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Ariel Sharon, une vie israélienne
Avec le décès, ce 11 janvier 2014, de l’ancien Premier ministre Ariel Sharon, c’est l’un des derniers représentants de la « Génération 5708 » qui disparait, le plus illustre et encore en activité n’étant autre que l’inoxydable Shimon Pérès, l’actuel président de l’État d’Israël. Illustre, Ariel Sharon l’était autant que controversé, au terme d’une carrière militaire et politique caractérisée par des initiatives brutales, des massacres et aussi des retournements surprenants de pragmatisme et d’intuition politique. Une chose est évidemment certaine : la trace qu’il laissera dans la mémoire collective israélienne ne sera pas de même nature dans les mémoires collectives arabes, particulièrement chez les Libanais et les Palestiniens.
Ariel Sharon était un représentant archétypique, mais extrême de la « Génération 57081 ». Comme de nombreux jeunes militaires et politiciens israéliens ayant participé à l’édification de l’État d’Israël en 1947 – 1949, Ariel Sharon était un sabra2, né en 1928 de parents issus d’une Europe orientale mixte polono-russo-juive et ayant grandi dans une Palestine mandataire dont la population était encore arabe à une écrasante majorité. Son père, Szmuel Szejnerman, était un ingénieur agronome originaire de Brest3. Aujourd’hui en Bélarus, sur la frontière polonaise, cette ville était à l’époque une cité mixte polonaise (Brzec Litewski), bélarusse (Brest-Litovsk) et, surtout, à 67% juive (Brisk de-Lito). Quant à sa mère, Vera Shnurov, c’était un médecin originaire de Moguilev. Aujourd’hui en Bélarus, cette ville était pour sa part une cité mixte russe (Mogilov), bélarusse (Mahyliov) et, surtout, à 52% juive (Mohlev). Il n’est pas inutile de préciser que les communautés juives majoritaires de ces deux villes seront emportées dans le génocide juif commis par les nazis dans les centaines de bourgades juives d’Europe centrale et orientale.
Du Yiddishland à la Palestine
Si les époux Szejnerman fuient la guerre civile russe et son cortège de pogromes pour émigrer en Palestine mandataire en 1920, seul Szmuel Szejnerman adhérait pleinement à l’utopie sioniste4, son propre père, Mordechaj Szejnerman, étant, à Brest, un dirigeant du mouvement des Amants de Sion et un délégué du Congrès sioniste mondial fondé en 1897 par Theodor Herzl. Ce qui explique que, trois ans plus tard, le couple Szejnerman quittera Tel-Aviv pour aller s’installer en pleine campagne arabe, à Kfar Malal, un moshav5 récemment implanté sur des terres appelées en arabe Khirbat al-Hayya. Ariel Szejnerman y naitra en 1928. Plus tard, lorsqu’il s’agira d’hébraïser son patronyme, il choisira de s’appeler Sharon, du nom hébreu de la plaine littorale palestinienne où a été édifié son village natal en 1922.
Le rappel des origines familiales d’Ariel Sharon, ainsi que de l’arabité de la Palestine mandataire au sein de laquelle il va grandir, et où va se créer et s’imposer l’État d’Israël, est essentiel pour comprendre dans quel contexte va se forger la personnalité politique de cette figure du sionisme. Le sionisme, pour rappel, est l’appellation générique d’une multitude de mouvements nationalistes juifs apparus dans un contexte historique bien déterminé, celui des centaines de bourgades et villages juifs yiddishophones de l’Europe centrale et orientale polono-russe du tournant des XIXe et XXe siècles. Le dénominateur commun de ces mouvements était un profond pessimisme quant aux possibilités d’intégration et/ou d’émancipation collective des Juifs ashkénazes dans des sociétés chrétiennes en lutte pour leur propre indépendance étatique et travaillées au corps par un profond et violent antisémitisme6.
Au sein des mondes juifs d’Europe centrale et orientale, les mouvements sionistes n’étaient pas les seuls à revendiquer l’émancipation culturelle et/ou nationale de collectivités caractérisées par un héritage religieux commun, l’usage de langues communes (yiddish profane et hébreu cultuel), la conviction de participer à une culture commune et la réalité tangible de discriminations et de violences de plus en plus féroces à mesure que les États nations prenaient brutalement le pas sur les structures d’Ancien Régime. Ainsi, en des termes certes moins radicaux, d’autres mouvements politiques juifs allaient faire de la « question juive » (dans ses dimensions nationale, sociale, culturelle et linguistique) un enjeu central de leurs luttes, qu’il s’agisse des folkistes de Simon Dubnow ou des sociaux-démocrates du Bund.
