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Apocalypse pour tous
Les préparatifs des jeux d’hiver de Sotchi (ville balnéaire autrefois géorgienne, prisée par Staline qui y avait sa datcha favorite) connaissent de nouvelles turbulences, dans le contexte des dispositifs virils préconisés par Vladimir Vladimirovitch Poutine, métaphysiquement soutenus et légitimés par son allié et « marqueur identitaire national », Vladimir Mikhailovich Gundyayev, mieux connu sous le nom de sa […]
Les préparatifs des jeux d’hiver de Sotchi (ville balnéaire autrefois géorgienne, prisée par Staline qui y avait sa datcha favorite) connaissent de nouvelles turbulences, dans le contexte des dispositifs virils préconisés par Vladimir Vladimirovitch Poutine, métaphysiquement soutenus et légitimés par son allié et « marqueur identitaire national », Vladimir Mikhailovich Gundyayev, mieux connu sous le nom de sa sainteté Cyrille Ier, patriarche de Moscou et de toutes les Russies. Les deux Vladimir sont en effet aux avant-postes d’une croisade contre les « sexualités non traditionnelles » qui se propageraient comme feu de brousse en Occident et dont il s’agit de préserver absolument la Sainte Russie1. Les déclarations officielles des deux compères, assorties de dispositions législatives et de pratiques musclées, n’y vont pas de main morte. Ainsi, le patriarche Cyrille n’hésite pas à considérer le mariage gay comme « un symptôme alarmant de l’approche de l’apocalypse ».
Quant au président, plus concret que le patriarche, il a menacé de réviser les accords en matière d’adoption avec les pays ayant légalisé le mariage gay, et promulgué une loi punissant tout « acte de propagande homosexuelle devant mineur » en juin 2013. Selon la loi, la « propagande des relations sexuelles non traditionnelles devant mineur » est passible d’amendes qui varient selon le statut du justiciable et sa nationalité (les « propagandistes » étrangers payant plus cher et étant expulsables). La population russe soutient largement ces dispositions. Selon un article du quotidien Le Monde2 citant l’institut de sondage Vtsiom, « 88 % des Russes soutiennent l’interdiction de la « propagande » homosexuelle, et 54 % estiment qu’il faut punir l’homosexualité ». La stigmatisation officielle des homosexuels par l’État ne manquerait donc pas de relai dans la société profonde. Selon le même article, « plusieurs cas de meurtres de jeunes homosexuels ont été recensés dans le pays. Le 9 mai, Vladislav Tornovoï, vingt-trois ans, a été battu à mort par des proches auxquels il venait d’avouer son orientation sexuelle. Le 29 mai, Oleg Serdiouk, trente-neuf ans, a été lynché de la même façon et pour les mêmes raisons. Par ailleurs, on ne compte plus les vidéos nationalistes montrant des militants tabasser de jeunes hommes soupçonnés de « déviance ». On en trouve un écho dans les propos de la perchiste Yelena Isinbayeva : « Si nous permettons à cette culture de prospérer chez nous et que tous font cela dans la rue, ça sera terrible pour notre pays. Nous nous considérons comme des gens normaux, conformes aux standards. Chez nous, les hommes vivent avec les femmes, et les femmes avec les hommes, c’est historique. »
Parmi les dangers que représentent l’homosexualité et sa reconnaissance par le mariage civil, outre le non-respect de la « loi divine » et la déliquescence morale afférente, il y a la décomposition de la famille et le déclin démographique de la chrétienté, risquant de se faire envahir par des hordes musulmanes qui, elles, savent y faire avec leurs sodomites.
