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Autour de Thierry Maertens. Témoignage
Thierry Maertens avait créé un cursus (un an) d’étude et de pratique à la lumière du Concile. Nous étions une vingtaine de tous âges, religieux, diocésains, missionnaires, plus ou moins convaincus et intéressés, poussés par leur évêque ou ayant demandé d’en être. Le programme comportait des conférences sur la morale, sur la psychologie du comportement en public, sur les rites, sur le rôle du prêtre, du diacre, du laïc dans l’Église, dans sa communauté paroissiale ou religieuse, etc. Les textes théologiques fondant cela ne furent que partiellement produits, peu ou pas expliqués au clergé et aux fidèles. Le Concile fut cassé prématurément. La curie fit le ménage et jeta l’ancre.
Je me sens parfois comme un ancien combattant d’une guerre qui s’est terminée en révolution perdue.
J’ai connu et apprécié le père Thierry Maertens en tant que professeur à l’abbaye de Saint-André où il enseignait la liturgie nouvelle, durant un an de cours et de pratique. Mon supérieur m’avait autorisé à compléter le cursus normal pré-ordination avec le père Thierry. C’était le plongeon dans l’inconnu, quoique la réputation du père Thierry fût déjà un tantinet sulfureuse chez les conservateurs.
Le père Thierry, les conférenciers, les professeurs et les élèves
1964 – 1965. Nous étions une vingtaine d’élèves de toutes provenances : un bénédictin de mon âge, c’est-à-dire vingt-cinq ans, prêtre, États-Unis ; une majorité venant d’Afrique ; quelques missionnaires européens revenus apprendre ; quelques Sud-Américains envoyés par leur évêque avant d’être évêque eux-mêmes ou pour d’autres motifs. C’était très intéressant, une sorte de chaudron pétillant que Thierry maintenait à haute température.
Le premier jour, il pleuvait. Stupéfaction, un prêtre en soutane dansait dans la cour, sous la pluie avec un air de bonheur inoubliable. Il venait du Nordeste brésilien où il n’avait plus plu depuis près de sept ans. Chez nous, il allait être gâté ! Il nous a dit qu’il était curé d’une paroisse plus grande que la Belgique. Son grand problème, c’était son célibat. Dans les villages visités une fois l’an, personne ne le croyait et tous les maris planquaient leur femme.
Il y avait quelques autres enseignants, dont le chanoine de Locht. Je me rappelle aussi d’une jeune psy, spécialiste en langage corporel : nouveau pour nous qui ne savions trop comment nous tenir dans les nouveaux vêtements (encore appelés ornements) liturgiques, face aux fidèles. Elle est arrivée au milieu de tant d’ecclésiastiques, toute de rouge vêtue, telle une cardinale femme et laïque. Il était permis de rêver à une future Église…
Il n’a pas fallu longtemps avant qu’un clivage n’apparaisse entre ceux qui s’accrochaient à leur ancienne théologie et ceux qui, faisant fi du passé, embrayaient plein pot avec enthousiasme. Certains savaient que cet enseignement resterait lettre morte dans leur diocèse, en Colombie par exemple.
Ambiances romaines
Je me rappelle que nous avions pu écouter un enregistrement clandestin (grâce à un petit enregistreur à cassette, à l’époque au top, caché dans la manche de sa coule) de l’abbé de Maredsous, le père Godefroid Dayez, représentant au Concile des bénédictins belges. Il s’agissait de la diatribe scandalisée et improvisée, digne de Cicéron, du redoutable excellentissime Ottaviani, cardinal de la curie, commençant comme suit : « Protestor vehementer…» Parmi tous ces orateurs en latin, souvent truffé de fautes, lui savait que protestare était un verbe irrégulier (protestor et non protesto). Évidemment, à la curie, protester devait être rare. Nous comprîmes que la partie serait rude. Le cardinal Bea, italien aussi, était du côté des réformateurs. Une nuit, un moine facétieux alla coller sur la porte d’Ottaviani une affiche promouvant la compagnie aérienne britannique (disparue, signe du ciel?) par ces mots : Flying BEA. Ces plaisanteries montrent l’atmosphère entourant un mouvement libératoire historique.