La radicalité du sionisme politique européen résidait dans une profonde méfiance envers les sociétés chrétiennes et dans le développement d’un nationalisme romantique fonctionnant en miroir avec des nationalismes slaves imprégnés autant des idéaux de la révolution française que de ceux du populisme russe. Toutes les composantes du mouvement sioniste partageaient le même enjeu : positiver l’immense vague de migrations hors d’Europe centrale et orientale en lui redonnant une dimension nationale et miraculeuse et en l’orientant vers le « Pays d’Israël » (Eretz-Israël). Ou, en d’autres termes, échapper à la disparition collective en Europe orientale et à l’émigration individuelle (mais massive) vers l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord.
La culture du « Mur de fer »
Entre les Première et Seconde Guerres mondiales, les révoltes palestiniennes et les affrontements entre immigrants-colons juifs et paysans arabes7 vont encourager une fraction déterminante des futurs Israéliens et de leurs dirigeants, qu’ils soient issus des mouvances « ouvrières » (majoritaires jusqu’à la moitié des années 1970) ou « droitières », à faire leur la vision du monde pessimiste et violente développée par Vladimir « Zeev » Jabotinsky, le père fondateur de la droite pré-israélienne. Dans « À propos du mur de fer8 », un article publié le 4 novembre 1923 dans Rassviet (L’Aurore), un hebdomadaire sioniste russophone édité à Berlin et à Paris, Jabotinsky tient un raisonnement décisif pour l’Histoire à venir, ces lignes ayant été écrites en un temps où la Palestine était encore majoritairement arabe et où les Juifs, essentiellement des immigrants d’Europe centrale et orientale, n’y constituaient encore que 11% de la population.
« Tout peuple autochtone lutte contre les colons étrangers. […] C’est ainsi que feront également les Arabes d’Eretz-Israël [Palestine], tant que subsistera dans leur esprit une lueur d’espoir de parvenir à empêcher la transformation d’Eretz-Israël d’un pays arabe en un pays juif. […] [Nous devons faire en sorte] que notre colonisation [de peuplement] puisse se développer sous la protection d’une force qui ne dépende pas de la population locale [arabe] et à l’abri d’un mur de fer que celle-ci ne pourra pas abattre. […] Cela ne signifie pas qu’aucune forme d’accord n’est possible. Mais un accord spontané est inimaginable. Tant que les Arabes conserveront une lueur d’espoir de parvenir à se débarrasser de nous, rien au monde ne pourra les détourner de cet espoir. […] La seule voie vers un accord [futur entre les deux peuples], c’est le mur de fer, c’est-à-dire la création en Eretz-Israël d’une force qui ne puisse subir la pression arabe. »
Huit décennies plus tard, en février 2001, alors que se termine une campagne électorale qui va anéantir l’Avoda (Parti travailliste) d’Ehoud Barak et alors que la répression de la Deuxième Intifada bat son plein9, Ariel Sharon est un revenant. L’invasion du Liban de 1982, ponctuée par les massacres des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila10, avait anéanti le rêve de Sharon d’accéder à la magistrature suprême, lui dont, en sa qualité de ministre de la Défense, les mensonges et les initiatives militaires non concertées avaient été stigmatisés par une commission d’enquête présidée par le président de la Cour suprême, Yitzhak Kahane11.
Le prisme « vieux-travailliste » d’Ariel Sharon
Le 2 février 2001, alors que la campagne électorale bat son plein, le portrait de celui qui était alors président du Likoud est brossé par un journaliste éminent du quotidien de centre-gauche Ha’Aretz12. « Par une de ces ironies dont l’Histoire a le secret, le candidat likoudnik se révèle un pur mapaïnik13. Il s’inscrit en droite ligne dans le passé du mouvement travailliste lorsqu’il clame sa foi dans la “ouvda”, le fait accompli, et dans le vieux slogan “dunam po, ‘ez sham” [“un hectare par-ci, une chèvre par-là”]. Les Juifs doivent se souvenir qu’ils ont un droit absolu sur Eretz-Israël, et que ce n’est qu’ensuite que d’autres y ont aussi des droits. Cette ligne de démarcation est essentielle et martelée : “Les droits sur ce pays sont exclusivement juifs, mais ses habitants arabes ont aussi des droits”.