C’est ce qu’exprimait le métropolite Hilarion de Volokolamsk, président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat, à l’agence RIA Novosti en avril 2012 : « Quel est le résultat de la propagande de l’homosexualité ? Il y a de plus en plus d’unions homosexuelles, prétendant au statut de mariages. Il va de soi que ces unions ne laissent pas de descendants. La destruction de l’idéal familial traditionnel entraine la raréfaction des familles nombreuses. Aujourd’hui, en Occident comme en Russie, la famille nombreuse est une rareté. Dans la plupart des cas, les familles nombreuses sont issues du monde musulman, ce ne sont pas des familles chrétiennes, ni d’autant moins des familles athées3. »
L’argument fut utilisé pour insuffler des idées en matière de politique familiale à Vladimir Poutine, comme le déclarait le même métropolite Hilarion, en février 2011, pour expliquer les motifs des « propositions visant au renforcement de la politique familiale », faites par le patriarche Cyrille au gouvernement russe au début de la même année. « Ce n’est un secret pour personne que notre pays traverse une sévère crise démographique. Les Russes, malheureusement, se sont faits à cette idée. J’ai même entendu dire par des gens très sérieux, croyants, aimant leur pays, que la réduction de la population de souche en Russie était inéluctable et que notre tâche principale consistait aujourd’hui à réfléchir comment transmettre notre culture orthodoxe à d’autres peuples qui, selon eux, seront d’ici quelque temps majoritaires sur le sol russe. Pourtant, beaucoup dans l’Église ne partagent pas un avis aussi pessimiste et espèrent que la tendance peut encore être renversée. L’initiative du patriarche Cyrille est un témoignage de la foi de l’Église et de son primat dans le peuple, dans ses forces vives. »
Mieux vaut donc, pour préserver la chrétienté russe, produire de bons orthodoxes de souche plutôt que de « transmettre notre culture orthodoxe à d’autres peuples », opération plus difficile que d’attraper l’homosexualité par propagande.
Croix russe
Le déclin démographique de la Russie est un fait avéré, initié avant la chute de l’URSS, et de nombreux démographes en ont analysé les causes (alcoolisme, pauvreté, défaillance du système de santé, recrudescence de nombreuses maladies infectieuses, avortements plutôt que contraception, brutalité de la transition économique, insécurité, émigration, etc.). On parle même de « croix russe » pour désigner le croisement des courbes de natalité et de mortalité vers 1990 : déclin de la natalité (comme dans les pays riches) et hausse de la mortalité (comme dans les pays pauvres), sans parler du solde migratoire négatif. À vrai dire, même (et surtout) les oligarques et autres nouveaux Russes, proches du pouvoir, ont tellement confiance dans leur Sainte Patrie qu’ils s’empressent de planquer leurs petites économies à l’étranger, voire d’y préparer leur retraite ou d’y éduquer leurs enfants. Bref, c’est la situation économique et politique de la Russie qui explique en grande partie son déclin démographique, ainsi que la diminution de l’espérance de vie de sa population.
Mais le Patriarcat de Moscou a des explications plus subtiles, incluant les pays occidentaux et la Russie dans le même bateau de la décadence démographique (oubliant au passage que les deux phénomènes sont très différents), conséquence du « libéralisme moral », du primat de la jouissance et de la « société de consommation ». Comme le souligne le métropolite Hilarion, « La démographie dépend directement de l’état spirituel d’un peuple. Les parents ne renoncent nullement à avoir de nombreux enfants à cause de la pauvreté, mais en raison de leurs choix de vie. […] Peut-être certains trouveront-ils cela étrange, mais je suis persuadé de ce que le critère le plus simple et le plus évident de la santé spirituelle d’un peuple est sa capacité à se reproduire. Pas le niveau de vie, ni la réussite scientifique, ni la puissance militaire, mais la volonté de laisser une descendance. […] Quant à la sexualité qu’on nous impose aujourd’hui pratiquement dès les petites classes, détachée de sa dimension spirituelle — l’amour entre époux — elle n’est rien d’autre qu’un moyen de « profiter de la vie », un plaisir charnel. Cette sexualité s’inscrit parfaitement dans le cadre de la société de consommation actuelle, dont la bonne marche dépend de la circulation des marchandises. »
