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Ateliers d’écriture

Numéro 3 Mai 2024 par Chiara Carlino Manuela Varrasso Alice De Vleeschouwer

mai 2024

Menés par Camille Hus­son, Julie Lom­bé et Sophie Weverbergh

Dossier

Menés par Camille Hus­son, Julie Lom­bé et Sophie Weverbergh

Je ne suis pas née honteuse. Je le suis devenue.

Chiara Carlino

 

Je m’appelle Chia­ra, j’ai 38 ans et plu­sieurs che­veux blancs. Aujourd’hui, on est lun­di. Comme mon mari donne cours très tôt, je dois accom­pa­gner mon fils ainé à l’école en emme­nant éga­le­ment son petit frère de huit kilos, ain­si que tout l’équipement qui va avec, à savoir : le châs­sis de la pous­sette (dont le méca­nisme d’ouverture et de fer­me­ture a sans doute été conçu par un sadique) et le Maxi-Cosi qui fait envi­ron une ving­taine de kilos à lui tout seul. On doit être à l’école à 8h25 au plus tard. Il est 8h10 et on n’est pas près de sor­tir. Je par­viens tout de même à faire mon­ter toute ma sma­la dans la voi­ture en un temps record et arrive à l’école à 8h25 pile, au moment où je découvre que j’ai oublié le car­table de mon fils sur la ban­quette de l’entrée. Mon fils com­mence à pleu­rer en disant que sa mai­tresse, Madame Céles­tine, va se fâcher comme elle le fait chaque fois qu’il oublie quelque chose : « Mam­ma ! Elle me dit que je suis tête en l’air ! ». Je m’efforce de gar­der mon calme et le ras­sure, car « ça peut arri­ver, ce n’est pas grave, ce petit acci­dent nous aide­ra à ne plus jamais l’oublier, tout le monde est un peu tête en l’air, mam­ma va ren­trer et tu l’auras d’ici dix minutes ». Entre­temps, ma voix inté­rieure m’engueule en ita­lien en me trai­tant de tous les noms pos­sibles, car cet oubli implique de ren­trer en vitesse à la mai­son, me garer, rou­vrir le châs­sis de la pous­sette, des­cendre le Maxi-Cosi avec mon petit dedans, mon­ter chez moi, récu­pé­rer le car­table, redes­cendre, remon­ter le Maxi-Cosi avec mon bébé dans la voi­ture, refer­mer le châs­sis de la pous­sette et retour­ner à l’école avant la fer­me­ture défi­ni­tive des portes, qui a lieu à 8h45.

Je m’excuse de cet oubli auprès de Madame Céles­tine, dont le regard impi­toyable typique des ins­ti­tu­trices semble me dire : « C’est donc de vous que votre fils tient sa tête en l’air ! ». Je me suis fait cho­per, c’est la honte. J’aurais envie de m’écrier : « Madame, nous reven­di­quons fiè­re­ment nos têtes en l’air ! Il n’y a que l’imaginaire et les nuages qui puissent nous sau­ver ! », mais il vaut mieux jouer la diplo­mate, car j’ai 38 ans, plu­sieurs che­veux blancs et la semaine ne fait que commencer.

En me diri­geant vers la voi­ture avec mon bébé, mon pas­sé se super­pose à mes pas, l’impression de tra­ver­ser la cour de ma propre école en 1989, avec mes 4 ans et les yeux rem­plis de larmes. Sœur Angé­lique, mon ins­ti­tu­trice de l’époque, nous demande de des­si­ner la mer. Moi, j’inonde ma feuille de vert d’eau, la cou­leur des yeux de ma mère. Je suis impa­tiente de lui mon­trer ces vagues de papier aus­si belles que son regard, à l’heure de la sor­tie. Mais pour qu’elle recon­naisse mon œuvre dans cette marée de des­sins, il faut y impri­mer une marque iden­ti­fiable : ma signa­ture. Ain­si, je prends du jaune et trace un petit ser­pent ondu­leux dans le coin droit de ma feuille, avec mon alpha­bet inven­té d’enfant. Pen­dant que je joue à y lire muet­te­ment mon pré­nom, Sœur Angé­lique le crie très fort, ce « CHIARA ! », en bri­sant le silence de notre classe. « QU’EST-CE QUE TU FAIS ? JE T’AVAIS DIT DE DESSINER LA MER, PAS DE LA SIGNER ! TU ES TROP PETITE POUR SAVOIR ÉCRIRE ! TU AS ABIMÉ TON DESSIN ! ». Puis, elle m’arrache ma feuille des mains, me ramène au centre de la classe et me donne une sonore fes­sée devant mes cama­rades, qui s’esclaffent de rire. Mon visage brule comme si, au lieu de mes fesses, elle avait giflé mes joues. J’en retiens qu’il est hon­teux de vou­loir se sin­gu­la­ri­ser, et que beau­coup de mai­tresses semblent éprou­ver un inavouable plai­sir à cas­trer les enfants qu’elles sont cen­sées accompagner.

