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Aux portes de l’Europe : la guerre des migrations aura-t-elle lieu ?
Ceuta et Melilla, les enclaves espagnoles d’Afrique du nord, sont aujourd’hui sous les projecteurs. Non sans raisons. Tel un point minuscule, elles constituent le lieu où sont portées à leur incandescence les questions que les flux migratoires contemporains posent à l’Union européenne tout entière. Pourtant, les principaux sites de passage de l’émigration clandestine ne se situent pas […]
Ceuta et Melilla, les enclaves espagnoles d’Afrique du nord, sont aujourd’hui sous les projecteurs. Non sans raisons. Tel un point minuscule, elles constituent le lieu où sont portées à leur incandescence les questions que les flux migratoires contemporains posent à l’Union européenne tout entière. Pourtant, les principaux sites de passage de l’émigration clandestine ne se situent pas là, mais dans les ports et les aéroports de l’ensemble du continent : on estime que 15 % seulement de ceux qui entrent illégalement en Espagne chaque année le font par le détroit de Gibraltar. Chaque jour néanmoins, au péril de leur vie, des cohortes de « Subsahariens » tentent de vaincre le non-avenir auquel ils se savent promis dans leurs pays d’origine devenus des pays que l’on fuit. Ils veulent franchir, là et à tout prix, la double haie grillagée, nouveau symbole s’il en était besoin, du verrouillage de plus en plus serré des frontières de l’Europe. Ces frontières qui seraient, espèrent-ils, celles de leur émancipation en même temps que de cette partie du monde d’où ils pourraient renvoyer aux leurs, dont ils sont comme les pathétiques émissaires, cette bouffée d’argent sans laquelle personne ne parvient plus à exister dans le monde globalisé. Pourtant, au cours de ce périple risqué, plus d’un perdra la vie. Et ceux qui auront échappé aux périls du voyage se retrouveront dans des centres de rétention où on leur annoncera — car ce n’est que sagesse et réalisme, parait-il — leur rapatriement forcé.
Combien de temps encore devrons-nous assister à ce spectacle de la honte, la leur et la nôtre ? Car, à dire vrai, il ne s’agit pas que d’un simple épisode passager de l’histoire des migrations vers le vieux continent, difficilement supportable sans doute mais éphémère. Il dure depuis dix ans au moins et n’a cessé de se tendre. On y élève actuellement — de trois à six mètres — la hauteur du rempart barbelé susceptible d’apaiser les fantasmes d’envahissement de l’Union européenne qui, faute de savoir ce qu’elle veut, ne sait pas ce qu’elle devient et s’affole. L’évènement ne constitue, selon toute vraisemblance, qu’une préfiguration de ce qui nous attend si, en matière de politique migratoire, l’Union ne change pas son fusil d’épaule. Mais puisque la métaphore du fusil vient d’être utilisée, n’hésitons pas à poser crument la question : aux portes de l’Europe, la guerre des migrations a‑t-elle commencé ?
Au début des années 2000 déjà, la rumeur avait circulé — sans recevoir ni confirmation ni démenti — que la marine espagnole, dans les eaux proches de Gibraltar, et la marine italienne, dans celles aux confins de la Sicile, avaient çà et là ouvert le feu sur diverses embarcations de fortune transportant des candidats à l’émigration clandestine. Aujourd’hui, c’est l’indécence plus que symbolique des barbelés qui acquiert une nouvelle et violente actualité. Elle a, d’ores et déjà, été payée de douze corps abattus par balles ! Comme réponse principale aux flux migratoires contemporains, la chose rappelle, non sans vertige, que l’histoire du XXe siècle européen fut aussi d’une certaine manière celle des « murs » et des « camps » dont, pourtant, on nous encourage ardemment à garder la mémoire sinistre. « L’Europe des camps1 » serait-elle malgré tout occupée de se réinstaller, telle l’expression d’une culture politique de l’enfermement qui se répand ? La seule apparemment que les responsables politiques contribuent ou consentent à traduire concrètement en vue de s’opposer à ceux qui tentent de parvenir sur le territoire européen sur la base d’autres motifs que ce qui passe encore pour acceptable : l’utilité à l’égard du marché de l’emploi. Mais il faut l’admettre sans ambages : c’est là promouvoir une société où les instruments de l’activité économique ne sont plus en rien ceux du « doux commerce » dont parlait Montesquieu, mais plutôt ceux de la « guerre déguisée » que dénonçait Rousseau.