Théologiens, liturgistes, historiens influents
Des moines français apprenaient le néerlandais pour lire les écrits du dominicain Schillebeecks dans le texte original (Schillebeeckx qui écrivait qu’en dehors de la messe, l’hostie consacrée redevenait simple hostie, que les messes dites sans le moindre fidèle n’avaient pas de sens). Idem pour d’autres comme Hans Küng. C’était une sorte de feu sacré qui se répandait, une vraie « Bonne nouvelle ». Cela nous rassurait de voir le rayonnement universel et le besoin de concrétisation des idées nouvelles, comme on découvre d’anciennes fresques sublimes sous les badigeons ignares.
Personnellement, j’avais eu un enseignement pendant les deux dernières années de mon cursus pré-ordination à Saint-André, basé déjà sur les nouveaux décrets, pas encore tous entérinés par la curie. Par exemple, le père Jacques Dupont, dont nous buvions littéralement les paroles au débit rapide, nous donnait l’exégèse entre deux voyages à Rome où il était conseiller d’un évêque belge. Nous fûmes ainsi plusieurs à apprendre qui la sténo, qui la dactylo, pour transcrire à trois toutes ses phrases, pour ensuite les taper sur stencils quasi mot à mot, et les ronéotyper durant la nuit entre complies et laudes. Il faisait partie avec quelques bénédictins belges de la fameuse Squadra Belga, en plein collimateur de la urie.
L’histoire des dogmes, des sacrements et aussi des interdictions multiples, me fut donnée par le père Romain Swaeles, sorti de l’UCL, et il m’a ouvert les yeux. Ainsi, il nous avait appris que l’avortement ne fut vraiment condamné par l’Église et l’État que lors de la fin de l’esclavage décrété après la Révolution française. Il était plus ou moins permis selon l’époque de la grossesse. On enseignait que l’embryon relevait de la vie végétale, le fœtus de la vie animale, et que c’était seulement dans les dernières semaines qu’il devenait une vie humaine. Il n’empêche qu’un nouveau-né, non encore baptisé, n’avait pas droit à une sépulture chrétienne, et ce jusque dans les années 1960. La fin de l’esclavage coïncida avec les débuts de la révolution industrielle et la conquête de nouvelles colonies, évènements nécessitant une main‑d’œuvre et une chair à canon considérable. L’Église de France, fille ainée de l’Église, avait alors une influence énorme sur le Vatican et participait à l’œuvre « civilisatrice » en Afrique et en Asie. Par ailleurs, elle avait des propriétés de canne à sucre dans les iles, et enfin, elle était surtout l’Église des grands de ce monde, rois et empereurs y compris.
Le père Romain nous avait expliqué aussi que le « Tu es Petrus et super hanc petram aedificabo ecclesiam meam » (« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église ») était une plaisanterie. Comment imaginer que Jésus, qui s’exprimait en araméen avec ses disciples, dans un monde où la langue grecque était la lingua franca, aurait pu faire un jeu de mots semblable avec la langue latine — celle des occupants — lui qui fréquentait les synagogues et n’avait jamais manifesté la moindre envie de bâtir une institution séparée. Vous imaginez donc le choc que ces théologies, solidement appuyées sur des arguments historiques, pouvaient avoir sur nous. Certains « alumni » en ont fait leur terreau, mais d’autres n’en ont pas tenu compte.
La curie et le virage à droite avec dérapage soigneusement contrôlé
Pendant ce temps à Rome, on bagarrait ferme pour que les textes soient adoptés sans être trafiqués par la curie pendant leur trajet vers l’imprimerie pontificale ! Le premier texte que le père Jacques Dupont avait remis, après approbation par les évêques, en était sorti en effet méconnaissable. À ses protestations, on avait répondu que « Les voies de l’Esprit saint sont impénétrables ». Les Belges ont refait un texte et l’ont déposé personnellement tout en montant la garde près des rotatives, toute la nuit, jusqu’à sa remise aux évêques du Concile. Thierry espérait comme nous tous que le Concile ne serait pas saboté, ni enterré aussitôt après. Hélas !
