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Avant-propos

Numéro 10 Octobre 1998 - Enseignement-enfance par Théo Hachez

septembre 2008

En Bel­gique comme ailleurs dans le monde déve­lop­pé, les sys­tèmes sco­laires tra­versent ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler une « crise ». On peut dire en tout cas que bien des choses se sont pas­sées comme si le consen­sus social au sujet de ce que la socié­té attend de l’é­cole n’a­vait ces­sé de se dégra­der au fil des […]

Dossier

En Bel­gique comme ailleurs dans le monde déve­lop­pé, les sys­tèmes sco­laires tra­versent ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler une « crise ». On peut dire en tout cas que bien des choses se sont pas­sées comme si le consen­sus social au sujet de ce que la socié­té attend de l’é­cole n’a­vait ces­sé de se dégra­der au fil des années.

Certes, les moda­li­tés d’ex­pres­sion de cette crise varient de manière plus ou moins signi­fi­ca­tive selon les his­toires et contextes natio­naux par­ti­cu­liers. Mais l’ex­ten­sion et la per­ma­nence du phé­no­mène conduit néan­moins à se deman­der si la dite crise est autre chose que le symp­tôme révé­la­teur d’une néces­saire et irré­ver­sible évo­lu­tion de l’ins­ti­tu­tion sco­laire. En d’autres termes, si ce n’est pas la forme don­née pour l’es­sen­tiel à cette ins­ti­tu­tion au cours du XIXe siècle par les socié­tés natio­nales et indus­trielles qui est en train de dépé­rir et qui devra obli­ga­toi­re­ment se trans­for­mer avec elles. Car si l’é­cole vacille, sur­tout au niveau secon­daire, c’est visi­ble­ment moins en rai­son de la qua­li­té des savoirs qu’elle conti­nue de trans­mettre que de la faible capa­ci­té dont elle fait preuve désor­mais d’as­su­mer, comme ser­vice public, l’une des prin­ci­pales fonc­tions que l’on attend d’elle depuis deux siècles : la socia­li­sa­tion des enfants et, sur­tout, des adolescents.

Or, dans les contro­verses au sujet de l’é­cole, nour­ries d’une foul­ti­tude d’ar­gu­ments, la ques­tion de la liber­té de l’en­sei­gne­ment — c’est-à-dire l’ar­gu­ment qui met le plus direc­te­ment en dis­cus­sion la notion de ser­vice public — ne fait pas par­tie de ses points les plus usuels de cris­tal­li­sa­tion. Elle en est même étran­ge­ment absente. Faut-il s’en éton­ner ? C’est que, dans notre pays en tout cas, cette ques­tion est plu­tôt consi­dé­rée comme une hache de guerre enfouie dans la Consti­tu­tion, comme l’empreinte qu’y ont lais­sées des que­relles sté­riles, aujourd’­hui dépas­sées sans doute, mais dont on a toutes les peines du monde à endi­guer les séquelles. À quoi ser­vi­rait dès lors de les rani­mer, sinon pour des motifs par­ti­sans, voire poli­ti­ciens, ou bien pour occul­ter les vrais enjeux sco­laires qui seraient ailleurs ? Ou encore en vue de per­tur­ber des posi­tions et inté­rêts ins­ti­tu­tion­nels adverses, appa­rem­ment anta­go­nistes mais sur­tout bien établis ?

Rap­pe­lons d’a­bord som­mai­re­ment le conte­nu pra­tique de cette liber­té garan­tie par la Consti­tu­tion de 1831. Il ren­voie au droit pour tout citoyen ou groupe de citoyens de mettre sur pied une école. Cette liber­té se com­bine aujourd’­hui avec l’o­bli­ga­tion sco­laire et la garan­tie d’é­ga­li­té de moyens, sous condi­tion d’ho­mo­lo­ga­tion, héri­tée du pacte sco­laire. En tant que liber­té for­melle, elle est voi­sine de la liber­té d’as­so­cia­tion, de celle de la presse ou des liber­tés reli­gieuses ou d’opinion.

