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Autour de la loi belge relative à l’euthanasie
La question de l’euthanasie s’est posée en Belgique dans le contexte de la levée progressive du tabou longtemps entretenu autour de la mort. En prenant l’initiative d’une loi en cette matière, le législateur belge a voulu répondre à des attentes d’une partie du corps médical et de la société, tout en respectant le pluralisme éthique. Cette loi ouvre en effet des possibilités, sans toutefois imposer une conduite à quiconque. Au contraire, avec deux autres lois adoptées en 2002, elle donne à chacun la possibilité de choisir les modalités de sa fin de vie, contribuant ainsi à « désensauvager » la mort. C’est dans cet esprit que sont aujourd’hui débattues des questions concernant l’extension de son champ d’application.
En 2002, le législateur belge a adopté presque simultanément trois lois étroitement solidaires : une loi qui dépénalise l’euthanasie sous conditions, une loi relative aux soins palliatifs et une loi relative aux droits du patient. Quel en est l’esprit et comment se traduit-il dans la loi relative à l’euthanasie ? À quelles attentes sociales celle-ci répond-elle ? Comment structure-t-elle ces attentes et quelle dynamique a‑t-elle suscitée ? Ces questions conduisent à examiner la loi elle-même, mais aussi son amont et son aval.
1960 – 1996 : la fin d’un tabou
Pour cerner le contexte dans lequel se forge la volonté de légiférer à propos de l’euthanasie, rappelons que la mort fut longtemps un tabou, avant qu’une double question n’émerge au cours des années 1960 : comment vivre avec elle ? comment permettre à chacun de mourir dans la dignité ? Interpelés, la société et des milieux médicaux réagirent. Souvenons-nous de l’impulsion donnée aux soins palliatifs par le travail pionnier de Cecily Saunders au Royaume-Uni et de la fondation en 1967 du St Christopher’s Hospice à Londres, ainsi que de la création en Belgique, au cours des années 1980, de la première association de soins palliatifs puis de la première unité de soins palliatifs à la clinique Saint-Jean à Bruxelles à l’initiative de sœur Léontine1. Simultanément parurent de nombreux ouvrages de réflexion2.
Ces démarches s’inscrivaient dans le contexte plus large d’une volonté de redéfinir la relation médecin-patient, longtemps placée sous le signe du paternalisme médical en raison de son irréductible asymétrie. Des problématiques comme le refus de soins, le testament de vie, l’information du patient sur son état de santé, la consultation par lui de son dossier médical, ont été de pair avec l’émergence de deux questions qui ont constitué le terreau dans lequel la question de l’euthanasie a commencé à être réfléchie. Comment assurer une mort dans la dignité ? Comment faire droit à l’autonomie du patient dans la relation médicale ?
En Belgique, de 1996 à 2002 : des réflexions préalables
En 1996, dans ce contexte, les présidents de la Chambre et du Sénat demandent l’avis du Comité consultatif de bioéthique, récemment créé, sur ces questions qui avaient fait l’objet de propositions de loi dès 1984 : « L’opportunité d’un règlement légal de l’interruption de vie à la demande des malades incurables (“euthanasie”) ; les soins palliatifs ; la déclaration de volonté relative au traitement et du “testament de vie”. » Il importe de souligner dès à présent une constante de la réflexion et du débat en Belgique : la préoccupation porte sur la fin de vie dans son ensemble, soins palliatifs et euthanasie sont associés dans une même interrogation.
Le règlement légal de l’euthanasie est abordé en réponse à deux attentes étroitement imbriquées : dans la société, un meilleur accompagnement en fin de vie ; de la part de certains médecins, une sécurité juridique. En effet, jusqu’alors, tout médecin pratiquant une euthanasie était susceptible de devoir répondre de la charge d’homicide volontaire avec préméditation (assassinat ou empoisonnement). Il pouvait invoquer l’état de nécessité, mais les conditions permettant de déterminer celui-ci étaient floues, voire contradictoires. Mettre fin à cette insécurité entraine évidemment des répercussions directes sur la qualité de l’accompagnement de la fin de vie : la sécurité juridique permet de poser des actes en pleine lumière, sans courir le risque d’éventuelles poursuites ; les euthanasies peuvent donc être pratiquées dans un cadre clair qui en définit la licéité ; les patients peuvent dès lors bénéficier ouvertement d’un réel accompagnement vers et dans leurs derniers moments.
