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Avant-propos
En Belgique comme ailleurs dans le monde développé, les systèmes scolaires traversent ce qu’il est convenu d’appeler une « crise ». On peut dire en tout cas que bien des choses se sont passées comme si le consensus social au sujet de ce que la société attend de l’école n’avait cessé de se dégrader au fil des […]
En Belgique comme ailleurs dans le monde développé, les systèmes scolaires traversent ce qu’il est convenu d’appeler une « crise ». On peut dire en tout cas que bien des choses se sont passées comme si le consensus social au sujet de ce que la société attend de l’école n’avait cessé de se dégrader au fil des années.
Certes, les modalités d’expression de cette crise varient de manière plus ou moins significative selon les histoires et contextes nationaux particuliers. Mais l’extension et la permanence du phénomène conduit néanmoins à se demander si la dite crise est autre chose que le symptôme révélateur d’une nécessaire et irréversible évolution de l’institution scolaire. En d’autres termes, si ce n’est pas la forme donnée pour l’essentiel à cette institution au cours du XIXe siècle par les sociétés nationales et industrielles qui est en train de dépérir et qui devra obligatoirement se transformer avec elles. Car si l’école vacille, surtout au niveau secondaire, c’est visiblement moins en raison de la qualité des savoirs qu’elle continue de transmettre que de la faible capacité dont elle fait preuve désormais d’assumer, comme service public, l’une des principales fonctions que l’on attend d’elle depuis deux siècles : la socialisation des enfants et, surtout, des adolescents.
Or, dans les controverses au sujet de l’école, nourries d’une foultitude d’arguments, la question de la liberté de l’enseignement — c’est-à-dire l’argument qui met le plus directement en discussion la notion de service public — ne fait pas partie de ses points les plus usuels de cristallisation. Elle en est même étrangement absente. Faut-il s’en étonner ? C’est que, dans notre pays en tout cas, cette question est plutôt considérée comme une hache de guerre enfouie dans la Constitution, comme l’empreinte qu’y ont laissées des querelles stériles, aujourd’hui dépassées sans doute, mais dont on a toutes les peines du monde à endiguer les séquelles. À quoi servirait dès lors de les ranimer, sinon pour des motifs partisans, voire politiciens, ou bien pour occulter les vrais enjeux scolaires qui seraient ailleurs ? Ou encore en vue de perturber des positions et intérêts institutionnels adverses, apparemment antagonistes mais surtout bien établis ?
Rappelons d’abord sommairement le contenu pratique de cette liberté garantie par la Constitution de 1831. Il renvoie au droit pour tout citoyen ou groupe de citoyens de mettre sur pied une école. Cette liberté se combine aujourd’hui avec l’obligation scolaire et la garantie d’égalité de moyens, sous condition d’homologation, héritée du pacte scolaire. En tant que liberté formelle, elle est voisine de la liberté d’association, de celle de la presse ou des libertés religieuses ou d’opinion.
En replaçant sur le métier la question de cette liberté, La Revue nouvelle met à son ordre du jour rédactionnel une thématique qui pourra donc apparaitre à certains comme idéologiquement suspecte ou comme un danger, tant il est difficile de ne pas y voir une valeur agissant comme un cheval de Troie destiné à bousculer d’autres exigences bien ancrées dans l’institution scolaire belge. Pourtant, en organisant un débat autour de la liberté de l’enseignement, notre intention n’est d’aucune façon de rallumer un brulot, ni de céder par effet de contagion au tropisme d’une époque imbibée de libéralisme économique. Elle est plutôt de nous demander si, avec ce qu’autorise le principe lui-même de la liberté constitutionnelle d’enseignement, on ne disposerait pas de l’un des principaux leviers qui permettrait de remettre l’école d’aplomb dans l’environnement social, culturel et politique démocratique actuel qu’elle se doit de rencontrer.
