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Ateliers d’écriture
Menés par Camille Husson, Julie Lombé et Sophie Weverbergh
Menés par Camille Husson, Julie Lombé et Sophie Weverbergh
Je ne suis pas née honteuse. Je le suis devenue.
Chiara Carlino
Je m’appelle Chiara, j’ai 38 ans et plusieurs cheveux blancs. Aujourd’hui, on est lundi. Comme mon mari donne cours très tôt, je dois accompagner mon fils ainé à l’école en emmenant également son petit frère de huit kilos, ainsi que tout l’équipement qui va avec, à savoir : le châssis de la poussette (dont le mécanisme d’ouverture et de fermeture a sans doute été conçu par un sadique) et le Maxi-Cosi qui fait environ une vingtaine de kilos à lui tout seul. On doit être à l’école à 8h25 au plus tard. Il est 8h10 et on n’est pas près de sortir. Je parviens tout de même à faire monter toute ma smala dans la voiture en un temps record et arrive à l’école à 8h25 pile, au moment où je découvre que j’ai oublié le cartable de mon fils sur la banquette de l’entrée. Mon fils commence à pleurer en disant que sa maitresse, Madame Célestine, va se fâcher comme elle le fait chaque fois qu’il oublie quelque chose : « Mamma ! Elle me dit que je suis tête en l’air ! ». Je m’efforce de garder mon calme et le rassure, car « ça peut arriver, ce n’est pas grave, ce petit accident nous aidera à ne plus jamais l’oublier, tout le monde est un peu tête en l’air, mamma va rentrer et tu l’auras d’ici dix minutes ». Entretemps, ma voix intérieure m’engueule en italien en me traitant de tous les noms possibles, car cet oubli implique de rentrer en vitesse à la maison, me garer, rouvrir le châssis de la poussette, descendre le Maxi-Cosi avec mon petit dedans, monter chez moi, récupérer le cartable, redescendre, remonter le Maxi-Cosi avec mon bébé dans la voiture, refermer le châssis de la poussette et retourner à l’école avant la fermeture définitive des portes, qui a lieu à 8h45.
Je m’excuse de cet oubli auprès de Madame Célestine, dont le regard impitoyable typique des institutrices semble me dire : « C’est donc de vous que votre fils tient sa tête en l’air ! ». Je me suis fait choper, c’est la honte. J’aurais envie de m’écrier : « Madame, nous revendiquons fièrement nos têtes en l’air ! Il n’y a que l’imaginaire et les nuages qui puissent nous sauver ! », mais il vaut mieux jouer la diplomate, car j’ai 38 ans, plusieurs cheveux blancs et la semaine ne fait que commencer.
En me dirigeant vers la voiture avec mon bébé, mon passé se superpose à mes pas, l’impression de traverser la cour de ma propre école en 1989, avec mes 4 ans et les yeux remplis de larmes. Sœur Angélique, mon institutrice de l’époque, nous demande de dessiner la mer. Moi, j’inonde ma feuille de vert d’eau, la couleur des yeux de ma mère. Je suis impatiente de lui montrer ces vagues de papier aussi belles que son regard, à l’heure de la sortie. Mais pour qu’elle reconnaisse mon œuvre dans cette marée de dessins, il faut y imprimer une marque identifiable : ma signature. Ainsi, je prends du jaune et trace un petit serpent onduleux dans le coin droit de ma feuille, avec mon alphabet inventé d’enfant. Pendant que je joue à y lire muettement mon prénom, Sœur Angélique le crie très fort, ce « CHIARA ! », en brisant le silence de notre classe. « QU’EST-CE QUE TU FAIS ? JE T’AVAIS DIT DE DESSINER LA MER, PAS DE LA SIGNER ! TU ES TROP PETITE POUR SAVOIR ÉCRIRE ! TU AS ABIMÉ TON DESSIN ! ». Puis, elle m’arrache ma feuille des mains, me ramène au centre de la classe et me donne une sonore fessée devant mes camarades, qui s’esclaffent de rire. Mon visage brule comme si, au lieu de mes fesses, elle avait giflé mes joues. J’en retiens qu’il est honteux de vouloir se singulariser, et que beaucoup de maitresses semblent éprouver un inavouable plaisir à castrer les enfants qu’elles sont censées accompagner.
