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Apollo et les enzymes gloutons

Numéro 8 – 2020 - 75 ans découverte spatiale science par Paul Thielen

décembre 2020

Apol­lo et les enzymes. La science des hublots à celle du télé­vi­seur et de la machine à laver. La science des autres : celle des von Braun et des mar­chands de savon. Notre science : celle que nous contem­plons, celle que nous ache­tons. Apol­lo nous a don­né la Lune. Nous devrons trou­ver un autre refuge pour nos angoisses et nos […]

Dossier

Apol­lo et les enzymes. La science des hublots à celle du télé­vi­seur et de la machine à laver. La science des autres : celle des von Braun et des mar­chands de savon. Notre science : celle que nous contem­plons, celle que nous achetons.

Apol­lo nous a don­né la Lune. Nous devrons trou­ver un autre refuge pour nos angoisses et nos rêves. La Lune soup­çon­née d’être la cause de l’inexplicable d’hier, des mens­trua­tions, des folies men­suelles, des marées de bébés, des mala­dies du blé, cette Lune devient un haut lieu de la recherche scien­ti­fique. Cette Lune, sym­bole des uto­pies, des rêves d’illuminés, devient la patrie des réa­listes auda­cieux. La Lune démy­thi­sée, la Lune « libérée ».

Mais, si pour la plus grande par­tie de l’humanité, la nuit du 20 au 21 juillet 1969 a été l’occasion d’une intense com­mu­nion, l’aboutissement de l’effort de dizaines de géné­ra­tions et de peuples, cer­tains ont sen­ti renaitre leur angoisse. « Ils » sont sur la Lune, « leur » puis­sance s’est accrue, « ils » contrôlent l’espace, jamais nous n’arriverons à « les » rejoindre, « ils » sont trop riches, « ils » ont des rayons de la mort, « ils » peuvent faire tom­ber des bombes du plus haut du ciel, « ils » pour­raient pol­luer la Terre avec des microbes lunaires. De la Lune sont reve­nues des pierres et de nou­velles angoisses. Des peuples entiers se sentent les vain­cus à qui on demande de chan­ter joyeu­se­ment avec leurs libé­ra­teurs le Te Deum de la vic­toire. La Lune, pour quoi faire ?

Les enzymes, eux, servent au moins à quelque chose. Le sang, les fruits, l’herbe grasse, les sécré­tions orga­niques, tout ce qui macule le linge (et les psy­cha­na­lystes auraient beau­coup à écrire sur cette peur des taches), tout cela s’efface dans une savon­née tiède. Les sou­cis de la ména­gère, le pou­voir secret du tein­tu­rier magi­cien, tout cela dis­pa­rait devant l’enzyme glouton.

Mais l’angoisse réap­pa­rait par d’autres portes. Les petits bons­hommes verts de la publi­ci­té hantent les nuits des ména­gères impres­sion­nables, sucent leur sang avec des « crunch » ter­ri­fiants. On parle avec crainte de ces ouvriers de savon­ne­rie qui auraient eu les mains, ron­gées en mani­pu­lant des poudres « bio­lo­giques », on se méfie des grands trusts qui dirigent notre vie.

Science ambigüe, libé­ra­trice et dans le même temps semeuse de nou­velles angoisses : l’abondance des pou­lets et les pou­lets aux hor­mones, l’atome et la bombe ato­mique, le laser et le rayon de la mort, les vac­cins et la guerre bac­té­rio­lo­gique, la géné­tique et les bébés en fla­cons, les tran­quilli­sants et les bébés sans bras. Presque tous les grands cher­cheurs ont vécu ce déchi­re­ment : d’abord la décou­verte exal­tante de ce que leurs recherches peuvent libé­rer l’humanité de ses ser­vi­tudes, rendre l’homme plus homme, le rendre plus lucide, plus conscient, plus effi­cace, et puis cette sou­daine inquié­tude devant le pou­voir jailli de leur cer­veau et de leurs mains.

Le fos­sé s’élargit dans le monde entre ceux qui sont riches et ceux qui s’appauvrissent, entre ceux qui sont puis­sants et ceux qui sont faibles, entre ceux qui savent et ceux qui ignorent. Et les scien­ti­fiques, les cher­cheurs eux-mêmes sont les pre­miers dupes de cette impos­ture. Beau­coup éprouvent un cer­tain plai­sir à se reti­rer du monde, à se sen­tir incom­pris, fai­sant par­tie d’une élite, inap­pro­chables. « Vous par­lez de mes recherches ? Vous ne com­pren­driez pas. Quand je publie, cin­quante per­sonnes dans le monde arrivent à sai­sir ma pen­sée. » On leur a tel­le­ment dit qu’ils sont des savants, ils finissent par y croire. Au fond, ce sont des mys­ti­fi­ca­teurs mystifiés.

