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Archipel des Bijagos (Guinée-Bissau). Les illusions du développement par le tourisme

Numéro 10 Octobre 2012 par François Polet

octobre 2012

Le tou­risme est depuis long­temps pro­mu par les ins­tances inter­na­tio­nales comme un « for­mi­dable levier de déve­lop­pe­ment » au Sud. Source d’ac­ti­vi­tés, d’emplois, de devises étran­gères, d’in­fra­struc­tures, exi­geant un inves­tis­se­ment de départ rela­ti­ve­ment limi­té, il consti­tue­rait une voie idéale d’in­ser­tion dans la mon­dia­li­sa­tion pour les pays les plus pauvres. La mon­tée en puis­sance, depuis la confé­rence de Rio de 1992, des pré­oc­cu­pa­tions quant aux dérives envi­ron­ne­men­tales et sociales du tou­risme de masse n’a pas inflé­chi le cœur de ce dis­cours — inci­ter les États à don­ner davan­tage de place au tou­risme dans leurs stra­té­gies de déve­lop­pe­ment (« tou­rism led deve­lop­ment ») -, mais l’a assor­ti d’une série de condi­tions visant à garan­tir sa contri­bu­tion à la dimen­sion « durable » du déve­lop­pe­ment et aux Objec­tifs du mil­lé­naire pour le développement.

Divers codes, prin­cipes et décla­ra­tions ont donc été for­mu­lés à l’é­chelle inter­na­tio­nale ces der­nières années, notam­ment sous l’é­gide de l’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale du tou­risme (OMT), afin de favo­ri­ser l’a­dé­qua­tion entre l’ac­ti­vi­té tou­ris­tique et les prin­cipes du déve­lop­pe­ment durable : la Charte du tou­risme durable (1995), le code mon­dial d’é­thique du tou­risme (1999), la Décla­ra­tion de Cape Town sur le tou­risme res­pon­sable (2002), la Décla­ra­tion « Le tou­risme au ser­vice des objec­tifs de déve­lop­pe­ment du Mil­lé­naire » (2005), etc. Ces ins­tru­ments ont en com­mun une double pré­oc­cu­pa­tion : fixer des règles du jeu visant à mini­mi­ser les impacts néga­tifs du tou­risme sur les socié­tés récep­trices et leur envi­ron­ne­ment, mais aus­si et sans doute davan­tage, démon­trer l’ap­port poten­tiel­le­ment consi­dé­rable de l’ex­pan­sion tou­ris­tique à la pour­suite des objec­tifs éco­no­miques, envi­ron­ne­men­taux et socio­cul­tu­rels du déve­lop­pe­ment durable.

Les condi­tions de réa­li­sa­tion de ce poten­tiel dési­rable tiennent, pour leurs pro­mo­teurs à la res­pon­sa­bi­li­sa­tion de l’en­semble des par­ties pre­nantes (voya­gistes, voya­geurs, auto­ri­tés locales et « com­mu­nau­tés d’ac­cueil »), à leur par­ti­ci­pa­tion « en connais­sance de cause », à l’«engagement » des opé­ra­teurs en faveur de rela­tions « plus équi­li­brées » entre hôtes et visi­teurs, à la « coopé­ra­tion » entre gou­ver­ne­ments, com­mu­nau­tés et entre­prises dans des ini­tia­tives pra­tiques, à l’exis­tence d’une « forte direc­tion poli­tique » pour assu­rer une large par­ti­ci­pa­tion et l’exis­tence d’un consen­sus. Le para­doxe, et il est de taille, est que les condi­tions d’une direc­tion poli­tique et d’une par­ti­ci­pa­tion équi­table des acteurs sont struc­tu­rel­le­ment absentes dans les pays les plus pauvres, qui sont dans leur majo­ri­té des États fra­giles au sein des­quels la capa­ci­té des ins­ti­tu­tions à faire pri­mer le res­pect des règles fait défaut et la capa­ci­té d’or­ga­ni­sa­tion des com­mu­nau­tés concer­nées par l’ex­pan­sion tou­ris­tique est limitée.