Quand il pense aux cent-vingt ans d’implantation juive, Sharon revendique l’héritage du mouvement travailliste d’avant 1948. “Sans son entreprise d’implantation, nous n’aurions jamais tenu face aux Arabes.” Pour Sharon, Israël est un pays fascinant, mais encerclé par une région dont l’hostilité mettra encore beaucoup d’années avant de disparaitre. Certes, la paix est une valeur suprême. Mais nous devons toujours nous rappeler ce postulat de base : “Seuls et cernés par une population hostile, nous ne pouvons survivre que par une dissuasion telle que les Arabes réfléchissent à deux fois avant de poser la main sur nous.” De son enfance à Kfar Malal, il se rappelle que son village était “encerclé par les villages arabes d’Abou Kishk, Khirbat Azzoun, Mouweilih, Biyar Adas, Mirr, Tira, Kafr Saba et Qalqilya14. Les rapports étaient corrects parce que, si les Juifs traitaient les Arabes avec respect, ils savaient aussi se faire respecter. Aujourd’hui, ces valeurs sont tombées en désuétude.”
Pour Sharon, les paroles prononcées par Moshé Dayan aux funérailles du kibboutznik Roï Rutenberg, assassiné par un fedayin en 1956, restent d’actualité. “Ne maudissons pas ses assassins. Que savons-nous de leur haine envers nous ? De leurs camps de réfugiés de Gaza, ils ont vu comment nous nous étions emparés de leurs champs et des villages de leurs ancêtres. Nous sommes une génération de pionniers. Sans glaive, nous ne pourrons survivre.”»
La fibre « travailliste » et martiale d’Ariel Sharon, disions-nous… « L’objectif d’Arafat n’était pas de corriger 1967, c’est-à-dire l’occupation, mais de corriger 1947, autrement dit l’émergence même d’un État juif, au milieu de cette région [le Moyen-Orient], sur une partie de la Palestine. […] Nous devons nous tenir fermement debout sur nos deux pieds […], prêts à tendre la main […] à la recherche des opportunités de paix à saisir […], mais les yeux grands ouverts, en regardant la réalité bien en face. Et avec l’autre main, l’index posé sur la gâchette, pour pouvoir tirer […] pour défendre notre survie. […] Nous devons trouver un moyen de vivre avec cette réalité, à savoir que les gens autour de nous ne nous aiment pas. Beaucoup d’entre eux rêvent que nous puissions disparaitre et retourner aux lieux d’où nous sommes venus. […] Les gens comprennent aujourd’hui qu’un accord de paix avec nos voisins n’aboutira que lorsque ceux-ci auront définitivement admis qu’Israël ne peut être vaincu militairement, que le terrorisme ne nous aura pas à l’usure et que nous ne nous laisserons pas entrainer dans des guets-apens diplomatiques proposant des compromis à sens unique. » De qui sont ces propos ? De son prédécesseur… travailliste au poste de Premier ministre, Ehoud Barak15.
Du « Mur de fer » au « Rideau de feu »
C’est cette vision du monde pessimiste, martiale, « constructiviste » et sans concession envers les Palestiniens (dont il estime néanmoins compréhensibles les aspirations nationales et la tentation de la revanche) qui va guider Ariel Sharon dans sa carrière militaire et ensuite politique. Entamée au mitan des années 1950, son activité militaire aura pour objectif de relever le défi qu’est pour les fondateurs de l’État d’Israël la présence à ses frontières de plusieurs centaines de milliers de réfugiés arabes palestiniens en attente du retour et installés dans des camps administrés par l’ONU au Sud-Liban, en Syrie et, surtout, sur deux portions de la Palestine qui ne sont alors pas tombées sous contrôle israélien : la bande de Gaza (administrée par l’Égypte) et la Cisjordanie (annexée par la Jordanie).
Entre 1949 et 1956, plusieurs milliers de Palestiniens tentent de rejoindre leurs familles restées en territoire israélien ou, tout simplement, de récupérer des biens ou de moissonner leurs champs. Tous n’ont pas la chance de se faire refouler sains et saufs. Sur la base des archives militaires, l’historien israélien Benny Morris estime que, si entre 200 et 250 Israéliens périssent sous les coups d’«infiltrés » armés, ce sont entre 2700 et 5000 « infiltrés », souvent non armés, qui tombent sous les balles de l’armée israélienne ou sur les mines israéliennes placées le long des lignes de cessez-le-feu16.
