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Au crépuscule
de Jaap Robben
Je me suis parfois demandé si j’avais vraiment existé avant de rencontrer Otto. Le ciel était peint du bleu le plus frais que j’aie jamais vu, et le soleil orangé traçait derrière chaque chose qu’il touchait de longues ombres aux contours précis. En réalité, j’étais déjà amoureuse cet après-midi-là, même si je ne pensais à personne […]
Je me suis parfois demandé si j’avais vraiment existé avant de rencontrer Otto.
Le ciel était peint du bleu le plus frais que j’aie jamais vu, et le soleil orangé traçait derrière chaque chose qu’il touchait de longues ombres aux contours précis. En réalité, j’étais déjà amoureuse cet après-midi-là, même si je ne pensais à personne en particulier alors que je marchais seule vers la rivière gelée. Toute la neige sale avait été déblayée dans les rues et sur les trottoirs, mais dans les recoins, entre les maisons démolies et celles encore debout de la ville basse, on pouvait apercevoir des dunes blanches que le vent venait sculpter à chaque bourrasque. Le froid avait été si mordant au cours des dernières semaines qu’il en avait déréglé les horloges fixées aux lampadaires. Chacune indiquait une heure différente, ce qui fournissait une bonne excuse à mes retards pour le dîner – même s’il était absurde qu’à vingt et un ans, je fusse toujours tenue de respecter les heures de table de mes parents.
Je me laissai glisser le long de la Grotestraat qui descendait vers la rivière blanchie. Autour de moi, des enfants jouaient des coudes en pépiant pour être chacun le premier à atteindre la prochaine flaque de glace et la faire voler en éclats avec les talons de leurs chaussures. La plupart du temps, elle provenait de l’eau savonneuse que leurs propres mères avaient jetée à cet endroit un peu plus tôt.
— Il y en a encore plus de ce côté, leur criai-je. Par ici !
—Ouiiiii ! se réjouirent-ils.
— Stop, stop, stop, intervins-je alors mystérieusement en les tenant à distance de la plaque de glace jusqu’à ce que le plus petit d’entre eux nous rejoigne. Maintenant, on peut y aller. Tous ensemble.
Nous étions début mars 1963. Après presque dix semaines de gel ininterrompu, la débâcle était annoncée pour le lendemain. Le froid avait duré si longtemps que plus personne ne pouvait se résoudre à s’en plaindre. Mais depuis que les bulletins météo nous promettaient l’arrivée imminente du printemps, tous les habitants semblaient surexcités et voulaient se promener une dernière fois sur le Waal gelé. Pour moi, c’était la première fois.
Je m’étais attendue à une surface lisse, mais le fleuve avait l’apparence d’un champ de glace labouré avec négligence. Sur le quai, l’eau figée remontait le long de la coque des bateaux et, plus loin, à hauteur du pont, d’immenses plaques gelées étaient entassées les unes sur les autres et ressemblaient aux ruines d’un palais d’hiver.
Près de l’ancienne centrale à gaz, à côté du pont ferroviaire, les berges en pente grouillaient de monde. Des étudiants avaient balisé avec des lampes à huile un passage entre les deux rives qui permettait de traverser la rivière en toute sécurité, même après le coucher du soleil. La glace blanche était usée, criblée de fissures et de crevasses, mais elle demeurait suffsamment épaisse et redoutablement glissante. Le froid rongeait les semelles de mes chaussures, c’était comme si mes pieds rétrécissaient dans mes mi-bas. J’avançai de quelques pas glissés en souriant bêtement. Personne ne me prêtait attention. Des pères de famille tiraient des traîneaux qui comptaient parfois jusqu’à quatre enfants, une procession de couples en manteaux noirs progressait à pas feutrés, bras dessus bras dessous, vers la rive d’en face. Tout le monde était avec quelqu’un ; même les nonnes, grelottant de froid, se cramponnaient les unes aux autres pour rester debout.