En repla­çant sur le métier la ques­tion de cette liber­té, La Revue nou­velle met à son ordre du jour rédac­tion­nel une thé­ma­tique qui pour­ra donc appa­raitre à cer­tains comme idéo­lo­gi­que­ment sus­pecte ou comme un dan­ger, tant il est dif­fi­cile de ne pas y voir une valeur agis­sant comme un che­val de Troie des­ti­né à bous­cu­ler d’autres exi­gences bien ancrées dans l’ins­ti­tu­tion sco­laire belge. Pour­tant, en orga­ni­sant un débat autour de la liber­té de l’en­sei­gne­ment, notre inten­tion n’est d’au­cune façon de ral­lu­mer un bru­lot, ni de céder par effet de conta­gion au tro­pisme d’une époque imbi­bée de libé­ra­lisme éco­no­mique. Elle est plu­tôt de nous deman­der si, avec ce qu’au­to­rise le prin­cipe lui-même de la liber­té consti­tu­tion­nelle d’en­sei­gne­ment, on ne dis­po­se­rait pas de l’un des prin­ci­paux leviers qui per­met­trait de remettre l’é­cole d’a­plomb dans l’en­vi­ron­ne­ment social, cultu­rel et poli­tique démo­cra­tique actuel qu’elle se doit de rencontrer.

Une telle affir­ma­tion peut paraitre para­doxale ou même pro­vo­ca­trice dans le cadre d’une pen­sée de gauche qui, tra­di­tion­nel­le­ment, défend la notion de « ser­vices publics » parce qu’elle voit en eux l’une des meilleures garan­ties contre les assauts des par­ti­sans de « l’É­tat mini­mal » dont on connait l’in­dif­fé­rence à l’é­gard des exi­gences de la jus­tice dis­tri­bu­tive. Pour­tant, l’ob­jec­ti­vi­té his­to­rique et tant d’é­tudes notoires sur l’é­cole devraient suf­fire à faire admettre que l’é­cole publique, en Bel­gique comme ailleurs, n’est en réa­li­té jamais par­ve­nue à véri­ta­ble­ment hono­rer cette exi­gence. Selon cer­tains même, cette ins­ti­tu­tion sociale n’a été que l’un des prin­ci­paux ins­tru­ments de l’ordre bour­geois éta­bli. De manière plus nuan­cée, nous pen­sons pour notre part qu’elle n’est par­ve­nue que très par­tiel­le­ment à assu­rer la pro­mo­tion cultu­relle et sociale de cer­taines couches défa­vo­ri­sées de la popu­la­tion. Et qu’il y a là l’une des rai­sons d’in­ter­ro­ger le « ser­vice public » scolaire.

Ce der­nier constat n’é­ta­blit tou­te­fois pas qu’il vau­drait mieux pour tous que les pou­voirs éta­tiques soient défi­ni­ti­ve­ment et glo­ba­le­ment écar­tés de toute res­pon­sa­bi­li­té à l’é­gard de « l’ins­truc­tion publique ». Mais il incite néan­moins à s’in­ter­ro­ger sur d’autres sources pos­sibles de dyna­misme social pour l’é­cole et à se deman­der si un autre choix que celui d’une tutelle ins­ti­tu­tion­nelle directe de l’É­tat sur l’u­ni­vers sco­laire ne consti­tue­rait par une piste à explo­rer. Après tout, dans les sys­tèmes poli­tiques démo­cra­tiques, y a‑t-il plus de rai­sons de res­treindre les droits civils des indi­vi­dus à dis­po­ser d’é­coles construites autour de foyers de convic­tions par­ti­cu­lières que de dis­po­ser des autres liber­tés d’ex­pres­sion cultu­relle garan­ties dans la Constitution ?

Certes, la remise sur le métier d’une telle inter­ro­ga­tion ne parait pas répondre aux strictes et immé­diates exi­gences de l’ac­tua­li­té poli­tique. Elle n’est cepen­dant pas gra­tuite et n’at­ter­rit pas dans l’a­gen­da rédac­tion­nel de La Revue nou­velle comme un aéro­lithe venu d’on ne sait où. Pour nous, elle fait par­tie de la res­pon­sa­bi­li­té intel­lec­tuelle, en tant qu’elle contri­bue à un débat démo­cra­tique jamais ache­vé au sujet des ins­ti­tu­tions dont on est en droit d’at­tendre qu’elles nous fassent vivre socia­le­ment d’une manière plus heu­reuse. Mais puisque la thé­ma­tique de ce numé­ro risque pour cer­tains de paraitre hors de sai­son, plu­tôt que d’en­trer sans tran­si­tion dans le vif de notre sujet, on com­pren­dra sans doute mieux les rai­sons qui nous ont pous­sé à le mettre en dis­cus­sion si nous nous expli­quons davan­tage sur l’o­ri­gine et les motifs directs de notre démarche.

