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Autonomie de la culture et culture de l’autonomie, l’envers et l’endroit
Si le modèle de la distinction de Bourdieu, établissant une correspondance entre espace des positions sociales et espace des styles de vie (« dis-moi ce que tu aimes, je te dirai qui tu es ») a structuré depuis les années 1970 le champ de la sociologie de la culture, ce modèle se trouverait en partie fragilisé par les évolutions contemporaines au profit d’un modèle plus individualisant. De nos jours, ce ne serait plus tant le maniement d’un répertoire de gouts et de pratiques appartenant à la culture « savante » qui serait source de distinction, mais bien la capacité de pouvoir naviguer de manière autonome dans des univers culturels contrastés. Loin d’annihiler les logiques sociales, la nouvelle attitude valorisée tiendrait donc davantage dans une forme d’éclectisme mesuré, ne se confondant pas avec une consommation tous azimuts de biens culturels. Cependant, cette revendication de pouvoir choisir librement, cette culture de l’autonomie dans le domaine des pratiques et gouts culturels n’a pu prendre corps qu’en vertu de l’autonomisation, différenciation et segmentation progressives de la culture comme champ, offrant un panel bigarré de biens culturels autour desquels se nouent des appartenances et des luttes symboliques.
Le champ de la culture, envisagé ici sous l’angle des pratiques et des gouts culturels (plutôt que du point de vue de la création artistique-esthétique), se prête bien à une interrogation sur la place et le statut de l’autonomie dans ce domaine. Nous mènerons notre réflexion à partir d’une recherche qualitative (sur la base d’entretiens) portant sur les pratiques culturelles en Belgique francophone, enquête réalisée entre mai 2012 et janvier 2014. Mais nous tiendrons également compte d’enseignements qui ressortent des travaux marquants en sociologie de la culture au cours des deux ou trois décennies passées. Sans prétendre résumer les principales tendances qui se sont faites jour pendant cette période, on peut suggérer, en guise de repérage initial, deux propositions à première vue non concordantes, mais néanmoins tout à fait compatibles, et sans doute même complémentaires.
L’omnivorité, nouvelle forme de distinction ?
D’une part, la plupart des auteurs admettent le dépassement du modèle de la « distinction » tel qu’il avait été formulé par Bourdieu à la fin des années 1970 (sur la base d’enquêtes empiriques remontant aux années 1960). Ce modèle concevait les gouts culturels comme des marqueurs sociaux, renvoyant à des positions-trajectoires de classes et à des « luttes de classement » (les classes dominantes et leur sens de la distinction, les classes moyennes et leur « bonne volonté culturelle », les classes populaires et leur sens du nécessaire), conférant du même coup un privilège à la culture légitime, capable de faire douter ou de disqualifier les autres expressions culturelles, en particulier celles des classes populaires (notion de violence symbolique…).
Le modèle classique de la distinction aurait été remplacé par un modèle plus souple et plus individualisant, dans lequel le lien entre pratiques culturelles et inscriptions sociales est, semble-t-il, moins évident, tandis que la légitimité de la culture « dominante » ou « savante » s’est vue mise en question de multiples façons, permettant l’affirmation de légitimités « alternatives », correspondant à l’efflorescence d’options culturelles qui ne se laissent plus intimider par la « haute culture » (il va de soi que ces transformations sont corrélées à des grandes tendances sociologiques telles que l’extension de l’éducation et du loisir, le passage de la démocratisation de la culture à la démocratie culturelle, les industries culturelles induisant à la fois une massification et une segmentation, voire une fragmentation des « sous-cultures », etc. — sans que nous puissions développer ici ces aspects).
Deux expressions sont souvent retenues pour désigner ce nouveau modèle : l’éclectisme des gouts et des pratiques (la métaphore de l’omnivorité selon Richard A. Peterson), ainsi que les profils dissonants selon Bernard Lahire (« nuanciers culturels individuels » et « expériences hétérogènes », pluralité des dispositions et variété des contextes et des trajectoires…). Voilà pour la première tendance.