Près de plaques flottantes, un couple récemment fiancé posait pour une photo. On avait aidé la jeune femme à se poster au sommet d’un monticule de glace, tandis que son futur mari était élégamment posté à ses côtés, s’efforçant d’être un homme. Tous les amoureux profitaient du manque d’adhérence pour se toucher davantage que ce qu’autorisaient les mœurs d’usage. Les mains se tenaient secrètement dans les poches des manteaux. La glace consentait à plus de rires et de cajoleries que la terre ferme. Lorsque les roucoulades se taisaient, les éperdus n’avaient pas disparu dans un trou : un baiser se volait à l’abri des regards, derrière des plaques de glace ou la proue d’un navire prisonnier du froid.
Je grimpai sur un nouvel enchevêtrement et m’engageai dans une ouverture étroite. La neige des dernières semaines avait durci et ressemblait à des grains de sucre. Mes pieds, déjà congelés, étaient aussi trempés, désormais. Des taches sombres s’étalaient sur le cuir de mes chaussures. J’imaginais d’avance ma mère en train de secouer la tête et de faire la moue. Les plaques de glace s’étaient encastrées les unes dans les autres, je me faufilai tant bien que mal entre elles et pus disparaître discrètement sous cette chaîne de basses montagnes.
Dans un espace à ciel ouvert, à l’abri du vent, le soleil parvint même à me réchauffer un peu. À l’évidence, je devais être l’une des premières personnes à venir ici, car la surface glacée était encore intacte, parfaitement luisante. En dessous, la profondeur était noire ; une espèce de vertige me picota l’estomac à l’idée des mètres d’eau au-dessus desquels je me tenais. À moins que la rivière ne fût gelée jusqu’au fond ? Hésitante, je traversai l’espace vacant en faisant glisser mes pieds sur une sorte de mare où j’aurais pu exécuter quelques pirouettes en patins. Un mur m’empêchait de voir le quai, et lorsque je tournai le dos au pont, je ne vis que du blanc. Et un trait de soleil couchant. Je me trouvais dans un pôle Nord rien qu’à moi.
J’entendis tout à coup des bruits de frottement et de grattement. D’abord, j’aperçus son ombre, puis son corps se faufila entre les parois. Il était plusmanteau qu’homme, son écharpe lui couvrait le nez.
— Bienvenue, lançai-je spontanément, comme s’il entrait dans ma maison.
— Oh, pardon ! répondit le manteau en sursautant. Je ne m’attendais pas à trouver quelqu’un ici.
Il s’empressa de baisser son écharpe pour dégager son visage. Des cristaux de glace pendaient à ses sourcils. De ses mains gantées, il tapota les pans de son pardessus pour en effacer les traces de neige.
— Je me suis engouffré entre les plaques et j’ai commencé à explorer, mais je ne pensais pas qu’il serait si difficile de retrouver le quai.
— Il n’est pas si loin, dis-je.
— Je suis rassuré !
Les ombres s’étiraient de tout leur long à présent, le soleil était presque couché. J’avais regardé si intensément le blanc que le crépuscule ne me parut pas uniforme, mais moucheté.
— C’est beau, non ? dit l’homme.
— Quoi donc ?
— J’imagine que le pôle Nord doit ressembler à ça.
— Hmm-hmm.
— J’avais envie de faire une fois l’expérience de la rivière gel— ée comme si j’étais le seul sur terre, expliqua-t-il.
— Et ? Y êtes-vous arrivé ?
Il sourit mystérieusement ; il avait vu une chose qu’il ne pouvait décrire.
— Je l’ai vu aussi, dis-je.
