Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Apollo et les enzymes gloutons
Apollo et les enzymes. La science des hublots à celle du téléviseur et de la machine à laver. La science des autres : celle des von Braun et des marchands de savon. Notre science : celle que nous contemplons, celle que nous achetons. Apollo nous a donné la Lune. Nous devrons trouver un autre refuge pour nos angoisses et nos […]
Apollo et les enzymes. La science des hublots à celle du téléviseur et de la machine à laver. La science des autres : celle des von Braun et des marchands de savon. Notre science : celle que nous contemplons, celle que nous achetons.
Apollo nous a donné la Lune. Nous devrons trouver un autre refuge pour nos angoisses et nos rêves. La Lune soupçonnée d’être la cause de l’inexplicable d’hier, des menstruations, des folies mensuelles, des marées de bébés, des maladies du blé, cette Lune devient un haut lieu de la recherche scientifique. Cette Lune, symbole des utopies, des rêves d’illuminés, devient la patrie des réalistes audacieux. La Lune démythisée, la Lune « libérée ».
Mais, si pour la plus grande partie de l’humanité, la nuit du 20 au 21 juillet 1969 a été l’occasion d’une intense communion, l’aboutissement de l’effort de dizaines de générations et de peuples, certains ont senti renaitre leur angoisse. « Ils » sont sur la Lune, « leur » puissance s’est accrue, « ils » contrôlent l’espace, jamais nous n’arriverons à « les » rejoindre, « ils » sont trop riches, « ils » ont des rayons de la mort, « ils » peuvent faire tomber des bombes du plus haut du ciel, « ils » pourraient polluer la Terre avec des microbes lunaires. De la Lune sont revenues des pierres et de nouvelles angoisses. Des peuples entiers se sentent les vaincus à qui on demande de chanter joyeusement avec leurs libérateurs le Te Deum de la victoire. La Lune, pour quoi faire ?
Les enzymes, eux, servent au moins à quelque chose. Le sang, les fruits, l’herbe grasse, les sécrétions organiques, tout ce qui macule le linge (et les psychanalystes auraient beaucoup à écrire sur cette peur des taches), tout cela s’efface dans une savonnée tiède. Les soucis de la ménagère, le pouvoir secret du teinturier magicien, tout cela disparait devant l’enzyme glouton.
Mais l’angoisse réapparait par d’autres portes. Les petits bonshommes verts de la publicité hantent les nuits des ménagères impressionnables, sucent leur sang avec des « crunch » terrifiants. On parle avec crainte de ces ouvriers de savonnerie qui auraient eu les mains, rongées en manipulant des poudres « biologiques », on se méfie des grands trusts qui dirigent notre vie.
Science ambigüe, libératrice et dans le même temps semeuse de nouvelles angoisses : l’abondance des poulets et les poulets aux hormones, l’atome et la bombe atomique, le laser et le rayon de la mort, les vaccins et la guerre bactériologique, la génétique et les bébés en flacons, les tranquillisants et les bébés sans bras. Presque tous les grands chercheurs ont vécu ce déchirement : d’abord la découverte exaltante de ce que leurs recherches peuvent libérer l’humanité de ses servitudes, rendre l’homme plus homme, le rendre plus lucide, plus conscient, plus efficace, et puis cette soudaine inquiétude devant le pouvoir jailli de leur cerveau et de leurs mains.
Le fossé s’élargit dans le monde entre ceux qui sont riches et ceux qui s’appauvrissent, entre ceux qui sont puissants et ceux qui sont faibles, entre ceux qui savent et ceux qui ignorent. Et les scientifiques, les chercheurs eux-mêmes sont les premiers dupes de cette imposture. Beaucoup éprouvent un certain plaisir à se retirer du monde, à se sentir incompris, faisant partie d’une élite, inapprochables. « Vous parlez de mes recherches ? Vous ne comprendriez pas. Quand je publie, cinquante personnes dans le monde arrivent à saisir ma pensée. » On leur a tellement dit qu’ils sont des savants, ils finissent par y croire. Au fond, ce sont des mystificateurs mystifiés.
Il existe actuellement dans le monde une vaste entreprise de mystification, d’intimidation généralisée. On prévient charitablement les gens du commun qu’ils ne pourront pénétrer que dans le vestibule de la science ou du pouvoir, qu’à l’intérieur les sièges sont déjà occupés. On les écarte systématiquement de ce qui est au cœur du progrès de l’humanité. « Ce serait aller contre le plan de Dieu que d’essayer de supprimer les barrières entre nantis et crève-la-faim, entre manipulateurs et manipulés, entre civilisés et sauvages, entre éducateurs et éduqués, entre lucides et naïfs, entre ceux qui ont de la culture et ceux qui n’y ont pas accès. »
Croire véritablement en l’homme, lui faire confiance comme Dieu lui fait confiance, c’est admettre que tout homme est capable de participer à l’aventure humaine, et d’y participer consciemment, lucidement, librement. La façon d’arriver à cette participation doit être recherchée avec passion, avec invention, sans découragement. Il y va de l’avenir de l’humanité.