Pourquoi pas la liberté ?

On ne peut pas faire rapi­de­ment le tour des objec­tions à une telle foca­li­sa­tion sur la liber­té d’en­sei­gne­ment. S’en tenir aux prin­ci­pales mon­tre­ra au moins que c’est après un débat nour­ri et en connais­sance de cause qu’on s’est lan­cé dans l’aventure.

Le débat sco­laire « sérieux » s’é­clate en quelques ques­tions recon­nues qui tendent à prendre cha­cune leur auto­no­mie. Ain­si celle des fina­li­tés de l’é­cole ou de ses objec­tifs. Ou encore celle de son effi­ca­ci­té, ou plu­tôt de son effi­cience sociale et de ses effets per­vers (par exemple dans la repro­duc­tion du clas­se­ment ou du déclas­se­ment social). La tech­nique péda­go­gique consti­tue une autre dimen­sion qui mobi­lise des éner­gies sérieuses, mais tend aus­si à se refer­mer sur elle-même et, en même temps, sur les ensei­gnants qu’elle risque de cloi­son­ner dans leur espace. Plus récem­ment, le débat a été inves­ti par le ren­for­ce­ment bru­tal d’une ratio­na­li­té cen­trée sur l’or­ga­ni­sa­tion et la bonne ges­tion des moyens. Cette ten­dance est le pro­duit d’une époque, mais aus­si le relais d’une contrainte finan­cière liée aux finances publiques et à l’é­cha­fau­dage fédé­ral belge.

Dans ce qua­drillage s’in­sère un cahier des charges mou­vant fait d’at­tentes et d’in­quié­tudes dont il est vain de ten­ter de dres­ser la liste exhaus­tive. Ini­tia­le­ment vécue comme un ins­tru­ment de pro­grès reven­di­qué, arti­cu­lant pro­mo­tion indi­vi­duelle et pro­grès col­lec­tif, l’é­cole a ensuite fait voir un autre visage. D’a­bord celui désen­chan­té d’une repro­duc­trice d’i­né­ga­li­tés. Puis, avec le temps de la crise éco­no­mique, l’é­cole est appa­rue à rebours comme un rem­part de plus en plus fra­gile contre le déclas­se­ment et la bar­ba­rie, mais aus­si comme une par­ti­ci­pante active à la dés­in­té­gra­tion sociale et à l’ex­clu­sion. Du coup, la machine ver­tueuse fit voir ses limites : la coïn­ci­dence de l’ex­ten­sion du monde par­ta­gé et de l’ex­ten­sion de son par­tage se dis­sol­vait dans des demandes sociales contra­dic­toires : par exemple, sous la pres­sion de la pénu­rie d’emploi, celle de répondre de façon poin­tue à des besoins de qua­li­fi­ca­tion et de valo­ri­sa­tion de la per­for­mance tout en assu­rant la cohé­sion sociale.

Sur­plom­bant ces dif­fé­rentes ques­tions, la diver­si­té des réseaux, par laquelle on appré­hende concrè­te­ment l’exer­cice actuel de la liber­té d’en­sei­gne­ment, les obs­cur­cit. Elle rompt en effet avec l’illu­sion d’une ratio­na­li­té unique, d’une exper­tise ato­mi­sante (péda­go­gique, éco­no­mique, sociale), qui, appli­quée à cha­cune des ques­tions sco­laires doit ame­ner par elle-même et natu­rel­le­ment les « réglages » tech­ni­que­ment jus­ti­fiées. Si tel était le cas, en effet, aus­si bien la liber­té de l’en­sei­gne­ment que l’exis­tence des réseaux qu’elle per­met seraient radi­ca­le­ment remis en cause.