Une telle affirmation peut paraitre paradoxale ou même provocatrice dans le cadre d’une pensée de gauche qui, traditionnellement, défend la notion de « services publics » parce qu’elle voit en eux l’une des meilleures garanties contre les assauts des partisans de « l’État minimal » dont on connait l’indifférence à l’égard des exigences de la justice distributive. Pourtant, l’objectivité historique et tant d’études notoires sur l’école devraient suffire à faire admettre que l’école publique, en Belgique comme ailleurs, n’est en réalité jamais parvenue à véritablement honorer cette exigence. Selon certains même, cette institution sociale n’a été que l’un des principaux instruments de l’ordre bourgeois établi. De manière plus nuancée, nous pensons pour notre part qu’elle n’est parvenue que très partiellement à assurer la promotion culturelle et sociale de certaines couches défavorisées de la population. Et qu’il y a là l’une des raisons d’interroger le « service public » scolaire.
Ce dernier constat n’établit toutefois pas qu’il vaudrait mieux pour tous que les pouvoirs étatiques soient définitivement et globalement écartés de toute responsabilité à l’égard de « l’instruction publique ». Mais il incite néanmoins à s’interroger sur d’autres sources possibles de dynamisme social pour l’école et à se demander si un autre choix que celui d’une tutelle institutionnelle directe de l’État sur l’univers scolaire ne constituerait par une piste à explorer. Après tout, dans les systèmes politiques démocratiques, y a‑t-il plus de raisons de restreindre les droits civils des individus à disposer d’écoles construites autour de foyers de convictions particulières que de disposer des autres libertés d’expression culturelle garanties dans la Constitution ?
Certes, la remise sur le métier d’une telle interrogation ne parait pas répondre aux strictes et immédiates exigences de l’actualité politique. Elle n’est cependant pas gratuite et n’atterrit pas dans l’agenda rédactionnel de La Revue nouvelle comme un aérolithe venu d’on ne sait où. Pour nous, elle fait partie de la responsabilité intellectuelle, en tant qu’elle contribue à un débat démocratique jamais achevé au sujet des institutions dont on est en droit d’attendre qu’elles nous fassent vivre socialement d’une manière plus heureuse. Mais puisque la thématique de ce numéro risque pour certains de paraitre hors de saison, plutôt que d’entrer sans transition dans le vif de notre sujet, on comprendra sans doute mieux les raisons qui nous ont poussé à le mettre en discussion si nous nous expliquons davantage sur l’origine et les motifs directs de notre démarche.
Pourquoi pas la liberté ?
On ne peut pas faire rapidement le tour des objections à une telle focalisation sur la liberté d’enseignement. S’en tenir aux principales montrera au moins que c’est après un débat nourri et en connaissance de cause qu’on s’est lancé dans l’aventure.
Le débat scolaire « sérieux » s’éclate en quelques questions reconnues qui tendent à prendre chacune leur autonomie. Ainsi celle des finalités de l’école ou de ses objectifs. Ou encore celle de son efficacité, ou plutôt de son efficience sociale et de ses effets pervers (par exemple dans la reproduction du classement ou du déclassement social). La technique pédagogique constitue une autre dimension qui mobilise des énergies sérieuses, mais tend aussi à se refermer sur elle-même et, en même temps, sur les enseignants qu’elle risque de cloisonner dans leur espace. Plus récemment, le débat a été investi par le renforcement brutal d’une rationalité centrée sur l’organisation et la bonne gestion des moyens. Cette tendance est le produit d’une époque, mais aussi le relais d’une contrainte financière liée aux finances publiques et à l’échafaudage fédéral belge.
Dans ce quadrillage s’insère un cahier des charges mouvant fait d’attentes et d’inquiétudes dont il est vain de tenter de dresser la liste exhaustive. Initialement vécue comme un instrument de progrès revendiqué, articulant promotion individuelle et progrès collectif, l’école a ensuite fait voir un autre visage. D’abord celui désenchanté d’une reproductrice d’inégalités. Puis, avec le temps de la crise économique, l’école est apparue à rebours comme un rempart de plus en plus fragile contre le déclassement et la barbarie, mais aussi comme une participante active à la désintégration sociale et à l’exclusion. Du coup, la machine vertueuse fit voir ses limites : la coïncidence de l’extension du monde partagé et de l’extension de son partage se dissolvait dans des demandes sociales contradictoires : par exemple, sous la pression de la pénurie d’emploi, celle de répondre de façon pointue à des besoins de qualification et de valorisation de la performance tout en assurant la cohésion sociale.
