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Aristote ou le vampire du théâtre occidental

Numéro 4 Avril 2008 par Sophie Klimis

avril 2008

Pro­fes­seure de latin à l’u­ni­ver­si­té de Paris 7, Flo­rence Dupont tra­vaille depuis plus de vingt ans à trans­for­mer notre regard sur l’an­ti­qui­té gré­­co-romaine. Afi n de sai­sir la por­tée de son nou­vel opus, Aris­tote ou le vam­pire du théâtre occi­den­tal , il nous semble néces­saire de rap­pe­ler les lignes direc­trices de ses recherches. On lui doit notam­ment d’a­voir […]

Pro­fes­seure de latin à l’u­ni­ver­si­té de Paris 7, Flo­rence Dupont tra­vaille depuis plus de vingt ans à trans­for­mer notre regard sur l’an­ti­qui­té gré­co-romaine. Afi n de sai­sir la por­tée de son nou­vel opus, Aris­tote ou le vam­pire du théâtre occi­den­tal 1, il nous semble néces­saire de rap­pe­ler les lignes direc­trices de ses recherches. On lui doit notam­ment d’a­voir sor­ti de l’ou­bli le théâtre romain, trop sou­vent négli­gé, voire déni­gré, car tou­jours com­pa­ré au « pres­ti­gieux » théâtre grec2. Lors­qu’elle s’in­té­resse aux Grecs, c’est pour bri­ser le pié­des­tal où les tenants du « miracle grec » les avaient ins­tal­lés. Joyeu­se­ment ico­no­claste, Flo­rence Dupont a ain­si com­pa­ré Homère et Dal­las3, décryp­tant les images clés du feuille­ton sur le mode des épi­thètes homé­riques : les divins Achéens ont ain­si cédé la place aux divins Texans, « Andro­maque aux bras blancs » à « Sue Ellen au-superbe-break-euro­péen ». Flo­rence Dupont s’at­tache en paral­lèle à rendre les Grecs à leur alté­ri­té, voire à leur étran­ge­té. Là où cer­tains hel­lé­nistes per­pé­tuent l’i­mage d’une Grèce lisse, claire et lumi­neuse, ber­ceau d’une ratio­na­li­té vue comme uni­ver­selle, Flo­rence Dupont pré­fère « exo­ti­ser » les Grecs, s’ins­cri­vant en cela dans le para­digme de l’an­thro­po­lo­gie appli­quée à la Grèce ancienne enta­mé par Jean-Pierre Ver­nant et Pierre Vidal-Naquet. Dans L’in­si­gni­fi ance tra­gique 4, Flo­rence Dupont rap­pelle ain­si qu’à Athènes, la tra­gé­die était une per­for­mance rituelle, ins­crite dans le contexte d’un concours musi­cal, et cer­tai­ne­ment pas un genre lit­té­raire. Désa­cra­li­sant le texte tra­gique, elle montre qu’il n’é­tait qu’un maté­riau par­mi d’autres de la per­for­mance, dont le rôle était équi­valent à celui d’un script de ciné­ma aujourd’­hui : per­mettre aux acteurs et aux cho­ristes d’ap­prendre leurs rôles, puis être oublié. Flo­rence Dupont insiste donc sur le carac­tère évé­ne­men­tiel et éphé­mère des tra­gé­dies : Sophocle n’a­vait des­ti­né son Anti­gone qu’à une seule et unique per­for­mance, et pas au pan­théon des oeuvres immortelles.

La Poétique d’Aristote ou le meurtre théorique de la tragédie athénienne

La thèse cen­trale de l’ou­vrage est aus­si « choc » que son titre pou­vait le lais­ser pré­sa­ger : selon Flo­rence Dupont, la Poé­tique d’A­ris­tote est « une machine de guerre diri­gée contre l’ins­ti­tu­tion théâ­trale » (p. 30). Loin d’a­voir cher­ché à rendre compte de la pra­tique effec­tive de la tra­gé­die à Athènes, Aris­tote aurait au contraire tra­vaillé à tuer le rituel, en inven­tant un théâtre pure­ment lit­té­raire, décon­tex­tua­li­sé de son ancrage dans la vie civique et reli­gieuse d’A­thènes : une tra­gé­die « hors concours », réduite à un texte, « auto­nome par rap­port à toute réa­li­sa­tion par­ti­cu­lière » (p. 149).