Puis, je retourne à mon pré­sent de maman débor­dée, j’ai enfin récu­pé­ré le car­table de mon ainé et réus­si à repar­tir de chez moi à 8h38. Il ne me reste que 7 minutes avant la fer­me­ture des portes de l’école de mon fils mais c’est jouable, car je connais un rac­cour­ci. Alors que j’essaie de posi­ti­ver en me disant qu’il vaut mieux oublier un car­table plu­tôt que l’un de mes enfants, je me retrouve der­rière un camion élé­phan­tesque coin­cé dans une ruelle. Évi­dem­ment, la capa­ci­té de manœuvre du camion­neur est inver­se­ment pro­por­tion­nelle aux dimen­sions de son véhi­cule, et je me résigne à arri­ver défi­ni­ti­ve­ment en retard. Il est 8h47 lorsque j’arrive à l’école pour la deuxième fois en l’espace de 20 minutes. Les portes sont fer­mées et je dois son­ner pour qu’on m’ouvre, tout en tenant le car­table de mon ainé et le Maxi-Cosi avec mon bébé endor­mi à bras, car je me dis que ce sera plus rapide que de rou­vrir le châs­sis de la pous­sette une énième fois. Pen­dant que je marche vers l’immeuble des mater­nelles en trai­nant ce poids insup­por­table, mon péri­née me lâche. Et je remets enfin ce car­table à Madame Céles­tine, qui nous dévi­sage d’un air com­pa­tis­sant, ma culotte mouillée et moi, sans pour autant oublier de nous sou­hai­ter « une bonne journée ».

Je m’appelle Chia­ra, j’ai 38 et 4 ans à la fois. Je ne suis pas née hon­teuse de mes failles. Je le suis deve­nue en me heur­tant au regard de gens aux noms aus­si séra­phiques que Madame Céles­tine et Sœur Angélique.

Pro­messe à moi-même

 J’ai cou­pé mes che­veux, ils sont courts main­te­nant. Cette nou­velle tête me plait, elle épouse mieux mon visage de femme bien­tôt qua­ran­te­naire, elle donne à mes rides un aspect plus gai, me semble-t-il. Pour­tant, mon fils m’a dit que je ne suis pas très belle, car j’ai l’air d’un gar­çon. « Mais ce n’est pas grave, a‑t-il ajou­té, car les che­veux, ça repousse ». Moi, je pré­fé­re­rais plu­tôt voir pous­ser mes jambes : courtes et tra­pues depuis tou­jours. Je m’obstine à por­ter des talons car cela me rap­proche des étoiles, mais mes pieds, l’âge aidant, ont une incli­nai­son de plus en plus déve­lop­pée pour les pan­toufles. Je mour­rai donc avec des cuisses aus­si courtes que ma nou­velle cri­nière, que je ne veux plus jamais longue. Ce sont mes idées que je lais­se­rai pousser.

 

 

 

Classe de mer

Manuela Varrasso

 

J’partais pas en classe de mer… 

J’demandais chaque année à ma mère

J’osais pas d’mander à mon père

Parce que lui, quand il bos­sait la nuit

Il mar­chait comme un zombie

Il avait le regard qui fuit

 

Moi, avec mes p’tites mains

J’préparais ses tartines

Pro­vo­lone, ricot­ta, mortadelle…

J’voulais bien gar­nir ses bouts d’pain

Pour que dans la pous­sière de plas­tic toxique où il s’éreintait les reins

En mâchant, il pense à moi et il soit juste bien

 

J’partais pas en classe de mer…

 

Quand j’d’mandais à ma mère

Elle disait : « Com­ment on va faire pour payer pour quatre ? 

Ton père et moi, on s’coupe déjà en quatre ! »

J’étais triste à crever

Mais j’voyais bien que mes vieux étaient usés

 

Les copines des beaux quartiers

Elles, chaque année, elles y sont allées

Au retour, elles racon­taient, enchantées

Et moi, d’les entendre piailler

À l’intérieur, la haine fai­sait que m’bruler

 

J’partais pas en classe de mer…

 

Je deman­dais chaque année à ma mère

Auprès de mon père, j’ai jamais insisté

Parce que sa Lada break beige, son char d’assaut sovié­tique, fal­lait bien le rembourser

Et le man­teau de ma mère, avec des poils aux manches, chi­né, déformé

Il vou­lait bien lui changer

 

Les lun­dis avant le départ, dans la classe, les autres fai­saient la queue

Pour dépo­ser leur épargne sur le livret scolaire

Moi, j’en avais pas, j’restais en arrière

Dans mes bot­tines noires en skaï ver­ni à tirettes

J’restais là, j’bougeais pas, j’voulais disparaitre

Dans mes col­lants blancs, avec ma honte dedans, j’priais pour qu’on m’voit pas

 

Mais on m’voyait ! 