Puis, je retourne à mon présent de maman débordée, j’ai enfin récupéré le cartable de mon ainé et réussi à repartir de chez moi à 8h38. Il ne me reste que 7 minutes avant la fermeture des portes de l’école de mon fils mais c’est jouable, car je connais un raccourci. Alors que j’essaie de positiver en me disant qu’il vaut mieux oublier un cartable plutôt que l’un de mes enfants, je me retrouve derrière un camion éléphantesque coincé dans une ruelle. Évidemment, la capacité de manœuvre du camionneur est inversement proportionnelle aux dimensions de son véhicule, et je me résigne à arriver définitivement en retard. Il est 8h47 lorsque j’arrive à l’école pour la deuxième fois en l’espace de 20 minutes. Les portes sont fermées et je dois sonner pour qu’on m’ouvre, tout en tenant le cartable de mon ainé et le Maxi-Cosi avec mon bébé endormi à bras, car je me dis que ce sera plus rapide que de rouvrir le châssis de la poussette une énième fois. Pendant que je marche vers l’immeuble des maternelles en trainant ce poids insupportable, mon périnée me lâche. Et je remets enfin ce cartable à Madame Célestine, qui nous dévisage d’un air compatissant, ma culotte mouillée et moi, sans pour autant oublier de nous souhaiter « une bonne journée ».
Je m’appelle Chiara, j’ai 38 et 4 ans à la fois. Je ne suis pas née honteuse de mes failles. Je le suis devenue en me heurtant au regard de gens aux noms aussi séraphiques que Madame Célestine et Sœur Angélique.
Promesse à moi-même
J’ai coupé mes cheveux, ils sont courts maintenant. Cette nouvelle tête me plait, elle épouse mieux mon visage de femme bientôt quarantenaire, elle donne à mes rides un aspect plus gai, me semble-t-il. Pourtant, mon fils m’a dit que je ne suis pas très belle, car j’ai l’air d’un garçon. « Mais ce n’est pas grave, a‑t-il ajouté, car les cheveux, ça repousse ». Moi, je préférerais plutôt voir pousser mes jambes : courtes et trapues depuis toujours. Je m’obstine à porter des talons car cela me rapproche des étoiles, mais mes pieds, l’âge aidant, ont une inclinaison de plus en plus développée pour les pantoufles. Je mourrai donc avec des cuisses aussi courtes que ma nouvelle crinière, que je ne veux plus jamais longue. Ce sont mes idées que je laisserai pousser.
Classe de mer
Manuela Varrasso
J’partais pas en classe de mer…
J’demandais chaque année à ma mère
J’osais pas d’mander à mon père
Parce que lui, quand il bossait la nuit
Il marchait comme un zombie
Il avait le regard qui fuit
Moi, avec mes p’tites mains
J’préparais ses tartines
Provolone, ricotta, mortadelle…
J’voulais bien garnir ses bouts d’pain
Pour que dans la poussière de plastic toxique où il s’éreintait les reins
En mâchant, il pense à moi et il soit juste bien
J’partais pas en classe de mer…
Quand j’d’mandais à ma mère
Elle disait : « Comment on va faire pour payer pour quatre ?
Ton père et moi, on s’coupe déjà en quatre ! »
J’étais triste à crever
Mais j’voyais bien que mes vieux étaient usés
Les copines des beaux quartiers
Elles, chaque année, elles y sont allées
Au retour, elles racontaient, enchantées
Et moi, d’les entendre piailler
À l’intérieur, la haine faisait que m’bruler
J’partais pas en classe de mer…
Je demandais chaque année à ma mère
Auprès de mon père, j’ai jamais insisté
Parce que sa Lada break beige, son char d’assaut soviétique, fallait bien le rembourser
Et le manteau de ma mère, avec des poils aux manches, chiné, déformé
Il voulait bien lui changer
Les lundis avant le départ, dans la classe, les autres faisaient la queue
Pour déposer leur épargne sur le livret scolaire
Moi, j’en avais pas, j’restais en arrière
Dans mes bottines noires en skaï verni à tirettes
J’restais là, j’bougeais pas, j’voulais disparaitre
Dans mes collants blancs, avec ma honte dedans, j’priais pour qu’on m’voit pas
Mais on m’voyait !