Nous engageâmes alors une conversation que j’aurais en temps normal tout de suite oubliée, à l’instar de ces bavardages de courtoisie que l’on tient avec les clients du magasin. Mais même après toutes ces années, je me souviens encore de chaque détail. La petite bande de poignet visible à la lisière de son gant. La surprise que j’ai éprouvée à la vue des cheveux gris qui lui poivraient les tempes quand il a enlevé son bonnet. La façon dont son nez pointu n’est devenu beau que lorsque j’ai pu voir son visage en entier. Les commissures de ses lèvres légèrement relevées, esquissant la promesse éternelle d’une plaisanterie à venir. Cet homme me dépassait d’une tête, mais en raison de nos positions, nos ombres sur la glace étaient toutes proches l’une de l’autre. Si je me penchais un peu en avant, mon ombre pouvait embrasser la sienne.
— Nous y allons ? lança-t-il.
Un « nous » avait éclos naturellement.
— Où ça ?
— La nuit va tomber.
Nous escaladâmes les glaces un moment, l’un derrière l’autre. La flèche de l’église de Stevenskerk nous permettait de nous situer approximativement. Puis le quai apparut. Une voiture opéra un demi-tour, balayant de ses phares la plaine de glace à la manière d’un projecteur. Cette poursuite sembla s’attarder sur nous un instant. Nous détournâmes tous deux nos visages du faisceau, nos regards se croisèrent. Une, deux secondes passèrent, un sourire furtif, et nous reprîmes notre route.
Lorsque nous atteignîmes la partie plus plate, l’homme sortit une flasque en argent de sa poche intérieure.
— Nous avons survécu à notre expédition polaire. (Avec soulagement, il dévissa le bouchon. Avant d’en boire lui-même une gorgée, il me tendit la bouteille.) Vous en voulez ?
— Avec plaisir, oui.
— Ah oui, vraiment ? interrogea-t-il en grimaçant. C’est du vieux genièvre.
— Vous n’aimez pas ?
— Pas vraiment, je dois dire, mais au moins, cela tient chaud.
Le goulot de la flasque avait un goût de fer froid. Je versai un peu de son contenu dans ma bouche.
— Waouh ! expectorai-je en me frottant le sternum sans parvenir à apaiser la sensation de brûlure. C’est comme boire du feu liquide !
— Oui, tout à fait, gloussa-t-il. C’est exactement ça.
Seule une meute de jeunes garçons trop confiants essaimait sur la glace. Un policier apparut et leur enjoignit de regagner la rive. Plus il haussait le ton, plus les adolescents faisaient la sourde oreille. Nous pouffâmes de rire. Ces petits malins savaient pertinemment que l’agent ne pourrait les appréhender au milieu de ce labyrinthe hivernal.
Nous nous dirigeâmes lentement vers l’endroit par où j’étais entrée sur la glace. Sans nous tenir le bras, nous étions assez proches l’un de l’autre pour qu’il pût me rattraper si j’étais venue à tomber. À un moment, je ne sentais plus mes orteils, mes pieds étaient lourds, comme morts.
À notre arrivée sur la rampe d’accès, l’agent n’y était plus, et les jeunes gens avaient probablement escaladé le mur ailleurs. Nous fûmes les derniers à quitter la rivière.
— Ça va aller ? me demanda-t-il en me tendant la main.
— Merci, répondis-je en le laissant me hisser sur les blocs de basalte glissants, même si j’étais parfaitement capable de remonter toute seule.
Sur la rive, je tins sa main plus longtemps que nécessaire. Ensemble, nous observâmes le Waal un moment encore. Dans l’obscurité du soir, des coups de fouets s’échappaient de la glace. On aurait dit que le blanc rejetait la lumière accumulée au long de la journée.
— C’est beau, n’est-ce pas ? chuchota-t-il.
— C’est magnifique. Nous sommes peut-être les derniers témoins.
— De ?
— De cette rivière immobile.
Du brouillard s’élevait de la neige granuleuse, la rangée de lampes à huile était toujours visible, en suspension, comme des étoiles scintillant dans un ciel plein de nuages bas.
— Dès demain, tout craquera pour de bon, et l’eau se remettra à couler.
— En attendant, elle est encore là, figée sous nos yeux.
