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Au plus près de l’invention des nanotechnologies et de l’avenir de nos sociétés

Numéro 11 Novembre 2011 par Dominique Vinck

octobre 2011

La remise en démo­cra­tie des sciences et déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques, qui façonnent l’a­ve­nir de nos socié­tés, passe par une dis­cus­sion appro­chée de ce qui se fabrique dans les labo­ra­toires et les entre­prises, et que cela sup­pose aus­si de se pen­cher sur les condi­tions de la recherche et de l’in­no­va­tion. Les pro­duits scien­ti­fiques et tech­no­lo­giques reflètent en par­tie les condi­tions de leur inven­tion et pro­duc­tion. Aus­si, convient-il de se pen­cher sur des ques­tions comme les types de par­te­na­riat qui sont construits dans et autour de la recherche, les arti­cu­la­tions entre dis­ci­plines, les orga­ni­sa­tions de recherche, les iden­ti­tés pro­fes­sion­nelles des chercheurs.

Avec le déve­lop­pe­ment des nano­tech­no­lo­gies, les cher­cheurs, les indus­triels, les poli­tiques et bien d’autres encore œuvrent à la trans­for­ma­tion de notre socié­té. Les enjeux éco­no­miques mais aus­si poli­tiques, socié­taux, voir anthro­po­lo­giques et éthiques, sont colos­saux. Il serait logique que cha­cun s’intéresse à cette nou­velle fabrique de la socié­té et qu’il fasse valoir ses droits de citoyen, car les orien­ta­tions de notre ave­nir sont déjà en cours de défi­ni­tion. Il n’y a donc pas de rai­son de lais­ser hors de la vigi­lance et du débat démo­cra­tiques cette part de l’activité socioé­co­no­mique qui trans­forme subrep­ti­ce­ment notre envi­ron­ne­ment, nos pro­duits de consom­ma­tion, nos acti­vi­tés indus­trielles et les ins­tru­ments du contrôle social. Il convient donc d’ouvrir la boite noire des nano­tech­no­lo­gies pour com­prendre com­ment nous sommes en train de trans­for­mer la société.

Les nano­tech­no­lo­gies forment un domaine chaud, très chaud même, où la com­pé­ti­tion mais aus­si quelques contro­verses sont vives. Les nations, de l’Est (Asie) et de l’Ouest, du Nord et du Sud, comme les entre­prises et les cher­cheurs, manœuvrent pour acqué­rir des posi­tions plus ou moins favo­rables dans le contrôle des connais­sances, pro­té­gées par le droit notam­ment, en train d’être fabri­quées de façon qua­si indus­trielle. Ces connais­sances consti­tuent des res­sources indis­pen­sables pour qui veut déte­nir ces posi­tions favo­rables (si pas domi­nantes, tout au moins avoir un accès) sur les mar­chés, mais aus­si dans les tables de négo­cia­tion inter­na­tio­nales (par exemple, les comi­tés de l’International Stan­dard Orga­ni­sa­tion (ISO), où envi­ron­ne­men­ta­listes, socié­tés de consom­ma­teurs, patients, citoyens et pays du Sud sont plus ou moins mal repré­sen­tés) où se dis­cutent les formes de régu­la­tion du jeu (de fabri­ca­tion et de la cir­cu­la­tion, des usages et des fins de vie des produits).