Il existe actuel­le­ment dans le monde une vaste entre­prise de mys­ti­fi­ca­tion, d’intimidation géné­ra­li­sée. On pré­vient cha­ri­ta­ble­ment les gens du com­mun qu’ils ne pour­ront péné­trer que dans le ves­ti­bule de la science ou du pou­voir, qu’à l’intérieur les sièges sont déjà occu­pés. On les écarte sys­té­ma­ti­que­ment de ce qui est au cœur du pro­grès de l’humanité. « Ce serait aller contre le plan de Dieu que d’essayer de sup­pri­mer les bar­rières entre nan­tis et crève-la-faim, entre mani­pu­la­teurs et mani­pu­lés, entre civi­li­sés et sau­vages, entre édu­ca­teurs et édu­qués, entre lucides et naïfs, entre ceux qui ont de la culture et ceux qui n’y ont pas accès. »

Croire véri­ta­ble­ment en l’homme, lui faire confiance comme Dieu lui fait confiance, c’est admettre que tout homme est capable de par­ti­ci­per à l’aventure humaine, et d’y par­ti­ci­per consciem­ment, luci­de­ment, libre­ment. La façon d’arriver à cette par­ti­ci­pa­tion doit être recher­chée avec pas­sion, avec inven­tion, sans décou­ra­ge­ment. Il y va de l’avenir de l’humanité.

La culture doit être offerte à tous et à cha­cun. Être culti­vé, c’est pou­voir se situer, prendre sa place dans le monde, pas dans un trou creu­sé par un autre, mais à une place que l’on découvre petit à petit, dans un dia­logue avec les autres. Être culti­vé, ce n’est pas seule­ment imi­ter ou obéir, c’est avoir par­fois la pos­si­bi­li­té de créer. La culture, c’est la capa­ci­té d’utiliser sa liber­té, à une époque don­née, dans un milieu don­né. L’homme a droit à cette culture comme il a droit à la liber­té. Il a le droit de com­prendre le monde dans lequel il vit pour pou­voir le trans­for­mer, le recréer, faire l’Histoire.

Le monde dans lequel nous vivons. Il ne s’agit ni de for­mer des petits Grecs pour Péri­clès, ni des Latins pour Jules César, pas davan­tage de cour­ti­sans pour Napo­léon (alors, s’il vous plait, qu’on ne nous assomme plus avec ses batailles et sa famille). Il faut pré­pa­rer des hommes capables de s’insérer dans une his­toire, celle qu’on connait d’hier, celle qu’on soup­çonne pour demain, celle qu’on réa­lise aujourd’hui. Les « édu­ca­teurs » risquent de ne pen­ser qu’à un pique­nique cultu­rel dont on nan­ti­rait les enfants, « avant qu’ils ne nous échappent », pour qu’ils puissent tra­ver­ser sans faim le désert de l’âge adulte. La culture doit conti­nuer à être offerte à tout âge. Il fau­drait son­ger, en par­ti­cu­lier, à gar­der aux plus âgés la pos­si­bi­li­té de créer du neuf.

Offrir la culture, ce n’est pas seule­ment « mettre à la dis­po­si­tion ». On se contente trop faci­le­ment de dire que l’université est « ouverte à tous », les biblio­thèques et les musées « acces­sibles au public », les visites de labo­ra­toires auto­ri­sées à qui­conque en fait la demande. Offrir, c’est créer toutes les condi­tions pour que l’autre puisse accep­ter. Beau­coup trop de nos offres res­semblent à ces invi­ta­tions qui ne trompent plus per­sonne : « Venez quand vous vou­drez », « Tou­jours à votre dis­po­si­tion. » Il faut oser dire la véri­té : nos uni­ver­si­tés sont des ins­ti­tu­tions de caste, nos biblio­thèques et nos musées psy­cho­lo­gi­que­ment inac­ces­sibles (ils sont conçus en fonc­tion des habi­tués, mais com­ment devient-on un habi­tué?), nos labo­ra­toires bien protégés.

Soyons concrets. Dans leur numé­ro 9 de jan­vier 1969, les Cahiers Gali­lée ont ten­té un tour d’horizon de la réa­li­té cultu­relle scien­ti­fique en Bel­gique. Ils ont dres­sé un pre­mier inven­taire des dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions de « vul­ga­ri­sa­tion » (je n’aime pas ce mot qui implique une telle condes­cen­dance) scien­ti­fique. Nous nous conten­te­rons d’esquisser cette situa­tion actuelle.

D’abord la TV-RadioS­co­laire, qui s’améliore d’année en année et dont les émis­sions en avant-pre­mière ne touchent pas seule­ment les enfants. Il fau­dra voir ce que donne le nou­veau sys­tème de dia­po­si­tives cou­plées à l’émission radio. Le Jar­din extra­or­di­naire, les émis­sions de l’équipe Science (Paul Dan­blon), le Maga­zine des Sciences (Radio, le dimanche à 9 heures) sont sui­vis régu­liè­re­ment par bon nombre d’amateurs.