Il y eut l’archevêque brésilien Camara éjecté ; les dictatures sud-américaines quasiment bénies par les nonces et ensuite par Jean-Paul II ; les évêques africains remis au pas ; les cardinaux « papabili » et arrivistes comme notre Suenens, que ses anciens séminaristes appelaient l’«adorateur du soleil levant », qui commençaient déjà à retourner leur casaque. J’ai pu apprécier, oh combien ! le chanoine de Locht qui venait donner son cours de morale, basé sur les valeurs non seulement chrétiennes, mais surtout humaines. Lui aussi a subi les foudres après le Concile, et il n’a dû son salut qu’au fait qu’il était professeur à l’UCL, payé par l’État (accords-compromis dont la Belgique a le secret) et que donc le nonce ne pouvait rien y faire. Pourtant la « combinazione », il connaissait. Maigre consolation.
Je me sens parfois comme un ancien combattant d’une guerre qui s’est terminée en révolution perdue. Je pense aux printemps arabes où les Frères musulmans regagnent au centuple ce qu’ils ont perdu, faisant fi de l’espoir de la population : comme après la Commune de Paris, où les espérances des opprimés furent balayées par Thiers et ses fusillades. Les pré-grabataires de la curie n’ont pas voulu que l’on déchargeât la barque de tout le fatras dogmatique, ou qualifiés tel, pour que les fidèles et les humains puissent y retrouver leur place. Il aurait fallu qu’ils perdent leur pouvoir entouré de déférences, de flagorneries et d’agenouillements dévots. Au Congo, lorsque j’étais gamin, un Noir m’avait appris comment attraper un singe sans armes. Il fallait déposer une banane au fond d’une calebasse, solidement accrochée, et au goulot suffisamment étroit pour que le singe, banane en main, ne puisse la retirer. Ils ne lâchent jamais la banane. Ils la tiennent de plus en plus fermement.
La Bouverie, Jacques Brel, l’abbé Heuschen
À propos de Jacques Brel, c’est dans les bois de Saint-André qu’il composa Le plat pays. Lors d’un stage à La Bouverie, où nous étions cinq à six « élèves », la chanson introductive à la messe avait été La Lumière jaillira. Le célèbre et courageux curé, Louis Heuschen si je me souviens bien, venait de faire une enquête, parmi les paroissiens et autres habitants, sur la signification de quelques formules comme : « Louez le Seigneur », ou « Le Seigneur est mon berger, je ne manque de rien ». Le mot « louez » fut pris en majorité dans le sens de « louer », par exemple, un appartement. Quant au « berger », soit, les mineurs italiens, nombreux dans cette région, en connaissaient la signification, mais n’appréciaient pas d’avoir un berger qui les mènerait à la tonte et ensuite à l’abattoir : ils avaient « déjà donné » en Italie et dans les charbonnages ; soit, ils ne connaissaient pas ce mot en terres charbonnières. Je reçus, à cette occasion, un cours que je trouve encore magistral sur le vocabulaire employé par l’Église : par exemple, les mots « mystère », « symbole », « sacrement ». Il nous apprit aussi que le sacrement de mariage se confère exclusivement par les époux lors de leur union charnelle. Idem pour la confession : sans réelle repentance, ni promesse sincère de ne plus recommencer, pas de sacrement, quoique le prêtre puisse faire ou dire. Adieu la magie du prêtre titulaire exclusif des pouvoirs du Très Haut.
Émoi des fidèles
Plus personne ne pouvait dire à bon escient jusqu’où on pouvait aller, ni si c’était autorisé ou passible de sanctions. Les fidèles habitués à croire ce qu’on leur disait de croire, sans dépasser les lignes rouges, habitués à obéir, ne comprenant goutte dans ce tohubohu, devaient se contenter de la réponse que le clergé proposait depuis des siècles à leurs inquiétudes : « C’est un mystère, le mystère de la foi. »
Nous agissions presque comme des iconoclastes, ignorants que nous étions du désarroi grandissant des fidèles et du clergé, qui n’avaient pas le temps ou l’envie de creuser dans les textes, trop rares, ou les revues liturgiques. Nous les avons peinés, choqués et scandalisés dans leurs convictions profondes, j’en suis conscient. Il m’arrive, quand j’y pense, de le regretter sincèrement. Mais pour excuses, nous
avions la certitude que, si nous n’avancions pas, nous serions rattrapés par le pouvoir conservateur qui agissait de moins en moins en douce. De fait, le rajeunissement et la restauration de l’intérieur de l’édifice furent moins rapides que celui de la façade, et le déséquilibre se fit jour.
