Au-delà des frontières. Pour une justice migratoire, de François Gemenne et Pierre Verbeeren
Les politiques d’asile et d’immigration cristallisent toutes les tensions et outrances. Les migrants sont systématiquement utilisés comme un argument électoral, ajoutant ainsi une violence symbolique aux violences physiques et psychologiques subies au cours de leur parcours migratoire. Issu de la rencontre entre un chercheur qui travaille sur les flux migratoires et le directeur d’une organisation […]
Les politiques d’asile et d’immigration cristallisent toutes les tensions et outrances. Les migrants sont systématiquement utilisés comme un argument électoral, ajoutant ainsi une violence symbolique aux violences physiques et psychologiques subies au cours de leur parcours migratoire.
Issu de la rencontre entre un chercheur qui travaille sur les flux migratoires et le directeur d’une organisation humanitaire qui assiste et soigne au jour le jour migrants et demandeurs d’asile, ce livre veut offrir un autre horizon que la crise. Ensemble, les auteurs avancent dix propositions, autant de balises pour développer enfin une politique d’asile et d’immigration qui ne soit pas dictée par le rejet. Pensé au départ pour la Belgique, cet ouvrage ambitionne de lancer des pistes pour une véritable politique européenne. Avec, en filigrane, une question : quelle alternative proposer à nos responsables politiques actuellement en panne d’idées ?
Les migrations abordées dans cet ouvrage sont celles que l’on considère comme problématiques. On trouvera aisément des études bien documentées sur les migrations « choisies », c’est-à-dire celles qui présentent un intérêt évident : les travailleurs hautement qualifiés, les footballeurs, les artistes, les exilés fiscaux et les travailleurs des métiers en pénurie. À l’inverse, nous manquons cruellement de propositions sur les autres migrations, celles qui sont entreprises sans être sollicitées par le pays d’accueil.
Ce vide laisse le champ complètement libre aux politiques de rejet et déroule le tapis rouge aux populistes nationalistes, comme s’il n’existait pas d’alternative. Les politiques antimigrants gagnent en crédibilité lorsqu’en face, aucune proposition de remplacement n’est véritablement formulée.
Critiquer la violence des politiques migratoires et la xénophobie à l’œuvre dans les discours du gouvernement ne suffit pas. Tant qu’il n’y a pas de contrepropositions fortes, le seul horizon tangible est l’actuel scénario : « la chasse aux migrants ». Le gouvernement nous dit qu’«il n’y a pas d’alternative » à sa politique. Il faut reconnaitre que cette rhétorique de la domination fonctionne : les contrepropositions sont timides et sporadiques. Critiquer sans formuler de proposition alternative place le débat du côté de ceux qu’on critique. Chaque critique a le devoir de montrer que d’autres politiques sont possibles, et de les défendre. Ce livre les défend avec humilité parce que le sujet est complexe ; avec assurance aussi parce que cette complexité n’est pas prise en charge par les politiques actuelles ; avec détermination parce qu’il faudra remettre l’ouvrage sur le métier, à maintes reprises, à la fois pour intégrer les réflexions que ce livre suscitera, mais aussi pour mettre en œuvre les mesures qui ne nécessitent pas de décision politique. Pour les auteurs, il incombe désormais aux progressistes de donner de la voix.
Parmi leurs dix propositions formulées, trois permettraient de modifier fondamentalement la réalité migratoire.
En premier lieu, la création d’une voie sure et légale par tirage au sort donnerait une véritable chance à tout candidat. Le quota serait déterminé par le Parlement, à échéance régulière et de façon monitorée, pour rendre le débat public. Partant, les demandes d’asile non fondées diminueraient drastiquement, puisque ceux qui ne répondraient pas aux critères de la convention de Genève préfèreront alors emprunter ce nouveau chemin. L’économie des passeurs perdrait de sa valeur tandis que la lutte contre les trafiquants serait beaucoup moins ambigüe qu’aujourd’hui. On est effectivement en droit de se demander si la lutte actuelle contre les trafiquants d’êtres humains n’est pas aussi un prétexte pour chasser les migrants.
Ensuite, la lutte contre la violence à l’égard des migrants, si elle est sincère, mettrait à jour tout ce que les pratiques actuelles cachent. Nous nous rendrions bien davantage compte des atrocités qu’ils subissent, ce qui nous ferait comprendre qu’on ne peut continuer dans la même voie. Cette lutte contre la violence légitimerait et stimulerait la recherche de solutions. Au-delà, elle sortirait les acteurs qui le souhaitent du défaitisme ambiant et d’un certain fatalisme. En effet, les migrations apparaissent comme une réalité qui nous dépasse et nous nous sentons impuissants devant les drames humanitaires qui se nouent chaque jour en Méditerranée. Or, ce livre montre que, tous, nous pouvons lutter contre les violences à l’égard des migrants. Tous, nous avons un véritable pouvoir d’action.
