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Anxiocène

Numéro 1 – 2023 par Derek Moss

février 2023

Je n’ai plus envie de rire. Je pour­rais vous expli­quer que j’ai dû mettre un terme à deux de mes psy­cha­na­lyses pour cou­vrir mes pro­vi­sions de gaz/électricité, mais cela ne m’amuse plus. Que j’utilise mes boîtes de Xanax comme petit bois à brû­ler dans la che­mi­née cet hiver. Cela ne fait plus rigo­ler per­sonne. Voi­là que nous […]

Billet d’humeur

Je n’ai plus envie de rire. Je pour­rais vous expli­quer que j’ai dû mettre un terme à deux de mes psy­cha­na­lyses pour cou­vrir mes pro­vi­sions de gaz/électricité, mais cela ne m’amuse plus. Que j’utilise mes boîtes de Xanax comme petit bois à brû­ler dans la che­mi­née cet hiver. Cela ne fait plus rigo­ler per­sonne. Voi­là que nous pour­sui­vons notre plon­gée abys­sale dans l’anxiocène, une ère où tout n’est plus qu’anxiété flot­tante, où aucun jour ne se vit sans que notre poi­trine ne soit alour­die de sou­cis, nos cer­velles colo­ni­sées par des pen­sées catas­tro­phistes, nos membres pris de « stres­saille­ments » et que notre main ne tende vers une pilule miracle confec­tion­née par une indus­trie phar­ma­ceu­tique qui, n’en dou­tons pas, se livre au busi­ness très lucra­tif de conte­nir notre misère psychologique. 

Cela ne vous aura pas échap­pé, depuis la crise des sub­primes en 2007-08, les atten­tats isla­mistes, le COVID et main­te­nant la guerre Rus­sie-Ukraine, on a l’impression de gésir dans un marasme sans fin, une condi­tion émi­nem­ment mal fichue dans laquelle notre être, comme s’il était désor­mais sans peau pour le pro­té­ger, poreux aux hor­reurs du monde, n’est autre qu’un foyer vir­tuel où viennent se croi­ser des angoisses mul­tiples. L’une après l’autre. Sans que cela ne cesse. Et de ces peurs capri­cieuses, accom­pa­gnées d’un cruel sen­ti­ment d’incapacité, d’un « on-ne-va-pas-y-arri­ver » géné­ra­li­sé, la plu­part d’entre nous ne savent que faire, sans trou­ver vers qui se tour­ner. Avec qui les par­ta­ger (je ne connais même pas le nom de mon voi­sin). Vers qui les redi­ri­ger (Face­book ? Twit­ter ?). À qui donc se plaindre de l’impérialisme viril de cer­tains gou­ver­ne­ments et de l’incompétence d’autres ? À qui deman­der des comptes pour ce qui est de l’appât du gain et de la féti­chi­sa­tion de l’argent incar­nés par les mul­ti­na­tio­nales et leurs action­naires ? À qui adres­ser nos fac­tures d’antidépresseurs et de whis­ky, quand les tour­ments qui nous sont impu­tés en tant qu’individus sont le pro­duit d’un sys­tème (patriar­co-capi­ta­liste) et de ses cir­cons­tances ? Faites du yoga et du tai-chi-chuan ! qu’ils disent, ou com­ment dépo­li­ti­ser notre condi­tion dans le dis­po­si­tif injuste et alié­nant que nous habi­tons bon an mal an.

Les res­pon­sables de la misère humaine d’aujourd’hui sont sans visage et ne répondent pas au télé­phone. Je ris jaune que les mar­chés « paniquent » parce qu’en fait, pauvres hères que nous sommes, nous pani­quons sans dis­con­ti­nuer depuis au moins 20 ans. Cet anxio­cène, qu’aucun gou­ver­ne­ment ne sou­haite prendre au sérieux, se tra­duit par une pro­li­fé­ra­tion des pro­blèmes de san­té men­tale dans toutes les caté­go­ries de la popu­la­tion. L’existence de Derek Moss, pétrie d’anticipation inquiète et d’incapacité géné­ra­li­sée, n’est-elle pas deve­nue le lot de tout un cha­cun (mis à part quelques pri­vi­lé­giés qui vivent encore dans le régime de l’abondance) ? Je le pense. 

Alors que faire ? Les pistes sont infi­nies, mais j’ai un rêve. J’ai écrit dans un billet pré­cé­dent que l’on pour­rait cher­cher du côté de l’être « ang­st-emble », angois­sés soli­dai­re­ment dans cette purée qu’est la vie à l’heure du capi­ta­lisme tar­dif. Forts de notre vul­né­ra­bi­li­té. Alchi­mistes habiles à pro­duire de la colère col­lec­tive à par­tir de nos émo­tions per­son­nelles. Mais j’ai un autre rêve, sans doute encore plus inac­ces­sible. Celui que des repen­tis sortent de leur bulle1. Qu’ils aient des regrets et se mettent à dénon­cer la vio­lence des sys­tèmes qu’ils imposent au monde. Des guer­riers repen­tis, des action­naires repen­tis, des conduc­teurs de SUV repen­tis, des viri­listes repen­tis, des conser­va­teurs repen­tis, des colo­ni­sa­teurs repen­tis, des pro­prié­taires de jets pri­vés repen­tis, ou encore des racistes repen­tis dont la conscience morale, une fois acti­vée, se don­ne­rait à entendre. Ô que oui, ils auront besoin de cou­rage pour renon­cer à leurs pri­vi­lèges dans un uni­vers qui favo­rise l’inertie, l’intolérance et le pro­fit indi­vi­duel. Ils devront avoir une solide dose d’audace pour bri­ser leur rhé­to­rique pétrie de cer­ti­tudes et le régime du sta­tu quo qu’elle entre­tient, un peu à l’image de ces exci­seuses séné­ga­laises qui décident publi­que­ment de brû­ler leurs cou­teaux en signe d’abandon de ces pra­tiques muti­lantes. Et l’un de ceux-là s’exclamerait peut-être : « Il ne vous faut pas plus d’argent ni de pou­voir. Juste du cou­rage. Juste un peu de cou­rage pour mettre fin à la misère du monde ».

  1. Je n’aime pas la conno­ta­tion reli­gieuse du terme « repen­ti  », mais à défaut d’un autre c’est celui que j’utilise.

Derek Moss


Auteur

anthropologue