Le déve­lop­pe­ment du tou­risme dans l’ar­chi­pel des Bija­gos, au large de la Gui­née-Bis­sau (Afrique de l’Ouest), illustre la gageüre que consti­tue l’im­plan­ta­tion d’un tou­risme « durable » dans ce type de contexte. La Gui­née-Bis­sau est un des pays les plus pauvres du monde1. La capa­ci­té de l’É­tat bis­sau-gui­néen à mener des poli­tiques publiques de base est extrê­me­ment limi­tée du fait de l’ins­ta­bi­li­té poli­tique chro­nique du pays et du niveau extrê­me­ment bas de ses ren­trées. Ce marasme n’empêche cepen­dant pas le pays de pos­sé­der un des joyaux de la bio­di­ver­si­té mon­diale : l’ar­chi­pel des Bija­gos. Cet ensemble d’une petite cen­taine d’iles abrite une faune et une flore d’une valeur patri­mo­niale excep­tion­nelle (laman­tins, tor­tures de mer, man­grove), ce qui lui a valu l’oc­troi du label de « Réserve de bio­sphère » par l’Unesco.

Le petit « para­dis tro­pi­cal » que consti­tue l’ar­chi­pel des Bija­gos n’est cepen­dant pas désert. Il abrite une popu­la­tion, les Bija­gos, qui a conser­vé une iden­ti­té cultu­relle propre du fait de son iso­le­ment. Mal­gré les influences externes gran­dis­santes, l’or­ga­ni­sa­tion de la vie socio­po­li­tique, cultu­relle et éco­no­mique des Bija­gos demeure for­te­ment condi­tion­née par des règles tra­di­tion­nelles : hié­rar­chi­sa­tion de la socié­té, en classes d’âge, appar­te­nance cla­nique2, et divi­sion de l’es­pace et du tra­vail entre les genres. Le main­tien d’une grande bio­di­ver­si­té dans un milieu huma­ni­sé de longue date est indis­so­ciable de la rela­tion équi­li­brée qui a long­temps pré­va­lu entre les habi­tants et leur envi­ron­ne­ment, et notam­ment de l’exis­tence de règles strictes de ges­tion des res­sources natu­relles sanc­tion­nées par des rites sacrés et des interdits.

Le poten­tiel tou­ris­tique de l’ar­chi­pel sus­cite depuis long­temps déjà l’in­té­rêt de pro­fes­sion­nels du sec­teur comme des auto­ri­tés publiques, qui y voient une source majeure de déve­lop­pe­ment et de ren­trées finan­cières. L’ins­ta­bi­li­té du pays et l’é­tat de dégra­da­tion des infra­struc­tures main­tiennent cepen­dant les grandes enseignes de l’in­dus­trie du tou­risme à dis­tance. Une quin­zaine d’é­ta­blis­se­ments tou­ris­tiques, de petite taille pour la plu­part, se par­tagent aujourd’­hui le mar­ché tou­ris­tique dans les Bija­gos. Le défi­cit de pla­ni­fi­ca­tion ter­ri­to­riale et de régu­la­tion fon­cière, sociale, fis­cale et envi­ron­ne­men­tale n’a pas per­mis d’en­ca­drer l’ex­pan­sion du sec­teur, qui s’est déve­lop­pé sur un mode anar­chique. Aban­don­né au libre jeu des rap­ports de pou­voir locaux et des stra­té­gies d’en­ri­chis­se­ment des uns et des autres, le déve­lop­pe­ment du tou­risme a pris une tour­nure on ne peut plus éloi­gnée des atten­dus du tou­risme durable.

Accaparement des terres et conflits en cascade

Le pro­blème le plus sen­sible posé par l’ex­pan­sion du tou­risme dans les Bija­gos réside dans le mode d’ap­pro­pria­tion des terres par les can­di­dats inves­tis­seurs et dans les ten­sions de toutes sortes qui en dérivent. Les ter­rains convoi­tés sont le plus sou­vent situés sur des iles inha­bi­tées ou des plages des iles habi­tées. Or ces espaces iso­lés ont une place cru­ciale dans la vie sociale bija­go : ils ont à la fois une fonc­tion pro­duc­tive — les ilots sont mis en cultures tous les six à sept ans dans le cadre de la rizi­cul­ture iti­né­rante, tan­dis que les plages sont des lieux de cir­cu­la­tion du bétail — et une fonc­tion cultu­relle en tant que lieux sacrés où sont tenues les prin­ci­pales céré­mo­nies qui struc­turent l’organisation interne des com­mu­nau­tés. Contrai­re­ment aux appa­rences, le moindre bout de terre émer­gé de l’archipel « appar­tient » à un vil­lage des iles avoi­si­nantes, qui déve­loppe à son égard un sen­ti­ment fort d’attachement et d’identification.

