Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Aux portes de l’Europe : la guerre des migrations aura-t-elle lieu ?

Numéro 11 Novembre 2005 par Albert Bastenier

novembre 2005

Ceu­ta et Melil­la, les enclaves espa­gnoles d’A­frique du nord, sont aujourd’­hui sous les pro­jec­teurs. Non sans rai­sons. Tel un point minus­cule, elles consti­tuent le lieu où sont por­tées à leur incan­des­cence les ques­tions que les flux migra­toires contem­po­rains posent à l’U­nion euro­péenne tout entière. Pour­tant, les prin­ci­paux sites de pas­sage de l’é­mi­gra­tion clan­des­tine ne se situent pas […]

Ceu­ta et Melil­la, les enclaves espa­gnoles d’A­frique du nord, sont aujourd’­hui sous les pro­jec­teurs. Non sans rai­sons. Tel un point minus­cule, elles consti­tuent le lieu où sont por­tées à leur incan­des­cence les ques­tions que les flux migra­toires contem­po­rains posent à l’U­nion euro­péenne tout entière. Pour­tant, les prin­ci­paux sites de pas­sage de l’é­mi­gra­tion clan­des­tine ne se situent pas là, mais dans les ports et les aéro­ports de l’en­semble du conti­nent : on estime que 15 % seule­ment de ceux qui entrent illé­ga­le­ment en Espagne chaque année le font par le détroit de Gibral­tar. Chaque jour néan­moins, au péril de leur vie, des cohortes de « Sub­sa­ha­riens » tentent de vaincre le non-ave­nir auquel ils se savent pro­mis dans leurs pays d’o­ri­gine deve­nus des pays que l’on fuit. Ils veulent fran­chir, là et à tout prix, la double haie grilla­gée, nou­veau sym­bole s’il en était besoin, du ver­rouillage de plus en plus ser­ré des fron­tières de l’Eu­rope. Ces fron­tières qui seraient, espèrent-ils, celles de leur éman­ci­pa­tion en même temps que de cette par­tie du monde d’où ils pour­raient ren­voyer aux leurs, dont ils sont comme les pathé­tiques émis­saires, cette bouf­fée d’argent sans laquelle per­sonne ne par­vient plus à exis­ter dans le monde glo­ba­li­sé. Pour­tant, au cours de ce périple ris­qué, plus d’un per­dra la vie. Et ceux qui auront échap­pé aux périls du voyage se retrou­ve­ront dans des centres de réten­tion où on leur annon­ce­ra — car ce n’est que sagesse et réa­lisme, parait-il — leur rapa­trie­ment forcé.

Com­bien de temps encore devrons-nous assis­ter à ce spec­tacle de la honte, la leur et la nôtre ? Car, à dire vrai, il ne s’a­git pas que d’un simple épi­sode pas­sa­ger de l’his­toire des migra­tions vers le vieux conti­nent, dif­fi­ci­le­ment sup­por­table sans doute mais éphé­mère. Il dure depuis dix ans au moins et n’a ces­sé de se tendre. On y élève actuel­le­ment — de trois à six mètres — la hau­teur du rem­part bar­be­lé sus­cep­tible d’a­pai­ser les fan­tasmes d’en­va­his­se­ment de l’U­nion euro­péenne qui, faute de savoir ce qu’elle veut, ne sait pas ce qu’elle devient et s’af­fole. L’é­vè­ne­ment ne consti­tue, selon toute vrai­sem­blance, qu’une pré­fi­gu­ra­tion de ce qui nous attend si, en matière de poli­tique migra­toire, l’U­nion ne change pas son fusil d’é­paule. Mais puisque la méta­phore du fusil vient d’être uti­li­sée, n’hé­si­tons pas à poser cru­ment la ques­tion : aux portes de l’Eu­rope, la guerre des migra­tions a‑t-elle commencé ? 

Au début des années 2000 déjà, la rumeur avait cir­cu­lé — sans rece­voir ni confir­ma­tion ni démen­ti — que la marine espa­gnole, dans les eaux proches de Gibral­tar, et la marine ita­lienne, dans celles aux confins de la Sicile, avaient çà et là ouvert le feu sur diverses embar­ca­tions de for­tune trans­por­tant des can­di­dats à l’é­mi­gra­tion clan­des­tine. Aujourd’­hui, c’est l’in­dé­cence plus que sym­bo­lique des bar­be­lés qui acquiert une nou­velle et vio­lente actua­li­té. Elle a, d’ores et déjà, été payée de douze corps abat­tus par balles ! Comme réponse prin­ci­pale aux flux migra­toires contem­po­rains, la chose rap­pelle, non sans ver­tige, que l’his­toire du XXe siècle euro­péen fut aus­si d’une cer­taine manière celle des « murs » et des « camps » dont, pour­tant, on nous encou­rage ardem­ment à gar­der la mémoire sinistre. « L’Eu­rope des camps1 » serait-elle mal­gré tout occu­pée de se réins­tal­ler, telle l’ex­pres­sion d’une culture poli­tique de l’en­fer­me­ment qui se répand ? La seule appa­rem­ment que les res­pon­sables poli­tiques contri­buent ou consentent à tra­duire concrè­te­ment en vue de s’op­po­ser à ceux qui tentent de par­ve­nir sur le ter­ri­toire euro­péen sur la base d’autres motifs que ce qui passe encore pour accep­table : l’u­ti­li­té à l’é­gard du mar­ché de l’emploi. Mais il faut l’ad­mettre sans ambages : c’est là pro­mou­voir une socié­té où les ins­tru­ments de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique ne sont plus en rien ceux du « doux com­merce » dont par­lait Mon­tes­quieu, mais plu­tôt ceux de la « guerre dégui­sée » que dénon­çait Rousseau. 

