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Assassinat de Natalia Estemirova, asphyxie de Memorial ?

Numéro 10 Octobre 2009 par Bernard De Backer

octobre 2009

« Je vou­drais que cha­cun soit appe­lé par son nom, mais on a empor­té la liste et je ne sais com­ment faire » Anna Akh­ma­to­va, Requiem Le mer­cre­di 15 juillet 2009, le corps de Nata­lia Este­mi­ro­va a été retrou­vé dans une forêt en Ingou­chie, après son enlè­ve­ment le matin même, au sor­tir de son domi­cile à Groz­ny. Mena­cée et « aver­tie » à de nombreuses […]

Édito

« Je vou­drais que cha­cun soit appe­lé par son nom,

mais on a empor­té la liste et je ne sais com­ment faire »

Anna Akh­ma­to­va, Requiem

Le mer­cre­di 15 juillet 2009, le corps de Nata­lia Este­mi­ro­va a été retrou­vé dans une forêt en Ingou­chie, après son enlè­ve­ment le matin même, au sor­tir de son domi­cile à Groz­ny. Mena­cée et « aver­tie » à de nom­breuses reprises, insul­tée par le pré­sident tchét­chène, Ram­zan Kady­rov, elle avait été exé­cu­tée dans la jour­née de plu­sieurs balles dans la tête et la poitrine.

Après avoir été pro­fes­seure, puis jour­na­liste, Nata­lia Este­mi­ro­va était deve­nue mili­tante de l’ONG russe Memo­rial lors du début de la seconde guerre de Tchét­ché­nie, en 1999. Née d’un père tchét­chène et d’une mère russe, elle avait choi­si de vivre à Groz­ny, mal­gré la guerre. Elle y diri­geait l’an­tenne de Memo­rial. Cette der­nière, par la voix de son diri­geant à Mos­cou, Oleg Orlov, a immé­dia­te­ment mis en cause la res­pon­sa­bi­li­té de Ram­zan Kady­rov, qui a, de son côté, por­té plainte contre Memo­rial. Le pro­cès s’est ouvert à Mos­cou, le 25 septembre.

La mort de Nata­lia Este­mi­ro­va est à situer dans une sinistre série d’as­sas­si­nats poli­tiques en Rus­sie, plus par­ti­cu­liè­re­ment en lien avec la Tchét­ché­nie et la situa­tion dans le Cau­case du Nord : Niko­laï Gui­ren­ko, défen­seur des droits humains enquê­tant sur des groupes d’ex­trême droite (2004, à Saint Péters­bourg); Anna Polit­kovs­kaïa, jour­na­liste (2006, à Mos­cou); Mago­med Evloïev, pro­prié­taire d’un site inter­net d’op­po­si­tion en Ingou­chie (2008, à Naz­ran); Sta­ni­slav Mar­ke­lov, avo­cat russe et défen­seur, entre autres, de vic­times tchét­chènes, et Anas­ta­sia Babou­ro­va, jour­na­liste (Mos­cou, 2009); Andreï Kou­la­guine, jour­na­liste enquê­tant sur le sort des pri­son­niers en Rus­sie (Caré­lie, 2009); Raya­na Sadou­lae­va, diri­geante d’une ONG d’aide aux vic­times de guerre (Groz­ny, 2009).

Mais cet assas­si­nat doit éga­le­ment être pla­cé dans le contexte d’un dur­cis­se­ment du régime russe depuis l’ar­ri­vée au pou­voir de Vla­di­mir Pou­tine1. Dur­cis­se­ment tou­chant notam­ment le tra­vail effec­tué par Memo­rial sur les crimes du sta­li­nisme et sur les vio­la­tions des droits de l’homme dans la Rus­sie contem­po­raine. C’est en effet la pre­mière fois qu’un res­pon­sable de cette orga­ni­sa­tion, dont plu­sieurs ont subi des menaces2, est assassiné.