J’étais vive et mignonne avec mes boucles brunes et mon regard d’ange l’instit’ disait
Dommage qu’elle roule les « r » il ajoutait
Normal, j’parlais comme ma mère
Où il voulait que je change d’air ?
Bah, je l’trouvais gentil
Le midi, il m’achetait d’la tarte au riz
Et il râpait mon accent, pour que j’parle comme elles
Les pimbêches des maisons riches
J’répétais, la langue en bas, pour imiter l’accent des donzelles
« Pa-rents », « Ar-gent », « Mar-ti-ne à la m‑er »…
Arrête !
Elle est où ta co-lè-re ?
Sois « far-r-ouche » ! Sois « fiè-r-r‑e » !
Avec deux « r » !
C’est maintenant que j’me dis,
J’partais pas en classe de mer
Et c’est bien ainsi…
Avec mes trois frères, on s’inventait des vacances derrière le jardin,
On filait jouer sur nos vélos bricolés au parc de l’hospice des vieillards
Parmi les vieux démunis, qui trainaient leurs souvenirs ébahis,
On s’mélangeait aux enfants déclassés au hasard et on foutait le pétard
À trainer avec les garçons, j’oubliais mon chagrin
La honte. La haine. La jalousie.
Des riches. Des Belges. Des autres filles.
« Bah, c’est pas grave Pa’ ! »
« T’inquiète pas M’man ! »
La mer du Nord, j’ai toujours trouvé ça laid
Une mer grise
Où tu manges des crevettes roses dans la brise
Ça craint
C’est moche, archi-moche, aussi moche que Seraing
Et là, y’avait même pas d’Italiens !
Texte écrit à l’atelier slam de Julie Lombé, colloque « Coming Honte », ULB 1er décembre 2023
Réécriture à domicile, 3 décembre 2023
Le joli corps de ma honte
Alice De Vleeschouwer
C’est un peu bizarre, surtout pour une femme, mais moi, je ne me trouve pas laide. On m’y a éduquée pourtant et j’ai tenté d’apprendre mes leçons, il me faudrait quelques kilos de moins, puis si je me mettais au sport, j’aurais moins de cellulite. J’ai compris qu’il fallait que je m’épile, mais ça me fait mal alors je repousse et plus les années passent, plus ce sont mes poils qui repoussent. J’ai lu tous les magazines, j’ai bien entendu ma mère, la sienne et les mères de toutes les mères, puis franchement, l’acné à vingt-sept ans, je sais que c’est ridicule, je vous promets que j’ai acheté du fond de teint.
C’est un peu bizarre, surtout pour une femme, mais c’est comme ça, je ne me trouve pas laide et je n’arrête pas d’oublier de donner mon argent aux sociétés de cosmétiques et aux produits de minceur.
Ne vous méprenez pas, j’en suis sincèrement désolée, et je vous jure que mes autres leçons, je les applique bien mieux. Faut pas croire, j’ai honte de mon corps souvent, quand je le vois à travers d’autres yeux que les miens. J’espère que ça me donne le droit de rester dans le club des femmes, être confrontée au regard des hommes.
La dernière fois, c’était il y a deux semaines. Je suis enseignante et souvent, ce sont mes élèves qui me permettent de me dire que non, tous les hommes ne sont pas des bâtards. Tous des bâtards en puissance, peut-être, mais les ado, on peut encore les sauver, j’y crois chaque fois que je rentre dans ma classe.
Il y a deux semaines, c’est ce qu’il s’est passé. J’ai entré mon corps plein d’espoir, celui que je trouve plutôt joli, dans cette classe pleine de garçons qui sont presque des hommes. Je me suis tournée vers le tableau et j’ai entendu « tu crois qu’elle a un truc sous son pull » et il s’est incendié, mon joli corps. Quelques minutes sont passées, je me suis baladée dans la classe, et un élève a fait semblant d’agripper mes fesses que je ne trouve pas laides. Un quart de seconde et j’aurais pu le cramer, mon joli corps.
La fin de l’heure est arrivée, je tournais le dos à la porte, un élève est revenu dans la classe et a coincé contre le sien mon plutôt joli corps que j’aurais plutôt aimé dématérialisé. Il est resté inerte, comme toujours, mon corps honteux d’exister, il n’a brulé personne pas même lui.
Alors voilà, vous voyez, j’ai encore beaucoup à apprendre de la honte peut-être, mais pas la leçon de la sidération, pas celle du silence.
Atelier de Sophie Weverbergh
Honte avouée à moitié pardonnée
Alice De Vleeschouwer
Je m’appelle Alice, j’ai 27 ans
La première fois que je me suis fait prendre la main dans le sac, c’était il y a deux décennies. Il parait qu’on a honte quand on se fait choper, pas quand on vole. Il doit y avoir du vrai, d’ailleurs, quand j’ai chapardé une paire de boucles d’oreilles à quatorze ans, c’est le regard des autres qui a failli me bruler, pas l’autocombustion spontanée. Pourtant, il y a deux décennies, pour ce premier larcin, je me souviens d’abord de la honte de mon acte. J’ai volé cette petite figurine chez une amie de ma maman et le soir même, j’ai révélé le secret qui pesait déjà trop lourd sur mes épaules, pour me débarrasser le plus vite possible de la bombe à retardement planquée sous mon oreiller. Ensuite, en effet, il a fallu passer aux excuses, attraper le combiné dans mes petites mains d’enfant, trop petites pour creuser la terre et m’y enfouir, trop petites pour attraper la poignée de la porte et m’enfuir tout court. Demander pardon, expliquer pourquoi. Se confesser, somme toute. Je me souviens de l’injustice. Faute avouée à moitié pardonnée m’avait-on promis, j’avais avoué, pourquoi devais-je encore me faire pardonner, pire, pourquoi était-ce lié à la qualité de mon explication ? Je n’en ai jamais rien su.
Mais bon, tout le monde vole et le propre de la honte n’est-il pas de créer un gouffre entre nous et le reste de l’humanité ?
La deuxième fois que je me suis fait choper, c’était il y a dix ans. Toute personne avec un esprit plus mathématicien que le mien fera le calcul, j’avais dix-sept ans. Je sortais de rhéto, je sortais de l’adolescence, je sortais de l’hétérosexualité. Il parait qu’on a honte quand on se fait choper, pas quand on agit. Il doit y avoir du vrai, d’ailleurs, quand j’ai un jour tenu la main de mon amoureuse dans un magasin, c’est le jugement de la caissière et du client, leur discussion et leur haine, qui ont failli me bruler, pas l’autocombustion spontanée. Pourtant, il y a une décennie, avant cette première pride, je me souviens d’abord de la honte de mes pensées. Je m’y suis rendue en cachette, avec une fille que je connaissais à peine, j’avais dit à mes parents que j’étais à la bibliothèque, j’ai beaucoup trop bu, j’ai embrassé la fille que je connaissais à peine et puis, c’est la honte, je me suis fait choper. J’ai appelé mon père, trop ivre pour voir ce que je faisais, il a entendu le bruit derrière, mes parents ont su, tout de suite. Ensuite, il a fallu rentrer, avec mes mains toujours trop petites pour creuser la terre et m’enfouir, trop petites pour prendre la porte et m’enfuir. Demander pardon, expliquer pourquoi. Justifier ce mauvais choix. Se confesser, somme toute. Je me souviens de l’injustice. Faute avouée à moitié pardonnée m’avait-on promis, j’avais avoué, pourquoi devais-je encore me faire pardonner, pire, pourquoi était-ce lié à la qualité de mon explication ? Je n’en ai jamais rien su.
Mais bon, tout le monde aime et le propre de la honte n’est-il pas de créer un gouffre entre nous et le reste de l’humanité ?
Atelier de Sophie Weverbergh