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Anticiper la vague de coop washing qui vient

Numéro 4 – 2019 - économie sociale gouvernance par Charles

mai 2019

Vous la voyez venir, la vague de coop washing qui va apposer un vernis coopératif sur des institutions qui n’opèrent que des modifications marginales, des changements d’emballage organisationnel sans toucher au pouvoir du capital sur le travail ? Vous la sentez déjà filtrer dans les services publics, les associations et l’économie sociale ?

Dossier

La puissance du capitalisme s’alimente des critiques qui lui sont adressées. Après la critique sociale et la critique artiste déjà bien documentées (Boltanski et Chiapello, 1999), nous avons tous repéré la montée en puissance de la critique écologique et sa conversion en green washing. Le capitalisme régulé à la marge se rend un peu moins insupportable, l’intensité de ses défauts est réduite et, coup de maitre, il en tire profit financièrement. Aujourd’hui, une dynamique semblable se déploie face à la critique politique du travail en régime capitaliste (Ferreras, 2007), qui dénonce le mépris de l’égalité dans l’entreprise. La littérature managériale y répond en se montrant favorable à l’autonomie et à la liberté des travailleurs. La vague du coop washing progresse. Cet article identifie trois espaces où celles et ceux qui veulent s’élever à la hauteur des enjeux soulevés par la critique politique du capitalisme doivent parvenir à engranger des « gains démocratiques » (Casterman, Charles, Delhaye et Ferreras, 2015), y compris dans le secteur non marchand.

L’activité de travail

La participation des travailleurs à l’exécution des tâches qui sont attendues d’eux est nécessaire dans l’industrie taylorisée. Comme l’a montré la sociologie du travail, les écarts au guide de montage ne doivent pas systématiquement être interprétés comme une volonté de freinage de la production. Ils gagnent à être compris comme un ensemble d’habitudes prises par les ouvriers pour parvenir à produire ce qui est attendu d’eux. Dans une économie de services, où les travailleurs doivent s’ajuster aux attentes des clients impossibles à planifier, cette participation est devenue strictement nécessaire : ce qui fait la qualité du service, c’est le souci du travail bien fait et la capacité collective des travailleurs à répondre à la singularité d’un client.

Autrement dit, sans un minimum de liberté, il est devenu impossible de travailler et de produire de la valeur.

Dans tous les secteurs économiques, les entreprises cherchent dès lors à tirer profit de l’intelligence collective des travailleurs. Mais cette intention se réalise le plus souvent au travers de procédures qui ne font aucune place à leurs connaissances. In fine, elles produisent de la bêtise bien plus que de l’intelligence. Elles simplifient à outrance le travail réel pour le faire entrer sur des Continuous Improvement Cards chez Caterpillar ou sur des Post-it dans de nombreuses autres organisations (Charles, 2016). Ces process imposent aux travailleurs d’énoncer individuellement des choses rapidement compréhensibles et facilement partageables, donc souvent déjà connues de tous. Ils sont contraints de s’exprimer sur des questions ou suivant des formats qui n’ont pas de sens à leurs yeux. À contrario, quand il s’agit de traiter des problèmes qui leur importent, mais qui débordent les contraintes imposées, les travailleurs sont tenus de se taire. Cette exigence de mise en conformité des contributions pour les rendre recevables est à la fois inévitable (Berger, 2014, p. 536) et potentiellement violente. Elle peut en effet être vécue par celles et ceux qui n’y sont pas préparés comme une « charge » trop lourde à porter (Charles, 2012).

Le principe de subsidiarité qui guide nombre de démarches de participation (c’est-à-dire prendre la décision au plus près du lieu où elle doit être mise en œuvre) ne peut donc pas se réaliser sans fournir aux personnes concernées les ressources nécessaires pour parvenir à se conformer aux attentes qui pèsent sur elles. Par là, je ne vise pas principalement des formations (surtout pas en développement personnel!), mais plutôt des temps de réunion, de la sécurité contractuelle à long terme et des droits opposables (Ferreras, 2008, p. 281 – 296). Ce sont ces équipements qui permettent aux travailleurs de s’élever collectivement à la hauteur des enjeux de la démocratisation du travail.