L’attention à la qualité de la fin de la vie était certes requise dès 1975 par le Code de déontologie médicale qui interdisait l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie (art. 97 et 95)3. La révision de 1992 maintenait ces interdictions tout en précisant la mission du médecin à l’égard du patient conscient en phase terminale : « soulager ses souffrances morales et physiques et préserver sa dignité » (art. 96). Le médecin était aussi tenu de se concerter avec un ou des confrères afin de déterminer l’attitude à adopter, et de recueillir, après les avoir informés, l’opinion du patient ou, à défaut, de ses proches (art. 97). Les médecins confrontés aux situations de fin de vie se trouvaient ainsi face à des injonctions déontologiques parfois difficiles à satisfaire simultanément : « soulager » et « préserver la dignité ».
Dans son avis du 15 janvier 2000 relatif à l’« implication médicale dans le cadre de la vie finissante », le Conseil national de l’Ordre des médecins reconnait l’insécurité juridique dans laquelle se trouvent les médecins, bien qu’aucune poursuite n’ait été engagée à l’égard de ceux qui avaient déclaré publiquement avoir pratiqué des euthanasies. Il réaffirme son opposition à l’acharnement thérapeutique pour lequel il constate une « aversion accrue » dans la société, insiste sur la confiance à avoir dans les soins palliatifs, et préconise « la concertation, en temps utiles, avec le patient et le cas échéant avec son entourage […] dans un esprit d’humanité fondé sur le respect croissant de la personne humaine et particulièrement de l’être humain en proie à la détresse ».
Le 17 novembre 2001, appelé à réagir au projet de loi adopté par le Sénat, il redit sa confiance dans la capacité des médecins « de décider en honneur et conscience de la mise en œuvre de moyens adéquats pour permettre à un patient en fin de vie de mourir dans la dignité ».
Entretemps, le 2 mai 1997, le Comité consultatif de bioéthique avait rendu son premier avis consacré à l’« opportunité d’un règlement légal de l’euthanasie4 » envisagé pour les personnes capables. Cet avis débute par une définition de l’euthanasie adoptée consensuellement : « acte pratiqué par un tiers qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci ». Cette définition donne l’initiative au patient et soumet la réalisation de l’acte à la demande de celui-ci. Suivent quatre propositions5 dont certaines ont inspiré la loi. Cette diversité est liée à une règle de travail du comité : tout en signalant les aspects consensuels, les avis visent aussi à rendre compte des différentes positions exprimées afin d’offrir un tableau d’ensemble des conceptions existant dans la société belge.
Le 22 février 1999, le Comité consultatif de bioéthique répondait, dans son neuvième avis, à la question : est-il opportun de légiférer en matière d’arrêt actif de la vie des personnes incapables d’exprimer leur volonté ? Trois propositions se dégagent : reconnaissance légale de l’arrêt actif de la vie ; maintien de l’interdit pénal, mais reconnaissance de l’état de nécessité et définition d’une procédure à respecter à priori pour l’arrêt actif de la vie demandé par le patient dans une directive anticipée ; maintien pur et simple de l’interdit légal au nom de la protection des plus vulnérables.
Les avis 1 et 9 expriment aussi des accords unanimes : rejet de l’acharnement thérapeutique, souhait de développer les soins palliatifs, caractère inadapté de la règlementation relative au certificat et à la déclaration de décès, manque de transparence du processus de décision médicale en fin de vie.