La culture doit être offerte à tous et à chacun. Être cultivé, c’est pouvoir se situer, prendre sa place dans le monde, pas dans un trou creusé par un autre, mais à une place que l’on découvre petit à petit, dans un dialogue avec les autres. Être cultivé, ce n’est pas seulement imiter ou obéir, c’est avoir parfois la possibilité de créer. La culture, c’est la capacité d’utiliser sa liberté, à une époque donnée, dans un milieu donné. L’homme a droit à cette culture comme il a droit à la liberté. Il a le droit de comprendre le monde dans lequel il vit pour pouvoir le transformer, le recréer, faire l’Histoire.
Le monde dans lequel nous vivons. Il ne s’agit ni de former des petits Grecs pour Périclès, ni des Latins pour Jules César, pas davantage de courtisans pour Napoléon (alors, s’il vous plait, qu’on ne nous assomme plus avec ses batailles et sa famille). Il faut préparer des hommes capables de s’insérer dans une histoire, celle qu’on connait d’hier, celle qu’on soupçonne pour demain, celle qu’on réalise aujourd’hui. Les « éducateurs » risquent de ne penser qu’à un piquenique culturel dont on nantirait les enfants, « avant qu’ils ne nous échappent », pour qu’ils puissent traverser sans faim le désert de l’âge adulte. La culture doit continuer à être offerte à tout âge. Il faudrait songer, en particulier, à garder aux plus âgés la possibilité de créer du neuf.
Offrir la culture, ce n’est pas seulement « mettre à la disposition ». On se contente trop facilement de dire que l’université est « ouverte à tous », les bibliothèques et les musées « accessibles au public », les visites de laboratoires autorisées à quiconque en fait la demande. Offrir, c’est créer toutes les conditions pour que l’autre puisse accepter. Beaucoup trop de nos offres ressemblent à ces invitations qui ne trompent plus personne : « Venez quand vous voudrez », « Toujours à votre disposition. » Il faut oser dire la vérité : nos universités sont des institutions de caste, nos bibliothèques et nos musées psychologiquement inaccessibles (ils sont conçus en fonction des habitués, mais comment devient-on un habitué?), nos laboratoires bien protégés.
Soyons concrets. Dans leur numéro 9 de janvier 1969, les Cahiers Galilée ont tenté un tour d’horizon de la réalité culturelle scientifique en Belgique. Ils ont dressé un premier inventaire des différentes institutions de « vulgarisation » (je n’aime pas ce mot qui implique une telle condescendance) scientifique. Nous nous contenterons d’esquisser cette situation actuelle.
D’abord la TV-RadioScolaire, qui s’améliore d’année en année et dont les émissions en avant-première ne touchent pas seulement les enfants. Il faudra voir ce que donne le nouveau système de diapositives couplées à l’émission radio. Le Jardin extraordinaire, les émissions de l’équipe Science (Paul Danblon), le Magazine des Sciences (Radio, le dimanche à 9 heures) sont suivis régulièrement par bon nombre d’amateurs.
On connait trop peu les organismes, belges ou étrangers, qui diffusent des films ou des diapositives sur le marché belge. Il y a là des trésors à exploiter (une recension assez complète est donnée dans le numéro des Cahiers Galilée déjà cité).
Sans cesse naissent des collections de livres scientifiques. Toutes les maisons d’édition désirent avoir leur série Science. Malheureusement, si la présentation s’améliore sans cesse, la qualité proprement scientifique laisse souvent à désirer. L’édition, c’est aussi les périodiques : périodiques d’intérêt général qui s’offrent le luxe d’un collaborateur scientifique (cela va du Soir au Monde), revues dont le but avoué est la vulgarisation scientifique. La première en langue française semble bien être Atomes, écrite par de véritables chercheurs, voilà de la vulgarisation qui n’est pas vulgaire. La première en langue anglaise est évidemment Scientific American. Ces revues à énorme diffusion peuvent se permettre la collaboration de scientifiques de première valeur, souvent le spécialiste mondial en la matière. L’élaboration du texte se fait dans un long échange de projets entre le chercheur et les rédacteurs attachés au périodique. La navette se prolonge jusqu’à satisfaction des deux parties.
Si la science vient à domicile, elle reçoit aussi chez elle. Les institutions scientifiques ne manquent pas en Belgique, mais elles manquent d’attrait, elles manquent d’accueil. L’Institut royal des sciences naturelles de Belgique se dégage à grand-peine d’une mentalité de collectionneur, de « conservateur » de trésors pour essayer de les présenter au public. D’autres institutions comme le Musée royal d’Afrique centrale, la Réserve ornithologie du Zwin, le Jardin botanique de l’État à Meise, le Musée ornithologique de Nieuwport demeurent plus ou moins dans cette optique « collection ».