Surplombant ces différentes questions, la diversité des réseaux, par laquelle on appréhende concrètement l’exercice actuel de la liberté d’enseignement, les obscurcit. Elle rompt en effet avec l’illusion d’une rationalité unique, d’une expertise atomisante (pédagogique, économique, sociale), qui, appliquée à chacune des questions scolaires doit amener par elle-même et naturellement les « réglages » techniquement justifiées. Si tel était le cas, en effet, aussi bien la liberté de l’enseignement que l’existence des réseaux qu’elle permet seraient radicalement remis en cause.
La relativité qu’introduit cette liberté gêne donc. Qu’elle se fonde sur une tradition, une opinion ou une croyance religieuse, elle dérange l’ordre technocratique d’autant plus qu’elle ne s’attache pas à une variable précise de l’enseignement telle qu’un discours rationnel pourrait l’isoler. En effet, elle ne touche en particulier ni la nature des savoirs, ni la relation pédagogique, ni le mode d’organisation, ni la légitimité des autorités scolaires, ni les qualités du personnel enseignants ou du public enseigné…, mais un peu de tout cela ensemble qui constitue un « esprit ». D’autre part, cet esprit officiellement revendiqué se décline concrètement en réseaux ou en plus exactement en « caractères », et renvoie tout à la fois à l’expression et à la reproduction des vieilles familles et des vieux clivages belges dont la pertinence actuelle est devenue problématique. N’est-elle pas un outil de l’élite pour maintenir des clientèles ? Et sa priorité sur d’autres clivages ou d’autres sensibilités est vécue comme une menace dans le rapport des forces, par exemple entre « conservateurs » et « progressistes ».
Face à l’épaisseur de la problématique scolaire et face aux outils d’analyse traditionnels qu’on lui applique, la liberté d’enseignement ne semble donc pas à première vue un ressort pertinent pour les discours dominants sur l’école, mais plutôt comme un embarras. Elle ne semble même pas peser très lourd. Tout au plus fait-elle écho, dans sa variable institutionnelle, à l’autonomie nécessaire mais mesurée des établissements et à la gestion décentralisée du système d’éducation ; bref à des questions de management. En tant que telle, elle est recyclable par un discours technocratique. Ainsi, l’idée qu’il faut décentraliser dans le réseau de la Communauté et recentraliser dans le réseau catholique est devenu un leitmotiv entonné à plusieurs voix par la majorité gouvernementale. Mais, pour le reste, appréhendée sous l’angle des réseaux qu’elle abrite, elle est la cause devenue souvent illisible de leur cloisonnement, et ne renvoie qu’à une fatalité irrationnelle du système socio-politique belge.
Des clivages qu’elle induit, de la fracture qu’elle entretient, surgissent tous les dangers d’une dispute entre pauvres sur la répartition de moyens insuffisants : c’est le Raminagrobis du marché qui profitera de leur concurrence pour les dévorer.
La liberté de l’enseignement est aussi ce qui met à mal une certaine représentation du « service public » à laquelle semblent se rallier finalement tous les acteurs du système éducatif : face aux garanties dont on crédite le contrôle étatique, la revendication d’une liberté sonne comme la menace d’une privatisation et d’une dérégulation et rappelle des défaites encore fraiches dans beaucoup d’autres secteurs.
Dans l’approche des professionnels que sont les profs notamment, et plus généralement à gauche, l’ampleur de la question scolaire est largement vécue dans des catégories communes et, par conséquent au-delà des frontières de réseaux qui paraissent artificielles et en tout cas contournables. C’est dire que l’urgence n’est plus là et que tout l’effort consacré à l’innovation institutionnelle en cette matière serait du temps perdu, même s’il ne devait pas faire affleurer une de ces vieilles lignes de fracture tant redoutée par le vieux front des progressistes… Quand la guerre scolaire sévit, c’est la gauche qui trinque.