La rai­son de ce meurtre sym­bo­lique aurait été poli­tique. On sait qu’A­ris­tote séjour­na à la cour de Phi­lippe de Macé­doine et fut le pré­cep­teur d’A­lexandre le Grand. Dès lors, l’hy­po­thèse de Flo­rence Dupont est que l’es­thé­tique du théâtre aris­to­té­li­cien doit être mise en rela­tion avec le pro­jet des rois macé­do­niens de détruire la liber­té des cités grecques (p. 74). Aris­tote aurait cher­ché à asser­vir Athènes en lui fai­sant perdre son iden­ti­té cultu­relle. Il aurait donc ten­té d’« uni­fi er la culture grecque et en par­ti­cu­lier la poé­sie, ce qui implique qu’il la coupe des rituels où elle s’é­nonce et se diver­si­fi e » (p. 59), afi n de la rendre « expor­table dans le monde entier, c’est-à-dire dans les ter­ri­toires conquis par Alexandre » (p. 75). Aris­tote aurait ain­si été le prin­ci­pal ins­ti­ga­teur de la momi­fi cation de la tra­gé­die en texte et de l’ou­bli de sa dimen­sion essen­tiel­le­ment musi­cale et rituelle.

Aristote, vampire de la scène contemporaine

Selon Flo­rence Dupont, ce n’est pas seule­ment la com­pré­hen­sion de la tra­gé­die athé­nienne, mais toute notre concep­tion du théâtre qui aurait été for­ma­tée par la Poé­tique d’A­ris­tote. Par là, Flo­rence Dupont ne vise pas tant la pos­té­ri­té pro­li­fi que des concepts clés que sont la mimè­sis et la kathar­sis, que la défi nition basique d’une pièce de théâtre comme mise en scène d’un texte écrit par un auteur, se devant de racon­ter une his­toire. Cette « évi­dence » par­ta­gée par tous, Flo­rence Dupont la décons­truit pour mon­trer qu’elle est en réa­li­té de l’ordre de la croyance. C’est Aris­tote, et Aris­tote seul, qui aurait sou­mis le théâtre à une logique de type nar­ra­tif, alors que sa pra­tique rituelle obéis­sait à une logique musicale.

L’his­toire (la fable ou l’in­trigue), le texte, la mise en scène : ces trois notions clés sont, selon elle, des arte­facts aris­to­té­li­ciens, indû­ment éri­gés en caté­go­ries uni­ver­selles. Flo­rence Dupont va donc s’at­ta­cher à les décons­truire « afi n de sor­tir de l’a­ris­to­té­lisme ambiant » dans lequel sont plon­gés tant les théo­ri­ciens que les pra­ti­ciens du théâtre contem­po­rain, sou­vent sans même en être conscients. Flo­rence Dupont ana­lyse par exemple les inter­views d’O­li­vier Py et de Jan Fabre — res­pec­ti­ve­ment défen­seurs du « théâtre à texte » et du « théâtre du corps » dans la fameuse que­relle d’A­vi­gnon 2005 — pour mon­trer qu’ils se rejoignent fi nale­ment dans un com­mun back­ground aris­to­té­li­cien : de façon évi­dente pour Py, qui affi rme « qu’il ne peut pas y avoir de théâtre sans récit » (p. 19) ; de façon plus cryp­tée pour Fabre, qui se réclame de Nietzsche. Or, Flo­rence Dupont montre que c’est la kathar­sis aris­to­té­li­cienne qu’il mobi­lise, lors­qu’il donne pour fonc­tion à son théâtre de « puri­fier l’âme du spec­ta­teur en le confron­tant à la souf­france » (p. 19). Denis Gue­noun, Antoine Vitez et bien d’autres met­teurs en scène sont ain­si démas­qués. Bref, tout le monde ou presque se découvre sus­pect d’aristotélisme.

La thèse est polé­mique, la rhé­to­rique uti­li­sée par Flo­rence Dupont, viru­lente. Cela a eu pour résul­tat de sus­ci­ter des réac­tions assez vives, jus­qu’à pré­sent cris­tal­li­sées autour d’un débat « pour ou contre Aris­tote5 ». Or, cela ne nous semble pas une manière féconde de trai­ter les ques­tions bien réelles aux­quelles Flo­rence Dupont nous confronte. Nous vou­drions donc ici quit­ter le registre de la polé­mique pour celui du dia­logue inter­dis­ci­pli­naire. En effet, bien que ne par­ta­geant pas toutes les thèses de Flo­rence Dupont, nous consi­dé­rons qu’elles ont le grand mérite de nous for­cer à inter­ro­ger en pro­fon­deur l’en­semble de notre concep­tion du théâtre, ain­si que les méca­nismes par les­quels un seul trai­té phi­lo­so­phique en est venu à exer­cer une infl uence si large et si durable. Nous allons donc pré­sen­ter cha­cune des trois par­ties de son essai, ain­si que les pistes de réfl exion qu’elles nous ont ouvertes.