C’est dans ce contexte que l’ethos du « mur de fer » se réactive et que fleurissent des expressions comme « rideau de feu » (masakh-esh), « muraille de feu » (homat-esh) ou « ceinture de feu » (hagourat-esh) pour désigner, soit une politique défensive implacable, soit des incursions ponctuelles, mais extrêmement violentes, que mènent des unités spéciales de l’armée israélienne dans les années 1950 et 1960 contre la bande de Gaza et la Cisjordanie. Déjà à l’œuvre localement dans les implantations militaro-agricoles sous le régime du Mandat britannique (1922 – 1948), cet ethos s’exprime désormais à l’échelle de tout un territoire national disposant des attributs militaires que lui confère la puissance étatique. Cette politique de « défense active » s’intensifie pour contrer l’apparition, dans les années 1960, d’une génération de militants armés dans les territoires palestiniens contrôlés par l’Égypte et la Jordanie, ainsi qu’au Liban.
La plus célèbre de ces unités est l’Unité 101, créée sur ordre des travaillistes David Ben Gourion et Moshé Dayan, commandée par Ariel Sharon et spécialisée dans des opérations de représailles visant sciemment autant les civils palestiniens que les militants armés et ce, avec l’objectif d’imposer un équilibre de la peur favorable à Israël. La sanglante neutralisation militaire de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1982 (invasion du Liban ou opération « Paix en Galilée ») et l’écrasement des enclaves autonomes gérées par l’Autorité palestinienne en 2002 (opération « Bouclier défensif ») ne sont, à cet égard, que la poursuite de cette politique.
Le jugement de Gidéon Lévy, chroniqueur de gauche à Ha’Aretz, est à cet égard implacable. « Ariel Sharon fut un restaurateur du langage israélien. Si Eliezer Ben Yehuda17 réinventa le vocabulaire israélien, Ariel Sharon le traduisit en actions israéliennes. Comme son prédécesseur à la Défense, Moshé Dayan, Sharon fut plus influent que nombre de ses collègues dans la formulation du langage dominant de l’État d’Israël, celui de la force, de la guerre, de la conquête et de la violence. Comme Israël à sa suite, il pensait que les Arabes ne comprenaient que la parole du poing serré et que c’était la seule façon pour nous de survivre. Israël aurait pu et dû essayer un autre langage, mais il ne l’a jamais fait. Les Sharon et les Dayan, ces paysans-soldats cruels, sont finalement parvenus à convaincre les Israéliens qu’il n’existait tout simplement pas d’autre langage18. »
Les Palestiniens dans la vision de Sharon
L’absence de scrupules ou d’inhibition d’Ariel Sharon relève-t-elle pour autant d’une haine ou d’un racisme envers les Arabes ? À cette interrogation, Gidéon Lévy, toujours lui, répond par la négative19. « En novembre 1989, alors qu’il était ministre du Commerce et de l’Industrie [dans un gouvernement travailliste-Likoud dirigé par Yitzhak Shamir], j’avais accepté d’accompagner Ariel Sharon dans un voyage dans la bande de Gaza. C’était du Sharon tout craché : des cartes, des paysages et des Juifs. À cette époque comme aujourd’hui, il ne croyait pas à la possibilité de faire la paix avec les Arabes et il considérait que leur seul but était de nous exterminer : “Les Arabes font toujours ce qu’ils disent, même s’ils doivent parfois temporiser.” Pour Sharon, il fallait croire les Arabes quand ils parlaient d’extermination, pas quand ils parlaient de paix. Il n’y croyait pas. Ce fut une étrange balade, pleine de contradictions entre son charme incontestable (immense quand vous étiez seul à seul avec lui), ses positions extrémistes, son manque absolu de confiance envers les Arabes, sa compréhension de la nécessité de résoudre le problème des réfugiés, sa vision violente des Arabes et son absence absolue de haine à leur égard. Contrairement à d’autres, Sharon ne haïssait pas les Arabes. Simplement, il ne leur faisait pas confiance. »
Le constat posé par Gidéon Lévy a le mérite de s’appuyer également sur un matériau de première main, un texte publié par Ariel Sharon lui-même en 1993, alors que se discutait la possibilité pour les députés arabes (palestiniens) de la Knesset de participer à un vote sur un éventuel accord de paix20.