Quelle plus belle illustration de sexualité détachée de la procréation et de sa « dimension spirituelle » que l’homosexualité, qui semble une disposition « choisie » selon les hiérarques du Patriarcat moscovite ? Et quand on sait que la répression de l’homosexualité et la « naturalisation » de l’hétérosexualité sont filles du monothéisme judéo-chrétien4, que la répulsion qu’inspirent les « sexualités non traditionnelles » est profondément ancrée dans les esprits et les corps, notamment en Russie, on peut comprendre qu’elles constituent des boucs émissaires idéaux. Le redressement du corps russe passe donc par celui de sa capacité reproductive en utilisant ses organes à bon escient afin de repeupler son territoire immense. C’est l’Occident décadent qui, non content de déverser sa propagande « orange » à travers des ONG suspectes, infecte la Sainte Patrie par son primat de la jouissance et sa dérive morale délétère. Car on devient homosexuel par « effet de propagande », la perchiste susmentionnée affirmant que « En Russie, nous n’avons jamais eu ce genre de problèmes et nous n’en voulons pas à l’avenir ». Pourtant, la sodomie était déjà considérée comme une « perversion bourgeoise et occidentale » ou un « vice d’aristocrate » en URSS5 — ce qui dément les propos de ladite perchiste sur la nouveauté du « problème ». Eisentein, Paradjanov et Noureev, pour ne citer qu’eux, en ont fait les frais. « Extirpez l’homosexualité et le fascisme disparaitra », aurait déjà écrit Gorki dans la Pravda du 23 mai 1934.
Babylone occidentale
À vrai dire, ce phantasme d’une dissolution du corps social ou de l’extinction démographique par la propagation de l’homosexualité n’est pas vraiment étranger à notre actualité. Dans le vif débat qui a agité la société française éclairée au sujet du « mariage pour tous », certains psychanalystes ont servi de caution savante aux adversaires de la loi défendue par Christiane Taubira, en agitant des arguments qui ne déplairaient pas au patriarche Cyrille. Dans la foulée de leurs réflexions sur le déclin paternel, déjà présentes dans l’article de Lacan sur la famille, publié en 1938, et largement tributaire d’une théorie freudienne qui serait « ventriloque de la tradition religieuse monothéiste », selon Michel Tort6, des analystes nous ont en effet annoncé la fin du monde ou presque7 dans la perspective du mariage gay.
Ainsi, la figure de proue de l’Association lacanienne internationale (ALI), Charles Melman, déjà connu pour ses propos apocalyptiques, exposés notamment dans L’Homme sans gravité8, s’est fendu d’un petit billet titré « On Sem ? ». On pouvait y lire : « Certes on le savait mais le projet du mariage gay donne à ce savoir reconnaissance publique et légitimité. Hommes et femmes pourront se séparer et aller chacun de leur côté, et tenter de trouver dans la mêmeté du partenaire le remède au défaut de rapport sexuel. Prophétisée par Lacan la ségrégation exaltera, faute de père, le pouvoir d’un maitre totalitaire, puisque toute altérité y sera perçue comme dommage et offense. » Annonce d’une Babylone où règne le « primat de la jouissance » et « prophétie » lacanienne, le ton de Melman est décidément très biblique9. La reconnaissance du mariage gay, voire le désir homosexuel en tant que tel, sont présentés comme signes avant-coureurs d’une société totalitaire en gestation, pas moins. Les principaux intéressés apprécieront. Hitler et Staline sourient dans leur tombe.