Lorsque j’étais diacre, le père sacristain m’avait jugé digne de m’occuper, pendant mes vacances, de veiller au rangement des multiples ornements et instruments liturgiques, et de l’avertir lorsque la réserve d’eau bénite atteindrait la cote d’alerte, afin qu’il procédât selon le rituel prévu à la sanctification de cette eau. Étonnement de celui-ci, car malgré la canicule et la fréquentation des fidèles, l’eau des bénitiers à l’entrée de l’église ne diminuait pas et je ne faisais jamais appel à lui. Miracle ou sacrilège ? Il opta pour la deuxième solution : il commençait à me connaitre, ou bien — effet involontaire du Concile — il ne croyait plus à la première. En effet, lui avouai-je, considérant qu’un mélange de 95% d’eau bénite avec 5% d’eau nature ne pouvait infirmer en rien les qualités surnaturelles (bien que peu évidentes) de cette eau, j’ajoutais tous les jours, comme disent les pharmaciens, « quantum satis » d’eau de source. Il me rétorqua, avec une colère retenue, qu’après tant de semaines, il ne restait quasiment plus rien de l’eau bénie ou bénite par lui au départ. « C’est vrai, lui répondis-je, mais c’est comme l’homéopathie, cela reste efficace, les principes fondateurs subsistant sous d’autres aspects. » Scandale ! Je fus appelé au rapport et mes arguments chimico-liturgiques envoyés aux enfers. Ce n’était pas charitable de ma part certes, mais comment résister dans ce torrent d’idées en tous sens ?
Églises désertées à cause du Concile ?
Il est courant de dire, dans certains milieux, que les églises se sont vidées à cause de Vatican II alors qu’elles étaient bien remplies autrefois. Ce n’est qu’en partie vrai. La déchristianisation avait déjà commencé bien avant la guerre. Après 1945, le plan Marshall et l’avènement du tracteur agricole, des premiers pesticides, des antibiotiques et des écoles de vétérinaires, avaient carrément accéléré le phénomène : saint Donat patron des chevaux fut remplacé par le garagiste, saint Corneille patron des troupeaux par les médicaments,etc. Ne restaient que les cas insolubles ou étranges pour lesquels les agriculteurs d’alors se rabattaient sur les vieilles pratiques. Mais ils ne furent pas suivis par leurs héritiers, plus professionnels. Tant d’espoirs détruits pour perpétuer un système mortifère auto-immune !
Nous nous sommes aussi aperçus de la grande misère des chants liturgiques en langue française et de ce que nous manquions cruellement de compositeurs dignes de ce nom. On s’est rapidement rendu compte dans ma communauté, où tous les offices étaient en français — certains chantés à trois voix — qu’ils paraissaient souvent rebutants pour les fidèles. Pas mal de psaumes et aussi certains hymnes ne passaient pas la rampe, vu leur caractère trop vengeur et guerrier. Certains vieux moines, pourtant fervents, qui depuis tant et tant d’années les psalmodiaient en latin — langue devenue quasiment vernaculaire pour eux —, trouvaient que se lever si tôt pour chanter de tels textes étaient au-dessus de leur force. Bref, on fit un tri, mais cela nous laissa un drôle de gout : nous nous sentions bien seuls dans nos décisions et on se demandait où allait s’arrêter cet élagage.
Ne restaient que les fragments d’une nouvelle liturgie, sortie trop seule, sans le soutien théologique adéquat, donc trop tôt. Pour être crédible et participante, il aurait fallu expliquer pourquoi on abandonnait le latin, pourquoi on supprimait certains rites, pourquoi le « face au peuple ». Il aurait fallu faire comprendre au clergé ce que signifiait l’Eucharistie (le « Faites ceci »!), ce qu’on attendait d’un nouveau clergé non dominant, émanant de la base,etc. Thierry nous avait donné un cours sur l’importance de la fête et des rites. Mais comment renouveler, voire remplacer, les fêtes et rites chrétiens, pourtant copiés en partie sur les païens qui les avaient précédés ? Qui allait être le réalisateur, le metteur en scène ?
