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Au-delà du foulard…

Numéro 2 Février 2010 par Joëlle Kwaschin

février 2010

L’is­lam effraye et, dans le même temps, les par­tis poli­tiques accordent une place sur les listes élec­to­rales à des per­sonnes issues de l’im­mi­gra­tion, notam­ment musul­mane. C’est à éclai­rer cette appa­rente contra­dic­tion que s’emploie ce dos­sier au tra­vers de trois articles, l’é­tude de cas consa­crée au CDH, de Paul Wynants, celui d’Al­bert Bas­te­nier, qui donne un sou­bas­se­ment théorique […]

L’is­lam effraye et, dans le même temps, les par­tis poli­tiques accordent une place sur les listes élec­to­rales à des per­sonnes issues de l’im­mi­gra­tion, notam­ment musul­mane. C’est à éclai­rer cette appa­rente contra­dic­tion que s’emploie ce dos­sier au tra­vers de trois articles, l’é­tude de cas consa­crée au CDH, de Paul Wynants, celui d’Al­bert Bas­te­nier, qui donne un sou­bas­se­ment théo­rique à l’a­na­lyse de la pré­sence de l’is­lam en Europe, et, enfin, celui de David D’Hondt qui livre le point de vue d’un ensei­gnant confron­té à l’in­ter­dic­tion du fou­lard dans une école en dis­cri­mi­na­tion posi­tive de Bruxelles.

Si le par­ti socia­liste, dans les années nonante, a pris l’i­ni­tia­tive de pro­po­ser une offre élec­to­rale ciblée en fai­sant appel à des can­di­dats d’as­cen­dance étran­gère, le CDH, lon­gue­ment à la traine, a désor­mais refait son retard. Le PS, le CDH, Éco­lo ont tous adop­té des pra­tiques que l’on peut qua­li­fier de clien­té­listes si l’on veut stig­ma­ti­ser leurs déra­pages ou de néces­saire prise en compte de la réa­li­té mul­ti­cul­tu­relle, en par­ti­cu­lier, bruxel­loise. Le MR avait jus­qu’i­ci modé­ré­ment sui­vi le mou­ve­ment, mais Didier Reyn­ders vient de lan­cer un appel en direc­tion des « musul­mans sou­cieux de déve­lop­per un islam euro­péen ». Le cas du CDH, dont traite Paul Wynants, est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant dans la mesure où ce par­ti décon­fes­sion­na­li­sé, qui a renon­cé à être un par­ti catho­lique pour des catho­liques, mobi­lise sur ses listes élec­to­rales des com­mu­nau­tés eth­ni­co-reli­gieuses au risque de réac­ti­ver le cli­vage phi­lo­so­phique du XIXe siècle avec d’autres acteurs et d’autres enjeux : port du fou­lard, rap­port entre culte isla­mique et auto­ri­tés, ques­tions éthiques…

Le CDH, même s’il n’est pas le seul à être tom­bé dans le raco­lage eth­nique, n’a pas tou­jours été très regar­dant quant à la qua­li­té de ses can­di­dats : il suf­fi­sait de faire par­tie d’une com­mu­nau­té issue de l’im­mi­gra­tion, d’a­voir un nom qui conso­nait comme il fal­lait, mérite de faciès en quelque sorte. Cer­taines de ses recrues ont ain­si tenu des pro­pos en contra­dic­tion avec les prin­cipes et les dis­cours défen­dus par le par­ti : des élus turcs ont nié le géno­cide armé­nien tan­dis que d’autres se font les porte-paroles de cou­rants poli­tiques ou reli­gieux ins­pi­rés par l’in­té­grisme, l’ul­tra­na­tio­na­lisme ou le négationnisme.