La rela­ti­vi­té qu’in­tro­duit cette liber­té gêne donc. Qu’elle se fonde sur une tra­di­tion, une opi­nion ou une croyance reli­gieuse, elle dérange l’ordre tech­no­cra­tique d’au­tant plus qu’elle ne s’at­tache pas à une variable pré­cise de l’en­sei­gne­ment telle qu’un dis­cours ration­nel pour­rait l’i­so­ler. En effet, elle ne touche en par­ti­cu­lier ni la nature des savoirs, ni la rela­tion péda­go­gique, ni le mode d’or­ga­ni­sa­tion, ni la légi­ti­mi­té des auto­ri­tés sco­laires, ni les qua­li­tés du per­son­nel ensei­gnants ou du public ensei­gné…, mais un peu de tout cela ensemble qui consti­tue un « esprit ». D’autre part, cet esprit offi­ciel­le­ment reven­di­qué se décline concrè­te­ment en réseaux ou en plus exac­te­ment en « carac­tères », et ren­voie tout à la fois à l’ex­pres­sion et à la repro­duc­tion des vieilles familles et des vieux cli­vages belges dont la per­ti­nence actuelle est deve­nue pro­blé­ma­tique. N’est-elle pas un outil de l’é­lite pour main­te­nir des clien­tèles ? Et sa prio­ri­té sur d’autres cli­vages ou d’autres sen­si­bi­li­tés est vécue comme une menace dans le rap­port des forces, par exemple entre « conser­va­teurs » et « progressistes ».

Face à l’é­pais­seur de la pro­blé­ma­tique sco­laire et face aux outils d’a­na­lyse tra­di­tion­nels qu’on lui applique, la liber­té d’en­sei­gne­ment ne semble donc pas à pre­mière vue un res­sort per­ti­nent pour les dis­cours domi­nants sur l’é­cole, mais plu­tôt comme un embar­ras. Elle ne semble même pas peser très lourd. Tout au plus fait-elle écho, dans sa variable ins­ti­tu­tion­nelle, à l’au­to­no­mie néces­saire mais mesu­rée des éta­blis­se­ments et à la ges­tion décen­tra­li­sée du sys­tème d’é­du­ca­tion ; bref à des ques­tions de mana­ge­ment. En tant que telle, elle est recy­clable par un dis­cours tech­no­cra­tique. Ain­si, l’i­dée qu’il faut décen­tra­li­ser dans le réseau de la Com­mu­nau­té et recen­tra­li­ser dans le réseau catho­lique est deve­nu un leit­mo­tiv enton­né à plu­sieurs voix par la majo­ri­té gou­ver­ne­men­tale. Mais, pour le reste, appré­hen­dée sous l’angle des réseaux qu’elle abrite, elle est la cause deve­nue sou­vent illi­sible de leur cloi­son­ne­ment, et ne ren­voie qu’à une fata­li­té irra­tion­nelle du sys­tème socio-poli­tique belge.

Des cli­vages qu’elle induit, de la frac­ture qu’elle entre­tient, sur­gissent tous les dan­gers d’une dis­pute entre pauvres sur la répar­ti­tion de moyens insuf­fi­sants : c’est le Rami­na­gro­bis du mar­ché qui pro­fi­te­ra de leur concur­rence pour les dévorer.

La liber­té de l’en­sei­gne­ment est aus­si ce qui met à mal une cer­taine repré­sen­ta­tion du « ser­vice public » à laquelle semblent se ral­lier fina­le­ment tous les acteurs du sys­tème édu­ca­tif : face aux garan­ties dont on cré­dite le contrôle éta­tique, la reven­di­ca­tion d’une liber­té sonne comme la menace d’une pri­va­ti­sa­tion et d’une déré­gu­la­tion et rap­pelle des défaites encore fraiches dans beau­coup d’autres secteurs.

Dans l’ap­proche des pro­fes­sion­nels que sont les profs notam­ment, et plus géné­ra­le­ment à gauche, l’am­pleur de la ques­tion sco­laire est lar­ge­ment vécue dans des caté­go­ries com­munes et, par consé­quent au-delà des fron­tières de réseaux qui paraissent arti­fi­cielles et en tout cas contour­nables. C’est dire que l’ur­gence n’est plus là et que tout l’ef­fort consa­cré à l’in­no­va­tion ins­ti­tu­tion­nelle en cette matière serait du temps per­du, même s’il ne devait pas faire affleu­rer une de ces vieilles lignes de frac­ture tant redou­tée par le vieux front des pro­gres­sistes… Quand la guerre sco­laire sévit, c’est la gauche qui trinque.