Heureusement l’initiative privée vient pallier les carences publiques. Deux de ses réalisations sont particulièrement remarquables : l’observatoire astronomique Mira à Grimbergen, ouvert au public tous les soirs à partir de 20 heures (on peut manier soi-même les instruments) et l’Evoluon de Philips à Eindhoven (tout proche de la frontière belge).
Les réalisations étrangères nous font toujours soupirer d’envie : le Palais de la Découverte de Paris, les Pavillons scientifiques à l’Exposition permanente des réalisations soviétiques à Moscou, le Science Museum de Londres. On se souvient avec nostalgie de notre Palais de la Science à l’Exposition de 1958, dont le matériel a été dispersé ou pourrit dans les caves d’institutions scientifiques.
La situation en Belgique se présente donc ainsi : une abondance de produits culturels scientifiques, livres, revues, films, diapositives, collections, mais si l’information est abondante, elle arrive non structurée et rares sont les hommes capables d’inventer leur propre synthèse. On informe, mais on ne forme pas.
Et pourtant, tant de gens en Belgique ont pris conscience de l’importance du problème. Hélas, chacun se sent isolé. Le professeur de sciences en humanités se plaint de ce que son directeur ou son préfet, un « littéraire », ne le comprenne pas. Le journaliste scientifique se sent seul au milieu d’économistes, de romanistes, de docteurs en droit. Le réalisateur d’émission doit creuser son trou dans un programme surchargé. Le directeur de musée… L’animateur de la Maison de culture… Tous s’éprouvent paralysés.
Une seule solution : ranimer les velléités, regrouper les efforts. Les journalistes scientifiques se sont déjà rassemblés en une association professionnelle. Les professeurs de science de l’enseignement moyen tiennent des réunions régulières. Des chercheurs universitaires particulièrement sensibilisés aux relations université-société ont discuté ensemble. Tous ces efforts devraient être concertés pour être plus efficaces.
Certains avaient rêvé d’un « Palais des sciences », un peu à l’image du Palais de la Découverte à Paris, pas simplement un monument imposant, mais un lieu de rencontres scientifiques de profession et de cœur. Peut-être ce genre de centralisation n’est-il pas réaliste. On aurait pu le réaliser après l’Exposition de 1958 sur la base du Palais consacré à la science (une occasion manquée); il serait difficile de le construire en 1970. Sans doute, en ces temps de décentralisation culturelle, devrait-on plutôt parler d’un « Service scientifique », pour permettre une meilleure utilisation des compétences et des bonnes volontés existantes. Ce Service serait sous la responsabilité des universités (pas seulement des recteurs), des autres centres de recherche, de l’enseignement moyen, des animateurs de la culture scientifique.
Plusieurs missions pourraient lui être confiées. D’abord fournir une documentation sur les instruments de culturel scientifique disponibles, les cycles de conférences, les séances de films, les expositions… Le Service pourrait être amené à produire rapidement des dossiers sur les grands problèmes d’actualité (greffes d’organes, recherche spatiale, enzymes, cerveau, drogue…). Dès qu’un problème pointe dans l’actualité, une commission se réunit d’urgence et prépare un dossier sérieux, abondamment illustré, ceci à l’intention des journalistes, des animateurs de centres culturels, des professeurs d’humanités. Le Service pourra être tenté parfois d’organiser lui-même des expositions permanentes ou occasionnelles (par exemple sur les greffes d’organes ou le laser).
Mais l’initiation à la science ne se fait pas seulement en écoutant ou en contemplant la science déjà faite. Il faut aller à la découverte de la science se faisant, et le plus efficace est de participer, même humblement, au progrès de cette science, de la toucher du doigt, de faire soi-même des observations et des expériences. Les Jeunesses scientifiques sont un bel exemple de cette orientation. Les maisons de jeunes et de culture devraient elles aussi s’offrir les services d’un animateur scientifique. La formation de tels animateurs pourrait dépendre du Service national dont nous parlions.
Faire évoluer l’opinion publique, oui, mais aussi l’esprit des chercheurs scientifiques. Leur faire prendre conscience de leur rôle dans la société, les aider à situer leur recherche à l’intérieur de l’effort collectif de l’humanité, leur permettre de présenter parfois leur science à un public extrascientifique. Cela suppose la création, au niveau des centres de recherche, d’un service de relations publiques auquel participeraient d’authentiques scientifiques. Cela mènerait peut-être à la création de départements de recherche sur la diffusion de telle ou telle science. Cela susciterait certainement des opérations « portes ouvertes » pour les laboratoires, comme les chercheurs français en organisèrent au début de 1969.
Il nous appartient de décider si les chercheurs constitueront un milieu social isolé du reste du monde, contemplatifs réfugiés sur les hauts sommets, ne faisant appel aux gens de la vallée que pour assurer leur subsistance, ou si ces chercheurs pourront être aussi des animateurs de notre culture scientifique, tout en restant de véritables hommes de science.
Publié dans le n° 11, novembre 1969.