Dans une incompréhensible indifférence, serions-nous en train de renouer avec le passé ? Il est vrai, à notre corps défendant, que l’on est en train de nous débarrasser du trop pénible spectacle qu’il y aurait à voir confiée à nos militaires la tâche du parcage et du refoulement des indésirables, avec emploi des armes s’il échet. C’est, en effet, vers les pays du Maghreb que l’Union européenne entreprend d’externaliser désormais la gestion de véritables centres de rétention qu’elle est prête à financer. Steenokerzeel ou Sangatte sont sans doute trop proches de nos yeux délicats et, comme si la Méditerranée devait nous rendre aveugles, c’est derrière le paravent de ses rives que nos gouvernements refusent de prendre leurs responsabilités. C’est donc à l’armée marocaine, ainsi qu’à celle du colonel Kadhafi — disponible aujourd’hui pour jouer au cerbère de l’Europe -, qu’incombera désormais le sale boulot des « rapatriements » militaires. De cette façon, sans grands ménagements et par camions entiers, les Subsahariens dont personne ne veut disparaitront de notre horizon. Vu le grand nombre d’individus concernés, cela coutera sans doute moins cher que d’affréter des charters ! Et peu importe si quelques centaines d’entre eux se retrouvent abandonnés dans l’un ou l’autre no man’s land désertique. La guerre des migrations, comme toutes les autres, ne fait pas dans la dentelle.
Trêve d’ironie amère. La situation difficile face à laquelle, en cette matière, l’Europe se découvre aujourd’hui, trouve sa source dans le fait que l’immigration est à la fois impérieuse et sans solution immédiatement satisfaisante, simple et définitive. Il faudra donc accepter de porter le poids de ce qui constitue un enjeu apparemment intraitable. Car il est vrai qu’il se trouve des situations historiques posant des problèmes qu’une société garde en « reste ». Parce qu’elle s’avère provisoirement incapable de les résoudre, il lui faut vivre avec eux. Une telle contradiction est-elle difficilement supportable ? Sans doute. Cela ne signifie pas, pour autant, qu’il s’agisse d’une situation sans irrécusables exigences. Celle, immédiate, de prodiguer assistance, soins et nourriture à ces forcenés du voyage. Celle, plus structurelle, d’assumer le tranchant de la situation tant qu’elle demeure irrésolue, continuant sans détour à critiquer la manière de gouverner l’Union qui se voudrait une « société ouverte » alors qu’elle s’embastionne.
De s’opposer aussi à l’égarement et au cynisme des États membres, qui cherchent à jouir des avantages de la mondialisation sans avoir à en assumer les responsabilités. Par exemple lorsque, fermant officiellement leurs frontières, ils acceptent pratiquement d’abandonner aux trafiquants d’êtres humains l’acheminement des clandestins qui deviendront à terme, via des régularisations successives sinon programmées, la main-d’œuvre dont ils savent bien que l’Europe a besoin, en raison de son déficit démographique (qu’on lise à ce propos la déclaration gouvernementale de Guy Verhofstadt du 11 octobre 2005 !). De cette manière, ils n’organisent rien d’autre que l’anarchie internationale des flux migratoires qui se poursuivent, tout en s’épargnant le devoir de parler vrai à leur opinion publique. Ils peuvent même de cette façon se conférer une sorte de virginité, en dénonçant le sordide business des seuls vrais coupables que seraient les mafias qui font tant de victimes. Comme si, à l’égard de l’Afrique particulièrement, nous étions sans responsabilité historique et morale, et qu’il ne s’agissait donc que d’une « gestion technique » de la complexité tragique du monde qui nous entoure. Ce faisant, les politiques consentent surtout à ce que les migrations deviennent chaque jour un peu plus un processus dévastateur, meurtrier comme une guerre.
En vue du conseil européen d’octobre à Hampton Court, l’Espagne et la France avaient annoncé une initiative conjointe portant sur « une grande politique d’immigration en Europe, faisant preuve d’audace, d’imagination et de courage ». On n’en a guère entendu parler depuis lors. Le défi semble énorme et, pour les démocrates, il restera, on peut en être sûr, l’objet d’un long combat.