« Nos grands-parents et nos parents ne sont pas venus ici [en Israël] pour bâtir une démocratie. Tant mieux si elle est préservée, mais ils sont venus ici pour créer un État juif. […] Le sionisme n’a jamais prôné la démocratie, mais la création en Palestine d’un État juif appartenant à tout le peuple juif et à lui seul. Cette contradiction entre le retour à Sion et les fondements de la démocratie est connue depuis longtemps. Aux yeux des Arabes et de leurs alliés, il n’est évidemment pas démocratique d’offrir un pays à des millions d’étrangers contre la volonté de ses autochtones. Imposé par la force par des étrangers qui y ont émigré illégalement, cet État est entré en guerre contre les autochtones, a conquis leurs villes et les a encouragés à partir, quand il ne les a tout simplement pas exilés.
En novembre 1947, la décision de l’ONU de partager la Palestine a été prise en contradiction flagrante avec la volonté des Arabes palestiniens, qui constituaient encore l’écrasante majorité de la population. À des Juifs qui ne formaient que le tiers de la population, les Nations unies allouaient 55% du territoire. Le sionisme et la communauté internationale ont ainsi agi en violation des principes démocratiques, tout en en respectant l’esprit et en appuyant le principe du droit historique du peuple juif sur la terre des Patriarches. Cela signifie permettre la poursuite de l’immigration de millions de Juifs en Israël et la colonisation du pays dans sa totalité.
Depuis toujours, les Arabes d’Israël-Palestine estiment avoir un droit légitime sur ce pays. Parmi eux, les modérés sont peut-être prêts à reconnaitre des droits aux Juifs, mais seulement s’ils sont subordonnés à ceux des Arabes. À leurs yeux, l’idéal sioniste d’immigration et de souveraineté juives est une “agression criminelle” qui doit être contrecarrée afin de permettre aux “propriétaires légitimes” d’exercer leur souveraineté, au besoin en n’y tolérant qu’une présence juive minime. L’allégeance de la majorité des Arabes d’Israël, de leurs hommes politiques et de leurs députés ne va pas à Israël, mais à l’intérêt des Arabes palestiniens. Cela ne découle pas d’une haine d’Israël ou d’une volonté irrationnelle de le détruire, mais d’une simple prise en compte d’un devoir national élémentaire.
Permettre aux députés arabes israéliens de décider du sort d’Israël est une illusion dangereuse. Des questions aussi cruciales qu’un retrait du Golan ou l’instauration d’une autonomie palestinienne en Judée-Samarie (c’est-à-dire un second État arabe palestinien après la Jordanie) sont du seul ressort des Juifs, pas des Arabes israéliens. Une application aveugle des principes démocratiques revient à donner raison au nationalisme palestinien. C’est le contraire de la démocratie, c’est un suicide national, un couteau entre les mains de ceux qui, s’ils respectent les intérêts de leur peuple, ne peuvent que devenir nos futurs bourreaux. Nos leadeurs — Zeev Jabotinsky, Ben Gourion, Golda Meïr et Yigal Allon — ne nous ont pas donné ce droit. »
La « déconnexion » ou le formol du professeur Sharon
Au vu des lignes qui précèdent et sachant quel rôle majeur a joué Ariel Sharon dans la multiplication des implantations juives de peuplement dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, on peinerait à détecter une quelconque cohérence avec l’Ariel Sharon qui, en tant que Premier ministre, retirera l’été 2005 l’armée israélienne de la bande de Gaza et en évacuera de force une vingtaine de colonies de peuplement, ce que certains commentateurs interprèteront quelque peu rapidement comme le premier pas vers la création d’un État palestinien.
La cohérence de ce parcours sinueux réside dans le prisme « vieux-travailliste » ou mapaïnik du pragmatisme d’un Ariel Sharon qui, fondamentalement, n’a jamais été parfaitement en phase avec un Likoud arcbouté à l’idéologie roide de ses tuteurs historiques, Vladimir Jabotinsky, Menahem Begin ou Benzion Netanyahou, père de l’actuel Premier ministre Binyamin Netanyahou. Pour rappel, le Likoud fut d’abord un cartel électoral imaginé en 1973 par Ariel Sharon, tout juste démobilisé de l’armée, pour sortir le Herout ultra-conservateur de Menahem Begin de son isolement en l’alliant aux petits partis libéraux de centre-droit et, in fine, pour mettre fin à la domination d’un mouvement travailliste dont il était pourtant proche.