Pour sa part, le Conseil d’État rendit le 2 juillet 2001 un avis sur la compatibilité des textes débattus avec les instruments internationaux protégeant les droits humains : en dépénalisant l’euthanasie, le législateur manquerait-il à son devoir de protéger le droit à la vie [Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (CEDH), art. 2, et Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), art. 6] ? Le Conseil d’État estima que ce droit doit être mis en balance avec celui d’être protégé contre les traitements inhumains et dégradants (CEDH, art. 3 et PIDCP, art. 7) et avec le droit au respect de l’intégrité physique et morale qui relève du droit au respect de la vie privée (CEDH, art. 8 et PIDCP, art. 17).
En 2002 : l’adoption de la loi
La loi relative à l’euthanasie fut adoptée le 28 mai 2002 après de nombreuses consultations et auditions, suivies de débats nourris dans les assemblées parlementaires et les commissions. L’ensemble des personnes auditionnées était représentatif de la pluralité des disciplines et des pratiques professionnelles et associatives impliquées dans les questions de fin de vie, et de la diversité linguistique et idéologique de la Belgique6. Fait remarquable et exceptionnel : les auditions furent le plus souvent publiques et diffusées par la télévision, outre leur relation, plus synthétique, dans les autres médias. Cette « publicité » demeure : la transcription intégrale des auditions publiques reste accessible sur le site du Sénat et dans les documents parlementaires.
Que donne à penser le survol de cette loi qui concerne le patient « majeur ou mineur émancipé, capable et conscient au moment de sa demande » ?
D’abord, il faut souligner l’importance de la définition de l’euthanasie. Celle-ci circonscrit le champ d’application de la loi et en exclut l’abstention ou l’arrêt de traitements, de même que l’administration d’analgésiques, dépassant ainsi les distinctions classiques entre euthanasie active et passive, euthanasie directe et indirecte. L’administration de substances entrainant la mort qui ne répond pas à une volonté exprimée par le patient conscient sera désormais appelée « arrêt actif de la vie ».
Ensuite, la loi ouvre un droit à demander l’euthanasie, et non un droit à celle-ci. Elle donne l’initiative, non au médecin (qui peut d’ailleurs faire valoir la clause de conscience), mais au patient dont elle met l’autonomie décisionnelle au premier plan. Elle redistribue ainsi les rôles et les responsabilités, en accord avec le mouvement général d’opposition au paternalisme médical. Encore faut-il que le patient soit réellement autonome et que sa volonté soit réitérée : le médecin doit s’en assurer.
Cependant, le patient voit l’exercice de son autonomie encadré par des conditions strictes qui touchent à son intégrité physique et psychique abordée de deux points de vue : son vécu subjectif, le caractère objectif des atteintes qu’il subit. Sa souffrance physique ou psychique doit être constante et insupportable ; le médecin et le confrère consulté doivent attester que sa situation médicale est grave et incurable, et sa souffrance physique ou psychique constante, inapaisable et insupportable.
Bien que cela puisse sembler paradoxal à première vue dans la mesure où l’euthanasie consiste à poser un acte qui met fin à l’intégrité physique du patient, c’est bien le respect de l’intégrité psychique et morale de celui-ci qui constitue la valeur fondamentale sous-tendant la loi7. Sans doute convient-il de préciser quelque peu ces termes. Si l’intégrité, entendue globalement, désigne un « état inaltéré de complétude », qu’entendre par intégrité psychique et morale ? La première désigne la cohérence interne de la personne, son équilibre psychique. Elle peut être mise à mal par des souffrances physiques insupportables et inapaisables. Elle est en étroite connexion avec l’intégrité morale entendue comme adhésion à un code de valeurs, capacité des personnes à agir en suivant leur conscience. L’intégrité morale exprime en effet la dynamique morale et existentielle propre à chacun qui le conduit à se forger ses propres positions et conceptions sur le monde et sur soi en fonction desquelles il prendra des décisions. Elle n’est pas la rigidité de qui se refuse à toute discussion et elle ne peut se réduire à la résistance face aux tentatives de faire changer d’avis. Ressort et aboutissement d’une quête personnelle d’autonomie, elle n’est pas l’affirmation d’un égo souverain, mais se déploie en interaction avec autrui, dans les contextes où la personne vit et se forge ses valeurs.