Les acteurs de ce nou­veau grand jeu pla­né­taire sont très nom­breux. De très nom­breuses nations ont défi­ni des poli­tiques publiques prio­ri­taires en faveur du déve­lop­pe­ment des nano­tech­no­lo­gies. Cer­taines mettent en avant des enjeux de déve­lop­pe­ment durable et de com­pé­ti­ti­vi­té tech­ni­co-éco­no­mique (c’est le cas de l’Europe), des enjeux sécu­ri­taires ou d’amélioration de la condi­tion humaine, y com­pris des poten­tia­li­tés du corps humain (c’est le cas des Etats-Unis) ou des enjeux de déve­lop­pe­ment au ser­vice de leur nation (c’est le cas de plu­sieurs pays lati­no-amé­ri­cains). Pra­ti­que­ment toutes les mul­ti­na­tio­nales, tous sec­teurs confon­dus, qui ont des acti­vi­tés de recherche et déve­lop­pe­ment, inves­tissent ces nou­velles tech­no­lo­gies pour y trou­ver les res­sources et orien­ta­tions de leur futur déve­lop­pe­ment éco­no­mique. De nom­breux cher­cheurs dans les sciences de base, sciences de la vie et dans l’ingénierie voient leurs acti­vi­tés de recherche réorien­tées (par­fois par eux-mêmes) vers ces nou­velles prio­ri­tés de la recherche.

Les revues éco­no­miques et d’affaires annoncent des pro­fits fabu­leux dans ce sec­teur. D’autres pro­phètes, auteurs de science-fic­tion et ingé­nieurs vision­naires, conçoivent nos mondes du futur (sol­dat, méde­cine, maté­riaux, mai­sons ou villes intel­li­gentes…). Des groupes (de cher­cheurs ou de citoyens, voire des com­pa­gnies d’assurance ou des ser­vices de l’Etat) attirent l’attention sur une liste de risques socié­taux (toxi­ci­té pos­sible des pro­duits ou leur deve­nir dans l’environnement, trans­for­ma­tion de la nature humaine, nou­velles formes de contrôle social liées à ces tech­no­lo­gies de l’intelligence ambiante). Des oppo­sants, par­fois très radi­caux, entrent en scène, tan­dis que diverses ins­tances de régu­la­tion entrent en action. Les forces en pré­sence (des bataillons d’industries et de cher­cheurs et, moins nom­breux, de ser­vices publics et de citoyens) prennent posi­tion et, loca­le­ment, s’engagent dans quelques rap­ports de forces.

La cuisine du chercheur

Les cher­cheurs qui, géné­ra­le­ment, se pensent un peu en dehors de tous ces jeux inté­res­sés, consti­tuent tou­te­fois des res­sources stra­té­giques, sou­te­nus par les deniers publics et les inves­tis­se­ments indus­triels. Eux-mêmes, d’ailleurs, se mettent sou­vent volon­tiers au ser­vice de ceux qui sont prêts à les finan­cer, voire font beau­coup pour les séduire, en ima­gi­nant tout le bien qui pour­rait être tiré de ces nou­velles tech­no­lo­gies : des éco­no­mies sur la consom­ma­tion des maté­riaux ou de l’énergie, de la valeur ajou­tée aux pro­duits (du télé­phone mobile aux médi­ca­ments ciblés ou aux ali­ments modi­fiés), des tech­no­lo­gies plus intel­li­gentes (grâce à la mul­ti­pli­ca­tion et à la dis­per­sion de cap­teurs de toutes sortes qui four­ni­ront plein d’informations exploi­tables pour suivre la vie des pro­duits et les usages qu’en font les consom­ma­teurs) et des ser­vices de sur­veillance et de tra­çage de toutes sortes. Pour y arri­ver, les cher­cheurs doivent encore résoudre de très nom­breuses énigmes scien­ti­fiques concer­nant le com­por­te­ment de la matière à très petite échelle (mille fois plus petit que le mil­lième de mil­li­mètre) et la façon de mani­pu­ler et de contrô­ler les maté­riaux à cette échelle afin qu’ils déve­loppent les com­por­te­ments et pro­prié­tés dési­rés. Les nanos­ciences ne sont pas l’affaire de quelques savants fous, mais de bataillons de cher­cheurs. Ils publient une part des connais­sances qu’ils fabriquent ; on tota­lise actuel­le­ment plus de cent-mille articles scien­ti­fiques (envi­ron dix-mille nou­veaux articles par an). Les Etats-Unis, la France, l’Allemagne, la Suisse, mais aus­si la Chine, la Corée et bien d’autres, dont la Bel­gique avec l’Imec et l’université de Leu­ven notam­ment, sont des acteurs signi­fi­ca­tifs dans cette course à la pro­duc­tion de connais­sances indus­triel­le­ment utiles.