Enfin, et ce n’est pas la moindre des consi­dé­ra­tions à joindre à cet ensemble, il ne faut pas être socio­logue poin­tu pour obser­ver que le cli­vage qui jus­ti­fie l’exis­tence des dif­fé­rents réseaux s’est pro­fon­dé­ment modi­fié dans les der­nières décen­nies. Le para­doxe du déclin de la pra­tique reli­gieuse coïn­ci­dant avec une aug­men­ta­tion des parts de mar­ché de l’en­sei­gne­ment catho­lique a été maintes fois sou­li­gné. Ne ren­voyant donc appa­rem­ment pas à une dif­fé­rence de fond, ce suc­cès ne devrait donc s’ex­pli­quer que par un usage « ines­sen­tiel » de la liber­té, la dimen­sion orga­ni­sa­tion­nelle four­nis­sant la seule variable ration­nelle qui ne mît pas en cause un usage néga­tif de celle-ci (dans la ségré­ga­tion des publics par exemple).

Le décret déclencheur

À La Revue nou­velle, comme ailleurs, on navi­guait tran­quille­ment dans cette pen­sée à pro­pos des réseaux. À défaut d’une réforme pro­fonde qui aurait remis en jeu et redé­fi­ni les cartes des pou­voirs sco­laires, mieux valait ne plus abor­der le sujet. Par exemple, l’é­cole au plu­ra­lisme interne aurait pu consti­tuer une sor­tie du sys­tème des réseaux et aurait mis à l’é­preuve d’une autre réa­li­té les cli­vages qu’il pré­tend incar­ner (voir le dos­sier que la revue a consa­cré en 1972 à cette pro­po­si­tion ou encore le rap­port final des Assises de l’en­sei­gne­ment de 1995). Mais l’am­pleur de la crise sco­laire et les conflits récents invi­taient à la cohé­sion plu­tôt qu’à la divi­sion : dans la mesure où la mobi­li­sa­tion sur de tels thèmes n’en­trai­nait pas une adhé­sion immé­diate, elle devait être consi­dé­rée comme contre-productive.

Les qua­rante pro­po­si­tions de la ministre-pré­si­dente de la Com­mu­nau­té fran­çaise et le décret de juillet 1997 qui les a tra­duites a réveillé les débats à la revue. Ce décret a consa­cré un long tra­vail de négo­cia­tion entre socia­listes et sociaux-chré­tiens. Les deux familles poli­tiques asso­ciées dans la majo­ri­té gou­ver­ne­men­tale enten­daient sor­tir par le haut des conflits engen­drés par le res­ser­re­ment bud­gé­taire auquel la situa­tion les avaient contraints. Il s’a­gis­sait notam­ment de se dis­cul­per de n’a­voir été que des ges­tion­naires sans esprit. Il fal­lait donc trai­ter des fina­li­tés de l’en­sei­gne­ment : le consen­sus obte­nu n’é­tait pas banal puisque mal­gré plu­sieurs ten­ta­tives, aucun texte légal et fon­da­teur n’a­vait abor­dé de telles ques­tions. Et le conte­nu engran­gé dans les objec­tifs sem­blait ral­lier sans états d’âme les grandes familles de pen­sée, au-delà de leurs repré­sen­tants paten­tés, ce dont témoignent les débats et le vote au Conseil de la Communauté.

Nous ne revien­drons pas sur une ana­lyse d’en­semble de ce décret. Sauf pour signa­ler la place qu’y ont prise fina­le­ment les dis­po­si­tions ins­ti­tu­tion­nelles. Dans la légi­ti­ma­tion mutuelle que s’of­fraient les pou­voirs sco­laires ins­ti­tués (les réseaux) et dans la recon­nais­sance de leurs fron­tières, se don­nait à lire une nou­velle ver­sion du pacte sco­laire, limi­tant à leur propre usage cette liber­té d’en­sei­gne­ment. Celle-ci, désor­mais reca­drée offi­ciel­le­ment autour de la liber­té péda­go­gique, se trou­vait non plus dis­per­sée dans les écoles, mais délé­guée en droit (et non plus en fait, comme par le pas­sé) à une auto­ri­té cen­trale propre à chaque réseau.

Avec le nou­veau sta­tut de qua­si-ser­vice public que lui confé­rait le décret, l’en­sei­gne­ment catho­lique se voyait fon­dé dans sa reven­di­ca­tion de moyens enfin égaux, mais se sou­met­tait aux obli­ga­tions d’une com­mu­nau­té d’ob­jec­tifs et à une liber­té d’ac­cès. Il gagnait aus­si dans cette recon­nais­sance offi­cielle d’être désor­mais blin­dé contre sa fra­gi­li­té essen­tielle : celle d’être constam­ment décon­si­dé­ré, relé­gué comme pou­voir pri­vé titu­laire d’un ser­vice public fonc­tion­nel. Ce n’est pas rien quand on sait à quel point l’en­sei­gne­ment est asso­cié consen­suel­le­ment à l’au­to­ri­té publique.

En refer­mant la liste des fédé­ra­tions de pou­voirs orga­ni­sa­teurs, ceux-ci deve­naient titu­laires offi­ciels et qua­si exclu­sifs de l’é­ven­tail qu’ouvre théo­ri­que­ment la liber­té d’en­sei­gne­ment, rédui­sant la varié­té à quelques dimen­sions struc­tu­rantes dont la plus fon­da­men­tale oppose deux « carac­tères » : le confes­sion­nel au non-confes­sion­nel. Ces fédé­ra­tions s’im­po­saient éga­le­ment comme des inter­lo­cu­teurs très pri­vi­lé­giés et comme des struc­tures dis­ci­pli­naires aux­quelles les écoles devaient désor­mais se sou­mettre. Dans la pra­tique, à ce bâton décré­tal on tente aujourd’­hui d’as­so­cier la carotte : il est signi­fi­ca­tif qu’à chaque fois que des moyens sup­plé­men­taires ont fait leur appa­ri­tion depuis, cen­sés rééqui­li­brer des situa­tions objec­ti­ve­ment défa­vo­rables pour l’en­sei­gne­ment libre, on a déployé, dans les cabi­nets minis­té­riels PSC, des tré­sors d’in­gé­nio­si­té juri­dique (avec des suc­cès divers, il est vrai) pour les faire atter­rir dans l’es­car­celle du Segec (à charge pour lui de les répar­tir), plu­tôt que de les adres­ser direc­te­ment aux écoles qui pou­vaient y prétendre.

Le décret Onke­linx est tra­ver­sé par l’i­dée d’une plus grande homo­gé­néi­té de l’en­sei­gne­ment. C’est évident sur le plan des objec­tifs. Sur le plan de l’or­ga­ni­sa­tion, c’est un moyen terme qui est recher­ché. On four­nit les moyens au libre de se cen­tra­li­ser et, dans l’en­sei­gne­ment public, on entame le mou­ve­ment inverse. La zone de décli­nai­son offi­ciel­le­ment lais­sée à la liber­té est res­treinte à la péda­go­gie, mais le texte ins­ti­tue de fait un second minis­tère de l’é­du­ca­tion, le Segec. Une paix des braves !

La real poli­tik des réseaux qu’ex­prime le décret prend des pro­por­tions défi­ni­tives. Elle les conforte et met les publics sco­laires en situa­tion de clien­tèle per­ma­nente et pri­vi­lé­giée à l’é­gard des forces poli­tiques qui leur « cor­res­pondent ». La liber­té, ver­sion Onke­linx, c’est donc aus­si une ten­ta­tive de res­tau­ra­tion des obé­diences, à défaut de rêver encore à celle des adhé­sions. Du point de vue des poli­tiques, on a vou­lu ain­si refaire les rangs.

Insatisfactions

Le prin­cipe le plus mal­me­né est celui de la liber­té d’en­sei­gne­ment. Désor­mais, l’al­ter­na­tive est la sui­vante. Ou bien ce prin­cipe voit sa ver­tu défi­ni­ti­ve­ment relé­guée au sta­tut d’ac­ces­soire légi­ti­mant de la tuyau­te­rie orga­ni­sa­tion­nelle des réseaux et des piliers ; ou bien dans la dimen­sion niée de cette liber­té se cache un tré­sor qu’il faut ten­ter de mobi­li­ser. Dépar­ta­ger ces deux hypo­thèses peut abou­tir soit à l’a­ban­don de cette liber­té soit à son réin­ves­tis­se­ment sous d’autres formes que celles qu’on connait aujourd’hui.

Pour autant, est-il oppor­tun de déve­lop­per la seconde hypo­thèse ? Dans la mesure où il aurait per­mis un consen­sus, le décret Onke­linx repré­sen­tait une chance d’af­fron­ter la crise sco­laire sans que cette hypo­thèque des réseaux ne sur­gisse à tout propos.

Quod non. Et nous n’y sommes pour rien. L’ac­tua­li­té de ces der­niers mois a vu se mul­ti­plier les escar­mouches (notam­ment sur la gra­tui­té et les sub­sides sociaux). D’autre part, le texte du décret bétonne les réseaux comme cadre préa­lable de tout redé­ploie­ment orga­ni­sa­tion­nel, ce qui en limite de fait la por­tée. De limite poli­tique à l’ex­ten­sion de la rai­son tech­no­cra­tique (celle qui décide de la bonne taille des éta­blis­se­ments ou de leur implan­ta­tion, par exemple), les réseaux sont deve­nus une contrainte préa­lable omni­pré­sente. Enfin, il s’en faut de beau­coup pour que le sys­tème des réseaux, que le décret consacre, réponde à tous les défis sco­laires actuels. Mal­gré le cor­set qu’on leur a mis, la concur­rence sco­laire et la dua­li­sa­tion (interne ou externe aux réseaux) ne semblent pas connaitre leur point d’arrêt.

Mais l’ar­gu­ment le plus déter­mi­nant pour nous est celui du pas­sif lourd que nous sen­tons peser sur l’é­cole d’au­jourd’­hui, un défi­cit de sens res­sen­ti à l’in­té­rieur même de ses murs, que les acteurs se plient ou se révoltent contre ses règles ou encore s’en aillent par les rues. En regard de cela, voter de très ver­tueux objec­tifs appa­rait comme une solu­tion virtuelle.

Pourquoi la liberté ?

On ne peut faire ici le cata­logue des argu­ments qui nous ont fait fran­chir le pas et qui sont plus lar­ge­ment expo­sés dans l’article d’Al­bert Bas­te­nier. Posi­ti­ve­ment, l’hy­po­thèse de la liber­té fait natu­rel­le­ment droit à une valeur. En l’oc­cur­rence, c’est non pas seule­ment de liber­té indi­vi­duelle, mais sur­tout de liber­té col­lec­tive qu’il s’a­git. L’exer­cice de ce type de liber­té, dans une socié­té où les pou­voirs publics et le mar­ché sont les relais d’une même rai­son tech­no­cra­tique ato­mi­sante pour les indi­vi­dus, est une expé­rience sociale créa­tive par laquelle peut se pro­lon­ger et se négo­cier une diver­si­té cultu­relle en mou­ve­ment. Mais c’est aus­si une expé­rience qui gêne les plans des experts, parce qu’elle y intro­duit une variable qui résiste à l’expertise.

L’in­ter­pré­ta­tion actuelle de la liber­té d’en­sei­gne­ment nous semble faire la part trop belle aux acteurs ins­ti­tués au détri­ment de cette créa­ti­vi­té, nous l’a­vons dit. Elle contri­bue­ra sans doute à refer­mer davan­tage le monde et la culture sco­laires sur eux-mêmes, alors qu’un exer­cice élar­gi de cette liber­té accroi­trait l’ex­ten­sion et la diver­si­té du monde par­ta­gé, de la culture. Il est para­doxal qu’on ait fait de la liber­té et du plu­ra­lisme de la presse un signe de démo­cra­tie, et de la vita­li­té asso­cia­tive une ver­tu des régimes qu’elle ins­pire, alors même que l’é­cole se voit sou­mise, pour les mêmes rai­sons, à une emprise crois­sante de la rai­son d’É­tat dans laquelle l’en­sei­gne­ment catho­lique a désor­mais trou­vé sa place.

Si cette liber­té fait peur, cette peur elle-même doit être fon­dée et ne pas repo­ser seule­ment sur une vague croyance qui fait des pou­voirs publics le déten­teur du mono­pole des ver­tus publiques. C’est le meilleur moyen pour qu’ils bafouent la confiance qu’on met en eux, tant il est vrai que leur effi­ca­ci­té ne fait que ras­sem­bler et consa­crer une conscience col­lec­tive et diverse.