J’étais vive et mignonne avec mes boucles brunes et mon regard d’ange l’instit’ disait

Dom­mage qu’elle roule les « r » il ajoutait

Nor­mal, j’parlais comme ma mère

Où il vou­lait que je change d’air ?

 

Bah, je l’trouvais gentil

Le midi, il m’achetait d’la tarte au riz

Et il râpait mon accent, pour que j’parle comme elles

Les pim­bêches des mai­sons riches

J’répétais, la langue en bas, pour imi­ter l’accent des donzelles

« Pa-rents », « Ar-gent », « Mar-ti-ne à la m‑er »…

 

Arrête !

Elle est où ta co-lè-re ?

Sois « far-r-ouche » ! Sois « fiè-r-r‑e » !

Avec deux « r » !

C’est main­te­nant que j’me dis,

J’partais pas en classe de mer

Et c’est bien ainsi…

 

Avec mes trois frères, on s’inventait des vacances der­rière le jardin,

On filait jouer sur nos vélos bri­co­lés au parc de l’hospice des vieillards

Par­mi les vieux dému­nis, qui trai­naient leurs sou­ve­nirs ébahis,

On s’mélangeait aux enfants déclas­sés au hasard et on fou­tait le pétard

À trai­ner avec les gar­çons, j’oubliais mon chagrin

La honte. La haine. La jalousie. 

Des riches. Des Belges. Des autres filles.

 

« Bah, c’est pas grave Pa’ ! »

« T’inquiète pas M’man ! »

La mer du Nord, j’ai tou­jours trou­vé ça laid

Une mer grise

Où tu manges des cre­vettes roses dans la brise

Ça craint

C’est moche, archi-moche, aus­si moche que Seraing 

Et là, y’avait même pas d’Italiens !

 

Texte écrit à l’atelier slam de Julie Lom­bé, col­loque « Coming Honte », ULB 1er décembre 2023

Réécri­ture à domi­cile, 3 décembre 2023

 

 

 

Le joli corps de ma honte

 Alice De Vleeschouwer

 

C’est un peu bizarre, sur­tout pour une femme, mais moi, je ne me trouve pas laide. On m’y a édu­quée pour­tant et j’ai ten­té d’apprendre mes leçons, il me fau­drait quelques kilos de moins, puis si je me met­tais au sport, j’aurais moins de cel­lu­lite. J’ai com­pris qu’il fal­lait que je m’épile, mais ça me fait mal alors je repousse et plus les années passent, plus ce sont mes poils qui repoussent. J’ai lu tous les maga­zines, j’ai bien enten­du ma mère, la sienne et les mères de toutes les mères, puis fran­che­ment, l’acné à vingt-sept ans, je sais que c’est ridi­cule, je vous pro­mets que j’ai ache­té du fond de teint. 

 

C’est un peu bizarre, sur­tout pour une femme, mais c’est comme ça, je ne me trouve pas laide et je n’arrête pas d’oublier de don­ner mon argent aux socié­tés de cos­mé­tiques et aux pro­duits de minceur.

 

Ne vous mépre­nez pas, j’en suis sin­cè­re­ment déso­lée, et je vous jure que mes autres leçons, je les applique bien mieux. Faut pas croire, j’ai honte de mon corps sou­vent, quand je le vois à tra­vers d’autres yeux que les miens. J’espère que ça me donne le droit de res­ter dans le club des femmes, être confron­tée au regard des hommes. 

 

La der­nière fois, c’était il y a deux semaines. Je suis ensei­gnante et sou­vent, ce sont mes élèves qui me per­mettent de me dire que non, tous les hommes ne sont pas des bâtards. Tous des bâtards en puis­sance, peut-être, mais les ado, on peut encore les sau­ver, j’y crois chaque fois que je rentre dans ma classe. 

 

Il y a deux semaines, c’est ce qu’il s’est pas­sé. J’ai entré mon corps plein d’espoir, celui que je trouve plu­tôt joli, dans cette classe pleine de gar­çons qui sont presque des hommes. Je me suis tour­née vers le tableau et j’ai enten­du « tu crois qu’elle a un truc sous son pull » et il s’est incen­dié, mon joli corps. Quelques minutes sont pas­sées, je me suis bala­dée dans la classe, et un élève a fait sem­blant d’agripper mes fesses que je ne trouve pas laides. Un quart de seconde et j’aurais pu le cra­mer, mon joli corps. 

