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Autour de Thierry Maertens. Témoignage

Numéro 11 Novembre 2012 par frère Jean-Marie

novembre 2012

Thier­ry Maer­tens avait créé un cur­sus (un an) d’é­tude et de pra­tique à la lumière du Concile. Nous étions une ving­taine de tous âges, reli­gieux, dio­cé­sains, mis­sion­naires, plus ou moins convain­cus et inté­res­sés, pous­sés par leur évêque ou ayant deman­dé d’en être. Le pro­gramme com­por­tait des confé­rences sur la morale, sur la psy­cho­lo­gie du com­por­te­ment en public, sur les rites, sur le rôle du prêtre, du diacre, du laïc dans l’É­glise, dans sa com­mu­nau­té parois­siale ou reli­gieuse, etc. Les textes théo­lo­giques fon­dant cela ne furent que par­tiel­le­ment pro­duits, peu ou pas expli­qués au cler­gé et aux fidèles. Le Concile fut cas­sé pré­ma­tu­ré­ment. La curie fit le ménage et jeta l’ancre.

Je me sens par­fois comme un ancien com­bat­tant d’une guerre qui s’est ter­mi­née en révo­lu­tion perdue. 

J’ai connu et appré­cié le père Thier­ry Maer­tens en tant que pro­fes­seur à l’abbaye de Saint-André où il ensei­gnait la litur­gie nou­velle, durant un an de cours et de pra­tique. Mon supé­rieur m’avait auto­ri­sé à com­plé­ter le cur­sus nor­mal pré-ordi­na­tion avec le père Thier­ry. C’était le plon­geon dans l’inconnu, quoique la répu­ta­tion du père Thier­ry fût déjà un tan­ti­net sul­fu­reuse chez les conservateurs.

Le père Thierry, les conférenciers, les professeurs et les élèves

1964 – 1965. Nous étions une ving­taine d’élèves de toutes pro­ve­nances : un béné­dic­tin de mon âge, c’est-à-dire vingt-cinq ans, prêtre, États-Unis ; une majo­ri­té venant d’Afrique ; quelques mis­sion­naires euro­péens reve­nus apprendre ; quelques Sud-Amé­ri­cains envoyés par leur évêque avant d’être évêque eux-mêmes ou pour d’autres motifs. C’était très inté­res­sant, une sorte de chau­dron pétillant que Thier­ry main­te­nait à haute température.

Le pre­mier jour, il pleu­vait. Stu­pé­fac­tion, un prêtre en sou­tane dan­sait dans la cour, sous la pluie avec un air de bon­heur inou­bliable. Il venait du Nor­deste bré­si­lien où il n’avait plus plu depuis près de sept ans. Chez nous, il allait être gâté ! Il nous a dit qu’il était curé d’une paroisse plus grande que la Bel­gique. Son grand pro­blème, c’était son céli­bat. Dans les vil­lages visi­tés une fois l’an, per­sonne ne le croyait et tous les maris plan­quaient leur femme.

Il y avait quelques autres ensei­gnants, dont le cha­noine de Locht. Je me rap­pelle aus­si d’une jeune psy, spé­cia­liste en lan­gage cor­po­rel : nou­veau pour nous qui ne savions trop com­ment nous tenir dans les nou­veaux vête­ments (encore appe­lés orne­ments) litur­giques, face aux fidèles. Elle est arri­vée au milieu de tant d’ecclésiastiques, toute de rouge vêtue, telle une car­di­nale femme et laïque. Il était per­mis de rêver à une future Église…

Il n’a pas fal­lu long­temps avant qu’un cli­vage n’apparaisse entre ceux qui s’accrochaient à leur ancienne théo­lo­gie et ceux qui, fai­sant fi du pas­sé, embrayaient plein pot avec enthou­siasme. Cer­tains savaient que cet ensei­gne­ment res­te­rait lettre morte dans leur dio­cèse, en Colom­bie par exemple.