L’abandon de l’habit religieux en ville, et même au monastère, aurait dû être préparé par une étude sur le sacré et sa représentation matérielle. De même pour l’abandon du latin. Je me rappelle que d’aucuns voulaient bien dire la messe en langage vernaculaire, à l’exception des formules sacramentelles prononcées lentement, penché sur l’hostie et le calice. Lorsque j’étais au noviciat (en 1957) et que je servais la messe du père abbé, dans sa chapelle privée, il me demandait souvent s’il avait bien prononcé toutes les syllabes. Le Code prévoyait que, si la formule était incomplète, il n’y avait pas transmutation des espèces. Cela semble à l’heure actuelle complètement magique. La désacralisation des rites, des objets, des vêtements et des gestes, selon les compréhensions plus ou moins profondes de chacun dans sa paroisse ou sa communauté, s’est faite dans le désordre et aussi le désarroi des autorités qui réagirent soit en laissant faire, soit en cassant.
Abandon ou fidélité à sa conscience
Le fameux « Tu es sacerdos in aeternum secundum ordinem Melchisedech » (« Tu es prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech ») devint incompréhensible sinon risible, personne ne pouvant expliquer d’où venait et qui était ce Melchisédech. Lorsque j’ai été « réduit à l’état laïc », selon la formule encore en application au diocèse de Liège en 1969, le chanoine préposé au respect du droit canon m’a affirmé que si je célébrais tout de même la messe, (je restais prêtre « in aeternum »), la consécration des espèces serait valide, mais illicite, et que je commettrais un sacrilège. Bigre ! Rester moine et prêtre dans les conditions évoquées était contraire à ce que me dictait ma conscience. Mon départ fut une décision longuement pesée et mal vécue par ma communauté et mes proches.
Et aujourd’hui, hic et nunc
Je fis connaissance d’une veuve munie de quelques enfants. Nous nous mariâmes à l’église et pendant quelque temps continuâmes à fréquenter les sacrements, jusqu’au moment où tous, d’un commun accord, nous avons abandonné toute pratique sinon toute foi. Cela, il y a quarante-deux ans. Jésus était-il fils de Dieu ? Enfanté par une vierge ? A‑t-il fait des miracles ? Sa mort a‑t-elle racheté le péché originel et les miens ? Est-il ressuscité ? Je ne rejette rien de ces dogmes, je n’en fais pas mon guide : l’important est ailleurs et suffisamment ardu ainsi. Pourquoi tant charger la barque ? En quoi cela me concerne-t-il, en tant que citoyen, mari et père de famille, ici et maintenant ?
Subsistent pour moi et ma vie quotidienne (j’essaie!) ce que le père Jacques Dupont appelait les « Ipsissima verba Jesu » (« Les paroles mêmes de Jésus ») et une partie de l’extraordinaire Règle de saint Benoît (spécialement les passages où il décrit les devoirs et l’élection de l’abbé, et du cellérier, leurs qualités à acquérir). Léo Moulin, éminent prof de l’ULB et laïc bon teint, considérait Benoît comme le vrai fondateur de l’Europe. Il lui a d’ailleurs consacré un livre. Quant au « Ipsissima verba » à propos du « Vous êtes le sel de la terre », prononcé par Jésus dans un pays où ce sel avait une valeur non seulement commerciale, mais essentielle pour la vie (à condition d’en utiliser peu et ne guère le répandre, sinon on n’a pour résultat que la mort de tout vivant comme dans la mer Morte), le père Jacques nous expliquait que Jésus ne désirait pas une expansion démesurée de son message : « Pas de perles aux pourceaux ! » Fortes paroles s’il en est. Il nous enseignait cela dans une abbaye qui comptait encore des centaines de moines missionnaires au Katanga, en Inde, aux États-Unis ! Jésus prônait l’exemple plus que les paroles. Lorsque Jacques Dupont dit : « Le sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat », il assimilait le sabbat aux rites, obligations, interdictions, et même aux dogmes de notre Église. Leçon quasi d’usage quotidien.