Les débats publics portent lar­ge­ment sur les pro­duits (finis), les nou­velles tech­no­lo­gies, les usages et les risques, sou­vent anti­ci­pés et ima­gi­nés (par les vision­naires, les cher­cheurs, la science-fic­tion ou par des lan­ceurs d’alerte). Rares, cepen­dant, sont les débats nour­ris par un exa­men rap­pro­ché de la fabrique indus­trielle ou scien­ti­fique des nou­veaux concepts tech­no­lo­giques. Ils se déve­loppent soit sur la base de choses ima­gi­nées, soit sur la base d’objets presque déjà fina­li­sés. Dans le pre­mier cas, la réflexion et la dis­cus­sion peuvent faci­le­ment explo­rer diverses options alter­na­tives (ce qui est fort utile), mais elles manquent d’ancrage dans ce qui est réel­le­ment en train de se fabri­quer en labo­ra­toire et dans les bureaux d’études ou de mar­ke­ting indus­triel. Dans le second cas, elles peuvent s’ancrer sur des choses concrètes dont on peut com­men­cer à tes­ter réel­le­ment les pro­prié­tés et les risques, mais l’exploration est for­te­ment contrainte par les choix tech­no­lo­giques et les inves­tis­se­ments déjà consen­tis. Une solu­tion com­plé­men­taire consiste à s’approcher du tra­vail des cher­cheurs et des ingé­nieurs en train d’imaginer, de concré­ti­ser et de tes­ter de nou­veaux concepts. Pour ce faire, diverses stra­té­gies sont conce­vables : inter­ro­ger des cher­cheurs ou les faire inter­ve­nir dans des dis­cus­sions ; suivre de près la masse des publi­ca­tions scien­ti­fiques et des bre­vets ; obser­ver in situ le tra­vail en train de se faire ; orga­ni­ser des formes de dia­logues per­ma­nents avec des groupes de recherche.

Dans cet article, nous par­le­rons seule­ment de quelques résul­tats d’observations réa­li­sées au sein de labo­ra­toires de recherche. Des infor­ma­tions plus com­plètes sur les dif­fé­rents cas ou ques­tions évo­quées peuvent être trou­vées dans nos publi­ca­tions et dans celles de nos col­lègues (Hubert, 2007 ; Jou­ve­net, 2007 ; Vinck, 2005, 2006, 2009 ; Vinck et Robles, 2011). Nous mon­trons que, dans ces labo­ra­toires, ce ne sont pas seule­ment des connais­sances nou­velles, des publi­ca­tions et des bre­vets qui sont fabri­qués, mais aus­si des orien­ta­tions de recherche, des orga­ni­sa­tions, des com­pé­tences et des iden­ti­tés pro­fes­sion­nelles. Nous ne dis­cu­te­rons pas des nou­veaux objets qui s’y conçoivent mais plu­tôt des dyna­miques qui tra­versent ces lieux de fabri­ca­tion de connais­sances. Les dyna­miques à l’œuvre dans les orga­ni­sa­tions de recherche devraient pro­ba­ble­ment être débat­tues en même temps que les arte­facts pro­duits, car les deux choses sont liées. Par­te­na­riats indus­triels, arti­cu­la­tion des dis­ci­plines, trans­for­ma­tion des orga­ni­sa­tions et des iden­ti­tés pro­fes­sion­nelles des cher­cheurs sont étroi­te­ment liés aux nou­velles tech­no­lo­gies en train de se déve­lop­per. Pour remettre les sciences et déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques en démo­cra­tie, il ne suf­fit pro­ba­ble­ment pas de dis­cu­ter des pro­duits finis, des tech­no­lo­gies qui sortent des labo­ra­toires ; il faut pro­ba­ble­ment aus­si dis­cu­ter des orga­ni­sa­tions et des condi­tions de la recherche.