Du rituel musical à la lecture silencieuse

Dans « la tra­gé­die hors-concours », Flo­rence Dupont ana­lyse la Poé­tique en mon­trant com­ment Aris­tote théo­rise un « sys­tème de pro­duc­tion-récep­tion de la tra­gé­die basé sur le modèle de l’é­cri­ture-lec­ture per­met­tant de rendre compte de la tota­li­té du texte de façon auto­nome, en igno­rant la musique et sans faire réfé­rence aux contraintes de la per­for­mance » (p. 32). Le dis­po­si­tif du concours et le contexte rituel sont en effet pas­sés sous silence, la musique réduite à un simple sup­plé­ment de plai­sir et l’art des acteurs reje­té hors de l’« art poé­tique ». Or, ce der­nier est une inven­tion d’A­ris­tote : Eschyle, Sophocle et leurs pairs ne se consi­dé­raient pas comme des poètes, mais comme des chan­teurs et des maîtres de choeur.

C’est Aris­tote qui invente l’« art poé­tique » pour foca­li­ser l’at­ten­tion sur la seule pro­duc­tion du texte. Voi­là pour­quoi Aris­tote a ins­ti­tué la « sou­ve­rai­ne­té du muthos » (p. 39). Détour­nant ce terme de son usage cou­rant — le muthos est un type d’é­non­cia­tion par­ti­cu­liè­re­ment agréable, et pas un énon­cé men­son­ger ou un récit, comme la dicho­to­mie moderne du muthos et du logos pour­rait le lais­ser croire — Aris­tote fait du muthos le « résul­tat du tra­vail du poète qui assemble et orga­nise des actions » (p. 42). Aris­tote concentre son ana­lyse sur ce tra­vail de confi gura­tion dis­cur­sive, l’en­chaî­ne­ment du muthos « selon le vrai­sem­blable ou le néces­saire ». Ce fai­sant, il invente la logique narrative.

Tous les élé­ments de la tra­gé­die vont désor­mais lui être sou­mis : les acteurs ne par­ti­cipent plus à un rituel, ils s’ef­facent der­rière leur per­son­nage fi ctif, lui-même com­pris comme « actant » au ser­vice du dérou­le­ment de l’in­trigue. De même, Aris­tote se débar­rasse du choeur — par défi nition lié à la per­for­mance musi­cale et rituelle — en l’as­si­mi­lant au seul cory­phée, réduit à n’être qu’un per­son­nage comme les autres, sou­mis à la logique de l’in­trigue. Les spec­ta­teurs ne sont plus les coénon­cia­teurs du rituel, mais des qua­si-lec­teurs, qui doivent suivre intel­lec­tuel­le­ment le déve­lop­pe­ment linéaire de l’his­toire, car c’est la com­pré­hen­sion du muthos qui est cen­sée sus­ci­ter les affects de ter­reur et de pitié. En construi­sant une récep­tion lit­té­raire de la tra­gé­die, Aris­tote plai­de­rait en faveur d’un public éli­tiste et édu­qué, dis­tinct du public réel, consi­dé­ré comme vul­gaire et « le plus mau­vais juge qui soit d’une tra­gé­die » (p. 57).

Si la démons­tra­tion de l’ins­tau­ra­tion idéo­lo­gique d’un para­digme lit­té­raire est convain­cante, la visée poli­tique qui lui a été assi­gnée nous semble plus pro­blé­ma­tique. En effet, dans les Poli­tiques d’A­ris­tote, c’est bien la démo­cra­tie qui est fi nale­ment défi nie comme étant « le moins mau­vais des régimes ». Qui plus est, le même trai­té pré­sente les juges d’une tra­gé­die envi­sa­gée comme per­for­mance comme le para­digme de toute assem­blée poli­tique. Dès lors, le livre de Flo­rence Dupont appelle à un tra­vail interne au champ phi­lo­so­phique d’é­va­lua­tion du sta­tut et de la cohé­rence des thèses de la Poé­tique par rap­port aux autres trai­tés aristotéliciens.

