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Anxiocène
Je n’ai plus envie de rire. Je pourrais vous expliquer que j’ai dû mettre un terme à deux de mes psychanalyses pour couvrir mes provisions de gaz/électricité, mais cela ne m’amuse plus. Que j’utilise mes boîtes de Xanax comme petit bois à brûler dans la cheminée cet hiver. Cela ne fait plus rigoler personne. Voilà que nous […]
Je n’ai plus envie de rire. Je pourrais vous expliquer que j’ai dû mettre un terme à deux de mes psychanalyses pour couvrir mes provisions de gaz/électricité, mais cela ne m’amuse plus. Que j’utilise mes boîtes de Xanax comme petit bois à brûler dans la cheminée cet hiver. Cela ne fait plus rigoler personne. Voilà que nous poursuivons notre plongée abyssale dans l’anxiocène, une ère où tout n’est plus qu’anxiété flottante, où aucun jour ne se vit sans que notre poitrine ne soit alourdie de soucis, nos cervelles colonisées par des pensées catastrophistes, nos membres pris de « stressaillements » et que notre main ne tende vers une pilule miracle confectionnée par une industrie pharmaceutique qui, n’en doutons pas, se livre au business très lucratif de contenir notre misère psychologique.
Cela ne vous aura pas échappé, depuis la crise des subprimes en 2007-08, les attentats islamistes, le COVID et maintenant la guerre Russie-Ukraine, on a l’impression de gésir dans un marasme sans fin, une condition éminemment mal fichue dans laquelle notre être, comme s’il était désormais sans peau pour le protéger, poreux aux horreurs du monde, n’est autre qu’un foyer virtuel où viennent se croiser des angoisses multiples. L’une après l’autre. Sans que cela ne cesse. Et de ces peurs capricieuses, accompagnées d’un cruel sentiment d’incapacité, d’un « on-ne-va-pas-y-arriver » généralisé, la plupart d’entre nous ne savent que faire, sans trouver vers qui se tourner. Avec qui les partager (je ne connais même pas le nom de mon voisin). Vers qui les rediriger (Facebook ? Twitter ?). À qui donc se plaindre de l’impérialisme viril de certains gouvernements et de l’incompétence d’autres ? À qui demander des comptes pour ce qui est de l’appât du gain et de la fétichisation de l’argent incarnés par les multinationales et leurs actionnaires ? À qui adresser nos factures d’antidépresseurs et de whisky, quand les tourments qui nous sont imputés en tant qu’individus sont le produit d’un système (patriarco-capitaliste) et de ses circonstances ? Faites du yoga et du tai-chi-chuan ! qu’ils disent, ou comment dépolitiser notre condition dans le dispositif injuste et aliénant que nous habitons bon an mal an.
Les responsables de la misère humaine d’aujourd’hui sont sans visage et ne répondent pas au téléphone. Je ris jaune que les marchés « paniquent » parce qu’en fait, pauvres hères que nous sommes, nous paniquons sans discontinuer depuis au moins 20 ans. Cet anxiocène, qu’aucun gouvernement ne souhaite prendre au sérieux, se traduit par une prolifération des problèmes de santé mentale dans toutes les catégories de la population. L’existence de Derek Moss, pétrie d’anticipation inquiète et d’incapacité généralisée, n’est-elle pas devenue le lot de tout un chacun (mis à part quelques privilégiés qui vivent encore dans le régime de l’abondance) ? Je le pense.
Alors que faire ? Les pistes sont infinies, mais j’ai un rêve. J’ai écrit dans un billet précédent que l’on pourrait chercher du côté de l’être « angst-emble », angoissés solidairement dans cette purée qu’est la vie à l’heure du capitalisme tardif. Forts de notre vulnérabilité. Alchimistes habiles à produire de la colère collective à partir de nos émotions personnelles. Mais j’ai un autre rêve, sans doute encore plus inaccessible. Celui que des repentis sortent de leur bulle1. Qu’ils aient des regrets et se mettent à dénoncer la violence des systèmes qu’ils imposent au monde. Des guerriers repentis, des actionnaires repentis, des conducteurs de SUV repentis, des virilistes repentis, des conservateurs repentis, des colonisateurs repentis, des propriétaires de jets privés repentis, ou encore des racistes repentis dont la conscience morale, une fois activée, se donnerait à entendre. Ô que oui, ils auront besoin de courage pour renoncer à leurs privilèges dans un univers qui favorise l’inertie, l’intolérance et le profit individuel. Ils devront avoir une solide dose d’audace pour briser leur rhétorique pétrie de certitudes et le régime du statu quo qu’elle entretient, un peu à l’image de ces exciseuses sénégalaises qui décident publiquement de brûler leurs couteaux en signe d’abandon de ces pratiques mutilantes. Et l’un de ceux-là s’exclamerait peut-être : « Il ne vous faut pas plus d’argent ni de pouvoir. Juste du courage. Juste un peu de courage pour mettre fin à la misère du monde ».
- Je n’aime pas la connotation religieuse du terme « repenti », mais à défaut d’un autre c’est celui que j’utilise.