Le passage au nano

Depuis la fin des années nonante, une vague « nano » déferle dans le monde des sciences et du déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique. On peut se deman­der si c’est un effet de mode, pas­sa­ger ou la suite logique d’une évo­lu­tion tech­no­lo­gique pro­gram­mée ou une ten­dance lourde qui s’impose aux acteurs. Les acteurs scien­ti­fiques et indus­triels se réfèrent à des feuilles de route (road­map) qui fixent les conte­nus et les échéances des déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques qu’ils anti­cipent, comme si la seule incer­ti­tude serait de savoir qui res­te­ra dans la course ou qui arri­ve­ra le pre­mier à mai­tri­ser les connais­sances et la réa­li­sa­tion tech­nique. Le pas­sage des micro aux nano­tech­no­lo­gies, par contre, semble s’imposer à tous. Or, l’observation d’un labo­ra­toire montre que le sens de l’histoire tech­no­lo­gique et indus­trielle n’est pas aus­si linéaire qu’on pour­rait le penser.

Le labo­ra­toire obser­vé est spé­cia­li­sé dans l’invention et la mise au point de nou­veaux concepts de micro­sys­tèmes (notam­ment des cap­teurs de pres­sion pour les pèse-per­sonnes, des accé­lé­ro­mètres pour la détec­tion de chocs, des gyro­scopes, etc.) et pré­sente des démons­tra­teurs, des preuves de concept et des connais­sances devant per­mettre de repro­duire indus­triel­le­ment les résul­tats obte­nus en labo­ra­toire. Il est lar­ge­ment finan­cé par des entre­prises et des minis­tères tech­niques (défense notam­ment). Il a pour mis­sion d’assurer le trans­fert des résul­tats de la recherche vers le déve­lop­pe­ment indus­triel. Le labo­ra­toire obser­vé ras­semble une qua­ran­taine de per­sonnes (ingé­nieurs, doc­to­rants et tech­ni­ciens) qui dépendent d’une pla­te­forme tech­no­lo­gique qui regroupe des ins­tru­ments mi-lourds, rares et cou­teux ain­si qu’un per­son­nel tech­nique hau­te­ment qua­li­fié qui exé­cute les tra­vaux deman­dés. L’observation, qui se déroule entre 2003 et 2009, met en évi­dence une série de retour­ne­ments de situa­tion liés au jeu des acteurs et aux réac­tions des maté­riaux et des ins­tru­ments utilisés.

En 2004, aucun pro­jet ne porte le label « nano ». Les cher­cheurs disent ne pas être concer­nés par les nanos. Pour eux, cela concerne d’autres cher­cheurs : les gens des maté­riaux et de l’électronique hors sili­cium ain­si que de la recherche fon­da­men­tale. Le labo fait par­tie d’un ensemble qui devrait, en 2006, consti­tuer un grand pôle de recherche sur les micro et nano­tech­no­lo­gies (MNT) qui reçoit beau­coup de publi­ci­té, mais les cher­cheurs ne se sentent pas concer­nés. Les nanos ne sont pas leur affaire. Leur ave­nir est tou­te­fois deve­nu incer­tain parce que le volume des contrats indus­triels dimi­nue du fait que ces indus­triels ont acquis la com­pé­tence per­met­tant de se pas­ser désor­mais des cher­cheurs. Le labo explore alors de nou­velles pistes inno­vantes, mais rien ne concerne les nanos.

En quelques mois (automne 2004-prin­temps 2005), la thé­ma­tique « nano­sys­tèmes » émerge dans le labo ; désor­mais, tous en parlent. C’est la nou­velle prio­ri­té du labo. Il ne s’agit tou­te­fois pas de faire des nanos comme n’importe qui (cher­cheur ou indus­triel ailleurs dans le monde); il s’agit de conce­voir des nano­sys­tèmes utiles sur le plan indus­triel, et pas seule­ment des concepts tech­no­lo­giques fas­ci­nants, mais inutiles (comme le nano­ca­mion qui n’avance que sur une sur­face d’or chauf­fée à 400 °C). Pour quelques jeunes cher­cheurs, le chan­ge­ment cor­res­pond à une autre vision du monde, une rup­ture tech­no­lo­gique, qui change leur posi­tion dans l’organisation ; de parents pauvres à côté de la micro­élec­tro­nique, ils entre­raient dans une phase de conver­gence tech­no­lo­gique et cultu­relle avec la micro­élec­tro­nique. Les cher­cheurs sont enthou­siastes ; « ça change toute l’activité du labo. » Ils montent plu­sieurs pro­jets et attendent, anxieux, de savoir si les pou­voirs publics (fran­çais et euro­péens) et les indus­triels vont suivre leurs pro­po­si­tions. « On démarre des choses, mais on ne sait pas où on va. C’est à la fois moti­vant et stres­sant. Ça n’arrivera peut-être à rien », dit un des chercheurs.

À par­tir de mai 2006, les membres du labo­ra­toire apprennent que la majo­ri­té des pro­jets qu’ils ont pro­po­sés sont accep­tés, ce qui est une réus­site excep­tion­nelle. En outre, les indus­triels contac­tés, après avoir été réti­cents vis-à-vis des nano­sys­tèmes qu’ils voyaient comme des spé­cu­la­tions de cher­cheurs, se montrent fina­le­ment inté­res­sés. L’avenir n’est plus per­çu comme incer­tain ; tout semble aller dans le sens des nanos. Les res­sources finan­cières arrivent et les par­te­na­riats se mettent en place. De nou­velles connais­sances sont pro­duites, for­ma­li­sées, expo­sées et publiées.

Tou­te­fois, au début de l’année 2007, les cher­cheurs se posent des ques­tions. Après huit mois de tra­vail, aucun résul­tat n’est au ren­dez-vous et les cher­cheurs ne com­prennent pas ce qui se passe. Les nanos, ça ne marche pas. Les nano­sys­tèmes conçus et fabri­qués sont mal for­més et/ou ne sont pas fonc­tion­nels. Depuis plu­sieurs mois, les résul­tats néga­tifs arrivent les uns après les autres et les voies de solu­tions essayées ne se révèlent pas fécondes. Les nano-objets ne se com­portent pas comme pré­vu. Les cher­cheurs sont déçus. Leur moral s’effondre. La menace sur leur ave­nir rede­vient au pre­mier plan de leurs pré­oc­cu­pa­tions. Ils sont par­ti­cu­liè­re­ment inquiets vis-à-vis de leurs inter­lo­cu­teurs indus­triels, si dif­fi­ciles à convaincre de pas­ser aux nanos. Les cher­cheurs se demandent ce qu’ils pour­ront leur racon­ter. L’ambiance est morose. Deux tech­ni­ciens quittent le labo tan­dis que les autres ne sont pas cer­tains qu’y res­ter soit une bonne solu­tion. Des cher­cheurs refusent tou­te­fois la fata­li­té et se rac­crochent à ce qu’ils mai­trisent. Ils pro­posent de reve­nir en arrière, non pas jusqu’aux micro­sys­tèmes, mille fois plus gros, mais à des hybrides entre micro et nano afin de ne pas déce­voir les attentes indus­trielles en termes de réduc­tion d’échelle et de cout.

En 2008, l’ambiance est à nou­veau bonne. Un contrat indus­triel a été renou­ve­lé. Non seule­ment la voie des hydrides micro-nano est féconde et convainc les indus­triels, mais, fina­le­ment, cer­tains nano­sys­tèmes donnent aus­si des résul­tats (d’autres sont défi­ni­ti­ve­ment aban­don­nés). En outre, les micro­sys­tèmes, qui sem­blaient être un axe de recherche dépas­sé, retrouvent une nou­velle vita­li­té avec de nou­veaux défis tech­no­lo­giques et indus­triels. Désor­mais, le labo qui sem­blait pas­ser d’un axe micro à un axe nano se retrouve désor­mais avec trois axes paral­lèles : micro, micro-nano et nano. L’évolution tech­no­lo­gique n’a rien de linéaire. Elle ne s’impose pas comme une évidence.

Convergence des disciplines

Dans les dis­cours qui entourent les nano­tech­no­lo­gies, il est lar­ge­ment ques­tion du fait qu’une vaste conver­gence des sciences (phy­sique, chi­mie, bio­lo­gie, sciences de la cog­ni­tion et sciences sociales) serait à l’œuvre à l’échelle nano­mé­trique. Bien que le phé­no­mène soit lar­ge­ment contes­té par les cher­cheurs en sciences sociales qui suivent de près ces évo­lu­tions (à par­tir de la scien­to­mé­trie ou de l’observation rap­pro­chée de labo­ra­toires), dans le cas de nos obser­va­tions de ter­rain, nous assis­tons à une forme de conver­gence locale.

Comme en bien d’autres endroits, les cher­cheurs obser­vés forment des groupes qui tendent à se spé­cia­li­ser, à se sub­di­vi­ser et à sou­li­gner leur dif­fé­rence par rap­port à d’autres groupes. Cela tient notam­ment à l’usage de maté­riaux incom­pa­tibles comme l’exprime un cher­cheur : « Nous, on aime bien le fer parce que le fer c’est magné­tique, mais le fer on ne veut pas en entendre par­ler du côté du CMOS parce que c’est un pol­luant, donc for­cé­ment, le cli­vage est impo­sé. Il est impo­sé parce qu’on n’a pas les mêmes salles blanches, on n’a pas les mêmes machines, donc on n’aura pas les mêmes per­sonnes qui vont tra­vailler des­sus. » Les bar­rières entre eux tiennent aus­si aux outils et aux cadres concep­tuels uti­li­sés : « On n’utilise pas les mêmes outils. Nous, on est contraint parce qu’on a des maté­riaux très bizarres et très com­pli­qués, on ne sait pas les gra­ver, donc on a une tech­nique un peu bête et méchante, mais qui marche très bien. […] Donc on reste dans des cli­vages tech­niques qui sont très forts. » Au sein d’un même labo­ra­toire, la conver­gence entre cultures scien­ti­fiques ne va pas de soi : « On ne se com­prend pas for­cé­ment. On n’a pas les mêmes concepts, on ne voit pas les choses de la même façon. Donc ça n’est pas tou­jours évident, de se com­prendre, de savoir de quoi on parle. » Aus­si, se retrou­ver en réunion ne va pas de soi : « C’était sou­vent per­çu comme une contrainte parce que, jus­te­ment, il y avait ce côté où on avait l’impression de ne pas com­prendre ce que fai­saient les autres. On a pas­sé une après-midi à écou­ter des gens dont on com­pre­nait à peine ce qu’ils faisaient. »

La conver­gence au sein des micro­sys­tèmes ne va pas de soi. Elle l’est encore moins vis-à-vis d’autres groupes de recherche, par exemple ceux de la micro­élec­tro­nique. Lorsque nous sommes entrés dans ce labo­ra­toire, nos inter­lo­cu­teurs nous expli­quèrent que, eux, ils sont « micro­sys­tèmes » et que cela n’a rien à voir avec ceux de la « micro­élec­tro­nique ». En réunion, un cher­cheur explique que « eux, les micro­élec­tro­ni­ciens, ils ne peuvent pas com­prendre nos pro­blèmes de micro­sys­tèmes ». Ils parlent alors des « aris­to­crates de la micro­élec­tro­nique » par oppo­si­tion à eux-mêmes, les « arti­sans bri­co­leurs de micro­sys­tèmes », phy­si­ciens plus qu’électroniciens.

Les contours des groupes et leurs réfé­rents cultu­rels bougent avec le pas­sage des micro aux nano­sys­tèmes. Pro­gres­si­ve­ment, les cher­cheurs en micro­sys­tèmes en viennent à décou­vrir que le chan­ge­ment d’échelle des objets leur impose de recou­rir à des ins­tru­ments propres à la micro­élec­tro­nique. Des coopé­ra­tions se mettent alors en place. Du coup, l’idée émerge « d’intégrer, doré­na­vant, avec les mêmes équi­pe­ments, sur une même puce, un cap­teur, qui sera de dimen­sion nano­mé­trique, et une élec­tro­nique asso­ciée pour fabri­quer les bases tran­sis­tor clas­sique. Donc der­rière tout ça, pour moi, c’est vrai­ment une vision ». Les iden­ti­tés pro­fes­sion­nelles se mettent alors à bou­ger. Ce qui parais­sait figé et expli­ca­tif des coopé­ra­tions impos­sibles est ren­voyé au passé.

Transformation des organisations de recherche et reconstructions identitaires des chercheurs

Les nano­tech­no­lo­gies ne cor­res­pondent pas seule­ment à des chan­ge­ments d’objets de recherche et à de nou­velles appli­ca­tions tech­no­lo­giques. Elles sont aus­si l’occasion de trans­for­ma­tions qui tra­versent le monde des sciences. Nous avons déjà évo­qué les rap­pro­che­ments « cultu­rels », à l’occasion du pas­sage aux nanos. Nous allons main­te­nant abor­der la trans­for­ma­tion des orga­ni­sa­tions et la façon dont elles touchent les cultures pro­fes­sion­nelles des cher­cheurs. Nous pren­drons cette fois l’exemple de labo­ra­toires de phy­sique, actifs dans les nanosciences.

Avec les nanos, les cher­cheurs se trouvent confron­tés à l’émergence de dis­po­si­tifs de recherche des­ti­nés à flui­di­fier l’innovation en reliant les labo­ra­toires aux mar­chés. Les poli­tiques de l’innovation visent à opti­mi­ser les condi­tions de la concur­rence et de la coopé­ra­tion entre acteurs de l’innovation. Il s’agit notam­ment d’associer recherches fon­da­men­tale et appli­quée, sec­teurs pri­vé et public, cher­cheurs et ingé­nieurs de dif­fé­rentes dis­ci­plines. Les nanos consti­tuent le domaine de pré­di­lec­tion de ces rap­pro­che­ments. L’objectif est d’impulser des avances tech­no­lo­giques conver­tibles en emplois durables — car hau­te­ment qualifiés.

Les phy­si­ciens obser­vés insistent sur un aspect de leurs pra­tiques de recherche, qui contraste for­te­ment avec les modèles orga­ni­sa­tion­nels qui tendent à être impo­sés par les nou­velles poli­tiques de l’innovation : le bri­co­lage ins­tru­men­tal (Jou­ve­net, 2007). Ils mettent ain­si en valeur le carac­tère local, situé, du pro­ces­sus d’innovation scien­ti­fique qu’ils opposent à la logique de pla­ni­fi­ca­tion indus­trielle qui s’imposerait à la recherche. Ils insistent sur l’imprévisibilité avec laquelle doit com­po­ser la recherche de base. Au cœur de leur acti­vi­té, figurent des ins­tru­ments dont dépendent non seule­ment la nature et la forme des résul­tats qu’ils pro­duisent, mais aus­si leurs rela­tions de tra­vail. Cer­tains ins­tru­ments consti­tuent mêmes des sym­boles forts de leur iden­ti­té, des totems pro­fes­sion­nels qui contri­buent à défi­nir l’identité de leur équipe ou labo­ra­toire. Ces ins­tru­ments, chers et rares, attirent aus­si de jeunes cher­cheurs, des finan­ce­ments, des par­te­naires industriels.

Man­quer de tels ins­tru­ments revient à réduire ses chances de bien figu­rer dans la com­pé­ti­tion scien­ti­fique inter­na­tio­nale et de com­mettre des publi­ca­tions ori­gi­nales et de qua­li­té. L’amélioration conti­nue des ins­tru­ments est aus­si impor­tante pour res­ter « dans la course » et appar­te­nir à la « ligue des cham­pions. » Elle passe par la veille tech­no­lo­gique, les dis­cus­sions avec les fabri­cants et entre cher­cheurs, mais aus­si et sur­tout par leurs pra­tiques de décons­truc­tion et recons­truc­tion des dis­po­si­tifs expé­ri­men­taux, les astuces dont ils font preuve et leur créa­ti­vi­té ins­tru­men­tale. Bien que ces ins­tru­ments relèvent de la haute tech­no­lo­gie, les cher­cheurs les bri­colent avec des res­sources ordi­naires, dont ils s’enorgueillissent par­fois (uti­li­sa­tion d’une corde de gui­tare, d’un bout de car­ton et de scotch) tant elles per­mettent de créer des « manips » ori­gi­nales. Ils tirent aus­si leur fier­té de leur capa­ci­té à récu­pé­rer des ins­tru­ments et à les mélan­ger de façon inha­bi­tuelle. « C’est de la bidouille » qui per­met aux cher­cheurs d’accroitre la por­tée d’un dis­po­si­tif expérimental.

Dans le labo­ra­toire obser­vé, les phy­si­ciens parlent tou­te­fois du bri­co­lage expé­ri­men­tal comme d’un savoir-faire en voie de dis­pa­ri­tion, empreint de nos­tal­gie et de lutte pour la pré­ser­va­tion d’une pra­tique mena­cée par la ges­tion indus­trielle de l’activité scien­ti­fique. Le bri­co­lage serait à contre-cou­rant et consti­tue­rait, de ce fait, une forme de résis­tante à ce que les ins­ti­tu­tions font pas­ser sous cou­vert de poli­tique de l’innovation et de défi des nano­tech­no­lo­gies. Leur héroïsme scien­ti­fique tient aux inno­va­tions qu’ils ont appor­tées lors de recherches réa­li­sées « en per­ruque », de façon clan­des­tine, à l’insu du mana­ge­ment ins­ti­tu­tion­nel et en marge des pro­grammes offi­ciels. Ils se pré­sentent comme des « inven­teurs de sen­tiers dans les jungles de la ratio­na­li­té fonc­tion­na­liste. » Leur ratio­na­li­té scien­ti­fique est valo­ri­sée par leur bri­co­lage qui, par contre, rejette les pro­cé­dures stan­dar­di­sées ins­crites par les construc­teurs dans les ins­tru­ments et par les mana­gers dans les orga­ni­sa­tions. Pour inno­ver, ces phy­si­ciens pré­tendent qu’il faut tordre les dis­po­si­tifs expé­ri­men­taux et les pro­cé­dures, ouvrir les dis­po­si­tifs pour être capables de faire preuve de réac­ti­vi­té scien­ti­fique. Ils insistent sur les marges de manœuvre et le jeu avec les ins­tru­ments comme preuve de démo­cra­tie à l’intérieur de leur orga­ni­sa­tion de la recherche, qu’ils opposent aux déci­sions venant d’«en haut », à la ratio­na­li­sa­tion et à la cen­tra­li­sa­tion de l’organisation du tra­vail scientifique.

Cette logique qu’ils défendent entre en ten­sion avec les road­maps indus­trielles et la ratio­na­li­sa­tion de l’activité de recherche, liée à la mutua­li­sa­tion des res­sources ins­tru­men­tales par­ta­gées entre équipes de recherche de dis­ci­plines dif­fé­rentes, par­ti­cu­liè­re­ment mani­festes dans le domaine des nanos­ciences et nano­tech­no­lo­gies. For­cés de coopé­rer dans des pro­jets et sur des pla­te­formes, ils ajustent leurs iden­ti­tés col­lec­tives ; ils réflé­chissent sur le métier et ses condi­tions d’exercice pour répondre aux trans­for­ma­tions du monde de la recherche et construire une nou­velle dif­fé­ren­cia­tion professionnelle.

Dominique Vinck


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