— C’est peut-être ce qui la rend si belle.
Il sourit.
Moi aussi.
Le froid de plus en plus mordant ne nous permettait pas de nous attarder plus longtemps. Nous regardâmes tous les deux simultanément la bouche de l’autre, puis les yeux ; nous nous sourîmes à nouveau, plus discrètement cette fois, presque avec sérieux.
— Je m’appelle Otto, dit l’homme.
Je me mis à hocher la tête, car je comprenais une chose qu’il n’avait pas dite.
— Enchantée, Otto.
J’en oubliai de lui donner mon propre nom. Nous devions chacun partir dans une direction différente.
— Au revoir, alors.
Otto leva l’une de ses mains gantées. Je le saluai à mon tour de ma moufle. J’entendis d’abord le craquement de la neige sous ses chaussures, puis le bruit s’estompa jusqu’à cesser. Il se retourna une fois, je levai de nouveau la main. Il me fit signe. Le long des entrepôts au bord du cours d’eau, il disparaissait après chaque réverbère pour réapparaître dans le cercle de lumière suivant. Il finit par être englouti par l’obscurité au moment où il bifurqua probablement dans une ruelle.
Otto.
Dans les jours qui suivirent, je le croisai partout. Mais à chaque fois, il s’agissait finalement d’un autre, qui souvent ne lui ressemblait même pas. Le dimanche d’après, je retournai sur la rive du Waal ; la glace semblait encore intacte. En me rapprochant, je vis toutefois la surface onduler légèrement. Les plaques se heurtaient entre elles en grinçant, des pics flottaient, pointe vers le haut, et les blocs se poussaient. La rivière avait soudain l’air pressée d’oublier son immobilisme forcé des derniers mois. Le palais à ciel ouvert où nous nous étions rencontrés au milieu des flots avait depuis longtemps disparu.
Personne ne pouvait alors savoir que c’était la dernière fois que le Waal gelait. Personne ne pouvait alors savoir quoi que ce soit.
Texte traduit du néerlandais (Pays-Bas) par Guillaume Deneufbourg
Au Crépuscule
1963 : Lorsque Frieda pose le pied sur les eaux gelées du Waal, cette jeune femme à l’esprit libre ignore que sa vie s’apprête à basculer. Sur les glaces flottantes, elle rencontre un homme marié, Otto, avec lequel elle entame une histoire d’amour fiévreuse. Mais un évènement inattendu viendra bouleverser leur destin commun. Pour le restant de ses jours, elle en dissimulera le douloureux souvenir. Au soir de sa vie, tandis que Frieda se retrouve à nouveau seule, le chagrin refait surface. Elle ose alors affronter son passé et partir à la recherche de ce qu’elle a perdu.
Roman d’une grande sensibilité, Au crépuscule raconte l’histoire poignante de nombreuses femmes à une époque pas si éloignée de la nôtre.
Au crépuscule de Jaap Robben. Éditions Gallmeister, 2024.
Jaap Robben, né en 1984, est écrivain, poète et directeur de théâtre. Son premier roman Birk (2014) a été acclamé par la critique et a remporté plusieurs récompenses, dont le prix Dioraphte, le prix ANV Debut et le Prix du livre de l’année 2014 des libraires néerlandais. Une adaptation cinématographique sortira en 2025. Il s’en est vendu à ce jour 80.000 exemplaires (24e tirage) aux Pays-Bas. Zomervacht, son deuxième roman, (2018) a quant à lui figuré sur la long-list du Booker Prize 2021 et a déjà été adapté au cinéma. Vendu à 45.000 exemplaires à ce jour aux Pays-Bas, c’est le plus traduit (10 langues). Enfin, Schemerleven (Au crépuscule), son troisième roman, a aussi été récompensé, notamment par le Prix des libraires indépendants 2023. Il s’est vendu à ce jour à 50.000 exemplaires, traduction en cinq langues, dont le français.