C’est au sein de ce ter­ri­toire qua­drillé de dyna­miques fines et com­plexes d’appropriation des espaces que les opé­ra­teurs font irrup­tion en vue d’acquérir « leur coin de para­dis » pour y déve­lop­per leurs acti­vi­tés. Le pro­ces­sus d’acquisition de terres suit géné­ra­le­ment le scé­na­rio sui­vant. Le can­di­dat inves­tis­seur iden­ti­fie, seul où avec l’aide de repré­sen­tants de l’État qui le pro­mènent dans l’archipel, l’espace qui lui paraît le plus adap­té au type de pro­jet qu’il désire mon­ter. Les opé­ra­teurs sont ensuite invi­tés par les auto­ri­tés à obte­nir l’accord de la com­mu­nau­té pro­prié­taire tra­di­tion­nelle des lieux. La moda­li­té pri­vi­lé­giée par les opé­ra­teurs consiste alors à ache­ter l’accord du chef cou­tu­mier iden­ti­fié comme le « chef de terre3 ». Le paie­ment se fait sous la forme de biens en nature des­ti­nés tan­tôt aux anciens — fût d’alcool de canne, tabac, vête­ments — tan­tôt à l’ensemble de la com­mu­nau­té — tôles de zinc pour rem­pla­cer les toi­tures de paille, canoës moto­ri­sés, école ou centre de soins de san­té. Des emplois pour les jeunes du vil­lage sont éga­le­ment pro­mis aux familles.

Mal­gré le soin que les inves­tis­seurs apportent à pré­sen­ter leur tran­sac­tion avec la com­mu­nau­té comme une opé­ra­tion trans­pa­rente et équi­table, celle-ci est dés­équi­li­brée à plus d’un titre. Elle met face à face des opé­ra­teurs dotés de moyens éco­no­miques, d’appuis poli­tiques et rom­pus aux négo­cia­tions com­mer­ciales et des com­mu­nau­tés obnu­bi­lées par des besoins éco­no­miques pres­sants, mal pré­pa­rées aux impli­ca­tions à long terme des conces­sions qu’elles octroient et cré­dules vis-à-vis des dis­cours exté­rieurs. Et lorsque les com­mu­nau­tés mani­festent des résis­tances face à ce qu’elles conçoivent comme une perte de contrôle d’un ter­ri­toire géné­ra­le­ment sacré et pro­duc­tif, les requêtes des inves­tis­seurs sont alors appuyées par les res­pon­sables poli­tiques, qui rendent visite aux vil­lages afin de convaincre les plus fri­leux. Au besoin, un tra­vail de per­sua­sion est mené en paral­lèle auprès des jeunes du vil­lage pour les encou­ra­ger à se mobi­li­ser contre la déci­sion des anciens.

Au final, quand bien même l’investisseur obtient un enga­ge­ment écrit de la part du chef de terre, le prin­cipe inter­na­tio­na­le­ment recon­nu de « consen­te­ment libre, préa­lable et éclai­ré » n’est pas res­pec­té dans son essence4. Quelle est la liber­té de cet accord lorsqu’un tra­vail de per­sua­sion ciblé et per­ni­cieux inter­fère avec les pro­ces­sus déci­sion­nels de la com­mu­nau­té ? Quel est le degré d’information réel de la com­mu­nau­té lorsqu’aucun méca­nisme n’existe pour véri­fier la réa­li­sa­tion des pro­messes et l’adéquation entre le dis­cours ex ante des inves­tis­seurs et leur pro­jet tou­ris­tique ex post ?

Cette ins­crip­tion du tou­risme dans le ter­ri­toire bija­go est source d’innombrables conflits, entre inves­tis­seurs et com­mu­nau­tés, d’une part, entre com­mu­nau­tés, d’autre part. Ces ten­sions sur­gissent notam­ment du fait du non-accom­plis­se­ment des pro­messes (achat de pirogue à moteur, forage de puits ou emploi des jeunes de l’ile) faites à la com­mu­nau­té par les pro­mo­teurs. Mais leur nombre et leur nature sys­té­ma­tique s’expliquent aus­si par la dif­fé­rence de concep­tion de la pro­prié­té fon­cière entre les opé­ra­teurs et les pro­prié­taires tra­di­tion­nels. Dans la concep­tion bija­go tra­di­tion­nelle, la pro­prié­té col­lec­tive des terres n’est pas trans­fé­rable à titre défi­ni­tif. Les ter­rains sont régu­liè­re­ment mis à dis­po­si­tion d’autres vil­lages pour une durée, des usages et en échange de contre­par­ties bien déter­mi­nées, mais les droits cou­tu­miers de pro­prié­té sont inaliénables.

Pour l’investisseur étran­ger au contraire, le ter­rain change de main dès qu’un papier a été signé et qu’une contre­par­tie maté­rielle a été consen­tie. Avides de pro­fi­ter des lar­gesses du nou­vel arri­vant, les auto­ri­tés de l’État ne font rien pour dis­si­per le mal­en­ten­du. Au bout d’une cer­taine période, lorsque les cadeaux offerts par l’investisseur sont hors d’usage, lorsque la com­mu­nau­té se rend compte que les pro­messes ne seront pas réa­li­sées ou lorsqu’elle estime ne pas pro­fi­ter suf­fi­sam­ment des béné­fices de l’activité menée sur « ses » terres, la com­mu­nau­té estime que le droit de jouis­sance de l’opérateur arrive à son terme. Ou celui-ci four­nit de nou­velles contre­par­ties ou la com­mu­nau­té locale récu­père légi­ti­me­ment ses droits d’usage des espaces et des res­sources natu­relles prê­tées. Il en résulte des ten­sions extrê­me­ment fortes entre opé­ra­teurs et pro­prié­taires traditionnels.

Ces ten­sions sont d’autant moins évi­tables que l’activité tou­ris­tique est par nature expan­sive : la crois­sance du volume d’activité et la diver­si­fi­ca­tion de l’offre exigent des opé­ra­teurs qu’ils agran­dissent leurs infra­struc­tures et qu’ils renou­vèlent régu­liè­re­ment leur por­te­feuille d’activités en pro­po­sant de nou­veaux ilots à visi­ter (de pré­fé­rence pas les mêmes que l’opérateur voi­sin), de nou­veaux sen­tiers de trek­king, des eaux moins exploi­tées où pra­ti­quer la pêche spor­tive, bref en empié­tant tou­jours plus sur les ter­ri­toires consti­tuant la base de la vie éco­no­mique et cultu­relle des Bijagos.

Le mode d’appropriation des terres par les entre­pre­neurs est par ailleurs source d’innombrables ten­sions intra­com­mu­nau­taires. En effet, les contre­par­ties octroyées par les pro­mo­teurs le sont rare­ment sur un mode trans­pa­rent et inclu­sif. Leur stra­té­gie consiste sou­vent à appro­cher le chef des terres ou les anciens et à les sou­doyer pour obte­nir leur enga­ge­ment écrit. Les membres des autres familles se sentent alors lésés et dénoncent cette conces­sion qui ne béné­fi­cie qu’aux chefs et à leurs familles. Comme évo­qué plus haut, les pro­mo­teurs n’hésitent pas à divi­ser les vil­lages en mon­tant les plus favo­rables à leur pro­jet contre les réticents.

À un autre niveau, plu­sieurs ilots inha­bi­tés des Bija­gos sont l’objet d’une forme de ges­tion tra­di­tion­nelle impli­quant plus d’un vil­lage : lorsque la pro­prié­té de l’ile est par­ta­gée par plu­sieurs vil­lages ou lorsqu’un vil­lage pro­prié­taire d’une ile prête celle-ci à un autre vil­lage pour y réa­li­ser des acti­vi­tés pro­duc­tives. La pers­pec­tive d’obtenir un gain maté­riel rapide amène cer­taines familles à s’approprier uni­la­té­ra­le­ment des ter­rains et à les vendre sans consul­ter les autres vil­lages concer­nés. Ces der­nières, qu’elles soient tra­di­tion­nel­le­ment pro­prié­taires, copro­prié­taires ou usa­gères, lorsqu’elles découvrent l’existence de la tran­sac­tion, soit réclament leur part de la « contre­par­tie », soit exigent l’annulation de la conces­sion. Des conflits sans fin s’ensuivent entre familles, vil­lages et clans pour déter­mi­ner l’ayant droit légi­time des terres occu­pées par le pro­jet touristique.

À une échelle plus glo­bale, l’acquisition de terres par les pro­mo­teurs tou­ris­tiques contri­bue au déve­lop­pe­ment d’une com­pé­ti­tion « par anti­ci­pa­tion » entre com­mu­nau­tés autour des terres les plus sus­cep­tibles d’intéresser les inves­tis­seurs tou­ris­tiques. Celle-ci se tra­duit par des logiques d’appropriation oppor­tu­nistes des terres (au pré­texte que celles-ci « appar­te­naient à nos ancêtres ») dans le seul but de les revendre à pos­te­rio­ri. Cette pres­sion fon­cière, à mesure qu’elle gagne en inten­si­té et s’étend à l’ensemble de l’archipel, consti­tue le ferment de ten­sions eth­niques poten­tielles non seule­ment entre les com­mu­nau­tés bija­gos, mais éga­le­ment entre ces der­nières et les autres eth­nies pré­sentes dans l’archipel.

Le mirage du développement économique

Nous l’avons dit, le tou­risme est pré­sen­té par nombre d’organisations inter­na­tio­nales (OMT, Cnu­ced, Banque mon­diale) comme un vec­teur de moder­ni­sa­tion et de déve­lop­pe­ment éco­no­mique adap­té aux pays pauvres, en par­ti­cu­lier les « petits États insu­laires en déve­lop­pe­ment ». Avec la mon­tée en puis­sance du thème de l’éthique dans le tou­risme, le dis­cours inter­na­tio­nal s’est pro­gres­si­ve­ment assor­ti d’une série de bémols : les retom­bées socioé­co­no­miques posi­tives du tou­risme ne sont pas auto­ma­tiques, elles dépendent du type d’insertion de l’entreprise tou­ris­tique dans le tis­su social et éco­no­mique local. L’OMT pré­voit à cet égard que le tou­risme durable doit « assu­rer une acti­vi­té viable sur le long terme offrant à toutes les par­ties pre­nantes des avan­tages socioé­co­no­miques équi­ta­ble­ment répar­tis, notam­ment des emplois stables, des pos­si­bi­li­tés de béné­fices et des ser­vices sociaux pour les com­mu­nau­tés d’accueil, et contri­buant ain­si à la réduc­tion de la pau­vre­té5 ».

Dans les Bija­gos, les pro­mo­teurs comme les poli­tiques locaux pré­sentent une décli­nai­son locale de ce dis­cours : l’implantation de nou­veaux éta­blis­se­ments tou­ris­tiques est une oppor­tu­ni­té pour les com­mu­nau­tés bija­gos, qui ont tout à y gagner. 

En plus de biens en nature, la com­mu­nau­té qui cède un ter­rain sur une plage ou sur un ilot inha­bi­té va béné­fi­cier de l’attribution d’emplois à ses jeunes, du finan­ce­ment de cer­tains ser­vices sociaux, de la pres­ta­tion d’une série de ser­vices gra­tuits par l’opérateur (trans­port de malades, etc.), de la pos­si­bi­li­té de vendre de l’artisanat, des pro­duits ali­men­taires. Cette pré­sen­ta­tion des choses exerce une forte attrac­tion sur beau­coup d’habitants des iles.

L’examen cri­tique des expé­riences de tou­risme déve­lop­pées depuis quinze ans dans l’archipel invite à mettre en ques­tion ce bilan appa­rem­ment posi­tif pour les com­mu­nau­tés locales. Les béné­fices des implan­ta­tions appa­raissent en effet à la fois limi­tés et non durables. Pour com­men­cer, les pro­messes de contre­par­ties en biens maté­riels ou en emplois faites par l’opérateur ne sont pas tou­jours réa­li­sées, ou ne le sont que par­tiel­le­ment ou tem­po­rai­re­ment. La fré­quence de cette situa­tion d’abus de confiance dans les Bija­gos est favo­ri­sée par l’absence de méca­nisme ins­ti­tu­tion­nel impar­tial de véri­fi­ca­tion du res­pect du contrat pas­sé entre l’opérateur et la com­mu­nau­té. Et quand bien même ils sont effec­ti­ve­ment octroyés, les biens maté­riels offerts par les pro­mo­teurs ont une durée de vie limi­tée : trois à cinq ans pour des feuilles de zinc, deux à trois ans pour un moteur de canoë… L’espérance de vie des moteurs de canoë est d’autant plus courte qu’aucune struc­ture n’est mise en place pour assu­rer la bonne ges­tion du matériel.

Cer­tains pro­mo­teurs financent des œuvres de bien­fai­sance au béné­fice des vil­lages leur ayant cédé leurs terres — école, centre de soins de san­té, puits. L’efficacité de ces « pro­jets » est sujette à cau­tion. Ils sont le plus sou­vent dis­tri­bués sur un mode assis­tan­cia­liste et visent d’abord à obte­nir l’adhésion de la popu­la­tion locale à l’implantation tou­ris­tique. Or la mise en route d’une école ou d’un centre de soins de san­té ne s’improvise pas, elle exige un tra­vail de pré­pa­ra­tion et de res­pon­sa­bi­li­sa­tion des com­mu­nau­tés béné­fi­ciaires qui fait défaut dans le cas des « cadeaux » qui nous inté­ressent. Fina­le­ment, la majo­ri­té des équi­pe­ments col­lec­tifs offerts par les pro­mo­teurs ont un fonc­tion­ne­ment défaillant, du fait du manque de per­son­nel qua­li­fié et de l’absence de struc­ture de ges­tion. Quand elles ne sont pas en dépha­sage com­plet avec la culture locale, comme dans le cas de cet orphe­li­nat finan­cé par un opé­ra­teur français.

Sur le front de la créa­tion d’emplois locaux, argu­ment de vente des chantres du tou­risme s’il en est, l’activité tou­ris­tique donne du tra­vail à 250 per­sonnes envi­ron dans les Bija­gos. Mais lorsque l’on gratte un peu, on se rend compte de deux choses. Tout d’abord, une par­tie seule­ment des emplois direc­te­ment créés par les opé­ra­teurs sont attri­bués à des Bija­gos. Deuxiè­me­ment, les emplois attri­bués aux locaux concernent qua­si exclu­si­ve­ment des postes subal­ternes : jar­di­niers, femmes de ménage, gar­diens. Les postes de meilleure qua­li­té sont mono­po­li­sés par des étran­gers, Fran­çais et Séné­ga­lais pour la plu­part : accom­pa­gna­teurs, cui­si­niers, marins, méca­ni­ciens, gérants, récep­tion­nistes, etc. Les salaires gagnés par les Bija­gos sont donc extrê­me­ment bas : entre 15.000 FCFA (23 euros) et 20.000 FCFA (30 euros) par mois. Et les contrats de tra­vail, lorsqu’ils existent, sont des contrats sai­son­niers, qui couvrent les six à sept mois que dure la sai­son tou­ris­tique. Les employés n’ont aucune cer­ti­tude d’être réen­ga­gés la sai­son sui­vante. L’asymétrie de la rela­tion de tra­vail est ren­for­cée par l’absence de contrôle de l’administration du tra­vail et l’inexistence de toute forme d’organisation par­mi les travailleurs.

Si les béné­fices de l’activité tou­ris­tique sont donc très rela­tifs, les pertes que son expan­sion induit pour la popu­la­tion locale sont, elles, incal­cu­lables et dif­fi­ci­le­ment réver­sibles. Les terres que les vil­lages cèdent aux opé­ra­teurs tou­ris­tiques ont des fonc­tions pré­cises dans les stra­té­gies de sub­sis­tance tra­di­tion­nelles des Bija­gos. Dans le cadre de la rizi­cul­ture iti­né­rante, les terres sont mises en culture à inter­valles régu­liers, en ce com­pris celle des iles inha­bi­tées. La perte de ces terres réduit la super­fi­cie de terres exploi­tables et donc aug­mente la pres­sion agri­cole sur les terres sub­sis­tantes, avec pour coro­laire un rac­cour­cis­se­ment du temps de jachère et une dimi­nu­tion de la fer­ti­li­té des sols. À moyen terme, la capa­ci­té de pro­duc­tion de riz, déjà for­te­ment enta­mée par l’expansion de la culture de la noix de cajou, s’en trouve dimi­nuée. Il en résulte une dimi­nu­tion du taux d’autosuffisance ali­men­taire des Bijagos.

À un autre niveau, la ziza­nie qui pré­vaut dans les com­mu­nau­tés ayant per­du leurs terres fra­gi­lise un aspect fon­da­men­tal du déve­lop­pe­ment socioé­co­no­mique local : l’existence d’un niveau mini­mal de cohé­sion et de confiance mutuelle entre les vil­la­geois. En effet, les ten­sions per­turbent l’organisation interne des acti­vi­tés pro­duc­tives (répar­ti­tion des terres, réa­li­sa­tion de tâches col­lec­tives, adop­tion et res­pect de règles com­munes de ges­tion durable des res­sources natu­relles, etc.). Elles menacent éga­le­ment la péren­ni­té des pro­jets sociaux et des équi­pe­ments col­lec­tifs dont la bonne marche exige la mise en place de struc­tures de ges­tion col­lec­tive (coopé­ra­tive de production/commercialisation, puits, écoles, centres de san­té, etc.).

Lorsque l’on se place sur le long terme, le bilan éco­no­mique de l’expansion du tou­risme pour la popu­la­tion locale s’avère glo­ba­le­ment néga­tif. Le dis­cours dis­sé­mi­né par les agents de l’État sui­vant lequel « le tou­risme amène des emplois, des écoles, des soins de san­té, bref le déve­lop­pe­ment » est trom­peur. Le tou­risme tel qu’il est déve­lop­pé dans l’archipel s’assimile davan­tage à un « mirage du déve­lop­pe­ment » : la plu­part du temps, les béné­fices socioé­co­no­miques que l’on fait miroi­ter aux com­mu­nau­tés ne se concré­tisent pas, sont éphé­mères ou pré­caires. Dans bien des cas, seuls sub­sistent au bout de quelques années la ziza­nie et l’impression amère chez les habi­tants d’avoir été floués.

Les ren­trées moné­taires que pro­curent les quelques emplois éven­tuels dans le sec­teur tou­ris­tique ne com­pensent pas la perte de terres et de cohé­sion interne. En échan­geant des terres pro­duc­tives contre un salaire, les com­mu­nau­tés se placent dans une situa­tion de dépen­dance vis-à-vis de deux mar­chés inter­na­tio­naux par­ti­cu­liè­re­ment incer­tains. Pour des rai­sons d’instabilité poli­tique, l’activité tou­ris­tique dans les Bija­gos est vola­tile. Celle-ci s’est déjà com­plè­te­ment écrou­lée lors des troubles poli­ti­co-mili­taires de 1998 – 1999 et a mis quelques années à se récu­pé­rer. En 2012, plu­sieurs éta­blis­se­ments sont à vendre ou au bord de la faillite du fait de la réces­sion éco­no­mique dans les pays indus­tria­li­sés et du ren­ché­ris­se­ment du pétrole. En cédant leurs terres, en pro­dui­sant moins de riz et donc en devant en ache­ter davan­tage, les habi­tants des Bija­gos sont par ailleurs plus dépen­dants des achats de riz impor­té. Or le prix du riz sur les mar­chés inter­na­tio­naux connait une forte hausse depuis quelques années, dimi­nuant gra­ve­ment les quan­ti­tés qu’un « petit » salaire per­met d’acheter.

À l’échelle natio­nale, la contri­bu­tion des opé­ra­teurs au déve­lop­pe­ment natio­nal est tout aus­si ques­tion­nable. L’articulation du sec­teur tou­ris­tique des Bija­gos au tis­su éco­no­mique natio­nal est extrê­me­ment ténue. Les sec­teurs indus­triel et agro-indus­triel étant qua­si­ment inexis­tants en Gui­née-Bis­sau, la majo­ri­té du maté­riel uti­li­sé et des biens consom­més dans les éta­blis­se­ments tou­ris­tiques sont impor­tés, en ce com­pris une bonne par­tie des pro­duits ali­men­taires (riz, farine, sucre, huile, etc.). Peu d’effet d’entrainement sur l’économie bis­sau-gui­néenne donc, du fait des achats des pro­duits impor­tés, mais aus­si du rapa­trie­ment des pro­fits vers les pays d’origine des inves­tis­seurs (les socié­tés étant qua­si toutes déte­nues par des opé­ra­teurs étrangers).

La par­ti­ci­pa­tion du sec­teur tou­ris­tique aux recettes de l’État bis­sau-gui­néen ne va pas non plus de soi. Théo­ri­que­ment, les taxes appli­cables aux entre­prises du tou­risme (18,21% ou 23% sui­vant le type d’entreprise) sont payées à un « fonds du tou­risme ». 20% sont dis­tri­bués au fisc, 25% financent les couts de per­son­nel de l’administration du Tou­risme et 50% sont des­ti­nés au déve­lop­pe­ment du sec­teur. Mais le sys­tème de recou­vre­ment des taxes a un fonc­tion­ne­ment tel­le­ment défaillant, du fait de l’absence de poli­tique fis­cale coor­don­née, que ce fonds est vir­tuel­le­ment inexis­tant. De toute évi­dence, une par­tie sub­stan­tielle, bien que dif­fi­cile à éva­luer, des taxes et impôts payés par les opé­ra­teurs ne rejoint pas les caisses de l’État.

Le mythe de la « responsabilisation des parties »

Le déve­lop­pe­ment du tou­risme dans les Bija­gos n’est une bonne affaire ni pour les com­mu­nau­tés locales, ni pour la socié­té bis­sau-gui­néenne dans son ensemble. Pré­caires ou réser­vés à une mino­ri­té, les avan­tages moné­taires et maté­riels qu’il génère ne com­pensent pas l’affaiblissement des deux piliers du déve­lop­pe­ment endo­gène que sont la cohé­sion sociale et la sou­ve­rai­ne­té sur les ter­ri­toires indis­pen­sables à la sécu­ri­té ali­men­taire locale. Sur le long terme, la vola­ti­li­té du sec­teur tou­ris­tique place les com­mu­nau­tés dans une situa­tion de dépen­dance hau­te­ment risquée.