D’autre part, un certain nombre d’auteurs ont récemment attiré l’attention sur le fait que le passage à un modèle moins homogène et plus individualisant, loin d’annuler les logiques sociales et les jeux symboliques de distinction, en redessinait plutôt les formes et les modalités. Autrement dit, la distinction n’a pas disparu, en réalité, elle se pare de nouveaux habits — ce point étant étayé par nos propres travaux. Dans la nouvelle configuration, axée sur la contestation d’une légitimité exclusiviste (l’ancienne culture supérieure, noble ou bourgeoise…) au profit d’une diversité culturelle investie de manière plurielle et intensive, c’est l’éclectisme, l’ouverture, la dissonance, la voracité qui passent pour la nouvelle attitude valorisée, tandis que l’étroitesse de vue, les gouts monospécialisés, l’univorité, le provincialisme culturel ou le repli sur soi apparaissent comme autant de traits de ringardise, blâmables et stigmatisés. L’élargissement des gouts dans une optique de « tolérance » et de « curiosité » peut donc aller de pair avec le maintien de formes d’aversion ou de dégout (une formule mise en avant par les sociologues anglais de la culture traduit bien cela : Anything but Heavy Metal…).
L’enquête qualitative a ainsi fait apparaitre que, dans le discours des individus les plus prompts à afficher une forme d’autonomie et d’éclectisme en matière de préférences et de comportements culturels, cette ouverture revendiquée se trouve rapidement contrebalancée par l’affirmation de ses limites et ce, en maintenant certains univers culturels à forte distance.
Un autre indice de la rémanence des logiques de distinction semble résider dans la capacité de ces individus à manier des catégories, à opérer des classements et à se déplacer sur un continuum allant de l’engagement au détachement, du premier degré au second degré, du sérieux au divertissement pour définir leur rapport aux produits culturels. Il ne s’agit donc pas d’embrasser indistinctement toutes les formes culturelles, mais bien d’opérer des incursions plus ou moins poussées dans des univers culturels contrastés tout en étant capable d’établir une hiérarchie entre ces pratiques.
Cet éclectisme mesuré constitue une compétence inégalement distribuée en ce qu’elle reste l’apanage des individus bien dotés en capital culturel, social et économique. Se poser en acteur de sa participation à la vie culturelle, en consommateur culturel autonome, va bien souvent de pair avec la valorisation de démarches d’exploration individuelles, de comportements proactifs permettant de dénicher des objets de qualité, d’une liberté de choisir parmi une offre culturelle diversifiée, etc. Cependant, ce refus de se définir comme des réceptacles passifs de biens culturels n’est pas pour autant synonyme de rupture ou d’opposition avec les influences socialisatrices de l’entourage social.
Dans un contexte où la recherche de la sociabilité constitue une puissante motivation des pratiques culturelles, l’autonomie se pense davantage comme une capacité de ne pas se laisser dominer par une tendance croissante de marchandisation de la culture. Dénonçant l’assimilation des formes culturelles à des produits destinés à la vente et à la recherche du profit, les enquêtés les plus engagés dans la vie culturelle n’y voient bien souvent qu’inauthenticité, dérives de la créativité, érosion de la diversité ou encore homogénéisation de la culture. En mettant à distance cette culture marchande assimilée à une offre de produits qualitativement médiocres, formatés et perçue parfois comme source d’aliénation, ces individus investissent des pratiques perçues comme alternatives, considérées comme plus authentiques et qui sont par là même hautement valorisées.
Cet effet de distinction s’accompagne également d’un effet de sociabilité. Cette quête de pratiques en marge de la culture dite de masse induit de facto des formes d’entre-soi à l’égard desquelles les enquêtés peuvent présenter un rapport ambivalent. Ces consommateurs culturels affichant une large palette de gouts et pratiques et s’inscrivant dans une logique d’individualisation de leur profil culturel vont parfois jusqu’à reconnaitre l’existence de « microcosmes » structurés autour de ces pratiques et préférences pensées comme alternatives et qui sont tantôt vus positivement tantôt négativement, déplorant cette segmentation des publics, l’absence de mixité. Cette ouverture à la diversité brandie de manière plus ou moins ostentatoire ne s’accompagne donc pas pour autant d’une ouverture à des espaces sociaux différenciés.
L’autonomie dans le champ culturel
Comment se pose dès lors la question de l’autonomie à partir de cette nouvelle configuration du champ culturel, esquissée ici à gros traits ? Dans le modèle de l’éclectisme et des profils variés ou dissonants, le consommateur de biens culturels est censé avoir des pratiques et des gouts hautement diversifiés et individualisés, lui procurant des apports en termes d’expérience créative ou d’affirmation de soi, d’épanouissement ou d’«authenticité ». La notion de choix est ici centrale, à tel point que la métaphore du marché vient immédiatement à l’esprit.
À ce point, il importe de préciser deux choses. Primo, l’individualisation des pratiques et l’importance du choix s’accompagnent de phénomènes qui ne semblent pas forcément aller dans le même sens, voire qui peuvent passer pour des « résistances » par rapport aux logiques d’individualisation et d’autonomisation. Secundo, l’autonomie du choix individuel dans le champ culturel suppose des conditions sociales très particulières, qui se sont mises en place selon une temporalité longue, et qui font que notre manière de vivre « la culture », même si elle nous paraît des plus familières, est loin d’aller de soi (d’un point de vue socioanthropologique et d’un point de vue historique). Un indice à ce propos : il suffit d’interroger les gens sur leurs pratiques culturelles, dans le cadre de n’importe quel protocole d’enquête, pour vérifier à quel point cette notion charrie de nombreux présupposés qui ne sont pas neutres (« la culture ? mais quelle culture ? qu’entendez-vous par là ? », « moi je ne suis pas cultivé », « la culture en général ou ma propre culture ? », etc.), et qui bien entendu induisent des biais avec lesquels le chercheur doit composer dans le cadre de son travail de récolte et d’interprétation des données.
Réfléchissons‑y : notre manière de pratiquer, de consommer ou de faire l’expérience de la (ou d’une) culture (parmi d’autres) requiert que nous posions sans cesse des choix : quel spectacle allons-nous aller voir ce soir ? À quelle activité de loisir (plus ou moins [ré]créatif) m’adonner lors de mon « temps libre » ? par quel(s) style(s) vais-je me laisser influencer si je pratique un art plastique ? quel genre de musique va jouer (entre « invention » et réappropriation) le petit groupe formé par des amis ? etc. Or, bien que cette précondition passe souvent inaperçue, cette faculté de choix suppose que la culture ait été produite sous la forme de produits ou d’options différenciées, générées et rendues disponibles à la faveur de l’autonomisation d’un champ culturel. Exprimons cela de façon suggestive et simplifiée (même si des nuances devraient être introduites): à l’époque de l’émergence du blues et des autres musiques qui ont constitué la matrice d’une bonne partie des musiques dites populaires (ou pop, au sens anglo-saxon), on imagine mal le bluesman en herbe se lever, prendre sa guitare (ou son banjo), en se demandant : « Quel style de musique vais-je choisir d’interpréter aujourd’hui ? » Comme le suggèrent LeRoi Jones ou Alan Lomax, le blues ou le jazz, « à leurs débuts » (à ceci près qu’il convient de résister, en ce domaine comme en d’autres, à la fascination des origines) étaient vécus moins comme des choix que comme des nécessités, au sens où ils étaient la mise en forme de modes d’existence et d’expériences historiques (souvent douloureuses), ou la réaction créative — faite pour une part d’«invention », mais aussi pour une autre part d’emprunts et de mélanges — face à des conditions historiques et sociales qui ont été largement subies (esclavage, déracinement, exploitation, ségrégation, misère, injustices…).