En paral­lèle, l’a­na­lyse de Flo­rence Dupont per­met de réin­ter­ro­ger le rap­port d’A­ris­tote à Pla­ton en ce qui concerne la tra­gé­die. En effet, la plu­part des inter­prètes s’ac­cordent à consi­dé­rer qu’A­ris­tote l’au­rait défen­due, contre Pla­ton qui l’a­vait exclue de sa cité idéale. Enfi n, il est curieux de consta­ter que la pos­té­ri­té théâ­trale pro­li­fi que de la Poé­tique s’op­pose à un rela­tif dés­in­té­rêt chez les his­to­riens de la phi­lo­so­phie. La Poé­tique est en effet sou­vent consi­dé­rée comme un trai­té mineur, de peu de valeur phi­lo­so­phique, com­pa­rée aux trai­tés de méta­phy­sique, de logique ou d’é­thique. Ain­si, un peu para­doxa­le­ment, l’am­pleur de la cri­tique que Flo­rence Dupont adresse à la Poé­tique contri­bue à lui rendre toute sa digni­té philosophique.

Utopies théoriques versus spectacles populaires

Dans la seconde par­tie du livre, Flo­rence Dupont s’at­taque au lieu com­mun qui vou­drait qu’a­vec l’a­vè­ne­ment de la moder­ni­té, le théâtre euro­péen se serait libé­ré de l’emprise d’A­ris­tote. Elle montre au contraire que c’est l’i­déo­lo­gie de la Poé­tique qui a été mobi­li­sée lors des moments de rup­ture où le théâtre a été expli­ci­te­ment réfor­mé. Elle repère ain­si « trois révo­lu­tions aris­to­té­li­ciennes ». La pre­mière, qui com­mence vers le milieu du XVIIIe siècle, ins­talle l’illu­sion sur la scène en la sépa­rant sym­bo­li­que­ment de la salle. Cette révo­lu­tion sou­met en paral­lèle défi niti­ve­ment les acteurs au texte : Gol­do­ni, en sup­pri­mant l’im­pro­vi­sa­tion et les masques, chasse sym­bo­li­que­ment Arle­quin de la scène en même temps qu’il invente la pos­ture de l’« auteur de théâtre ». Quant aux spec­ta­teurs, ils ne sont plus que des « voyeurs » et n’in­ter­viennent pas dans la créa­tion du spectacle.

La deuxième révo­lu­tion aris­to­té­li­cienne a lieu au XIXe siècle. Elle est « mar­quée par l’ir­rup­tion du met­teur en scène qui rem­place le régis­seur, aupa­ra­vant un simple tech­ni­cien du spec­tacle » (p. 81). On pour­rait objec­ter que l’in­ven­tion de la mise en scène semble reva­lo­ri­ser la dimen­sion du spec­tacle. Selon Flo­rence Dupont, il n’en est rien : le met­teur en scène consacre au contraire la place cen­trale du texte, puisque tout son tra­vail consiste à en faire une « lec­ture », afi n d’en déduire une inter­pré­ta­tion visuelle. Enfi n, la troi­sième révo­lu­tion est celle de Brecht au XXe siècle, bien qu’il se soit défi ni comme « anti-aris­to­té­li­cien ». Pour Flo­rence Dupont, l’op­po­si­tion de Brecht à Aris­tote ne porte en réa­li­té que sur la théo­rie de la kathar­sis, qu’il rejette à cause des conno­ta­tions reli­gieuses qu’il lui attri­bue et parce qu’il la com­prend comme « iden­ti­fi cation » du spec­ta­teur, à laquelle il oppose la néces­si­té de sa « distanciation ».

Brecht aurait en fait été plus aris­to­té­li­cien qu’A­ris­tote en ins­tau­rant « la dic­ta­ture du muthos », qu’il appelle la Fable. Par sa théo­rie de la dis­tan­cia­tion, Brecht trans­forme en effet le spec­ta­teur en lec­teur-her­mé­neute du sens de la Fable.