Ambiances romaines

Je me rap­pelle que nous avions pu écou­ter un enre­gis­tre­ment clan­des­tin (grâce à un petit enre­gis­treur à cas­sette, à l’époque au top, caché dans la manche de sa coule) de l’abbé de Mared­sous, le père Gode­froid Dayez, repré­sen­tant au Concile des béné­dic­tins belges. Il s’agissait de la dia­tribe scan­da­li­sée et impro­vi­sée, digne de Cicé­ron, du redou­table excel­len­tis­sime Otta­via­ni, car­di­nal de la curie, com­men­çant comme suit : « Pro­tes­tor vehe­men­ter…» Par­mi tous ces ora­teurs en latin, sou­vent truf­fé de fautes, lui savait que pro­tes­tare était un verbe irré­gu­lier (pro­tes­tor et non pro­tes­to). Évi­dem­ment, à la curie, pro­tes­ter devait être rare. Nous com­prîmes que la par­tie serait rude. Le car­di­nal Bea, ita­lien aus­si, était du côté des réfor­ma­teurs. Une nuit, un moine facé­tieux alla col­ler sur la porte d’Ottaviani une affiche pro­mou­vant la com­pa­gnie aérienne bri­tan­nique (dis­pa­rue, signe du ciel?) par ces mots : Flying BEA. Ces plai­san­te­ries montrent l’atmosphère entou­rant un mou­ve­ment libé­ra­toire historique.

Théologiens, liturgistes, historiens influents

Des moines fran­çais appre­naient le néer­lan­dais pour lire les écrits du domi­ni­cain Schil­le­beecks dans le texte ori­gi­nal (Schil­le­bee­ckx qui écri­vait qu’en dehors de la messe, l’hostie consa­crée rede­ve­nait simple hos­tie, que les messes dites sans le moindre fidèle n’avaient pas de sens). Idem pour d’autres comme Hans Küng. C’était une sorte de feu sacré qui se répan­dait, une vraie « Bonne nou­velle ». Cela nous ras­su­rait de voir le rayon­ne­ment uni­ver­sel et le besoin de concré­ti­sa­tion des idées nou­velles, comme on découvre d’anciennes fresques sublimes sous les badi­geons ignares.

Per­son­nel­le­ment, j’avais eu un ensei­gne­ment pen­dant les deux der­nières années de mon cur­sus pré-ordi­na­tion à Saint-André, basé déjà sur les nou­veaux décrets, pas encore tous enté­ri­nés par la curie. Par exemple, le père Jacques Dupont, dont nous buvions lit­té­ra­le­ment les paroles au débit rapide, nous don­nait l’exégèse entre deux voyages à Rome où il était conseiller d’un évêque belge. Nous fûmes ain­si plu­sieurs à apprendre qui la sté­no, qui la dac­ty­lo, pour trans­crire à trois toutes ses phrases, pour ensuite les taper sur sten­cils qua­si mot à mot, et les ronéo­ty­per durant la nuit entre com­plies et laudes. Il fai­sait par­tie avec quelques béné­dic­tins belges de la fameuse Squa­dra Bel­ga, en plein col­li­ma­teur de la urie.

L’histoire des dogmes, des sacre­ments et aus­si des inter­dic­tions mul­tiples, me fut don­née par le père Romain Swaeles, sor­ti de l’UCL, et il m’a ouvert les yeux. Ain­si, il nous avait appris que l’avortement ne fut vrai­ment condam­né par l’Église et l’État que lors de la fin de l’esclavage décré­té après la Révo­lu­tion fran­çaise. Il était plus ou moins per­mis selon l’époque de la gros­sesse. On ensei­gnait que l’embryon rele­vait de la vie végé­tale, le fœtus de la vie ani­male, et que c’était seule­ment dans les der­nières semaines qu’il deve­nait une vie humaine. Il n’empêche qu’un nou­veau-né, non encore bap­ti­sé, n’avait pas droit à une sépul­ture chré­tienne, et ce jusque dans les années 1960. La fin de l’esclavage coïn­ci­da avec les débuts de la révo­lu­tion indus­trielle et la conquête de nou­velles colo­nies, évè­ne­ments néces­si­tant une main‑d’œuvre et une chair à canon consi­dé­rable. L’Église de France, fille ainée de l’Église, avait alors une influence énorme sur le Vati­can et par­ti­ci­pait à l’œuvre « civi­li­sa­trice » en Afrique et en Asie. Par ailleurs, elle avait des pro­prié­tés de canne à sucre dans les iles, et enfin, elle était sur­tout l’Église des grands de ce monde, rois et empe­reurs y compris.