La loi fait écho à cette conception relationnelle de l’autonomie. Plusieurs entretiens entre le médecin et son patient sont requis, qui ne peuvent se borner à une communication d’informations puisqu’ils doivent déboucher sur une conviction commune : l’euthanasie est la seule solution raisonnable. Le terme « conviction » n’est pas anodin : il donne à entendre qu’il s’agit de mener ensemble un processus de réflexion qui prolonge la demande initiale du patient, et qui s’échelonne dans le temps, même lorsque celui-ci devient bref. On est donc bien dans la construction progressive d’une décision partagée, dans le respect de l’intégrité morale de chacun des partenaires. Certes, le médecin peut faire valoir la clause de conscience, mais celle-ci doit se situer en amont de ce processus.
Le médecin est en outre chargé d’une responsabilité relationnelle à plusieurs points de vue : il doit s’entretenir avec l’éventuelle équipe soignante, et, si le patient le souhaite, avec les proches que celui-ci désigne ; il doit aussi s’assurer que le patient lui-même a pu s’entretenir de sa demande avec les autres personnes qu’il souhaitait rencontrer. L’autonomie du patient est donc centrale, mais on vient de voir qu’elle n’est en rien solipsiste. Quant au médecin, sa fonction est réaffirmée dans sa double dimension fondamentale : scientifique et technique à l’égard de la maladie, morale et relationnelle à l’égard du patient8. Face à une demande d’euthanasie, il est appelé, de façon particulièrement exigeante, à opérer un « double dépassement : aller au-delà de sa fonction, comprise de façon étroite comme soins à donner à des corps malades ; aller au-delà de ses propres convictions pour rejoindre le patient dans son intégrité9 ».
Par l’articulation qu’elle tisse entre les valeurs fondamentales d’autonomie et d’intégrité morale qui viennent d’être évoquées, la loi relative à l’euthanasie met en place le cadre juridique dans lequel pourra s’exercer une « éthique de la responsabilité10 » dont les acteurs sont à la fois les personnes — patients et médecins — et la société. L’attention au respect des personnes se marque aussi dans le fait, déjà signalé, qu’en 2002, trois lois solidaires furent adoptées presque en même temps. Tandis que la loi relative à l’euthanasie ouvre le droit de demander celle-ci, la loi relative aux soins palliatifs pose, elle, le droit pour chacun de bénéficier de tels soins (art. 2), dont elle vise à améliorer l’offre (art. 3 à 8) et qu’elle reconnait comme constitutifs de l’art médical (art. 9). Quant à la loi relative aux droits du patient, elle restructure la relation médecin-patient et vise à l’instaurer autant que possible comme un partenariat entre personnes autonomes. Elle reprend, synthétise et élargit le champ d’application de nombreux aspects importants soulignés lors des débats et auditions précédant l’adoption des deux autres lois.
Qu’il existe deux lois relatives à la fin de vie traduit nettement la volonté d’offrir au patient la possibilité d’en choisir la modalité qui correspond à ses préférences murement réfléchies en concertation avec son médecin.
Depuis 2002 : de nouvelles questions
L’adoption de ces deux lois relatives à la fin de la vie a permis l’émergence d’une réflexion ouverte, axée sur le respect accru des patients. Dans les milieux de soins et dans la société, là où elle a été menée, cette réflexion, a contribué notamment à mettre en question la polarisation souvent établie entre soins palliatifs et euthanasie comme bonne ou mauvaise prise en charge. Elle a permis aussi de mieux prendre en compte les ressources qu’offrent les soins palliatifs et les impasses qui peuvent y être rencontrées11.
Simultanément, l’interrogation à propos de l’euthanasie continue. En effet, la loi de 2002 ne répond pas à toutes les questions et ne couvre pas toutes les situations. En outre, la pratique en a montré certaines limites, et les connaissances médicales ont évolué. La question d’un élargissement de son champ d’application est actuellement débattue. Quinze propositions de loi et une proposition de résolution ont été déposées au Sénat. Trois aspects sont centraux : l’extension de la loi aux mineurs et aux personnes démentes, ainsi que la clause de conscience.
Actuellement, la loi ne concerne que les patients majeurs ou mineurs émancipés. L’élargissement de son champ d’application au-delà de cette catégorie fort restreinte de mineurs soulève plusieurs questions. Faut-il poser un âge limite pour formuler une demande d’euthanasie ? Faut-il plutôt s’attacher à la capacité de discernement, ce que fait la loi relative aux droits du patient (art. 12 § 2) ? Quelles garanties mettre en place pour s’assurer de cette capacité, du caractère sans issue de la situation médicale du mineur, de sa souffrance constante, insupportable et inapaisable, de la liberté de sa demande ? Quelle implication et quel accompagnement des parents prévoir ? Faut-il envisager aussi dans cette loi les mineurs incapables de discernement (notamment les bébés prématurés ou atteints de maladie mortelle), ce qui pose la question très sensible du tiers qui formule la demande ?
En outre, la loi de 2002 ne concerne que les patients capables et conscients au moment où ils formulent leur demande. Il en résulte un flou certain concernant les personnes atteintes de démence. La notion d’inconscience s’applique-t-elle à leur situation12 ? Est-il possible de déterminer précisément le moment où débute l’incapacité de manifester sa volonté, ce que requiert la loi actuelle ? Est-il opportun de limiter à cinq ans la durée de validité de la déclaration anticipée qu’une personne devenue inconsciente aurait faite en pleine lucidité ? Ne faut-il pas concevoir la déclaration anticipée comme un testament, valide tant qu’il n’est pas revu ou révoqué ? Ne faut-il pas alléger la procédure de rédaction en n’exigeant qu’un témoin, mais en maintenant des garanties qui protègent l’autonomie du déclarant ? Ne faut-il pas limiter aux majeurs la possibilité de faire une telle déclaration ? Ne faut-il pas en prévoir un enregistrement centralisé ?
La clause de conscience soulève deux types de questions. D’abord sa teneur. Est-elle une prérogative strictement personnelle ? Ou peut-elle aussi être avancée par une institution (hôpital, maison de repos) via des lignes directrices imposées aux membres ? Dans les propositions de loi débattues, le refus de cette institutionnalisation est net car jugé illégal. Ensuite : quelles sont les obligations respectives du médecin et du patient ? Certaines propositions de loi demandent que des précisions soient apportées : que le refus du médecin de pratiquer une euthanasie soit communiqué au patient dans les sept jours de la formulation de la demande et que le délai de transmission du dossier à un confrère soit limité à quatre jours. En outre, plutôt que d’exiger du patient qu’il signale le nom d’un médecin à qui transférer le dossier, ainsi que le prévoit la loi actuelle, il est proposé que le médecin lui-même soit obligé de renvoyer le patient à un confrère disposé à pratiquer l’acte, à condition que les autres conditions de la loi soient respectées.
Une question était restée ouverte : le suicide assisté. En effet, le Conseil d’État en 2001 et le Conseil national de l’Ordre des médecins en 2003 avaient souligné que, dans le respect des conditions prévues par la loi, il n’y a pas de différence de nature entre cet acte et l’euthanasie. Des propositions de loi demandent que le législateur règle cette question.
D’autres questions sont également soulevées. Le contrôle exercé par la Commission fédérale suffit-il ? Que faire à l’égard des médecins qui ne déclarent pas les euthanasies qu’ils pratiquent ? Comment se répartissent les demandes anticipées (âges, sexes, régions) ? Une personne internée peut-elle demander l’euthanasie ? Comment comprendre la souffrance psychique insupportable et inapaisable ? Quels honoraires pour un médecin pratiquant une euthanasie ?…
Depuis 1996 : une dynamique générale
Les trois lois de 2002 déjà évoquées répondent à des demandes émanant de la société et visent à mieux assurer le respect de l’autonomie et de l’intégrité morale des patients. Certes la loi relative à l’euthanasie n’est pas unanimement acceptée, et c’est bien pourquoi elle prévoit la clause de conscience. Comme toute loi, elle constitue néanmoins une contrainte exercée par le législateur. Cela est perceptible dans l’avis rendu par le Conseil national de l’Ordre des médecins le 22 mars 2003 : celui-ci reconnut qu’« il ne peut préconiser des règles de conduite ou prendre des décisions contraires aux lois adoptées démocratiquement dans notre pays », tant que de telles lois respectent la liberté de conscience des médecins. En conséquence, le code de déontologie avait été revu en 2006 en ce qui concerne la vie finissante. Quant à la société belge, elle apprivoise progressivement la possibilité que lui donne cette loi. Les rapports bisannuels de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation montrent une augmentation progressive du nombre d’euthanasies qui restent toutefois fort marginales par rapport à l’ensemble des décès (environ 1 % en 2010 – 201113). Il semble dès lors qu’on ne puisse conclure à des abus ou des dérives, même si le contrôle effectué par la Commission semble à certains trop peu rigoureux du fait que, dans la ligne d’une éthique de la responsabilité des acteurs, il s’exerce à posteriori. Les rapports montrent aussi que les euthanasies sont plus nombreuses en Flandre qu’en Wallonie14. Outre les différences culturelles entre le nord et le sud du pays, et les différences de pratiques en fin de vie, ceci pose des questions concernant la connaissance même de cette loi par le public et la formation des médecins : les propositions de loi discutées en 2013 insistent souvent sur les améliorations à apporter à cet égard, de même qu’à la mise en évidence plus nette de la possibilité de choix entre soins palliatifs et euthanasie.
« Désensauvager » la mort
Si la loi relative aux soins palliatifs a permis d’adoucir le cheminement vers la mort naturelle, la loi relative à l’euthanasie a bouleversé pour beaucoup le rapport à la mort. En effet, la possibilité de demander l’euthanasie coupe court à la représentation de la grande faucheuse qui vous prend par surprise : la mort suscite toujours l’effroi et la peur, mais le fait de pouvoir décider son moment contribue à l’apprivoiser. Elle devient une étape de la vie qu’il importe de bien traverser, dont on peut parler plus sereinement, avec laquelle on peut apprendre à vivre, dont on peut concevoir et organiser le rituel de façon à lui donner tout son sens15. À cet égard, tant pour les patients que pour les médecins, ces deux lois contribuent à ce que, dès le milieu des années 1970, Philippe Ariès et bien d’autres appelaient de leurs vœux pour nos sociétés : « désensauvager » la mort16.
L’article 2 définit l’euthanasie : « acte pratiqué par un tiers qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci ».
L’article 3 pose un ensemble de conditions.
L’acte d’euthanasie doit être pratiqué par un médecin, il ne peut être délégué à un autre professionnel de la santé.
Le médecin doit s’assurer de trois conditions qui concernent le patient :
- la demande du patient doit être « volontaire, réfléchie, et répétée » et ne pas résulter d’une pression extérieure ;
- le patient doit se trouver dans « une situation médicale sans issue » à la suite d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable ;
- il « fait état d’une souffrance physique ou psychique constante et insupportable qui ne peut être apaisée ».
Le médecin doit satisfaire en outre plusieurs autres exigences :
- informer le patient de son état de santé et de son espérance de vie,
- envisager avec lui sa demande d’euthanasie,
- évoquer les possibilités thérapeutiques encore envisageables et celles qu’offrent les soins palliatifs avec leurs conséquences.
Médecin et patient doivent arriver à la « conviction » que l’euthanasie est la seule solution raisonnable et que la demande du patient est « entièrement volontaire ».