Dans une incom­pré­hen­sible indif­fé­rence, serions-nous en train de renouer avec le pas­sé ? Il est vrai, à notre corps défen­dant, que l’on est en train de nous débar­ras­ser du trop pénible spec­tacle qu’il y aurait à voir confiée à nos mili­taires la tâche du par­cage et du refou­le­ment des indé­si­rables, avec emploi des armes s’il échet. C’est, en effet, vers les pays du Magh­reb que l’U­nion euro­péenne entre­prend d’ex­ter­na­li­ser désor­mais la ges­tion de véri­tables centres de réten­tion qu’elle est prête à finan­cer. Stee­no­ker­zeel ou San­gatte sont sans doute trop proches de nos yeux déli­cats et, comme si la Médi­ter­ra­née devait nous rendre aveugles, c’est der­rière le paravent de ses rives que nos gou­ver­ne­ments refusent de prendre leurs res­pon­sa­bi­li­tés. C’est donc à l’ar­mée maro­caine, ain­si qu’à celle du colo­nel Kadha­fi — dis­po­nible aujourd’­hui pour jouer au cer­bère de l’Eu­rope -, qu’in­com­be­ra désor­mais le sale bou­lot des « rapa­trie­ments » mili­taires. De cette façon, sans grands ména­ge­ments et par camions entiers, les Sub­sa­ha­riens dont per­sonne ne veut dis­pa­rai­tront de notre hori­zon. Vu le grand nombre d’in­di­vi­dus concer­nés, cela cou­te­ra sans doute moins cher que d’af­fré­ter des char­ters ! Et peu importe si quelques cen­taines d’entre eux se retrouvent aban­don­nés dans l’un ou l’autre no man’s land déser­tique. La guerre des migra­tions, comme toutes les autres, ne fait pas dans la dentelle. 

Trêve d’i­ro­nie amère. La situa­tion dif­fi­cile face à laquelle, en cette matière, l’Eu­rope se découvre aujourd’­hui, trouve sa source dans le fait que l’im­mi­gra­tion est à la fois impé­rieuse et sans solu­tion immé­dia­te­ment satis­fai­sante, simple et défi­ni­tive. Il fau­dra donc accep­ter de por­ter le poids de ce qui consti­tue un enjeu appa­rem­ment intrai­table. Car il est vrai qu’il se trouve des situa­tions his­to­riques posant des pro­blèmes qu’une socié­té garde en « reste ». Parce qu’elle s’a­vère pro­vi­soi­re­ment inca­pable de les résoudre, il lui faut vivre avec eux. Une telle contra­dic­tion est-elle dif­fi­ci­le­ment sup­por­table ? Sans doute. Cela ne signi­fie pas, pour autant, qu’il s’a­gisse d’une situa­tion sans irré­cu­sables exi­gences. Celle, immé­diate, de pro­di­guer assis­tance, soins et nour­ri­ture à ces for­ce­nés du voyage. Celle, plus struc­tu­relle, d’as­su­mer le tran­chant de la situa­tion tant qu’elle demeure irré­so­lue, conti­nuant sans détour à cri­ti­quer la manière de gou­ver­ner l’U­nion qui se vou­drait une « socié­té ouverte » alors qu’elle s’embastionne.
De s’op­po­ser aus­si à l’é­ga­re­ment et au cynisme des États membres, qui cherchent à jouir des avan­tages de la mon­dia­li­sa­tion sans avoir à en assu­mer les res­pon­sa­bi­li­tés. Par exemple lorsque, fer­mant offi­ciel­le­ment leurs fron­tières, ils acceptent pra­ti­que­ment d’a­ban­don­ner aux tra­fi­quants d’êtres humains l’a­che­mi­ne­ment des clan­des­tins qui devien­dront à terme, via des régu­la­ri­sa­tions suc­ces­sives sinon pro­gram­mées, la main-d’œuvre dont ils savent bien que l’Eu­rope a besoin, en rai­son de son défi­cit démo­gra­phique (qu’on lise à ce pro­pos la décla­ra­tion gou­ver­ne­men­tale de Guy Verhof­stadt du 11 octobre 2005 !). De cette manière, ils n’or­ga­nisent rien d’autre que l’a­nar­chie inter­na­tio­nale des flux migra­toires qui se pour­suivent, tout en s’é­par­gnant le devoir de par­ler vrai à leur opi­nion publique. Ils peuvent même de cette façon se confé­rer une sorte de vir­gi­ni­té, en dénon­çant le sor­dide busi­ness des seuls vrais cou­pables que seraient les mafias qui font tant de vic­times. Comme si, à l’é­gard de l’A­frique par­ti­cu­liè­re­ment, nous étions sans res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique et morale, et qu’il ne s’a­gis­sait donc que d’une « ges­tion tech­nique » de la com­plexi­té tra­gique du monde qui nous entoure. Ce fai­sant, les poli­tiques consentent sur­tout à ce que les migra­tions deviennent chaque jour un peu plus un pro­ces­sus dévas­ta­teur, meur­trier comme une guerre. 

En vue du conseil euro­péen d’oc­tobre à Hamp­ton Court, l’Es­pagne et la France avaient annon­cé une ini­tia­tive conjointe por­tant sur « une grande poli­tique d’im­mi­gra­tion en Europe, fai­sant preuve d’au­dace, d’i­ma­gi­na­tion et de cou­rage ». On n’en a guère enten­du par­ler depuis lors. Le défi semble énorme et, pour les démo­crates, il res­te­ra, on peut en être sûr, l’ob­jet d’un long combat.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.