 

La fin de l’heure est arri­vée, je tour­nais le dos à la porte, un élève est reve­nu dans la classe et a coin­cé contre le sien mon plu­tôt joli corps que j’aurais plu­tôt aimé déma­té­ria­li­sé. Il est res­té inerte, comme tou­jours, mon corps hon­teux d’exister, il n’a bru­lé per­sonne pas même lui. 

 

Alors voi­là, vous voyez, j’ai encore beau­coup à apprendre de la honte peut-être, mais pas la leçon de la sidé­ra­tion, pas celle du silence.

 

Ate­lier de Sophie Weverbergh

 

 

 

 

Honte avouée à moitié pardonnée

Alice De Vleeschouwer

 

Je m’appelle Alice, j’ai 27 ans

La pre­mière fois que je me suis fait prendre la main dans le sac, c’était il y a deux décen­nies. Il parait qu’on a honte quand on se fait cho­per, pas quand on vole. Il doit y avoir du vrai, d’ailleurs, quand j’ai cha­par­dé une paire de boucles d’oreilles à qua­torze ans, c’est le regard des autres qui a failli me bru­ler, pas l’autocombustion spon­ta­née. Pour­tant, il y a deux décen­nies, pour ce pre­mier lar­cin, je me sou­viens d’abord de la honte de mon acte. J’ai volé cette petite figu­rine chez une amie de ma maman et le soir même, j’ai révé­lé le secret qui pesait déjà trop lourd sur mes épaules, pour me débar­ras­ser le plus vite pos­sible de la bombe à retar­de­ment plan­quée sous mon oreiller. Ensuite, en effet, il a fal­lu pas­ser aux excuses, attra­per le com­bi­né dans mes petites mains d’enfant, trop petites pour creu­ser la terre et m’y enfouir, trop petites pour attra­per la poi­gnée de la porte et m’enfuir tout court. Deman­der par­don, expli­quer pour­quoi. Se confes­ser, somme toute. Je me sou­viens de l’injustice. Faute avouée à moi­tié par­don­née m’avait-on pro­mis, j’avais avoué, pour­quoi devais-je encore me faire par­don­ner, pire, pour­quoi était-ce lié à la qua­li­té de mon expli­ca­tion ? Je n’en ai jamais rien su. 

Mais bon, tout le monde vole et le propre de la honte n’est-il pas de créer un gouffre entre nous et le reste de l’humanité ?

La deuxième fois que je me suis fait cho­per, c’était il y a dix ans. Toute per­sonne avec un esprit plus mathé­ma­ti­cien que le mien fera le cal­cul, j’avais dix-sept ans. Je sor­tais de rhé­to, je sor­tais de l’adolescence, je sor­tais de l’hétérosexualité. Il parait qu’on a honte quand on se fait cho­per, pas quand on agit. Il doit y avoir du vrai, d’ailleurs, quand j’ai un jour tenu la main de mon amou­reuse dans un maga­sin, c’est le juge­ment de la cais­sière et du client, leur dis­cus­sion et leur haine, qui ont failli me bru­ler, pas l’autocombustion spon­ta­née. Pour­tant, il y a une décen­nie, avant cette pre­mière pride, je me sou­viens d’abord de la honte de mes pen­sées. Je m’y suis ren­due en cachette, avec une fille que je connais­sais à peine, j’avais dit à mes parents que j’étais à la biblio­thèque, j’ai beau­coup trop bu, j’ai embras­sé la fille que je connais­sais à peine et puis, c’est la honte, je me suis fait cho­per. J’ai appe­lé mon père, trop ivre pour voir ce que je fai­sais, il a enten­du le bruit der­rière, mes parents ont su, tout de suite. Ensuite, il a fal­lu ren­trer, avec mes mains tou­jours trop petites pour creu­ser la terre et m’enfouir, trop petites pour prendre la porte et m’enfuir. Deman­der par­don, expli­quer pour­quoi. Jus­ti­fier ce mau­vais choix. Se confes­ser, somme toute. Je me sou­viens de l’injustice. Faute avouée à moi­tié par­don­née m’avait-on pro­mis, j’avais avoué, pour­quoi devais-je encore me faire par­don­ner, pire, pour­quoi était-ce lié à la qua­li­té de mon expli­ca­tion ? Je n’en ai jamais rien su. 

Mais bon, tout le monde aime et le propre de la honte n’est-il pas de créer un gouffre entre nous et le reste de l’humanité ?

 

Ate­lier de Sophie Weverbergh

Chiara Carlino


Auteur

Manuela Varrasso


Auteur

Alice De Vleeschouwer


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