Paul Wynants creuse le para­doxe qui carac­té­rise le rap­port entre les reli­gions et le poli­tique. Au-delà de l’is­lam auquel on songe en pre­mier lieu, les listes élec­to­rales du CDH s’ouvrent à d’autres com­mu­nau­tés, par­mi les­quelles figurent des per­sonnes d’o­ri­gine congo­laise, affi­liées à des Églises pen­te­cô­tistes, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne se carac­té­risent pas par une grande tolé­rance en matière de mœurs. Le CDH risque d’être écar­te­lé entre pro­gres­sistes et conser­va­teurs, voire ultra-conser­va­teurs, ou entre des can­di­dats repré­sen­tant des com­mu­nau­tés en conflit pour l’ob­ten­tion de places, y com­pris des chré­tiens du par­ti qui reven­diquent désor­mais leur appar­te­nance confes­sion­nelle. Les conflits entre « nou­veaux Belges » se sont déjà tra­duits dans des dis­cours à conno­ta­tion raciste, ce qui pour­rait ren­for­cer les fron­tières eth­no­cul­tu­relles entre les com­mu­nau­tés ou au sein même de celles-ci.

La place accor­dée à des per­sonnes issues d’une immi­gra­tion qui fait peur ne répond-elle pas à une stra­té­gie comme celle que l’on applique aux enfants : tant qu’ils res­tent en vue, ils ne peuvent pas faire de bêtises ? Mieux même, c’est à leur pré­sence que le CDH doit d’être en 2006 rede­ve­nu le troi­sième par­ti à Bruxelles devant Éco­lo. Ce suc­cès ne peut faire oublier qu’en dépit de dis­po­si­tifs internes pour contrer les déra­pages, il semble que, dans cer­tains cas au moins, le CDH ait renon­cé à sa tâche d’é­du­ca­tion civique et de for­ma­tion de ses élus, ce qui à terme pour­rait bien se retour­ner contre lui.

L’ins­tru­men­ta­li­sa­tion réci­proque par les par­tis, dont le CDH, et par cer­tains repré­sen­tants de com­mu­nau­tés issues de l’im­mi­gra­tion ne doit en tout cas pas faire craindre le « péril com­mu­nau­ta­riste », contraire au libé­ra­lisme poli­tique fon­dé sur la liber­té indi­vi­duelle. Albert Bas­te­nier, comme David D’Hondt, explique l’i­na­ni­té de la crainte du com­mu­nau­ta­risme, enten­du comme l’ef­fa­ce­ment de l’in­di­vi­du auquel une com­mu­nau­té uni­fiée ravit sa parole, en mon­trant à quel point l’«islam trans­plan­té », comme celui des pays d’o­ri­gine, est mul­tiple et divers et se tra­duit par des pra­tiques reli­gieuses plus ou moins assidues.

Cette inquié­tude dérai­son­nable sus­ci­tée par l’is­lam, hors de pro­por­tion avec le nombre de musul­mans vivant en Europe, trouve certes son ori­gine dans la mécon­nais­sance, mais repose sur­tout sur des res­sorts intimes : la reli­gion, disait dans une for­mule heu­reuse Hein­rich Heine, est une « patrie por­ta­tive », elle fait donc par­tie de l’i­den­ti­té, même pour les anciens Euro­péens qui ont pris dis­tance avec elle. L’on parle tant d’in­té­gra­tion, mais la réa­li­té est que les musul­mans, anciens colo­ni­sés, n’ont pas d’a­ve­nir ici, que ce sont des indi­vi­dus humi­liés à qui la reli­gion four­nit une iden­ti­té fière et digne. Les inté­rêts éco­no­miques et poli­tiques se com­binent ici avec des argu­ments sym­bo­liques. Comme le montre Paul Wynants dans son ana­lyse du CDH, les conflits sociaux s’ex­priment en termes reli­gieux, et le rôle de la reli­gion ne décline pas comme on aurait pu le croire.