Le père Romain nous avait expli­qué aus­si que le « Tu es Petrus et super hanc petram aedi­fi­ca­bo eccle­siam meam » (« Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâti­rai mon église ») était une plai­san­te­rie. Com­ment ima­gi­ner que Jésus, qui s’exprimait en ara­méen avec ses dis­ciples, dans un monde où la langue grecque était la lin­gua fran­ca, aurait pu faire un jeu de mots sem­blable avec la langue latine — celle des occu­pants — lui qui fré­quen­tait les syna­gogues et n’avait jamais mani­fes­té la moindre envie de bâtir une ins­ti­tu­tion sépa­rée. Vous ima­gi­nez donc le choc que ces théo­lo­gies, soli­de­ment appuyées sur des argu­ments his­to­riques, pou­vaient avoir sur nous. Cer­tains « alum­ni » en ont fait leur ter­reau, mais d’autres n’en ont pas tenu compte.

La curie et le virage à droite avec dérapage soigneusement contrôlé

Pen­dant ce temps à Rome, on bagar­rait ferme pour que les textes soient adop­tés sans être tra­fi­qués par la curie pen­dant leur tra­jet vers l’imprimerie pon­ti­fi­cale ! Le pre­mier texte que le père Jacques Dupont avait remis, après appro­ba­tion par les évêques, en était sor­ti en effet mécon­nais­sable. À ses pro­tes­ta­tions, on avait répon­du que « Les voies de l’Esprit saint sont impé­né­trables ». Les Belges ont refait un texte et l’ont dépo­sé per­son­nel­le­ment tout en mon­tant la garde près des rota­tives, toute la nuit, jusqu’à sa remise aux évêques du Concile. Thier­ry espé­rait comme nous tous que le Concile ne serait pas sabo­té, ni enter­ré aus­si­tôt après. Hélas !

Il y eut l’archevêque bré­si­lien Cama­ra éjec­té ; les dic­ta­tures sud-amé­ri­caines qua­si­ment bénies par les nonces et ensuite par Jean-Paul II ; les évêques afri­cains remis au pas ; les car­di­naux « papa­bi­li » et arri­vistes comme notre Sue­nens, que ses anciens sémi­na­ristes appe­laient l’«adorateur du soleil levant », qui com­men­çaient déjà à retour­ner leur casaque. J’ai pu appré­cier, oh com­bien ! le cha­noine de Locht qui venait don­ner son cours de morale, basé sur les valeurs non seule­ment chré­tiennes, mais sur­tout humaines. Lui aus­si a subi les foudres après le Concile, et il n’a dû son salut qu’au fait qu’il était pro­fes­seur à l’UCL, payé par l’État (accords-com­pro­mis dont la Bel­gique a le secret) et que donc le nonce ne pou­vait rien y faire. Pour­tant la « com­bi­na­zione », il connais­sait. Maigre consolation.

Je me sens par­fois comme un ancien com­bat­tant d’une guerre qui s’est ter­mi­née en révo­lu­tion per­due. Je pense aux prin­temps arabes où les Frères musul­mans regagnent au cen­tuple ce qu’ils ont per­du, fai­sant fi de l’espoir de la popu­la­tion : comme après la Com­mune de Paris, où les espé­rances des oppri­més furent balayées par Thiers et ses fusillades. Les pré-gra­ba­taires de la curie n’ont pas vou­lu que l’on déchar­geât la barque de tout le fatras dog­ma­tique, ou qua­li­fiés tel, pour que les fidèles et les humains puissent y retrou­ver leur place. Il aurait fal­lu qu’ils perdent leur pou­voir entou­ré de défé­rences, de fla­gor­ne­ries et d’agenouillements dévots. Au Congo, lorsque j’étais gamin, un Noir m’avait appris com­ment attra­per un singe sans armes. Il fal­lait dépo­ser une banane au fond d’une cale­basse, soli­de­ment accro­chée, et au gou­lot suf­fi­sam­ment étroit pour que le singe, banane en main, ne puisse la reti­rer. Ils ne lâchent jamais la banane. Ils la tiennent de plus en plus fermement.

La Bouverie, Jacques Brel, l’abbé Heuschen

À pro­pos de Jacques Brel, c’est dans les bois de Saint-André qu’il com­po­sa Le plat pays. Lors d’un stage à La Bou­ve­rie, où nous étions cinq à six « élèves », la chan­son intro­duc­tive à la messe avait été La Lumière jailli­ra. Le célèbre et cou­ra­geux curé, Louis Heu­schen si je me sou­viens bien, venait de faire une enquête, par­mi les parois­siens et autres habi­tants, sur la signi­fi­ca­tion de quelques for­mules comme : « Louez le Sei­gneur », ou « Le Sei­gneur est mon ber­ger, je ne manque de rien ». Le mot « louez » fut pris en majo­ri­té dans le sens de « louer », par exemple, un appar­te­ment. Quant au « ber­ger », soit, les mineurs ita­liens, nom­breux dans cette région, en connais­saient la signi­fi­ca­tion, mais n’appréciaient pas d’avoir un ber­ger qui les mène­rait à la tonte et ensuite à l’abattoir : ils avaient « déjà don­né » en Ita­lie et dans les char­bon­nages ; soit, ils ne connais­saient pas ce mot en terres char­bon­nières. Je reçus, à cette occa­sion, un cours que je trouve encore magis­tral sur le voca­bu­laire employé par l’Église : par exemple, les mots « mys­tère », « sym­bole », « sacre­ment ». Il nous apprit aus­si que le sacre­ment de mariage se confère exclu­si­ve­ment par les époux lors de leur union char­nelle. Idem pour la confes­sion : sans réelle repen­tance, ni pro­messe sin­cère de ne plus recom­men­cer, pas de sacre­ment, quoique le prêtre puisse faire ou dire. Adieu la magie du prêtre titu­laire exclu­sif des pou­voirs du Très Haut.

Émoi des fidèles

Plus per­sonne ne pou­vait dire à bon escient jusqu’où on pou­vait aller, ni si c’était auto­ri­sé ou pas­sible de sanc­tions. Les fidèles habi­tués à croire ce qu’on leur disait de croire, sans dépas­ser les lignes rouges, habi­tués à obéir, ne com­pre­nant goutte dans ce tohu­bo­hu, devaient se conten­ter de la réponse que le cler­gé pro­po­sait depuis des siècles à leurs inquié­tudes : « C’est un mys­tère, le mys­tère de la foi. »

Nous agis­sions presque comme des ico­no­clastes, igno­rants que nous étions du désar­roi gran­dis­sant des fidèles et du cler­gé, qui n’avaient pas le temps ou l’envie de creu­ser dans les textes, trop rares, ou les revues litur­giques. Nous les avons pei­nés, cho­qués et scan­da­li­sés dans leurs convic­tions pro­fondes, j’en suis conscient. Il m’arrive, quand j’y pense, de le regret­ter sin­cè­re­ment. Mais pour excuses, nous
avions la cer­ti­tude que, si nous n’avancions pas, nous serions rat­tra­pés par le pou­voir conser­va­teur qui agis­sait de moins en moins en douce. De fait, le rajeu­nis­se­ment et la res­tau­ra­tion de l’intérieur de l’édifice furent moins rapides que celui de la façade, et le dés­équi­libre se fit jour.

Lorsque j’étais diacre, le père sacris­tain m’avait jugé digne de m’occuper, pen­dant mes vacances, de veiller au ran­ge­ment des mul­tiples orne­ments et ins­tru­ments litur­giques, et de l’avertir lorsque la réserve d’eau bénite attein­drait la cote d’alerte, afin qu’il pro­cé­dât selon le rituel pré­vu à la sanc­ti­fi­ca­tion de cette eau. Éton­ne­ment de celui-ci, car mal­gré la cani­cule et la fré­quen­ta­tion des fidèles, l’eau des béni­tiers à l’entrée de l’église ne dimi­nuait pas et je ne fai­sais jamais appel à lui. Miracle ou sacri­lège ? Il opta pour la deuxième solu­tion : il com­men­çait à me connaitre, ou bien — effet invo­lon­taire du Concile — il ne croyait plus à la pre­mière. En effet, lui avouai-je, consi­dé­rant qu’un mélange de 95% d’eau bénite avec 5% d’eau nature ne pou­vait infir­mer en rien les qua­li­tés sur­na­tu­relles (bien que peu évi­dentes) de cette eau, j’ajoutais tous les jours, comme disent les phar­ma­ciens, « quan­tum satis » d’eau de source. Il me rétor­qua, avec une colère rete­nue, qu’après tant de semaines, il ne res­tait qua­si­ment plus rien de l’eau bénie ou bénite par lui au départ. « C’est vrai, lui répon­dis-je, mais c’est comme l’homéopathie, cela reste effi­cace, les prin­cipes fon­da­teurs sub­sis­tant sous d’autres aspects. » Scan­dale ! Je fus appe­lé au rap­port et mes argu­ments chi­mi­co-litur­giques envoyés aux enfers. Ce n’était pas cha­ri­table de ma part certes, mais com­ment résis­ter dans ce tor­rent d’idées en tous sens ?