Le gouvernement de l’entreprise

Ce qui caractérise les avancées démocratiques, c’est aussi la possibilité qu’elles offrent aux travailleurs de peser sur la conception des dispositifs de participation, sur l’identification de ce qui sera recevable. Les travailleurs doivent donc conquérir le pouvoir de déterminer les modalités d’organisation et les finalités de la participation, et plus généralement de l’entreprise. Comprise comme une pierre de l’édifice démocratique, la participation des travailleurs ne peut se limiter au choix des moyens à mettre en œuvre pour réaliser des fins définies par autrui : elle doit permettre un gouvernement autonome de l’entreprise (Ferreras, 2012).

Plus encore, dans une société démocratique, l’exercice de ces droits politiques ne peut être conditionné à un titre de propriété : l’accès à la représentation collective doit être indépendant de l’apport en capital financier. Tel est le cas des instances de négociation collective, au contraire des coopératives où seuls les titulaires de parts sociales ont accès à l’assemblée générale. Le problème se manifeste clairement dans les coopératives de consommateurs (Dohet, 2018), où ceux qui bénéficient du service sont systématiquement plus nombreux que ceux qui le produisent. S’ils sont tous potentiellement sociétaires, seuls les premiers sont en mesure d’imposer leurs intérêts spécifiques à la minorité des travailleurs. Or, ces deux parties sont nécessaires au fonctionnement et à l’existence même de l’entreprise : elles en sont les deux « corps constituants », pour reprendre l’expression de la théorie politique et constitutionnelle qu’Isabelle Ferreras (2017) importe dans le monde du travail. Il convient alors d’identifier comment ces deux corps, qui partagent sans doute les finalités de l’entreprise, mais ont aussi des intérêts contradictoires sur certains enjeux, dont celui des salaires1, peuvent être représentés pour peser sur le gouvernement du projet commun. Il faut alors interroger le compromis fordiste qui entérine l’exclusion des travailleurs du gouvernement de leur entreprise, en échange du développement de droits sociaux conquis par le mouvement ouvrier (Trentin, 2012).

Modèle de prospérité

Conjugué à une politique économique de la demande, le fordisme a également contribué au consumérisme dont on connait les dimensions inégalitaires et la puissance de standardisation des modes de vie, mais aussi les conséquences écologiques dramatiques. S’il est nécessaire de s’interroger sur les enjeux démocratiques internes aux entreprises, il faut aussi examiner leur capacité à concevoir et à réaliser la production de biens, de services et de connaissances dans un cadre qui ait pour horizon des formes d’égalité et de solidarité étendues aux générations futures. Ne faudrait-il pas alors déborder les frontières de l’entreprise pour intégrer l’ensemble des citoyens d’un territoire, leur permettre de formuler et d’imposer à toutes les entités actives sur ce territoire des principes de durabilité écologique et sociale ? Le cas de la Région de Bruxelles-Capitale démontre que cette ambition n’est pas complètement irréaliste. Son ministre de l’Économie et de l’Emploi a en effet intégré, dans la règlementation portant sur l’économie sociale et dans divers appels à projets, des exigences relatives aux formes classiques de solidarité salariale, une ambition de démocratie interne et une contrainte écologique clairement énoncée.

Mais aujourd’hui, quand les entreprises voient leurs activités frappées du sceau de l’illégalité sur un territoire, voire dès qu’elles redoutent une limitation de leurs marges de manœuvre, elles procèdent à un shopping législatif afin de poursuivre leurs activités dans des contextes juridiques plus permissifs. L’espoir de régulation nationale du capitalisme serait-il donc voué à l’échec ? Pour reprendre confiance en l’avenir, tournons-nous vers les ouvriers de Fralib. Menacés de licenciement collectif, ils ont récupéré leur outil de production des mains du groupe Unilever après mille-trois-cent-trente-six jours de grève. Ces travailleurs, ancrés dans leur territoire bien plus que ne l’étaient les actionnaires, ont redéfini les contraintes de production à la faveur de critères écologiques et éthiques. La filière régionale des plantes aromatiques, négligée par Unilever au profit de plantes moins chères et devant parcourir des milliers de kilomètres avant d’arriver à l’usine, a été soutenue par les salariés dans le cours de la lutte. C’est sur cette base, et en recourant au commerce équitable pour les ingrédients indisponibles en France, que la gamme Scopti est aujourd’hui commercialisée.

