1. « De plus en plus de riches en Bel­gique », La Libre Bel­gique du 18 juin 2013.
  2. « Prêts pour une révo­lu­tion démo­cra­tique ! », édi­to­rial d’Alter Échos, n° 350, 3 décembre 2012, www. alterechos.be.
  3. « Les Amé­ri­cains croient vivre dans une socié­té mobile. Les Euro­péens pensent le contraire. Les deux ont tort », article sur le site de l’Institut du nou­veau Monde, www.inm.qc.ca/inegalites/documentation/concepts-cles/mobilite-sociale.
  4. G1000, Le rap­port final. L’innovation démo­cra­tique mise en pra­tique, p. 53, www.g1000.org/documents/G1000_FR_Website.pdf.
  5. Richard Wil­kin­son & Kate Pickett, The Spi­rit Level. Why Equa­li­ty Is Bet­ter For Eve­ryone, Pen­guin Books, 2010. On en trouve faci­le­ment plu­sieurs recen­sions en ligne, dont celle de la librai­rie Bar­ri­cade à Liège, www.barricade.be.
  6. Le 12 avril, face à la gra­vi­té de la situa­tion éco­no­mique et sociale et à l’issue de négo­cia­tions avec patrons et syn­di­cats, le gou­ver­ne­ment des Pays-Bas a jeté aux orties son nou­veau pro­jet de plan d’austérité pour 4,3 mil­liards d’euros, crai­gnant qu’il n’aggrave la réces­sion au moment où elle semble se cal­mer un peu.

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).