On connait trop peu les orga­nismes, belges ou étran­gers, qui dif­fusent des films ou des dia­po­si­tives sur le mar­ché belge. Il y a là des tré­sors à exploi­ter (une recen­sion assez com­plète est don­née dans le numé­ro des Cahiers Gali­lée déjà cité).

Sans cesse naissent des col­lec­tions de livres scien­ti­fiques. Toutes les mai­sons d’édition dési­rent avoir leur série Science. Mal­heu­reu­se­ment, si la pré­sen­ta­tion s’améliore sans cesse, la qua­li­té pro­pre­ment scien­ti­fique laisse sou­vent à dési­rer. L’édition, c’est aus­si les pério­diques : pério­diques d’intérêt géné­ral qui s’offrent le luxe d’un col­la­bo­ra­teur scien­ti­fique (cela va du Soir au Monde), revues dont le but avoué est la vul­ga­ri­sa­tion scien­ti­fique. La pre­mière en langue fran­çaise semble bien être Atomes, écrite par de véri­tables cher­cheurs, voi­là de la vul­ga­ri­sa­tion qui n’est pas vul­gaire. La pre­mière en langue anglaise est évi­dem­ment Scien­ti­fic Ame­ri­can. Ces revues à énorme dif­fu­sion peuvent se per­mettre la col­la­bo­ra­tion de scien­ti­fiques de pre­mière valeur, sou­vent le spé­cia­liste mon­dial en la matière. L’élaboration du texte se fait dans un long échange de pro­jets entre le cher­cheur et les rédac­teurs atta­chés au pério­dique. La navette se pro­longe jusqu’à satis­fac­tion des deux parties.

Si la science vient à domi­cile, elle reçoit aus­si chez elle. Les ins­ti­tu­tions scien­ti­fiques ne manquent pas en Bel­gique, mais elles manquent d’attrait, elles manquent d’accueil. L’Institut royal des sciences natu­relles de Bel­gique se dégage à grand-peine d’une men­ta­li­té de col­lec­tion­neur, de « conser­va­teur » de tré­sors pour essayer de les pré­sen­ter au public. D’autres ins­ti­tu­tions comme le Musée royal d’Afrique cen­trale, la Réserve orni­tho­lo­gie du Zwin, le Jar­din bota­nique de l’État à Meise, le Musée orni­tho­lo­gique de Nieuw­port demeurent plus ou moins dans cette optique « collection ».

Heu­reu­se­ment l’initiative pri­vée vient pal­lier les carences publiques. Deux de ses réa­li­sa­tions sont par­ti­cu­liè­re­ment remar­quables : l’observatoire astro­no­mique Mira à Grim­ber­gen, ouvert au public tous les soirs à par­tir de 20 heures (on peut manier soi-même les ins­tru­ments) et l’Evoluon de Phi­lips à Eind­ho­ven (tout proche de la fron­tière belge).

Les réa­li­sa­tions étran­gères nous font tou­jours sou­pi­rer d’envie : le Palais de la Décou­verte de Paris, les Pavillons scien­ti­fiques à l’Exposition per­ma­nente des réa­li­sa­tions sovié­tiques à Mos­cou, le Science Museum de Londres. On se sou­vient avec nos­tal­gie de notre Palais de la Science à l’Exposition de 1958, dont le maté­riel a été dis­per­sé ou pour­rit dans les caves d’institutions scientifiques.

La situa­tion en Bel­gique se pré­sente donc ain­si : une abon­dance de pro­duits cultu­rels scien­ti­fiques, livres, revues, films, dia­po­si­tives, col­lec­tions, mais si l’information est abon­dante, elle arrive non struc­tu­rée et rares sont les hommes capables d’inventer leur propre syn­thèse. On informe, mais on ne forme pas.

Et pour­tant, tant de gens en Bel­gique ont pris conscience de l’importance du pro­blème. Hélas, cha­cun se sent iso­lé. Le pro­fes­seur de sciences en huma­ni­tés se plaint de ce que son direc­teur ou son pré­fet, un « lit­té­raire », ne le com­prenne pas. Le jour­na­liste scien­ti­fique se sent seul au milieu d’économistes, de roma­nistes, de doc­teurs en droit. Le réa­li­sa­teur d’émission doit creu­ser son trou dans un pro­gramme sur­char­gé. Le direc­teur de musée… L’animateur de la Mai­son de culture… Tous s’éprouvent paralysés.