Enfin, et ce n’est pas la moindre des considérations à joindre à cet ensemble, il ne faut pas être sociologue pointu pour observer que le clivage qui justifie l’existence des différents réseaux s’est profondément modifié dans les dernières décennies. Le paradoxe du déclin de la pratique religieuse coïncidant avec une augmentation des parts de marché de l’enseignement catholique a été maintes fois souligné. Ne renvoyant donc apparemment pas à une différence de fond, ce succès ne devrait donc s’expliquer que par un usage « inessentiel » de la liberté, la dimension organisationnelle fournissant la seule variable rationnelle qui ne mît pas en cause un usage négatif de celle-ci (dans la ségrégation des publics par exemple).
Le décret déclencheur
À La Revue nouvelle, comme ailleurs, on naviguait tranquillement dans cette pensée à propos des réseaux. À défaut d’une réforme profonde qui aurait remis en jeu et redéfini les cartes des pouvoirs scolaires, mieux valait ne plus aborder le sujet. Par exemple, l’école au pluralisme interne aurait pu constituer une sortie du système des réseaux et aurait mis à l’épreuve d’une autre réalité les clivages qu’il prétend incarner (voir le dossier que la revue a consacré en 1972 à cette proposition ou encore le rapport final des Assises de l’enseignement de 1995). Mais l’ampleur de la crise scolaire et les conflits récents invitaient à la cohésion plutôt qu’à la division : dans la mesure où la mobilisation sur de tels thèmes n’entrainait pas une adhésion immédiate, elle devait être considérée comme contre-productive.
Les quarante propositions de la ministre-présidente de la Communauté française et le décret de juillet 1997 qui les a traduites a réveillé les débats à la revue. Ce décret a consacré un long travail de négociation entre socialistes et sociaux-chrétiens. Les deux familles politiques associées dans la majorité gouvernementale entendaient sortir par le haut des conflits engendrés par le resserrement budgétaire auquel la situation les avaient contraints. Il s’agissait notamment de se disculper de n’avoir été que des gestionnaires sans esprit. Il fallait donc traiter des finalités de l’enseignement : le consensus obtenu n’était pas banal puisque malgré plusieurs tentatives, aucun texte légal et fondateur n’avait abordé de telles questions. Et le contenu engrangé dans les objectifs semblait rallier sans états d’âme les grandes familles de pensée, au-delà de leurs représentants patentés, ce dont témoignent les débats et le vote au Conseil de la Communauté.
Nous ne reviendrons pas sur une analyse d’ensemble de ce décret. Sauf pour signaler la place qu’y ont prise finalement les dispositions institutionnelles. Dans la légitimation mutuelle que s’offraient les pouvoirs scolaires institués (les réseaux) et dans la reconnaissance de leurs frontières, se donnait à lire une nouvelle version du pacte scolaire, limitant à leur propre usage cette liberté d’enseignement. Celle-ci, désormais recadrée officiellement autour de la liberté pédagogique, se trouvait non plus dispersée dans les écoles, mais déléguée en droit (et non plus en fait, comme par le passé) à une autorité centrale propre à chaque réseau.
Avec le nouveau statut de quasi-service public que lui conférait le décret, l’enseignement catholique se voyait fondé dans sa revendication de moyens enfin égaux, mais se soumettait aux obligations d’une communauté d’objectifs et à une liberté d’accès. Il gagnait aussi dans cette reconnaissance officielle d’être désormais blindé contre sa fragilité essentielle : celle d’être constamment déconsidéré, relégué comme pouvoir privé titulaire d’un service public fonctionnel. Ce n’est pas rien quand on sait à quel point l’enseignement est associé consensuellement à l’autorité publique.
En refermant la liste des fédérations de pouvoirs organisateurs, ceux-ci devenaient titulaires officiels et quasi exclusifs de l’éventail qu’ouvre théoriquement la liberté d’enseignement, réduisant la variété à quelques dimensions structurantes dont la plus fondamentale oppose deux « caractères » : le confessionnel au non-confessionnel. Ces fédérations s’imposaient également comme des interlocuteurs très privilégiés et comme des structures disciplinaires auxquelles les écoles devaient désormais se soumettre. Dans la pratique, à ce bâton décrétal on tente aujourd’hui d’associer la carotte : il est significatif qu’à chaque fois que des moyens supplémentaires ont fait leur apparition depuis, censés rééquilibrer des situations objectivement défavorables pour l’enseignement libre, on a déployé, dans les cabinets ministériels PSC, des trésors d’ingéniosité juridique (avec des succès divers, il est vrai) pour les faire atterrir dans l’escarcelle du Segec (à charge pour lui de les répartir), plutôt que de les adresser directement aux écoles qui pouvaient y prétendre.