Si La Revue nou­velle, qui s’é­tait immé­dia­te­ment jointe à l’hom­mage inter­na­tio­nal au com­bat de Nata­lia Este­mi­ro­va et avait appe­lé à lut­ter contre l’im­pu­ni­té et au sou­tien de ses proches, sou­haite faire un retour sur cet évé­ne­ment, c’est dans l’es­prit même du tra­vail que Nata­lia Este­mi­ro­va réa­li­sait pour Memo­rial : docu­men­ta­tion, recueil de témoi­gnages, lutte contre l’im­pu­ni­té, notam­ment via les sai­sines de la Cour euro­péenne des droits de l’homme. C’est elle qui docu­men­tait la plu­part des jour­na­listes, dont Anna Polit­kovs­kaïa, ain­si que diverses ONG sur les crimes et vio­la­tions des droits humains com­mis en Tchét­ché­nie, afin que, selon le vers qu’A­kh­ma­to­va écri­vit en pleine ter­reur sta­li­nienne et qui fut la devise de Memo­rial, « cha­cun soit appe­lé par son nom ».

Nata­lia Este­mi­ro­va refu­sait la double poli­tique de Kady­rov : ache­ter et ter­ro­ri­ser les gens3. La situa­tion actuelle en Tchét­ché­nie pour­rait bien être un « miroir gros­sis­sant » de celle qui s’est déve­lop­pée en Rus­sie, à savoir l’é­change d’une rela­tive pros­pé­ri­té contre le recul des liber­tés. Le régime Kady­rov est aus­si un pro­duit du sys­tème russe, dans lequel les défen­seurs des droits humains sont de plus en plus iso­lés. Ceux-ci sont assi­mi­lés à une « cin­quième colonne » de l’Oc­ci­dent, soup­çon­nés par Pou­tine de « pro­pa­gande orange ».

Dans ce contexte, les entraves phy­siques et sym­bo­liques au tra­vail de la plus ancienne et plus impor­tante des orga­ni­sa­tions russes de recherche his­to­rique sur la ter­reur sta­li­nienne et de défense des droits humains, créée en 1988, sont très inquié­tantes. Comme le montrent l’in­ti­mi­da­tion et le har­cè­le­ment des mili­tants, les tra­cas­se­ries fis­cales4 ou la sai­sie d’une par­tie des archives — celles du « musée vir­tuel du Gou­lag » — à la veille d’un col­loque en décembre 2008.

La paru­tion en Rus­sie de manuels à l’in­ten­tion des ensei­gnants pré­sen­tant Sta­line comme « l’un des diri­geants les plus effi­caces de l’URSS » et prô­nant « un heu­reux oubli5 » de pages embar­ras­santes de l’his­toire russe tra­duit une pro­pen­sion à l’a­mné­sie ou à l’am­nis­tie. La signa­ture d’un décret par Med­ve­dev le 19 mai 2009, créant une com­mis­sion « pour empê­cher les fal­si­fi­ca­tions de l’his­toire por­tant atteinte aux inté­rêts de la Rus­sie », se situe dans le même registre. Enfin, par­mi d’autres signes, on évo­que­ra l’as­si­gna­tion de Memo­rial devant un tri­bu­nal civil, le 8 octobre, par le petit-fils de Sta­line, Evgue­ni Djou­ga­ch­vi­li, qui veut défendre l’hon­neur de son grand-père.

Memo­rial est née dans la période de bouillon­ne­ment et de réveil de la mémoire du sta­li­nisme, qui carac­té­ri­sait les débuts de la per­es­troï­ka, et d’une cer­taine démo­cra­ti­sa­tion de la Rus­sie. Son objec­tif pre­mier était de défendre la liber­té de la recherche en his­toire ain­si que le droit à la mémoire à l’é­gard des vic­times de la ter­reur. « Le pou­voir tuait une per­sonne et en même temps anéan­tis­sait sa mémoire. On effa­çait son nom par­tout où il était men­tion­né », rap­pelle Arse­ni Roguins­ki, pré­sident du direc­toire de Memorial.

La pre­mière tâche de l’or­ga­ni­sa­tion fut donc de res­ti­tuer le sou­ve­nir des vic­times et notam­ment de publier leurs noms, de recher­cher les lieux des exé­cu­tions. Mais ce tra­vail visait aus­si à divul­guer les noms des bour­reaux, afin que, à défaut d’un « Nurem­berg sovié­tique », jus­tice soit ren­due par la socié­té elle-même et que celle-ci assume, par ce biais, le poids de son passé.