Églises désertées à cause du Concile ?

Il est cou­rant de dire, dans cer­tains milieux, que les églises se sont vidées à cause de Vati­can II alors qu’elles étaient bien rem­plies autre­fois. Ce n’est qu’en par­tie vrai. La déchris­tia­ni­sa­tion avait déjà com­men­cé bien avant la guerre. Après 1945, le plan Mar­shall et l’avènement du trac­teur agri­cole, des pre­miers pes­ti­cides, des anti­bio­tiques et des écoles de vété­ri­naires, avaient car­ré­ment accé­lé­ré le phé­no­mène : saint Donat patron des che­vaux fut rem­pla­cé par le gara­giste, saint Cor­neille patron des trou­peaux par les médicaments,etc. Ne res­taient que les cas inso­lubles ou étranges pour les­quels les agri­cul­teurs d’alors se rabat­taient sur les vieilles pra­tiques. Mais ils ne furent pas sui­vis par leurs héri­tiers, plus pro­fes­sion­nels. Tant d’espoirs détruits pour per­pé­tuer un sys­tème mor­ti­fère auto-immune !

Nous nous sommes aus­si aper­çus de la grande misère des chants litur­giques en langue fran­çaise et de ce que nous man­quions cruel­le­ment de com­po­si­teurs dignes de ce nom. On s’est rapi­de­ment ren­du compte dans ma com­mu­nau­té, où tous les offices étaient en fran­çais — cer­tains chan­tés à trois voix — qu’ils parais­saient sou­vent rebu­tants pour les fidèles. Pas mal de psaumes et aus­si cer­tains hymnes ne pas­saient pas la rampe, vu leur carac­tère trop ven­geur et guer­rier. Cer­tains vieux moines, pour­tant fer­vents, qui depuis tant et tant d’années les psal­mo­diaient en latin — langue deve­nue qua­si­ment ver­na­cu­laire pour eux —, trou­vaient que se lever si tôt pour chan­ter de tels textes étaient au-des­sus de leur force. Bref, on fit un tri, mais cela nous lais­sa un drôle de gout : nous nous sen­tions bien seuls dans nos déci­sions et on se deman­dait où allait s’arrêter cet élagage.

Ne res­taient que les frag­ments d’une nou­velle litur­gie, sor­tie trop seule, sans le sou­tien théo­lo­gique adé­quat, donc trop tôt. Pour être cré­dible et par­ti­ci­pante, il aurait fal­lu expli­quer pour­quoi on aban­don­nait le latin, pour­quoi on sup­pri­mait cer­tains rites, pour­quoi le « face au peuple ». Il aurait fal­lu faire com­prendre au cler­gé ce que signi­fiait l’Eucharistie (le « Faites ceci »!), ce qu’on atten­dait d’un nou­veau cler­gé non domi­nant, éma­nant de la base,etc. Thier­ry nous avait don­né un cours sur l’importance de la fête et des rites. Mais com­ment renou­ve­ler, voire rem­pla­cer, les fêtes et rites chré­tiens, pour­tant copiés en par­tie sur les païens qui les avaient pré­cé­dés ? Qui allait être le réa­li­sa­teur, le met­teur en scène ?

L’abandon de l’habit reli­gieux en ville, et même au monas­tère, aurait dû être pré­pa­ré par une étude sur le sacré et sa repré­sen­ta­tion maté­rielle. De même pour l’abandon du latin. Je me rap­pelle que d’aucuns vou­laient bien dire la messe en lan­gage ver­na­cu­laire, à l’exception des for­mules sacra­men­telles pro­non­cées len­te­ment, pen­ché sur l’hostie et le calice. Lorsque j’étais au novi­ciat (en 1957) et que je ser­vais la messe du père abbé, dans sa cha­pelle pri­vée, il me deman­dait sou­vent s’il avait bien pro­non­cé toutes les syl­labes. Le Code pré­voyait que, si la for­mule était incom­plète, il n’y avait pas trans­mu­ta­tion des espèces. Cela semble à l’heure actuelle com­plè­te­ment magique. La désa­cra­li­sa­tion des rites, des objets, des vête­ments et des gestes, selon les com­pré­hen­sions plus ou moins pro­fondes de cha­cun dans sa paroisse ou sa com­mu­nau­té, s’est faite dans le désordre et aus­si le désar­roi des auto­ri­tés qui réagirent soit en lais­sant faire, soit en cassant.

