Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Appeler les choses par leur nom

Numéro 2 Février 2012 par Luc Van Campenhoudt

février 2012

Au regard de l’a­brupte réa­li­té, le lan­gage léni­fiant et poli­ti­que­ment cor­rect qu’on nous a ser­vi et nous sert encore à pro­fu­sion semble bien déca­lé et inadé­quat. On nous parle constam­ment de « gou­ver­nance », de « pilo­tage », de « régu­la­tion », de « mana­ge­ment public » ; en revanche des mots, somme toute assez clairs, comme « auto­ri­tés », « pou­voir », « loi » ou « admi­nis­tra­tion » ont pris un sacré […]

Au regard de l’a­brupte réa­li­té, le lan­gage léni­fiant et poli­ti­que­ment cor­rect qu’on nous a ser­vi et nous sert encore à pro­fu­sion semble bien déca­lé et inadé­quat. On nous parle constam­ment de « gou­ver­nance », de « pilo­tage », de « régu­la­tion », de « mana­ge­ment public» ; en revanche des mots, somme toute assez clairs, comme « auto­ri­tés », « pou­voir », « loi » ou « admi­nis­tra­tion » ont pris un sacré coup de vieux. Cette caduque admi­nis­tra­tion ne doit plus « admi­nis­trer » et assu­rer des « ser­vices publics » dans l’«intérêt géné­ral» ; c’est dépas­sé ! Le « mana­ge­ment public » doit être « per­for­mant » et faire des « résultats ».

Tout cela ne res­sor­tit plus d’un ensemble de « chan­tiers » impli­quant un tra­vail et des « res­pon­sa­bi­li­tés » de longue durée, mais de « cha­lenges » tapa­geurs. Il ne faut plus être « réa­liste » et « concret» ; il faut « posi­ti­ver » et être « prag­ma­tique », c’est-à-dire ne consi­dé­rer comme vrai et impor­tant que ce qui s’ins­crit dans le sché­ma étri­qué qui a été tra­cé. On n’«informe » plus, on fait de la « com’». 

C’est pour­quoi, on évi­te­ra, aus­si long­temps que pos­sible, de par­ler de « rigueur » et d’«austérité» ; on par­le­ra plu­tôt d’«assainissement bud­gé­taire » et de « relance ». Le pro­blème n’est pas sim­ple­ment celui de la langue de bois, évo­qué dans la bonne humeur par quelques res­pon­sables poli­tiques ce dimanche 8 jan­vier, au cours de la der­nière émis­sion Contro­verses sur RTL-TVI ani­mée par Pas­cal Vre­bos. Ce sont les caté­go­ries mêmes de pen­sée qui sont en cause, à par­tir des­quelles s’é­la­borent la conscience et la com­pré­hen­sion des choses.

On ne cesse de nous bas­si­ner avec de la « bonne gou­ver­nance », deve­nue la fina­li­té et le prin­cipe d’é­va­lua­tion du mode de fonc­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions — ose-t-on encore ce mot d’un autre âge ? — publiques et privées.

Par­lons-en. Si « bonne gou­ver­nance » veut dire « infor­ma­tion » et « concer­ta­tion », le ministre Van Qui­cken­borne qui espé­rait « un peu plus de com­pré­hen­sion » et a annon­cé, après coup seule­ment, une « grande cam­pagne de com­mu­ni­ca­tion », nous en donne un exemple édifiant. 

Si elle veut dire « trans­pa­rence », on est reste effa­ré par les infor­ma­tions qui nous par­viennent presque tou­jours par la bande sur les primes et bonus indé­cents de ceux qui ont diri­gé les grands groupes sau­vés par les fonds publics au prix de l’ap­pau­vris­se­ment général.

Si « bonne gou­ver­nance » signi­fie « anti­ci­pa­tion », on reste muet face, par exemple, aux pers­pec­tives de la Stib qui sera inca­pable d’ab­sor­ber les 30% à 50% de voya­geurs pré­vus en plus en 2016 sur un réseau déjà qua­si satu­ré ; on tombe des nues en appre­nant que leur numé­ro Inami sera refu­sé à des cen­taines de diplô­més en méde­cine dans un contexte de pénu­rie de méde­cins obli­geant à aller les cher­cher à l’é­tran­ger ; plus fort encore, face aux urgences en matière éco­no­mique, les ques­tions envi­ron­ne­men­tales sont brus­que­ment relé­guées au second plan… avant de nous reve­nir sous peu dans la figure, tel un boomerang.

Si « bonne gou­ver­nance » signi­fie « être consé­quent », on reste pan­tois devant les contra­dic­tions entre les cam­pagnes visant à décou­ra­ger l’u­sage de la voi­ture et l’ab­sence d’in­ves­tis­se­ment suf­fi­sant dans des trans­ports en com­mun dont le prix va encore aug­men­ter par­tout ; ou encore entre les décla­ra­tions mus­clées et répé­tées depuis des années en faveur d’une plus grande rigueur dans l’ap­pli­ca­tion des peines et l’im­por­tant retard d’in­ves­tis­se­ments dans les équi­pe­ments péni­ten­ciers et dans l’en­ca­dre­ment des déte­nus1.

Si « bonne gou­ver­nance » signi­fie « impar­tia­li­té », la per­sis­tance, après et mal­gré les scan­dales caro­lo­ré­giens, d’af­faires liées à l’at­tri­bu­tion des mar­chés publics et aux abus de pou­voir est consternante. 

Si elle signi­fie « objec­ti­vi­té » et « rigueu­r » dans l’a­na­lyse des situa­tions et dans la manière d’y faire face, le reca­lage par la Com­mis­sion euro­péenne des pré­vi­sions bud­gé­taires du nou­veau gou­ver­ne­ment tombe comme une douche froide. 

N’en jetons plus, la coupe est pleine.

Que les pro­blèmes soient graves et dif­fi­ciles à résoudre, plus per­sonne n’en doute. Mais la pre­mière condi­tion pour les résoudre est d’ap­pe­ler les choses par leur nom. Si les docu­ments des grandes ins­ti­tu­tions se carac­té­risent par un jar­gon indi­geste et tor­tueux, si tant de res­pon­sables poli­tiques et éco­no­miques — et leurs intel­lec­tuels orga­niques — se payent tant de mots, c’est que c’est fonc­tion­nel pour eux : camou­fler les pro­fondes frac­tures sociales et diver­gences d’in­té­rêts sous une idéo­lo­gie consen­sua­liste qui pro­fite géné­ra­le­ment aux plus forts, gar­der bonne figure face à une opi­nion que l’on craint de déses­pé­rer, ou refou­ler leur propre angoisse due à leur sen­ti­ment de rela­tive impuis­sance face à la com­plexi­té et la gra­vi­té de la situa­tion. Il est moins facile, comme l’a mon­tré récem­ment une ministre ita­lienne qui n’est pas cynique, de pro­non­cer crâ­ne­ment en public un mot comme « sacrifices ».

Mais, si la plus grande par­tie de la popu­la­tion est condam­née à faire des sacri­fices, qu’au moins on n’embrouille pas sa com­pré­hen­sion de la situa­tion sous un fatras d’eu­phé­mismes et de « concepts » alam­bi­qués. L’homme de la rue (que nous sommes tous un peu) aime qu’on appelle un chat un chat. On le lui doit bien au moment où il est contraint de se ser­rer la ceinture.

Si, au lieu de par­ler « poli­ti­que­ment cor­rect », on se met­tait à par­ler « cor­rec­te­ment politique ».

  1. Retard que le gou­ver­ne­ment vient seule­ment de déci­der d’es­sayer de rat­tra­per au moment où nous bou­clons ce numéro.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.