Par contraste, à notre époque — celle du marché des biens culturels et des styles de vie, telle que décrite par exemple par Simon Reynolds dans Rétromania. Comment la culture pop recycle son passé pour s’inventer un futur —, chaque amateur, consommateur ou créateur est amené à se poser, de façon au moins tacite, voire hyperconscientisée ou « réflexive », la question du choix qu’il va être amené à effectuer face à la profusion bariolée des options culturelles. Mais encore une fois, ce choix suppose que la culture (ou les cultures) ait été produite en tant qu’artefact spécialisé, ce que les sociologues de la modernité analysent en termes de différenciation et de spécialisation du champ culturel.
Il est toujours utile de rappeler à cet égard la fameuse distinction entre la conception anthropologique de la culture et la conception sociologique. La culture au sens anthropologique du terme, ce sont les coutumes, les rites, les manières de faire et les façons de voir (mythes, récits, savoirs partagés…) propres à un groupe ou à une communauté. On pourrait aussi parler de modes de vie ou de formes de vie. Toutes ces notions sont largement implicites, fonctionnant dans le registre du non-dit : c’est comme ça, c’est « naturel » (certes il s’agit de la « seconde nature », produite socialement, mais vécue comme une évidence, allant de soi…). Dès lors il ne viendrait à l’idée de personne de se poser des questions à propos de sa propre culture conçue en ce sens, et l’ethnologue sait qu’il commettrait une erreur méthodologique fatale (sans doute aggravée par une discourtoisie interculturelle) en demandant tout de go aux gens ce qu’il en est de leurs pratiques culturelles…
Au contraire, la culture au sens des sociologues a été constituée historiquement et socialement comme objet spécialisé, depuis l’émergence de la figure de l’artiste vers la Renaissance, jusqu’à l’institutionnalisation du champ culturel (Bourdieu) et des « mondes de l’art » (Becker) aux XIXe et XXe siècles, se prolongeant par une marchandisation et une technologisation accrues des biens culturels (industries culturelles, culture de masse, médias, subcultures, technologies numériques, etc.). Le processus d’autonomisation a permis que les objets culturels (« la culture », « ma culture », « les cultures»…) soient rendus disponibles à la fois pour des appropriations (individuelles et/ou collectives) et des luttes symboliques (culture légitime vs. autres expressions culturelles, moins légitimes ou affirmant des légitimités alternatives…). Dans ces conditions, parler de « la » culture ne va toujours pas de soi (il s’agit toujours de se situer par rapport à des enjeux implicites de légitimation), mais au moins il devient possible, et même parfois aisé voire gratifiant, de parler de ses pratiques et gouts culturels.
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Ainsi, l’«autonomie de la culture » apparait comme condition de la « culture de l’autonomie » dans ce domaine et si ces deux processus sont indissociables, ils s’alimentent, se renforcent mutuellement. Un paradoxe mérite également d’être souligné à propos de ces individus refusant de se voir imposer une « culture » qui n’aurait pas fait l’objet d’un choix conscient et revendiquant une logique d’individualisation de leur profil culturel. Leurs comportements s’inscrivent dans un contexte normatif particulier où la figure de l’autonomie est hautement valorisée et lorsque ceux-ci prônent la faculté de pouvoir choisir librement leurs préférences et activités culturelles, ils ne font donc que se soumettre à cette injonction contemporaine qui traverse l’ensemble des champs sociaux.
Deux idées sont à retenir : d’une part, l’autonomisation et l’individualisation des pratiques culturelles, conférant une importance centrale à la notion de choix, sont des processus sociaux dont il convient de rendre compte historiquement et sociologiquement (à rebours des visions alarmistes qui invoquent un individualisme menaçant de dissoudre le social); d’autre part, l’autonomisation d’un champ n’est jamais totale, et de même que les frontières entre champs restent le plus souvent incertaines et poreuses, l’autonomie des pratiques reste relative — autrement dit, elle demande à être recontextualisée en tissant des liens avec des logiques sociales environnantes, fût-ce sous une forme plus souple et plus complexe (à la limite, si une pratique — culturelle ou autre — devient vraiment « désencastrée », au sens de Polanyi à propos de l’économie, ou au sens d’Olivier Roy à propos du fait religieux, alors on risque d’avoir affaire à un phénomène « pathologique » induisant des conséquences néfastes).