Enfin, la mobilisation des partenaires économiques et sociaux comme acteurs majeurs de l’intégration. Confier cette responsabilité aux CPAS ne correspond ni à la situation des migrants ni à la mission des CPAS. L’enjeu de la migration, c’est la capacité des sociétés à intégrer. Les trois intégrateurs actuels — on n’a pas encore trouvé mieux — sont la famille, l’école et le travail. Les auteurs pensent donc que les citoyens, l’école et les partenaires sociaux doivent piloter le travail sur la question de l’intégration. L’idée est de changer de centre de gravité, de passer du ministère de l’Intérieur vers les ministères de l’Emploi, de l’Enseignement, de la Formation et de la Citoyenneté : en fait, tous ceux qu’on n’a pas vraiment entendus lors depuis la crise de 2015. Ce changement de centre de gravité devrait rassurer celles et ceux dont la situation est trop précarisée pour accueillir sereinement un nouveau groupe : tout ce qui sera mis en place pour les migrants leur sera également favorable.
Et de fait, Gemenne et Verbeeren inversent aussi l’hypothèse sur le rejet des migrants par les classes populaires. Mobilisant la less-eligibilty, ils estiment que les migrants ne préfigurent pas aujourd’hui le déclassement qui frappera nos nationaux demain. Ce discours, pourtant porté par ceux qui veulent mobiliser les classes populaires en faveur des migrants, serait même contreproductif. Il jouerait le rôle de répulsif : comme nous ne voulons pas que nous arrive demain ce qui arrive aux migrants aujourd’hui, le mieux serait de ne pas avoir de migrants. Les auteurs estiment à contrario que ce qui arrive aux migrants aujourd’hui est ce qui a déjà frappé les populations belges les plus fragilisées. Le déclassement a déjà opéré, mais ne nous émeut plus alors que l’arrivée de nouvelles populations renouvèlerait notre rapport à l’exclusion.
Ce livre ne se centre pas sur l’ouverture des frontières, parce que c’est le piège que tendent les gouvernements réactionnaires. Toute critique de leur politique est automatiquement assignée au clan des «#open grenzen » (frontières ouvertes) et, de ce fait, immédiatement disqualifiée. Un peu comme si le camp progressiste taguait toutes les propositions conservatrices de «#racisme ». Si les auteurs pensent qu’il y a de bonnes raisons d’ouvrir les frontières, ce livre ne s’y attarde pas. La question des frontières interroge l’État-nation, le modèle économique, la redistribution, la culture, et dépasse de loin les enjeux migratoires. Pour les auteurs, faire porter par les migrants le débat sur les frontières est un piège.
Ce livre veut stimuler le débat sur des propositions réalistes, immédiatement applicables à l’échelle nationale. Ces propositions sont, en elles-mêmes, transformationnelles : elles modifient la donne sur les migrations, et permettent un débat plus serein et rationnel sur le sujet, y compris sur les frontières.
Dès lors, il ose, parfois les limites. Comme d’inviter à poser clairement la question de notre porosité à l’Islam. Une fois de plus, ils surprennent en invitant à ne pas mobiliser des arguments comme « ne pensez pas que les musulmans sont nombreux en Belgique. Ils ne sont que 5 à 7 %». De tels arguments ne font que renforcer la peur de l’Islam. Si nous devons être rassurés par leur faible présence, c’est que la menace est réelle. De plus, cet argument ne donne pas droit aux quartiers, nombreux, où les musulmans représentent 20, 30, voire 40 % de la population. Dire qu’ils ne sont que 5 à 7 %, c’est demander à des groupes très importants de rester discrets. Pour eux, nous ne contredirons pas la théorie du remplacement en minimisant une question cruciale.
La question des sans-papiers fait également l’objet d’un retournement de perspective puisque les auteurs proposent de les obliger à se déclarer (alors qu’actuellement, ils reçoivent des ordres de quitter le territoire qui les rendent invisibles). L’État ne serait plus en droit de poursuivre que ceux qui ne se déclarent pas. Il conviendrait alors d’entamer un travail de régularisation, mais pas que du séjour : des compétences, des droits… de sorte que les sans-papiers n’existent plus parce qu’ils en recevraient et surtout parce qu’ils contribueraient aux mécanismes de solidarité.
L’Europe n’est pas oubliée même si les auteurs estiment qu’il faudra préalablement travailler sur des coopérations renforcées entre États volontaires. Un système d’asile européen n’est pas près de voir le jour, mais rien n’empêche de fusionner notre système avec le système français, et de quelques autres pays. Il serait aussi possible de permettre aux migrants de demander l’asile depuis une ambassade, évitant ainsi le dangereux voyage. Ce mécanisme de solidarité entre quelques pays européens pourrait aller jusqu’au chantage à l’égard de ceux qui n’en voudraient pas : vous vous y associez ou vous sortez de Schengen (libre circulation des personnes).
On pointera encore deux propositions : remettre l’État en capacité de poursuivre les faits de racisme sans attendre que des plaintes soient construites par des citoyens et en finir définitivement avec « l’enfermement des enfants. Point ».
Chacun pourra trouver de l’intérêt dans une seule ou plusieurs propositions. Les dix ne sont pas totalement interdépendantes. Elles peuvent être échelonnées et appliquées indépendamment les unes des autres. Mais surtout, l’impact de chaque mesure, qu’il s’agisse de celles proposées ou que d’autres proposent, doit faire l’objet d’une évaluation continue. C’est d’ailleurs ce qui manque le plus aux politiques actuelles dont il faut voir l’inefficacité, le cout et la violence. Francken s’est prétendu efficace. Il ne l’a pas été. En plus d’être odieux.