Le décret Onkelinx est traversé par l’idée d’une plus grande homogénéité de l’enseignement. C’est évident sur le plan des objectifs. Sur le plan de l’organisation, c’est un moyen terme qui est recherché. On fournit les moyens au libre de se centraliser et, dans l’enseignement public, on entame le mouvement inverse. La zone de déclinaison officiellement laissée à la liberté est restreinte à la pédagogie, mais le texte institue de fait un second ministère de l’éducation, le Segec. Une paix des braves !
La real politik des réseaux qu’exprime le décret prend des proportions définitives. Elle les conforte et met les publics scolaires en situation de clientèle permanente et privilégiée à l’égard des forces politiques qui leur « correspondent ». La liberté, version Onkelinx, c’est donc aussi une tentative de restauration des obédiences, à défaut de rêver encore à celle des adhésions. Du point de vue des politiques, on a voulu ainsi refaire les rangs.
Insatisfactions
Le principe le plus malmené est celui de la liberté d’enseignement. Désormais, l’alternative est la suivante. Ou bien ce principe voit sa vertu définitivement reléguée au statut d’accessoire légitimant de la tuyauterie organisationnelle des réseaux et des piliers ; ou bien dans la dimension niée de cette liberté se cache un trésor qu’il faut tenter de mobiliser. Départager ces deux hypothèses peut aboutir soit à l’abandon de cette liberté soit à son réinvestissement sous d’autres formes que celles qu’on connait aujourd’hui.
Pour autant, est-il opportun de développer la seconde hypothèse ? Dans la mesure où il aurait permis un consensus, le décret Onkelinx représentait une chance d’affronter la crise scolaire sans que cette hypothèque des réseaux ne surgisse à tout propos.
Quod non. Et nous n’y sommes pour rien. L’actualité de ces derniers mois a vu se multiplier les escarmouches (notamment sur la gratuité et les subsides sociaux). D’autre part, le texte du décret bétonne les réseaux comme cadre préalable de tout redéploiement organisationnel, ce qui en limite de fait la portée. De limite politique à l’extension de la raison technocratique (celle qui décide de la bonne taille des établissements ou de leur implantation, par exemple), les réseaux sont devenus une contrainte préalable omniprésente. Enfin, il s’en faut de beaucoup pour que le système des réseaux, que le décret consacre, réponde à tous les défis scolaires actuels. Malgré le corset qu’on leur a mis, la concurrence scolaire et la dualisation (interne ou externe aux réseaux) ne semblent pas connaitre leur point d’arrêt.
Mais l’argument le plus déterminant pour nous est celui du passif lourd que nous sentons peser sur l’école d’aujourd’hui, un déficit de sens ressenti à l’intérieur même de ses murs, que les acteurs se plient ou se révoltent contre ses règles ou encore s’en aillent par les rues. En regard de cela, voter de très vertueux objectifs apparait comme une solution virtuelle.
Pourquoi la liberté ?
On ne peut faire ici le catalogue des arguments qui nous ont fait franchir le pas et qui sont plus largement exposés dans l’article d’Albert Bastenier. Positivement, l’hypothèse de la liberté fait naturellement droit à une valeur. En l’occurrence, c’est non pas seulement de liberté individuelle, mais surtout de liberté collective qu’il s’agit. L’exercice de ce type de liberté, dans une société où les pouvoirs publics et le marché sont les relais d’une même raison technocratique atomisante pour les individus, est une expérience sociale créative par laquelle peut se prolonger et se négocier une diversité culturelle en mouvement. Mais c’est aussi une expérience qui gêne les plans des experts, parce qu’elle y introduit une variable qui résiste à l’expertise.