Abandon ou fidélité à sa conscience

Le fameux « Tu es sacer­dos in aeter­num secun­dum ordi­nem Mel­chi­se­dech » (« Tu es prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Mel­chi­sé­dech ») devint incom­pré­hen­sible sinon risible, per­sonne ne pou­vant expli­quer d’où venait et qui était ce Mel­chi­sé­dech. Lorsque j’ai été « réduit à l’état laïc », selon la for­mule encore en appli­ca­tion au dio­cèse de Liège en 1969, le cha­noine pré­po­sé au res­pect du droit canon m’a affir­mé que si je célé­brais tout de même la messe, (je res­tais prêtre « in aeter­num »), la consé­cra­tion des espèces serait valide, mais illi­cite, et que je com­met­trais un sacri­lège. Bigre ! Res­ter moine et prêtre dans les condi­tions évo­quées était contraire à ce que me dic­tait ma conscience. Mon départ fut une déci­sion lon­gue­ment pesée et mal vécue par ma com­mu­nau­té et mes proches.

Et aujourd’hui, hic et nunc

Je fis connais­sance d’une veuve munie de quelques enfants. Nous nous mariâmes à l’église et pen­dant quelque temps conti­nuâmes à fré­quen­ter les sacre­ments, jusqu’au moment où tous, d’un com­mun accord, nous avons aban­don­né toute pra­tique sinon toute foi. Cela, il y a qua­rante-deux ans. Jésus était-il fils de Dieu ? Enfan­té par une vierge ? A‑t-il fait des miracles ? Sa mort a‑t-elle rache­té le péché ori­gi­nel et les miens ? Est-il res­sus­ci­té ? Je ne rejette rien de ces dogmes, je n’en fais pas mon guide : l’important est ailleurs et suf­fi­sam­ment ardu ain­si. Pour­quoi tant char­ger la barque ? En quoi cela me concerne-t-il, en tant que citoyen, mari et père de famille, ici et maintenant ?

Sub­sistent pour moi et ma vie quo­ti­dienne (j’essaie!) ce que le père Jacques Dupont appe­lait les « Ipsis­si­ma ver­ba Jesu » (« Les paroles mêmes de Jésus ») et une par­tie de l’extraordinaire Règle de saint Benoît (spé­cia­le­ment les pas­sages où il décrit les devoirs et l’élection de l’abbé, et du cel­lé­rier, leurs qua­li­tés à acqué­rir). Léo Mou­lin, émi­nent prof de l’ULB et laïc bon teint, consi­dé­rait Benoît comme le vrai fon­da­teur de l’Europe. Il lui a d’ailleurs consa­cré un livre. Quant au « Ipsis­si­ma ver­ba » à pro­pos du « Vous êtes le sel de la terre », pro­non­cé par Jésus dans un pays où ce sel avait une valeur non seule­ment com­mer­ciale, mais essen­tielle pour la vie (à condi­tion d’en uti­li­ser peu et ne guère le répandre, sinon on n’a pour résul­tat que la mort de tout vivant comme dans la mer Morte), le père Jacques nous expli­quait que Jésus ne dési­rait pas une expan­sion déme­su­rée de son mes­sage : « Pas de perles aux pour­ceaux ! » Fortes paroles s’il en est. Il nous ensei­gnait cela dans une abbaye qui comp­tait encore des cen­taines de moines mis­sion­naires au Katan­ga, en Inde, aux États-Unis ! Jésus prô­nait l’exemple plus que les paroles. Lorsque Jacques Dupont dit : « Le sab­bat est fait pour l’homme et non l’homme pour le sab­bat », il assi­mi­lait le sab­bat aux rites, obli­ga­tions, inter­dic­tions, et même aux dogmes de notre Église. Leçon qua­si d’usage quotidien.

frère Jean-Marie


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