Une seule solu­tion : rani­mer les vel­léi­tés, regrou­per les efforts. Les jour­na­listes scien­ti­fiques se sont déjà ras­sem­blés en une asso­cia­tion pro­fes­sion­nelle. Les pro­fes­seurs de science de l’enseignement moyen tiennent des réunions régu­lières. Des cher­cheurs uni­ver­si­taires par­ti­cu­liè­re­ment sen­si­bi­li­sés aux rela­tions uni­ver­si­té-socié­té ont dis­cu­té ensemble. Tous ces efforts devraient être concer­tés pour être plus efficaces.

Cer­tains avaient rêvé d’un « Palais des sciences », un peu à l’image du Palais de la Décou­verte à Paris, pas sim­ple­ment un monu­ment impo­sant, mais un lieu de ren­contres scien­ti­fiques de pro­fes­sion et de cœur. Peut-être ce genre de cen­tra­li­sa­tion n’est-il pas réa­liste. On aurait pu le réa­li­ser après l’Exposition de 1958 sur la base du Palais consa­cré à la science (une occa­sion man­quée); il serait dif­fi­cile de le construire en 1970. Sans doute, en ces temps de décen­tra­li­sa­tion cultu­relle, devrait-on plu­tôt par­ler d’un « Ser­vice scien­ti­fique », pour per­mettre une meilleure uti­li­sa­tion des com­pé­tences et des bonnes volon­tés exis­tantes. Ce Ser­vice serait sous la res­pon­sa­bi­li­té des uni­ver­si­tés (pas seule­ment des rec­teurs), des autres centres de recherche, de l’enseignement moyen, des ani­ma­teurs de la culture scientifique.

Plu­sieurs mis­sions pour­raient lui être confiées. D’abord four­nir une docu­men­ta­tion sur les ins­tru­ments de cultu­rel scien­ti­fique dis­po­nibles, les cycles de confé­rences, les séances de films, les expo­si­tions… Le Ser­vice pour­rait être ame­né à pro­duire rapi­de­ment des dos­siers sur les grands pro­blèmes d’actualité (greffes d’organes, recherche spa­tiale, enzymes, cer­veau, drogue…). Dès qu’un pro­blème pointe dans l’actualité, une com­mis­sion se réunit d’urgence et pré­pare un dos­sier sérieux, abon­dam­ment illus­tré, ceci à l’intention des jour­na­listes, des ani­ma­teurs de centres cultu­rels, des pro­fes­seurs d’humanités. Le Ser­vice pour­ra être ten­té par­fois d’organiser lui-même des expo­si­tions per­ma­nentes ou occa­sion­nelles (par exemple sur les greffes d’organes ou le laser).

Mais l’initiation à la science ne se fait pas seule­ment en écou­tant ou en contem­plant la science déjà faite. Il faut aller à la décou­verte de la science se fai­sant, et le plus effi­cace est de par­ti­ci­per, même hum­ble­ment, au pro­grès de cette science, de la tou­cher du doigt, de faire soi-même des obser­va­tions et des expé­riences. Les Jeu­nesses scien­ti­fiques sont un bel exemple de cette orien­ta­tion. Les mai­sons de jeunes et de culture devraient elles aus­si s’offrir les ser­vices d’un ani­ma­teur scien­ti­fique. La for­ma­tion de tels ani­ma­teurs pour­rait dépendre du Ser­vice natio­nal dont nous parlions.

Faire évo­luer l’opinion publique, oui, mais aus­si l’esprit des cher­cheurs scien­ti­fiques. Leur faire prendre conscience de leur rôle dans la socié­té, les aider à situer leur recherche à l’intérieur de l’effort col­lec­tif de l’humanité, leur per­mettre de pré­sen­ter par­fois leur science à un public extra­s­cien­ti­fique. Cela sup­pose la créa­tion, au niveau des centres de recherche, d’un ser­vice de rela­tions publiques auquel par­ti­ci­pe­raient d’authentiques scien­ti­fiques. Cela mène­rait peut-être à la créa­tion de dépar­te­ments de recherche sur la dif­fu­sion de telle ou telle science. Cela sus­ci­te­rait cer­tai­ne­ment des opé­ra­tions « portes ouvertes » pour les labo­ra­toires, comme les cher­cheurs fran­çais en orga­ni­sèrent au début de 1969.

Il nous appar­tient de déci­der si les cher­cheurs consti­tue­ront un milieu social iso­lé du reste du monde, contem­pla­tifs réfu­giés sur les hauts som­mets, ne fai­sant appel aux gens de la val­lée que pour assu­rer leur sub­sis­tance, ou si ces cher­cheurs pour­ront être aus­si des ani­ma­teurs de notre culture scien­ti­fique, tout en res­tant de véri­tables hommes de science.

Publié dans le n° 11, novembre 1969.

Paul Thielen


Auteur

Paul Thielen est docteur en biologie .