Élu Premier ministre en février 2002, Ariel Sharon, contrairement à ses concurrents de droite, mais en résonance parfaite avec son challengeur travailliste Ehoud Barak, a la capacité d’évaluer les rapports de force internationaux (essentiellement, la relation stratégique avec les États-Unis) et, plus encore, les rapports de force et les tensions à l’œuvre au sein du mouvement national palestinien (la lutte à mort entre l’OLP dominée par un Fath démonétisé et le Hamas islamo-nationaliste).
Sur le plan international, Ariel Sharon comprend vite que la lune de miel que son gouvernement vit depuis un certain 11 septembre 2001 avec l’administration néoconservatrice de George W. Bush n’aura qu’un temps et que les pressions vont reprendre en faveur du retrait israélien de la majeure partie des territoires occupés et de l’établissement d’un État palestinien. C’est alors que, pour anticiper d’éventuelles pressions américaines, Ariel Sharon reprend à son compte une vieille idée travailliste : évacuer la bande de Gaza et ce, de façon unilatérale, c’est-à-dire sans devoir négocier avec l’OLP.
Dans une interview accordée à Ha’Aretz en octobre 2004, Dov Weisglass, avocat et principal conseiller politique d’Ariel Sharon, s’explique crument sur la signification et l’objectif du plan de « déconnexion21 » à venir : « La signification du plan de déconnexion, c’est le gel du processus de paix. En d’autres termes, la déconnexion, c’est une bouteille remplie du formol nécessaire pour nous éviter tout processus diplomatique avec les Palestiniens. Pourquoi ? Parce que ce processus n’a pour objectif que de créer un État palestinien, avec tous les risques sécuritaires qui en découlent. Le processus diplomatique, c’est l’évacuation des implantations, le retour des réfugiés et la partition de Jérusalem. Tout cela est désormais gelé. [Concernant la Cisjordanie], une partie des implantations ne sera pas négociable. Quant aux autres, elles ne le seront que lorsque les Palestiniens se seront transformés en Finlandais22. »
Sur le plan inter-palestinien, Ariel Sharon indique à l’opinion publique palestinienne que l’OLP et son émanation, l’Autorité palestinienne, ne sont plus d’aucun poids et que les négociations ouvertes à Oslo en 1993 entre le gouvernement Rabin et l’OLP sont caduques. Cette neutralisation politique de l’OLP parachève sa neutralisation militaire de 2002 et pave le chemin à une montée en puissance (tant populaire que politique) du Hamas, lequel, après avoir emporté les élections législatives de janvier 2006, parviendra, en juin 2007, à expulser l’OLP hors de la bande de Gaza23. En dépit des négociations en cours ce mois de janvier2014 entre l’OLP de Mahmoud Abbas, le gouvernement israélien de Binyamin Netanyahou et le secrétaire d’État américain John Kerry, négociations portant sur ces sujets existentiels que voulait éviter Ariel Sharon, la scission du mouvement national palestinien et l’irrédentisme de la bande de Gaza face à l’OLP rendent ubuesque toute application d’un hypothétique accord de paix israélo-palestinien24.
De l’accoucheur au fossoyeur du Likoud
Une autre trace que laissera Ariel Sharon, c’est l’édification en Cisjordanie de la « Clôture de sécurité », selon un principe déjà éprouvé autour de la bande de Gaza. Cette « clôture » ne suit pas le tracé de l’ancienne ligne de démarcation tracée par l’ONU entre Israël et les territoires palestiniens, mais pénètre profondément à l’intérieur de la Cisjordanie pour englober les plus grosses colonies israéliennes ainsi que tout l’hinterland de Jérusalem, de façon à empêcher l’édification d’un État de Palestine réellement viable et souverain. Or, historiquement, l’idée d’ériger un « mur » en Cisjordanie n’est pas d’Ariel Sharon, mais de son prédécesseur travailliste Ehoud Barak, lequel ne jurait lui-même que par le détricotage des accords d’Oslo et leur remplacement par des accords strictement sécuritaires fondés sur le principe de la hafrada, la séparation. Mais le déchainement d’un cycle infernal d’attentats suicides palestiniens contre des cibles civiles en territoire israélien va finir par avoir raison des réticences d’une majorité d’Israéliens et Ariel Sharon va capitaliser l’angoisse de ses concitoyens pour imposer une partition de facto du Grand Israël tout en sauvegardant un maximum de colonies.