Dans cette par­tie, nous avons été frap­pées de consta­ter que c’é­taient des uto­pies phi­lo­so­phiques qui avaient orien­té les modi­fi cations de la pra­tique théâ­trale. Ain­si, Dide­rot et Vol­taire militent pour vider la scène des spec­ta­teurs de marque qui y étaient tra­di­tion­nel­le­ment assis, afi n de per­mettre la confi­gu­ra­tion d’un espace pure­ment fi ction­nel. De même, c’est en agis­sant en fonc­tion de pré­sup­po­sés de type phi­lo­so­phique que Gol­do­ni avait entre­pris de rem­pla­cer la com­me­dia dell’arte par sa nou­velle comé­die. En effet, Flo­rence Dupont montre que dans sa recons­ti­tu­tion mythique de l’his­toire du théâtre, Gol­do­ni consi­dé­rait la com­me­dia comme une sur­vi­vance abâ­tar­die de la comé­die romaine. Il s’é­tait donc don­né pour mis­sion de « mettre fi n à cette dégé­né­res­cence his­to­rique en redon­nant à l’I­ta­lie un théâtre natio­nal, réuni­fi é, digne de ses ori­gines » (p. 93).

Il est par ailleurs impor­tant de sou­li­gner que, en miroir à cette his­toire des vam­pires vain­queurs phi­lo­sophes, Flo­rence Dupont a recons­ti­tué l’his­toire des vain­cus : les spec­tacles scé­niques popu­laires, sys­té­ma­ti­que­ment déva­lo­ri­sés comme le caba­ret, le bou­le­vard, l’o­pé­rette, etc. Elle montre avec fi nesse com­ment ils se sont consti­tués dès le XVIIe siècle, dans le contexte des foires com­mer­ciales, en marge des théâtres offi — ciels, qui ne pou­vaient exis­ter que sur pri­vi­lège royal. Et l’im­mense suc­cès qui fut ensuite le leur, sur le fameux bou­le­vard du Crime à Paris : « Tous les soirs, les gens du monde comme les gens du peuple vont bague­nau­der dans ce lieu de ker­messe per­pé­tuelle » (p. 132). Il nous a sem­blé qu’il fau­drait élar­gir l’é­tude de ces formes par­ti­cu­lières par­ti­cu­lières de socia­bi­li­té, liées à un regrou­pe­ment spa­tial des per­for­mances théâ­trales et per­met­tant un bras­sage de toutes les classes sociales. En effet, Flo­rence Dupont tient là un cadre qui per­met­trait de construire un axe de com­pa­rai­son avec les théâtres tra­di­tion­nels extra-euro­péens, sans que leur soient impo­sées les normes dra­ma­tiques du théâtre occidental.

D’Athènes à Versailles en passant par Rome

Dans la der­nière par­tie de son ouvrage, Flo­rence Dupont étu­die trois exemples de théâtres non dra­ma­tiques : la comé­die romaine, la comé­die-bal­let de Molière, la tra­gé­die athé­nienne. L’a­na­lyse des jeux romains est la plus déve­lop­pée, car c’est elle qui va per­mettre à Flo­rence Dupont de faire émer­ger de nou­velles caté­go­ries d’a­na­lyse du théâtre, autres que celles de l’a­ris­to­té­lisme. Dans les comé­dies romaines, on a en effet affaire à un théâtre rituel qui n’est pas la repré­sen­ta­tion d’un récit, mais un spec­tacle musi­cal inter­ac­tif, où les spec­ta­teurs sont avec les acteurs les cocé­lé­brants du rituel des jeux scé­niques. L’en­semble du spec­tacle est ain­si construit en fonc­tion du public. Durant toute la per­for­mance, ce ne sera pas tant l’in­trigue (sté­réo­ty­pée et assez pauvre) qui tien­dra les spec­ta­teurs en haleine, que les jeux de sub­ver­sion-réta­blis­se­ment des codes ludiques. On constate donc que rien ne ren­voie à Aris­tote dans la comé­die romaine. Bien plu­tôt, on assiste à une sorte d’in­ver­sion des valeurs : la trame nar­ra­tive, fon­da­men­tale dans la Poé­tique, devient acces­soire, car c’est la musique et le jeu des acteurs qui créent la per­for­mance comique.