Les musul­mans, comme d’autres mino­ri­tés eth­no-reli­gieuses, reven­diquent aujourd’­hui une place à part entière, et cela passe par la par­ti­ci­pa­tion à la vie poli­tique, même si celle-ci n’est pas exempte d’ins­tru­men­ta­li­sa­tion. En somme, les nou­veaux Euro­péens disent aux anciens : « Ici c’est éga­le­ment chez nous. » Leur inté­gra­tion, si elle ne se réa­lise pas sui­vant l’u­ni­ver­sa­lisme abs­trait qui assi­mile et lisse toutes les aspé­ri­tés, est vécue comme une menace : va pour le sym­pa­thique et exo­tique cous­cous, mais pas de fou­lard à l’é­cole. Au fond, on soup­çonne tou­jours les musul­mans d’i­ci de dupli­ci­té : lors­qu’ils se démarquent de l’is­lam radi­cal et condamnent le ter­ro­risme — menace qu’il faut tout de même se gar­der de sous-esti­mer -, lorsque, évo­luant grâce aux échanges liés à la mon­dia­li­sa­tion, ils construisent un islam euro­péen, on les accuse de conser­ver leur allé­geance à une reli­gion détes­table et dan­ge­reuse. Et cette reli­gion, comme toutes les autres, compte des conser­va­teurs et des pro­gres­sistes, dont les désac­cords consti­tuent un poten­tiel d’é­vo­lu­tion. Plus fon­da­men­ta­le­ment, la pré­sence de com­mu­nau­tés issues de l’im­mi­gra­tion, qui consti­tue un fait que per­sonne ne pour­ra plus mettre en ques­tion, témoigne de ce que les tenants de l’u­ni­ver­sa­lisme abs­trait qui se vou­lait civi­li­sa­teur au nom d’une véri­té unique doivent désor­mais par­ta­ger l’es­pace public et faire droit à la diver­si­té des cultures.

David D’Hondt a déjà ana­ly­sé la poly­sé­mie et la plas­ti­ci­té de ce bout de tis­su plus ou moins enve­lop­pant1. L’é­cole où il enseigne ayant inter­dit aux jeunes filles de por­ter le voile, elles viennent désor­mais tête nue aux cours. Beau­coup de bruit pour rien donc puis­qu’elles se sont pliées à l’in­jonc­tion ? Sur le ter­rain, les choses sont plus com­plexes que cela. Les jeunes filles remettent leur fou­lard avant même d’être dans la rue : la conver­sion espé­rée n’a pas eu lieu, elles n’ont pas renon­cé au hijab, qui s’af­fiche d’au­tant plus dans l’es­pace public y ren­for­çant les craintes irra­tion­nelles. En outre, dans des classes majo­ri­tai­re­ment musul­manes, où le cours de reli­gion catho­lique est le lieu pour inter­ro­ger l’is­lam, les jeunes ont le sen­ti­ment d’être consi­dé­rés comme des croyants de second ordre.

Mais cette inter­dic­tion a un effet béné­fique et inat­ten­du qui est de contri­buer à la for­ma­tion à la citoyen­ne­té : les élèves uti­lisent par­fai­te­ment les connais­sances qu’ils ont acquises. Ain­si, ils traquent les inco­hé­rences de la direc­tion et dénoncent, par exemple, la per­mis­sion de fumer dans la cour de récréa­tion alors qu’un décret de la Com­mu­nau­té fran­çaise l’in­ter­dit. Les filles, elles, en dépit de leurs conces­sions pas­sées, doivent se dévoi­ler alors qu’au­cune loi ne le pres­crit et que la direc­tion refuse même de leur expli­quer le sens de l’in­ter­dit. À rebours des cari­ca­tures, ces jeunes gens qui fré­quentent l’en­sei­gne­ment tech­nique et pro­fes­sion­nel font preuve de davan­tage de matu­ri­té et d’in­tel­li­gence que ce qu’on leur recon­nait habi­tuel­le­ment. L’é­cole, elle, oublie sa mis­sion pre­mière : ensei­gner pour libé­rer les jeunes filles.

  1. David D’Hondt, « La ques­tion du voile qui occulte l’autre », dans le dos­sier « Musul­manes et musul­mans d’ici »,
    sep­tembre 2007.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie