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Après l’État islamique : l’avenir incertain de la Syrie et de l’Irak

Numéro 4 - 2017 par Jonathan Piron

mai 2017

L’effondrement de l’État Isla­mique (EI) face aux opé­ra­tions mili­taires en cours semble iné­luc­table. La reprise de Mos­soul, l’avancée des forces coa­li­sées vers Raq­qa et la libé­ra­tion de ter­ri­toires jusqu’alors sous le contrôle de l’organisation ter­ro­riste attestent de la défaite mili­taire de l’organisation ter­ro­riste. Dans le même temps, mal­gré les frappes amé­ri­caines du 7 avril, Bachar el-Assad […]

Le Mois

L’effondrement de l’État Isla­mique (EI) face aux opé­ra­tions mili­taires en cours semble iné­luc­table. La reprise de Mos­soul, l’avancée des forces coa­li­sées vers Raq­qa et la libé­ra­tion de ter­ri­toires jusqu’alors sous le contrôle de l’organisation ter­ro­riste attestent de la défaite mili­taire de l’organisation ter­ro­riste. Dans le même temps, mal­gré les frappes amé­ri­caines du 7 avril, Bachar el-Assad semble par­ve­nir à se main­te­nir en place. Dif­fé­rentes négo­cia­tions et ren­contres inter­na­tio­nales se penchent d’ailleurs sur les pro­grammes de recons­truc­tion de la Syrie. Une dyna­mique post­con­flit émer­ge­rait peu à peu, clô­tu­rant une période de vio­lence et d’instabilité au Moyen-Orient. Cette idée est lar­ge­ment sur­éva­luée. Tout d’abord, les causes des conflits qui ont frap­pé aus­si bien la Syrie que l’Irak n’ont fait l’objet d’aucune réso­lu­tion ni même de pro­jet poli­tique visant à y répondre. Ensuite, la dyna­mique de ces conflits a favo­ri­sé de nom­breuses frag­men­ta­tions aux logiques contra­dic­toires. Enfin, l’implication d’un nombre impor­tant d’acteurs étran­gers, avec leurs propres prio­ri­tés, crée un niveau d’instabilité sup­plé­men­taire. Ces dif­fé­rents méca­nismes nour­rissent un pro­ces­sus de vio­lence qui n’est pas prêt de s’éteindre dans la région.

Dans un pre­mier temps, il est néces­saire de com­prendre que la fin de la domi­na­tion ter­ri­to­riale de l’EI ne repré­sente pas la dis­pa­ra­tion de l’organisation. La struc­ture, dont l’histoire remonte au début des années 2000, a connu plu­sieurs périodes d’avancées et de reculs, par­ve­nant à tirer pro­fit des situa­tions se pré­sen­tant à elle pour se recons­truire et se pro­pa­ger. L’EI conti­nue à dis­po­ser de moyens armés lui per­met­tant de mener des opé­ra­tions ter­ro­ristes, même en l’absence de contrôle de villes impor­tantes. De nou­velles capa­ci­tés d’action sont aus­si poin­tées ren­dant l’organisation plus rési­liente. Le cali­fat vir­tuel qui émerge est ain­si un nou­vel élé­ment opé­ra­tion­nel à suivre1.

L’affaiblissement ter­ri­to­rial de l’EI repré­sente, en outre, une oppor­tu­ni­té pour d’autres mou­ve­ments dji­ha­distes, tels que l’ancien Front Fatah al-Cham, l’ex-branche syrienne d’Al-Qaeda, réor­ga­ni­sé au sein du nou­veau groupe Hayat Tah­rir al-Cham. L’organisation, diri­gée notam­ment par Abou Moham­med al-Jou­la­ni, dji­ha­diste ayant gra­vi les éche­lons au sein d’Al Qae­da, dis­pose de puis­sants moyens l’aidant dans ses ambi­tions hégé­mo­niques au sein des groupes lut­tant contre Assad et ses alliés. Sou­hai­tant rendre la struc­ture plus pré­sen­table, le groupe s’inscrit dans la volon­té d’al-Joulani d’être l’épée (al-salil) pro­té­geant les popu­la­tions sun­nites mena­cées par les pro­jets chiites2. Cette opé­ra­tion mar­ke­ting lui per­met de ras­sem­bler autour de lui les groupes rebelles en déshé­rence et d’accroitre la radi­ca­li­sa­tion de la rébel­lion. Le groupe marque d’ailleurs des points impor­tants en frap­pant dure­ment au cœur du régime. Les atten­tats de Homs et de Damas en février et mars der­niers lui per­mettent de démon­trer ses capa­ci­tés à tou­cher le régime et ses alliés par­tout et de s’affirmer, par consé­quent, comme étant la seule force d’opposition efficace.

Ce main­tien de la menace dji­ha­diste n’est pas le seul à peser sur l’avenir de la région. La frag­men­ta­tion de l’Irak et de la Syrie en dif­fé­rentes sous-enti­tés sou­mises à l’influence de groupes aux inté­rêts anta­go­nistes est un autre élé­ment non négligeable.

Du côté syrien, tout d’abord, la décom­po­si­tion de l’État a favo­ri­sé l’émergence de com­po­santes nou­velles, aus­si bien mili­taires qu’économiques. Déve­lop­pant à la fois des liens d’allégeance et des poli­tiques oppor­tu­nistes avec le régime, ces dif­fé­rents groupes finissent par agir en tant qu’acteurs contri­buant à la pro­lon­ga­tion du conflit, celui-ci étant essen­tiel à leur sur­vie. D’un côté, cer­taines milices se sont vu octroyer de fac­to une auto­ri­té sur des ter­ri­toires contrô­lés. De l’autre, l’économie de guerre a per­mis l’enrichissement d’une nou­velle classe d’affaires. Sans être direc­te­ment impli­qués dans les pro­ces­sus de vio­lence, ces nou­veaux acteurs éco­no­miques qui agissent comme inter­mé­diaires auprès des groupes armés trouvent une oppor­tu­ni­té à voir le conflit per­du­rer. Peu d’éléments per­mettent d’ailleurs de pen­ser qu’une réso­lu­tion poli­tique du conflit est pos­sible à court terme. Les moti­va­tions des révo­lu­tion­naires sont tou­jours pré­sentes, le main­tien du régime et l’échec de toute négo­cia­tion ten­dant à réa­li­ser sa trans­for­ma­tion étant peu ou prou actés. Le sys­tème Assad, fon­dé sur la bru­ta­li­sa­tion et sur des réseaux per­son­nels, ne se prête guère à un par­tage du pou­voir ou même tout sim­ple­ment à un dia­logue poli­tique avec l’opposition sur l’évolution ins­ti­tu­tion­nelle du pays3.

Le der­nier élé­ment quant à la situa­tion en Syrie est lié à l’instrumentalisation poli­tique des dif­fé­rences eth­no­con­fes­sion­nelles. Plu­sieurs rap­ports et témoi­gnages attestent de dépla­ce­ments de popu­la­tions sui­vant des cri­tères confes­sion­nels, vers les zones contrô­lées par le régime4. Ces dépla­ce­ments for­cés et les bar­rières éri­gées pour pré­ve­nir le retour des popu­la­tions réfu­giées amènent la créa­tion d’espaces eth­ni­que­ment ou reli­gieu­se­ment plus homo­gènes, avec le risque d’apparition de ten­sions com­mu­nau­taires, pour­tant absentes à l’origine du conflit.

Cette frag­men­ta­tion est éga­le­ment pré­sente du côté ira­kien. Afin de lut­ter contre l’EI, l’État cen­tral a accep­té l’émergence des uni­tés de mobi­li­sa­tion popu­laire (Hachd al-Chaa­bi), forces para­mi­li­taires en majo­ri­té chiites. Obéis­sant à dif­fé­rentes allé­geances, ces milices finissent par deve­nir des acteurs à la fois mili­taires et poli­tiques, notam­ment dans la pro­vince de Ninive et autour de Mos­soul où ces forces sont enga­gées. Ces riva­li­tés entre groupes aux inté­rêts diver­gents ne sont pas uni­que­ment liées aux seules milices chiites. Début mars 2017, des com­bats fra­tri­cides ont écla­té à Sin­jar, à cent kilo­mètres de Mos­soul entre dif­fé­rentes fac­tions kurdes, fai­sant craindre l’extension de ces heurts dès l’effondrement de l’EI.

Cette insta­bi­li­té en Irak ne touche pas que la seule région de Mos­soul. Le pou­voir du Pre­mier ministre ira­kien Haï­der al-Aba­di est lui-même sou­mis à de fortes tur­bu­lences. Il n’est d’ailleurs pas exclu que ce der­nier perde son pou­voir aux élec­tions pré­vues en 2018 au pro­fit d’une per­son­na­li­té poli­tique chiite ali­gnée sur l’Iran, à l’image de l’ancien Pre­mier ministre Nou­ri Al-Mali­ki. Cette pers­pec­tive atti­se­rait, à nou­veau, les anta­go­nismes entre com­mu­nau­tés rivales voire à l’intérieur des mou­ve­ments chiites oppo­sés quant à la poli­tique à adop­ter vis-à-vis du puis­sant voi­sin. Par­ta­gés entre un esprit natio­na­liste pour les uns et une volon­té de s’aligner plus for­te­ment sur Téhé­ran pour les autres, les risques de désac­cords et de luttes fra­tri­cides pour­raient aller en s’accroissant. La ques­tion de la récon­ci­lia­tion post-EI autour de l’avenir des milices et de la gou­ver­nance des régions reprises aux dji­ha­distes sera dès lors impor­tante. D’autant plus que le risque est grand, comme en Syrie, de voir les groupes ter­ro­ristes issus de l’EI ou d’Al Qae­da entrer dans une dyna­mique de gué­rilla, frap­pant le pays au moyen de vio­lentes attaques.

Enfin, le der­nier élé­ment pesant sur l’incertitude quant à l’avenir de l’Irak et de la Syrie est lié au poids des par­rains exté­rieurs ayant leur propre agen­da. Exa­cer­bant les riva­li­tés et les luttes entre les dif­fé­rents groupes natio­naux et sous-natio­naux, ces acteurs étran­gers cherchent à maxi­ma­li­ser leurs inté­rêts dans les conflits en cours en pro­fi­tant de la fai­blesse ou de l’effondrement des pou­voirs cen­traux. L’exemple de l’Iran est emblé­ma­tique. Sau­veur d’Assad, Téhé­ran fait payer son sou­tien au régime via de juteux contrats dans le domaine des télé­com­mu­ni­ca­tions ain­si que dans le sec­teur éner­gé­tique. Pas moins de 1000 hec­tares auraient été cédés aux Gar­diens de la Révo­lu­tion, puis­sants acteurs éco­no­miques ira­niens pour le déve­lop­pe­ment de ter­mi­naux gaziers et pétro­liers. Pour Téhé­ran, l’intervention en Syrie, au-delà de l’intérêt stra­té­gique qu’elle repré­sente, sup­pose un retour sur inves­tis­se­ments qui bous­cule la rela­tion entre les deux États. De son côté, la Rus­sie se taille une part impor­tante dans le contrôle de l’énergie off­shore comme des sec­teurs finan­ciers, com­mer­ciaux et des trans­ports. La Syrie d’Assad devient ain­si un pro­tec­to­rat dans lequel la main­mise des prin­ci­paux par­rains ira­nien et russe pèse sur les plans de sor­tie de crise.

En conclu­sion, l’avenir de la Syrie et de l’Irak reste encore lar­ge­ment incer­tain face à l’éventualité d’un effon­dre­ment ter­ri­to­rial de l’EI. Les deux pays sont aujourd’hui confron­tés à des conflits où chaque acteur agit de manière oppor­tu­niste, en l’absence de tout plan viable pré­pa­rant l’avenir. Les conflits syrien et ira­kien évo­luent vers une confi­gu­ra­tion décen­trée où les orga­ni­sa­tions et struc­tures tra­di­tion­nelles de média­tion et de négo­cia­tion sont rela­ti­ve­ment faibles. Le rela­tif degré d’ouverture des régimes en place (fra­gile en Irak, absent en Syrie), la mul­ti­pli­ci­té des centres auto­nomes de pou­voir et les méca­nismes de concur­rence et de manœuvre des dif­fé­rents acteurs, qu’ils soient sous-natio­naux ou inter­na­tio­naux, empêchent les pro­ces­sus de déses­ca­lade et de démo­bi­li­sa­tion d’entrer effi­ca­ce­ment en jeu5.

Face à ces constats, la réso­lu­tion du long conflit qui touche le Moyen-Orient ne pour­ra pas­ser que par une approche géné­rale, tenant compte notam­ment d’acteurs non sec­taires issus de la socié­té civile. Les enjeux sont mul­tiples. Au-delà des ques­tions de sécu­ri­té, les trans­for­ma­tions démo­gra­phiques, les struc­tures sociales, les ter­ri­toires, les fron­tières, les migra­tions, les mixi­tés eth­niques et les alliances tri­bales éco­no­miques et mili­taires devront faire l’objet de dia­logues et de concer­ta­tions6. Sans cette vision glo­bale et sys­té­mique pour l’avenir de la région, les vio­lences ne feront que suc­cé­der aux vio­lences, enfer­mant les popu­la­tions dans un pro­ces­sus géné­ra­tion­nel dont il sera dif­fi­cile de sor­tir, et dont les consé­quences débor­de­ront de la région.

  1. H. Gamb­hir, The Vir­tual Cali­phate : ISIS’s Infor­ma­tion War­fare, Washing­ton, Ins­ti­tute for the Stu­dy of War, Washing­ton, décembre 2016, http://bit.ly/2hvCI2r ; R. Cal­li­ma­chi, « ISIS guides ter­ror plots from afar, over inter­net », The New York Times Inter­na­tio­nal Edi­tion, New York, The New York Times Com­pa­ny, 7 février 2017, p. 5.
  2. Liqakh khas — ‘Abu Muham­mad al Jula­ni zaïm Jabhat Fatah al-Sham, Al Jazee­ra Ara­bic, 17 sep­tembre 2016, http://bit.ly/2cHicMO.
  3. Th. Pier­ret, « Ne croyez pas au dis­cours de com­pro­mis d’Assad : le régime ne par­ta­ge­ra pas le pou­voir », Middle East Eye, Londres, 13 jan­vier 2017, http://bit.ly/2p6C4Pd ; S. Hel­ler, « Syrian Oppo­si­tion Poli­tics — with a Lower-Case ‘p’ », The Cen­tu­ry Foun­da­tion, New York, The Cen­tu­ry Foun­da­tion, 3 jan­vier 2017, http://bit.ly/2pBPPHg.
  4. No return to Homs. A case stu­dy on demo­gra­phic engi­nee­ring in Syria, Washing­ton-Utrecht, The Syria Ins­ti­tute-Pax, 2017, http://bit.ly/2l8acpz.
  5. Ch. Tilly, S. Tar­row, Politique(s) du conflit. De la grève à la révo­lu­tion, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 239.
  6. .-W. Jeong, Unders­tan­ding conflict and conflict ana­ly­sis, Londres, Sage, 2008, p. 177s.

Jonathan Piron


Auteur

historien, spécialiste du Moyen-Orient, il dirige le pôle prospective d’Etopia. Il enseigne également les relations internationales contemporaines à Helmo et est chercheur-associé au Grip