Cette situa­tion de mal­dé­ve­lop­pe­ment par le tou­risme n’est pas par­ti­cu­lière à la région des Bija­gos, la culture des popu­la­tions locales ou le pro­fil des entre­pre­neurs tou­ris­tiques. Elle dérive d’une confi­gu­ra­tion que l’on retrouve dans l’ensemble des États fra­giles, où :

  • les pou­voirs publics n’ont pas les moyens d’assurer l’encadrement du sec­teur tou­ris­tique, de contrô­ler le res­pect des règles natio­nales ou tra­di­tion­nelles en matière d’accès au fon­cier, d’exploitation des res­sources natu­relles ou de condi­tions de tra­vail des employés, de s’assurer que la crois­sance de l’activité tou­ris­tique béné­fi­cie effec­ti­ve­ment aux inté­rêts à long terme des com­mu­nau­tés locales comme à la com­mu­nau­té natio­nale. De l’échelon natio­nal à l’échelon local, force est de consta­ter que le tou­risme est d’abord envi­sa­gé par les auto­ri­tés comme une rente poten­tielle dont il s’agit de tirer un pro­fit personnel ;
  • les com­mu­nau­tés vil­la­geoises sont géné­ra­le­ment mal dotées en res­sources sociales et poli­tiques per­met­tant de négo­cier un accord équi­table avec l’opérateur tou­ris­tique inté­res­sé par les res­sources natu­relles et les espaces dont ces com­mu­nau­tés dis­posent his­to­ri­que­ment. Qui plus est, comme l’a sou­vent répé­té l’anthropologue Jean-Pierre Oli­vier de Sar­dan à l’intention des « déve­lop­peurs », celles-ci ne forment pas des groupes « unis et har­mo­nieux ». Face aux offres des inves­tis­seurs, les stra­té­gies indi­vi­duelles, fami­liales, cla­niques, priment régu­liè­re­ment sur les pro­ces­sus consen­suels d’allocation du fon­cier et la consul­ta­tion des habi­tants concernés.

Dans ces contextes domi­nés par l’informalité et les rap­ports de force, le dis­cours sur la res­pon­sa­bi­li­sa­tion et la par­ti­ci­pa­tion des « par­ties pre­nantes » relève ni plus ni moins du wish­ful thin­king… ou de la mys­ti­fi­ca­tion. En l’absence d’instance de contrôle, de méca­nisme de red­di­tion de compte ou de contre­pou­voir dignes de ce nom, l’entrepreneur est le seul arbitre de ses com­por­te­ments vis-à-vis des com­mu­nau­tés locales, de ses employés, de l’environnement. Or quand bien même celui-ci serait ani­mé d’intentions louables vis-à-vis de la popu­la­tion, il est d’abord et avant tout un inves­tis­seur, voire un aven­tu­rier, pres­sé de récu­pé­rer sa mise dans un mar­ché concur­ren­tiel et un envi­ron­ne­ment à risque. Dans ces condi­tions, seul un saint ne ver­rait pas dans l’absence de normes contrai­gnantes un avan­tage com­pa­ra­tif à exploiter…

  1. Clas­sé en 2011 au 176e rang (sur 187) en termes de déve­lop­pe­ment humain.
  2. La popu­la­tion bija­go se par­tage en quatre clans : Ora­cu­ma, Ogu­bane, Ora­ga et Ominca.
  3. Chef du vil­lage dont le lignage est pro­prié­taire de l’ile.
  4. « Les États consultent les peuples autoch­tones concer­nés et coopèrent avec eux de bonne foi par l’intermédiaire de leurs propres ins­ti­tu­tions repré­sen­ta­tives, en vue d’obtenir leur consen­te­ment, don­né libre­ment et en connais­sance de cause, avant l’approbation de tout pro­jet ayant des inci­dences sur leurs terres ou ter­ri­toires et autres res­sources, notam­ment en ce qui concerne la mise en valeur, l’utilisation ou l’exploitation des res­sources miné­rales, hydriques ou autres. » Article 32 de la Décla­ra­tion des Nations unies sur les droits des peuples autochtones.
  5. Charte du tou­risme durable de l’OMT, adop­tée en 1995 et actua­li­sée en 2004.

François Polet


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