Le médecin doit encore :
- « s’assurer de la persistance de la souffrance physique ou psychique du patient et de sa volonté réitérée » à travers plusieurs entretiens, raisonnablement espacés au regard de l’évolution du patient ;
- consulter un confrère indépendant et compétent qui s’assurera de la situation médicale du patient et de sa souffrance constante, insupportable et inapaisable ;
- s’entretenir avec l’éventuelle équipe soignante de la demande du patient ;
- s’entretenir de la demande du patient avec les proches que celui-ci désigne ;
- s’assurer que le patient a pu s’entretenir de sa demande avec les proches qu’il souhaitait rencontrer.
La demande du patient doit être écrite par lui ou, en présence du médecin, par un tiers qui n’a pas d’intérêt à ce décès, et être signée par lui.
Elle est révocable à tout moment. Elle est versée dans le dossier (dont elle est retirée en cas de révocation), de même que les résultats de l’ensemble des démarches.
Si le décès n’est pas prévisible à brève échéance, le médecin doit respecter des conditions supplémentaires : consulter un deuxième médecin, respecter un délai d’un mois entre la demande écrite du patient et l’acte.
L’article 4 fixe les conditions de la déclaration anticipée pour les situations où le patient, atteint d’une affection grave et incurable, ne pourrait plus exprimer sa volonté en raison d’une inconscience irréversible selon l’état actuel de la science : cette déclaration qui peut être retirée ou adaptée à tout moment :
- doit avoir été rédigée moins de 5 ans avant le début de l’impossibilité de manifester sa volonté ;
- peut désigner une ou des personnes de confiance majeures, classées par ordre de préférence, porte-parole, auprès du médecin traitant, du déclarant devenu incapable de s’exprimer ;
- doit être rédigée en présence de deux témoins majeurs, dont l’un au moins n’a pas d’intérêt matériel au décès, et être datée et signée par le déclarant, les témoins, et, le cas échéant, par la ou les personnes de confiance désignées.
Quant au médecin, il devra :
- consulter un deuxième médecin qui examinera le dossier médical et le patient pour se prononcer sur le caractère irréversible de l’inconscience ;
- s’entretenir avec l’éventuelle équipe soignante, avec l’éventuelle personne de confiance, et avec les proches désignés par celle-ci.
Depuis le 1er septembre 2008, les déclarations anticipées peuvent être enregistrées via les communes afin de constituer auprès du Service public fédéral de la santé une banque de données accessible 24 heures sur 24 aux médecins17.
La loi crée une commission fédérale chargée du contrôle et de l’évaluation de sa propre application (article 6 à 13). Composée de 16 membres : 8 médecins, 4 juristes, 4 membres issus des milieux chargés de la problématique des patients atteints de maladies incurables, cette commission doit respecter la parité linguistique et assurer une représentation pluraliste. Tout médecin qui pratique une euthanasie doit en faire la déclaration auprès d’elle dans les 4 jours ouvrables (article 5) au moyen d’un formulaire ad hoc dont la loi précise la teneur. Outre le contrôle du respect des conditions définies par la loi, cette commission doit établir tous les 2 ans un rapport sur l’application de la loi, destiné au Parlement18.
L’article 14 prévoit la clause de conscience : aucun médecin n’est tenu de pratiquer une euthanasie, et aucune autre personne n’est tenue de participer à une euthanasie. Le médecin doit informer « en temps utile » le patient ou la personne de confiance éventuelle de son refus en en précisant les raisons. Il doit communiquer le dossier médical du patient à un autre médecin désigné par le patient ou la personne de confiance, à la demande de ceux-ci.
L’article 15 pose qu’une personne décédée à la suite d’une euthanasie pratiquée dans les conditions requises est réputée décédée de mort naturelle.
La seule modification apportée jusqu’à présent concerne le rôle du pharmacien. La loi du 10 novembre 2005 a conduit à l’insertion d’un article 3bis : le pharmacien ne commet pas d’infraction s’il délivre en personne une substance euthanasiante au médecin sur base d’une prescription rédigée par celui-ci et précisant que cette substance sera utilisée dans le cadre d’une euthanasie. Les autorités publiques doivent prendre les mesures assurant la disponibilité de ces substances, y compris dans les pharmacies hors hôpital.