La dernière trace que laissera Ariel Sharon est paradoxale. Comme dit ci-dessus, en participant à la création du Likoud en 1973, il fut l’un des principaux artisans de l’arrivée de la droite historique au pouvoir en 1977, après des décennies d’hégémonie du mouvement travailliste et d’isolement du Herout ultra-nationaliste de Menahem Begin. Le Parti travailliste, si l’on excepte l’intermède du gouvernement de Yitzhak Rabin (1992 – 1995), ne s’en est jamais remis et vit depuis trente-cinq ans une interminable agonie. Mais Ariel Sharon n’a pas hésité à détruire ce qu’il avait aidé à construire. Pour faire avaliser un plan de « déconnexion » majoritairement rejeté par le Likoud, il va susciter des majorités alternatives au Parlement israélien. En novembre 2005, il passe à la vitesse supérieure en quittant le Likoud, en provoquant des élections anticipées et en fondant, avec de nombreux transfuges du Likoud et dans une moindre mesure du Parti travailliste (dont Shimon Pérès), un nouveau parti de centre-droit, Kadima, parti censé mener de futures « déconnexions » en Cisjordanie occupée. Quelques semaines plus tard, Ariel Sharon sera frappé par deux attaques cérébrales. Mais le Likoud ne se remettra pas davantage du « big bang » provoqué par Sharon et, depuis lors, ne cessera de se radicaliser pour revenir aux positions du Herout originel.
Ariel Sharon sera inhumé à Havvat ha-Shikmim, la Ferme des Sycomores, une propriété familiale bâtie en 1972 sur les terres d’un ancien petit village arabe, Houj, à quelques kilomètres de Gaza. Il y a huit ans, Nahum Barnéa, chroniqueur vedette israélien, rappelait une anecdote éclairante25. « Voici quelques années, un expert nucléaire palestinien m’a raconté être originaire de Houj et s’y être un jour rendu avec trois autres réfugiés. Arrivés à quelques centaines de mètres, ils se sont fait intercepter par des garde-frontières et Lily, l’épouse de Sharon. À leur grande surprise, elle les a autorisés à se recueillir vingt minutes, mais pas une de plus. “Vous comprenez, Arik va bientôt arriver.” Aujourd’hui, tout cela prend un sens particulier. Car l’ancien village arabe se situe dans la section sud des terres achetées par Arik. C’est là qu’il a inhumé son épouse Lily, décédée en mars 2000. De Houj, il ne reste plus grand-chose, des terrasses, un puits et des décombres. Mais c’est à Houj l’Arabe, sur cette colline magnifique, entre les veaux et les moutons, à côté de Lily, que Sharon va bientôt reposer pour l’éternité. »
(14 janvier 2014)
- Selon le calendrier juif, l’année 1948, c’est-à-dire celle de la création de l’État d’Israël.
- De l’hébreu tzabbar et de l’arabe sabbar : figuier de Barbarie, surnom donné aux membres de la première génération de Juifs israéliens et sionistes nés sur le sol de l’ancienne Palestine et élevés en hébreu moderne. Tzabbar est également l’acronyme de « tzaïr bari raanan » (« jeune sain fort »).
- C’est également de Brest qu’était originaire Mieczysław Wolfowicz Biegun, alias Menahem Begin, le père fondateur de la droite israélienne.
- Igal Sarna, « Entre le violon et le poignard », Yediot Aharonot, 6 janvier 2006. Traduit de l’hébreu et republié en français sous le titre « Arik dans les yeux de sa mère », Courrier international, 12 janvier 2006.
- Implantation agricole semi-collectiviste.
- Pascal Fenaux, « Du Yiddishland à Eretz-Israël, de la Pologne à la Palestine », La Revue nouvelle, n°5 – 6/1998.
- David Ben Gourion, La Histadrout : Combat et Édification — Une réponse aux adversaires du travailleur juif organisé en Palestine (en yiddish), Ligue pour une Palestine ouvrière, 1933.
- Rassviet, n°42 – 43, 4 novembre 1923. Une version française intégrale est proposée dans le livre de Denis Charbit, Sionismes – Textes fondamentaux, Albin Michel, 983 pages, 1998.
- Sur fond de blocage diplomatique entre un Ehoud Barak qui entend ne rien céder sur l’essentiel et un Yasser Arafat en déclin politique, la Deuxième Intifada a été déclenchée, le 28 septembre 2000, par la visite d’Ariel Sharon (encadré par un millier de policiers) sur l’Esplanade des mosquées Al-Aqsa et du Dôme du Rocher.
- En septembre 1982, après le départ des combattants de l’OLP sous protection française, Beyrouth-Ouest est investie par l’armée israélienne, sans que le Premier ministre Menahem Begin n’en ait été préalablement avisé par son ministre de la Défense, Ariel Sharon. Celui-ci confie à la milice extrémiste chrétienne des Phalanges libanaises la mission de s’assurer du désarmement des camps de Sabra et Chatila et ce, quelques jours après l’assassinat du chef phalangiste Bachir Gemayel par une officine syrienne. Comme c’était prévisible, en guise de « désarmement », du 16 au 18 septembre, les phalangistes massacreront entre 700 et 3500 civils palestiniens dans leurs camps de réfugiés encerclés par les troupes israéliennes.
- Ben Kaspit, « Le dossier Sharon », Maariv, 22 janvier 2001.
- Ari Shavit, « Israël selon Sharon », Ha’Aretz, 2 février 2001. Traduit de l’hébreu et republié en français sous le titre « Sans glaive, nous ne pourrons survivre », Courrier international, 8 février 2001.
- Du Mapaï, Parti ouvrier d’Eretz-Israël de David Ben-Gourion et ancêtre de l’actuel Parti travailliste.
- Des localités palestiniennes citées par Ariel Sharon, seules subsistent aujourd’hui Tira (en Israël) et Qalqiliya (en Cisjordanie occupée).
- Ehoud Barak (entretien avec Claude Lanzmann), « L’ombre et la lumière », Les Temps modernes, n°651, novembre-décembre 2008.
- Benny Morris, Israel’s Border Wars, 1949 – 1956. Arab Infiltration, Israeli Retaliation and the Countdown to the Suez War, Clarendon Press, 1993.
- Né dans le shtetl (bourgade juive) de Łužki, dans le Bélarus actuel, sous le nom d’Eliezer Icchak Perelman Eljanow, ce lexicographe polono-lituanien fut le pionnier de la création de l’hébreu moderne ou hébreu israélien.
- Gidéon Lévy, « Ce qui restera après Sharon », Ha’Aretz, 5 janvier 2014.
- Gidéon Lévy, « Le voyage à Gaza », Ha’Aretz, 6 janvier 2006. Traduit de l’hébreu et republié en français sous le titre « Hanté toute sa vie par les Arabes », Courrier international, 12 janvier 2006.
- Ariel Sharon, « Démocratie et État juif », Yediot Aharonot, 28 mai 1993. Traduit de l’hébreu et republié en français sous le titre « Il n’a jamais été question d’État démocratique », Courrier international, 12 janvier 2006.
- Improprement traduit en anglais et en français par « désengagement », le terme utilisé en hébreu (hitnatkout) signifie en réalité « déconnexion », dans toutes ses acceptions.
- Ari Shavit, « Au nom de son client », Ha’Aretz, 8 octobre 2004.
- Pascal Fenaux, « Aveugles à Gaza », La Revue nouvelle, n°8, aout 2007.
- Dans son édition du 13 janvier, Ha’Aretz révèle le contenu de câbles diplomatiques américains de 2004 – 2005, confortés par des documents palestiniens « fuités » en janvier 2011 par Al-Jazeera. En échange d’une « lutte radicale » de l’OLP contre le terrorisme, Ariel Sharon se serait engagé devant les diplomates américains et palestiniens à coordonner avec l’Autorité palestinienne des retraits massifs en Cisjordanie, à l’exception des gros blocs de colonies de peuplement et ce, en vue d’un accord de paix « négociable quelques années plus tard ». Concernant Jérusalem, il aurait également été prêt à des concessions, sauf sur le Mont du Temple, la Cité de David et le Mont des Oliviers. Si elles illustrent le pragmatisme de l’ancien Premier ministre israélien, ces révélations ne contredisent toutefois pas les propos de Dov Weisglass. Tout indique que le contenu d’hypothétiques négociations aurait exclu les principales colonies ainsi que le règlement de la question des réfugiés palestiniens. Barak Ravid, « Document américain : Sharon avait exprimé sa disposition à un compromis sur Jérusalem », Ha’Aretz, 13 janvier 2014.
- Nahum Barnéa, « Arik et Lily », Yediot Aharonot, 6 janvier 2006. Traduit de l’hébreu et republié en français sous le titre « À Houj, à côté de Lily », Courrier international, 12 janvier 2006.