L’avenir de la démocratie

Tout en ayant engrangé des avancées décisives en faveur des travailleurs en matière de sécurité salariale et de droits sociaux, les institutions issues du compromis fordiste s’intéressent trop peu à la capacité collective des travailleurs à peser sur les questions relatives aux finalités du travail (Que produit-on ? Pourquoi?) et sur l’organisation du travail (Comment produit-on?). Dans un contexte où les conquêtes du mouvement ouvrier sont détricotées par les gouvernements soumis aux pressions néolibérales, avancer des réponses concrètes à la critique politique du capitalisme constitue une occasion, ambitieuse et réaliste, de réappropriation de ces enjeux par une voie plus démocratique. Pour que la séquence historique qui vient ne soit pas réduite à une vague de coop washing, les forces travaillistes (par opposition aux capitalistes) doivent affirmer et réaliser leurs ambitions communes autour des trois enjeux pointés précédemment : soutenir la liberté des travailleurs au niveau même de l’activité, assurer leur participation au gouvernement de l’entreprise, soumettre celle-ci à une contrainte de solidarité étendue au-delà de l’entreprise.

Le monde associatif a sans doute un rôle déterminant à jouer dans cette dynamique, par deux voies au moins. La première consiste à ne pas limiter le projet politique de l’éducation permanente aux classes populaires. Aujourd’hui, qui doit le plus urgemment être soutenu pour exercer ses devoirs de citoyen ? Ceux qui éludent l’impôt sur la fortune agissent en fonction de leurs seuls intérêts financiers, détruisent les conquêtes du mouvement ouvrier, empêchent les attentes démocratiques d’être reconnues et consolidées dans le monde du travail.

En second lieu, à l’intérieur des associations, il est urgent d’affronter le paradoxe actuel entre les injonctions à faire participer le public, répétées à longueur de décrets, et la faible participation des travailleurs à la définition des orientations de leurs institutions. Historiquement, cette conjonction se trouve pourtant au cœur du projet « associationniste » tel que le décrit Jean-Louis Laville (2010). La professionnalisation du secteur a conduit les associations à faire signer des contrats de travail qui imposent la subordination des salariés à leur employeur. La volonté de pérenniser ces structures a progressivement suscité un mimétisme à l’égard des normes de gestion valant dans les entreprises privées. Face à ces transformations, opérer une transition démocratique interne pourrait aujourd’hui contribuer à la réappropriation de l’autonomie associative et à la repolitisation des actions du secteur. Cette démocratisation constitue une excellente opportunité de réappropriation de la ligne politique de nombre d’associations dont les membres fondateurs sont progressivement en train de partir à la retraite. Elle pourrait aussi, si l’on en croit la littérature, constituer un moyen efficace de lutter contre la montée en puissance des risques psychosociaux (Foley et Polanyi, 2006 ; Guiol et Muñoz 2007).

Affronter ces problématiques ne constitue pas seulement un enjeu de démocratisation du monde du travail, il s’agit aussi d’un moyen de lutter contre les mouvements populistes qui menacent les conquêtes sociales et les démocraties libérales. Thomas Coutrot (2018) a en effet récemment révélé que, dans les municipalités où les travailleurs se plaignent d’un manque d’autonomie dans le travail, l’abstention et le vote pour l’extrême droite dominent. J’ai montré ailleurs que les travailleurs soumis à des formes de participation qui n’ont aucun sens à leurs yeux développent des attitudes que l’on a coutume de qualifier de « populistes » (Charles, 2017). Nos réponses à la critique politique du capitalisme et du travail permettront de constituer des lieux de sociabilité et d’expérimentation qui, à défaut de faire chuter le capitalisme du jour au lendemain, nourriront et renouvèleront un projet démocratique qui en a urgemment besoin.

>small>Je remercie Sarah Ledant de m’avoir suggéré cette formule éclairante de coop washing ainsi qu’Isabelle Ferreras, Paul Hermant, Olivier Leberquier, Marie-Anne Muyshondt et Carmelo Virone pour leurs commentaires critiques sur des versions antérieures de ce texte.

  1. Les représentants des travailleurs soucieux d’une réduction des inégalités salariales auraient donc tout intérêt à peser de façon déterminante sur les décisions des conseils d’administration, où se réalisent classiquement l’arbitrage entre rémunération du capital et du travail.

Charles


Auteur

coordinateur de recherches au Cesep et chargé de cours à l’UCLouvain
La Revue Nouvelle
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