Comme toute liber­té, celle de l’en­sei­gne­ment doit évi­dem­ment connaitre des limites en rai­son même de la spé­ci­fi­ci­té de son objet. Mais sont-elles aujourd’­hui pla­cées au mieux pour redon­ner un sens à l’acte d’en­sei­gner et à l’acte d’ap­prendre ? Pour tout à la fois mettre en phase les jeunes géné­ra­tions avec le monde et prendre dis­tance avec lui ? S’il s’a­git des risques pris avec l’é­ga­li­té ou encore avec des dérives anti­dé­mo­cra­tiques, par­tons de ces risques pour défi­nir ces limites et non de la conser­va­tion ou de conso­li­da­tion a prio­ri des pou­voirs ins­ti­tués par le sys­tème actuel. À vrai dire ces risques ne sont pas propres à l’école…

Le finan­ce­ment public de l’é­cole n’est pas une limite à prio­ri impli­quant le car­can des contraintes actuelles. Ce n’est qu’une moda­li­té à main­te­nir, une garan­tie d’é­ga­li­té. N’y a‑t-on pas fait appel récem­ment pour les par­tis poli­tique, sans pour cela que l’on restreigne leur liber­té d’al­lure ? Encore une fois, il faut dis­cu­ter des spé­ci­fi­ci­tés de l’é­cole plu­tôt que d’ha­bi­tudes de pen­sée engen­drées par l’exer­cice actuel de cette liber­té d’enseignement.

Au règne du cloi­son­ne­ment et de la pous­sière pour­rait suc­cé­der celui de la poro­si­té cultu­relle et sociale de l’é­cole. Le monde du savoir n’est pas natu­rel­le­ment dis­con­ti­nu, il entre en conti­nui­té avec des valeurs et des convic­tions dont il ne s’abs­trait que rela­ti­ve­ment ; de même pour sa trans­mis­sion dans la rela­tion péda­go­gique en regard des autres acti­vi­tés sociales. Toutes sortes de moda­li­tés sont encore à inven­ter pour ins­crire la liber­té d’en­sei­gne­ment et la sti­mu­ler, mais ces quelques élé­ments nous ont paru suf­fi­sants pour enga­ger un débat préa­lable à cet examen.

Tou­jours est-il que nous avons pris au sérieux l’hy­po­thèse du tré­sor de la liber­té. Cela s’est tra­duit par de nom­breux débats, dont cette intro­duc­tion témoigne impar­fai­te­ment, puis appro­fon­di par la rédac­tion du texte d’Al­bert Bas­te­nier que nous avons sou­mis à l’exa­men des auteurs qui figurent dans la table des matières. Ceux-ci sont donc tous par­tis, dans leur réac­tion, de la même base. Cette moda­li­té explique la dif­fi­cul­té que nous avons eue de choi­sir un ordre ou un clas­se­ment qui fasse droit à la spé­ci­fi­ci­té des contri­bu­tions et per­mette au lec­teur de s’o­rien­ter. En effet, cha­cune d’entre elles traite et recom­pose les thèmes expo­sés par le texte source.

À ce stade, aucune conclu­sion ne peut clore un débat dont l’ob­jet tient essen­tiel­le­ment dans la prise en consi­dé­ra­tion d’une idée : celle de déga­ger la liber­té d’en­sei­gne­ment de l’es­pace où elle se trouve confi­née aujourd’­hui. S’il s’a­git d’a­bord de faire droit à des lec­tures de la réa­li­té actuelle et à des posi­tions tenues dans le champ qu’ouvre l’exer­cice actuel de cette liber­té, il faut aus­si prendre en compte posi­ti­ve­ment les hori­zons nou­veaux. Ce tour­nant, que cer­taines contri­bu­tions ont déjà pris, appelle encore des com­plé­ments. Les dimen­sions et les lati­tudes de cette liber­té, son orga­ni­sa­tion et sa « répar­ti­tion » négo­ciée entre les acteurs et les publics sco­laires, soulè­vent de nom­breuses ques­tions qui touchent à l’es­sence dyna­mique de la démo­cra­tie, c’est-à-dire à sa pos­si­bi­li­té constante de dépassement.

Théo Hachez


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