L’interprétation actuelle de la liberté d’enseignement nous semble faire la part trop belle aux acteurs institués au détriment de cette créativité, nous l’avons dit. Elle contribuera sans doute à refermer davantage le monde et la culture scolaires sur eux-mêmes, alors qu’un exercice élargi de cette liberté accroitrait l’extension et la diversité du monde partagé, de la culture. Il est paradoxal qu’on ait fait de la liberté et du pluralisme de la presse un signe de démocratie, et de la vitalité associative une vertu des régimes qu’elle inspire, alors même que l’école se voit soumise, pour les mêmes raisons, à une emprise croissante de la raison d’État dans laquelle l’enseignement catholique a désormais trouvé sa place.
Si cette liberté fait peur, cette peur elle-même doit être fondée et ne pas reposer seulement sur une vague croyance qui fait des pouvoirs publics le détenteur du monopole des vertus publiques. C’est le meilleur moyen pour qu’ils bafouent la confiance qu’on met en eux, tant il est vrai que leur efficacité ne fait que rassembler et consacrer une conscience collective et diverse.
Comme toute liberté, celle de l’enseignement doit évidemment connaitre des limites en raison même de la spécificité de son objet. Mais sont-elles aujourd’hui placées au mieux pour redonner un sens à l’acte d’enseigner et à l’acte d’apprendre ? Pour tout à la fois mettre en phase les jeunes générations avec le monde et prendre distance avec lui ? S’il s’agit des risques pris avec l’égalité ou encore avec des dérives antidémocratiques, partons de ces risques pour définir ces limites et non de la conservation ou de consolidation a priori des pouvoirs institués par le système actuel. À vrai dire ces risques ne sont pas propres à l’école…
Le financement public de l’école n’est pas une limite à priori impliquant le carcan des contraintes actuelles. Ce n’est qu’une modalité à maintenir, une garantie d’égalité. N’y a‑t-on pas fait appel récemment pour les partis politique, sans pour cela que l’on restreigne leur liberté d’allure ? Encore une fois, il faut discuter des spécificités de l’école plutôt que d’habitudes de pensée engendrées par l’exercice actuel de cette liberté d’enseignement.
Au règne du cloisonnement et de la poussière pourrait succéder celui de la porosité culturelle et sociale de l’école. Le monde du savoir n’est pas naturellement discontinu, il entre en continuité avec des valeurs et des convictions dont il ne s’abstrait que relativement ; de même pour sa transmission dans la relation pédagogique en regard des autres activités sociales. Toutes sortes de modalités sont encore à inventer pour inscrire la liberté d’enseignement et la stimuler, mais ces quelques éléments nous ont paru suffisants pour engager un débat préalable à cet examen.
Toujours est-il que nous avons pris au sérieux l’hypothèse du trésor de la liberté. Cela s’est traduit par de nombreux débats, dont cette introduction témoigne imparfaitement, puis approfondi par la rédaction du texte d’Albert Bastenier que nous avons soumis à l’examen des auteurs qui figurent dans la table des matières. Ceux-ci sont donc tous partis, dans leur réaction, de la même base. Cette modalité explique la difficulté que nous avons eue de choisir un ordre ou un classement qui fasse droit à la spécificité des contributions et permette au lecteur de s’orienter. En effet, chacune d’entre elles traite et recompose les thèmes exposés par le texte source.
À ce stade, aucune conclusion ne peut clore un débat dont l’objet tient essentiellement dans la prise en considération d’une idée : celle de dégager la liberté d’enseignement de l’espace où elle se trouve confinée aujourd’hui. S’il s’agit d’abord de faire droit à des lectures de la réalité actuelle et à des positions tenues dans le champ qu’ouvre l’exercice actuel de cette liberté, il faut aussi prendre en compte positivement les horizons nouveaux. Ce tournant, que certaines contributions ont déjà pris, appelle encore des compléments. Les dimensions et les latitudes de cette liberté, son organisation et sa « répartition » négociée entre les acteurs et les publics scolaires, soulèvent de nombreuses questions qui touchent à l’essence dynamique de la démocratie, c’est-à-dire à sa possibilité constante de dépassement.