- Sœur Léontine, Au nom de la vie. Les soins palliatifs : éthique et témoignage, Duculot, 1993.
- Notamment : Elisabeth Kübler-Ross, On Death and Dying (1969) ; Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident (1975) et L’homme devant la mort (1977) ; Edgar Morin, L’homme et la mort (1976) ; Odette Thibault, La maitrise de la mort (1975) ; Louis-Vincent Thomas, Anthropologie de la mort (1975) et Mort et pouvoir (1978) ; Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort (1976) ; Jean Ziegler, Les vivants et la mort (1978).
- Pour le code de déontologie médicale (actuel et versions antérieures) et les avis du Conseil national de l’Ordre des médecins, voir : www.ordomedic.be/fr/.
- Pour les avis du Comité consultatif de bioéthique, voir : www.health.belgium.be/eportal/Healthcare/.
- Dépénalisation de l’euthanasie ; décision en colloque singulier associée à la définition juridique des conditions de l’état de nécessité et à celle d’une procédure à satisfaire à posteriori, tout en maintenant l’interdit pénal ; définition de procédures à respecter à priori dans les situations de fin de vie, y compris l’euthanasie, après consultation collégiale ; maintien de l’interdit légal.
- Pour la liste de ces personnes et leurs auditions, voir sur le site du Sénat de Belgique (www.senate.be).
- Pour une approche plus développée des enjeux philosophiques de cette thèse, voir M.-L. Delfosse, « Euthanasie et intégrité. Enjeux de la loi belge et relation médecin-patient : une réflexion éthique », Frontières, 2011 – 2012, vol. 24, n° 1 et 2, p. 105 – 112.
- Voir à ce propos H. Ey, Naissance de la médecine, Masson, 1981, particulièrement sa superbe introduction « Mysterium doloris » dans laquelle il développe ce thème.
- N. Huart, « Soins palliatifs et euthanasie », Frontières, vol. 24, n° 1 et 2, p. 103. Les autres situations envisagées par la loi (décès non prévisible à brève échéance, déclaration anticipée pour les situations d’inconscience) s’inspirent des mêmes exigences et, on l’a vu, les modalisent en y adjoignant des conditions supplémentaires.
- R. Lallemand et P. de Locht, L’euthanasie, EVO, 2001, p. 8.
- Voir notamment à cet égard les propos de G. Ringlet, Le Soir, 6 juin 2013.
- Plusieurs propositions de loi débattues font part de la difficulté à cerner la démence et les stades de la dégénérescence, et l’une d’elles demande que le Sénat organise un débat pluridisciplinaire à ce propos.
- Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie, Cinquième rapport aux chambres législatives. 2010 – 2011, p. 13.
- Idem, p. 7 et 14. Voir aussi à ce propos : F. Van Neste, art. cit.
- Voir notamment à cet égard : L’équipe de soutien du réseau hospitalier d’Anvers campus Middelheim, Face à la mort. Récits d’euthanasies, Aden, 2008.
- Ph. Aries, L’homme devant la mort, Seuil, 1977. Voir aussi en ce sens : E. Morin, L’homme et la mort, coll. « Points », Seuil, 1976.
- AR du 27 avril 2007 réglant la façon dont la déclaration anticipée en matière d’euthanasie est enregistrée et est communiquée via les services du Registre national aux médecins concernés, MB, 7 juin 2007.
- Sur www.health.belgium.be/portal/Healthcare (Publications). Voir à leur propos : F. Van Neste, « Travaux de la Commission fédérale belge de contrôle et d’évaluation de la loi du 28 mai 2002 relative à l’euthanasie », Frontières, 2011 – 2012, vol. 24, n° 1 et 2 : L’aide médicale à mourir, p. 81 – 87.