Le vieil adversaire de Melman, tout aussi lacanien, Jacques-Alain Miller, a saisi la balle au bond en faisant circuler une pétition, « Mariage pour tous : contre l’instrumentalisation de la psychanalyse », où l’on pouvait notamment lire : « Les psychanalystes soussignés déplorent l’utilisation insistante qui est faite du savoir psychanalytique afin de cautionner, dans le débat qui agite la nation, certaines des thèses opposées au projet de loi. En conséquence, ils se trouvent contraints de déclarer : que rien dans l’expérience freudienne n’est de nature à valider une anthropologie qui s’autoriserait de la Genèse ; que la structure œdipienne dégagée par Freud n’est pas un invariant anthropologique… »
On laissera le dernier mot à une courageuse mamie chinoise prenant la défense publique de son petit-fils de vingt-huit ans : « J’ai nonante ans, dit la femme, assise dans un fauteuil et brandissant une pancarte où il est notamment écrit “Contre les discriminations, obtenir des droits” ou “Légalisation des mariages gays”. Elle s’exprime dans le dialecte de Fuzhou, une ville de l’est de la Chine : “Mon petit-fils @mutouzhai (son pseudonyme sur son compte Sina Weibo) est homosexuel. Il obéit à ses parents, il est intelligent, je l’adore. J’espère qu’il trouvera un partenaire et qu’il sera heureux10.” » Cyrille Ier et Vladimir Vladimirovitch peuvent dormir tranquille : le déclin démographique de la Chine est amorcé et la Sibérie n’est plus menacée d’invasion. Quant à Charles Melman, il y verra confirmation que tous les Chinois se ressemblent et seront de plus en plus les mêmes. Ils ont d’ailleurs déjà eu droit à un maitre totalitaire, de manière anticipée sans doute.
- Mais aussi son berceau ukrainien. Le Saint Synode de l’Église orthodoxe ukrainienne (Patriarcat de Moscou), réuni le 15 mars 2013, a « décidé de s’adresser au nom du métropolite Vladimir de Kiev au président de l’Ukraine V. Yanoukovitch, au chef du gouvernement N. Azarov et au chef de la Rada V. Rybak leur demandant d’empêcher l’adoption du projet de loi n° 2342 élargissant la notion de « discrimination », permettant d’interpréter comme discrimination la position négative traditionnelle de l’Église sur l’homosexualité. »
- Marie Jego, « Avant les JO, le scandale de l’homophobie en Russie », 19 aout 2013.
- Ces déclarations et les suivantes sont en ligne sur le site du Patriarcat de Moscou : https :/mospat.ru/fr.
- Voir à ce sujet l’ouvrage d’Eva Cantarella, Bisexuality in the Ancien World, Yale University Press, 1992. En particulier le chapitre VIII, « The Metamorphoses of Sexual Ethics in the Ancien World ». La nouvelle dichotomie hétérosexualité/homosexualité se substitue à la vieille opposition activité/passivité de la culture gréco-latine. Contrairement à une opinion répandue, la répression de l’homosexualité n’est pas « traditionnelle ».
- Le stalinisme va imposer une ligne d’homophobie radicale : l’homosexualité masculine (moujelojstvo) est recriminalisée le 17 décembre 1933 et l’article 154, introduit dans le Code en avril 1934, rend tout acte homosexuel passible de trois à cinq ans d’emprisonnement. Au même moment, Hitler réactive l’article 175 du code pénal de Bismarck condamnant l’homosexualité.
- Dans Michel Tort, La fin du dogme paternel, Flammarion, 2007. L’auteur est psychanalyste.
- En novembre 1996, on pouvait déjà lire ce propos sous la plume d’un psychologue : « Par ailleurs, c’est un sophisme de souligner que le droit au mariage est refusé aux homosexuels. […] Toucher à ce legs universel, en instaurant mimétiquement un “mariage homosexuel” générateur de filiation via adoption ou procréation assistée, apparait anthropologiquement des plus aventureux », Francis Martens, « L’union civile », La Revue nouvelle.
- Voir « La psychanalyse au risque du social », La Revue nouvelle, mars 2007.
- On ne peut qu’inviter le lecteur non familier à parcourir l’Apocalypse de Jean, notamment les passages relatifs à Babylone.
- « Chine : une “mamie cool” soutient publiquement son petit-fils gay », dans Le Monde du 20 aout 2013.