Il faut ici pré­ci­ser que, d’un point de vue métho­do­lo­gique, Flo­rence Dupont insiste sur le fait que son pro­pos n’est pas de sub­sti­tuer les caté­go­ries du jeu romain aux caté­go­ries aris­to­té­li­ciennes (p. 192). Cela revien­drait en effet à res­ter dans la logique du para­digme unique, uni­ver­sel et anhis­to­rique, sus­cep­tible de rendre compte de toutes les formes de théâtre. Son but est au contraire de reva­lo­ri­ser la diver­si­té et la mul­ti­pli­ci­té des théâtres exis­tants : c’est la sin­gu­la­ri­té du contexte énon­cia­tif, liée à une fonc­tion spé­ci­fi que (sociale, rituelle, poli­tique) et his­to­ri­que­ment située, qui doit être mise en évi­dence, en recou­rant à des caté­go­ries « indi­gènes » et non pas impor­tées d’un para­digme extérieur.

À cet égard, l’a­na­lyse du Bour­geois gen­til­homme de Molière nous a sem­blé par­ti­cu­liè­re­ment convain­cante. De cette pièce archi- connue, nous décou­vrons qu’elle n’est pas une comé­die incluant des inter­mèdes dan­sés, mais « un bal­let où sont insé­rés des inter­mèdes dia­lo­gués issus du genre de la comé­die » (p. 244). Obéis­sant à une com­mande de Louis XIV qui vou­lait une « tur­que­rie », Molière et Lul­li construi­sirent un spec­tacle dont le coeur était un bal­let turc. La pièce de Molière n’o­béit donc pas à une rai­son nar­ra­tive — ce qui explique que son texte, joué sans les bal­lets, puisse sem­bler dis­con­ti­nu, voire inco­hé­rent -, mais à une logique musi­cale. Enfi n, Flo­rence Dupont nous livre une ana­lyse des trois Electre d’Es­chyle, de Sophocle et d’Eu­ri­pide, entiè­re­ment fon­dée sur le rôle cen­tral de la musique. Inver­sant la pers­pec­tive tra­di­tion­nelle, Flo­rence Dupont montre que ce n’est pas l’in­trigue dia­lo­guée qui orga­nise ces tra­gé­dies, mais les dépla­ce­ments chan­tés et dan­sés du choeur.

Conclusion

On peut attri­buer une triple fi nali­té à la démarche de Flo­rence Dupont : pri­mo, reva­lo­ri­ser les formes de théâtre dites « tra­di­tion­nelles », trop sou­vent encore incom­prises, puis­qu’a­na­ly­sées à par­tir de caté­go­ries qui leur sont étran­gères. Secun­do, créer un effet d’é­tran­ge­té au sein de la tra­di­tion occi­den­tale elle-même, en décen­trant la pers­pec­tive : vu « depuis Rome », le Bour­geois gen­til­homme a radi­ca­le­ment chan­gé d’as­pect. La démarche de Flo­rence Dupont nous invite donc à une méta-réfl exion cri­tique au sujet des « évi­dences » consti­tu­tives de notre propre tra­di­tion théâ­trale. Ter­tio, le but de l’é­tude est aus­si d’in­vi­ter à un renou­vel­le­ment des formes théâ­trales contem­po­raines, trop sou­vent encore « réac­tives » : même le théâtre dit « post-dra­ma­tique » se défi nit encore et tou­jours par rap­port à la caté­go­rie aris­to­té­li­cienne du drame, alors qu’il s’a­gi­rait pour Flo­rence Dupont de par­ve­nir à inven­ter de nou­veaux codes théâ­traux, capables d’ins­ti­tuer dans la durée de nou­velles formes de traditions.

  1. Paris, Aubier, coll. « Libelles », 2007.
  2. Voir L’Ac­teur-roi ou le Théâtre dans la Rome antique, Paris, Belles Lettres, 1985 ; Le théâtre latin, Paris, Armand Colin, 1988 ; Les monstres de Sénèque : pour une dra­ma­tur­gie de la tra­gé­die romaine, Paris, Belin, 1995 ; L’O­ra­teur sans visage, Paris, PUF, 2000.
  3. Homère et Dal­las. Intro­duc­tion à une cri­tique anthro­po­lo­gique, Paris, Kimé, (1991), 2005.
  4. L’in­si­gni­fiance tra­gique, Paris, Gal­li­mard, 2001.
  5. Jean-Louis Jean­nelle avait titré son compte ren­du du livre de Fl. Dupont dans le sup­plé­ment « Le Monde des livres » du 19 octobre 2007 : « La faute à Aris­tote ». Denis Gue­noun a répon­du une semaine plus tard avec un cin­glant « Pour le théâtre, mer­ci Aris­tote » (« Le monde des livres » du 26 octobre 2007).

Sophie Klimis


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