La démo­cra­ti­sa­tion de la Rus­sie et la jus­tice ont par­tie liée avec la liber­té de la recherche his­to­rique. Conscience, connais­sance et dif­fu­sion de la mémoire du pas­sé sont insé­pa­rables de l’en­ga­ge­ment poli­tique dans l’ac­ti­vi­té de Memo­rial. Dans cette optique, l’or­ga­ni­sa­tion a créé un Centre pour la défense des droits de l’homme dont l’im­por­tance gran­di­ra avec l’é­cla­te­ment des conflits armés et, en par­ti­cu­lier, la guerre en Tchét­ché­nie. C’est pour cette branche de Memo­rial que tra­vaillait Nata­lia Este­mi­ro­va6.

Les pro­cès inten­tés contre Memo­rial, le har­cè­le­ment et les menaces diverses, devront être sui­vis avec la plus extrême atten­tion. Il fau­dra de même sur­veiller de près l’ou­ver­ture annon­cée de diverses repré­sen­ta­tions du gou­ver­ne­ment tchét­chène en Europe — notam­ment en Bel­gique — dont l’ob­jec­tif d’in­fil­tra­tion des réfu­giés n’est pas un mys­tère. La res­pon­sa­bi­li­té de l’É­tat belge et de l’UE de pro­té­ger les réfu­giés ou, dans un autre registre, de sou­te­nir les défen­seurs des droits humains en Rus­sie n’en est que plus fondamentale.

  1. Dénon­cé indi­rec­te­ment par le pré­sident Med­ve­dev dans une décla­ra­tion publiée le 10 sep­tembre sur le site Inter­net . Décla­ra­tion que d’au­cuns inter­prètent comme une cri­tique à l’é­gard de Pou­tine dans le cadre des ten­sions du « duum­vi­rat russe » en vue des pro­chaines élec­tions pré­si­den­tielles de 2012. Cela n’a pas empê­ché Med­ve­dev de faire l’é­loge de Ram­zan Kady­rov lors d’une ren­contre avec des poli­to­logues russes et occi­den­taux, le mar­di 15 septembre.
  2. En novembre 2007, Oleg Orlov a été enle­vé en pleine nuit en Ingou­chie avec des journalistes.
  3. Voir sur ce sujet le dos­sier de La Revue nou­velle diri­gé par Aude Mer­lin, « Der­rière les façades… la Tchét­ché­nie, dans quel état ? », décembre 2007.
  4. Comme « l’im­pôt social sur les bols » offerts par Mémo­rial à des vété­rans du Gou­lag, lors du cin­quan­tième anni­ver­saire du sou­lè­ve­ment du camp de Ken­guir. Voir Ber­nard De Backer, « Les crimes du com­mu­nisme entre amné­sie et déné­ga­tion », La Revue nou­velle, avril 2006.
  5. Réponse don­née par le pro­fes­seur Polia­kov, un des auteurs du nou­veau manuel d’his­toire russe com­man­dé par le pou­voir, à la ques­tion posée lors d’un débat : « Quel est votre but ? ». Rap­por­té par Arse­ni Roguins­ki, Le Débat, mai-août 2009. Pour plus de détails sur l’his­toire et l’ac­ti­vi­té de Mémo­rial, voir le dos­sier « Mémoires du com­mu­nisme dans l’ex-Union sovié­tique », dans le même numé­ro. Arse­ni Roguins­ki, pré­sident du direc­toire de Memo­rial, y décrit les enjeux de la mémoire du sta­li­nisme dans la Rus­sie contem­po­raine ; Maria Fer­re­ti, spé­cia­liste de l’his­toire russe du XXe siècle, retrace les ori­gines et les tra­vaux de l’or­ga­ni­sa­tion russe.
  6. Après son assas­si­nat, Memo­rial a sus­pen­du son acti­vi­té en Tchét­ché­nie, mais il semble que l’or­ga­ni­sa­tion ait l’in­ten­tion de rou­vrir. La déci­sion finale doit être prise ces jours-ci à Moscou.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur