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Année des Utopies. Un lieu dans le ciel

Numéro 3 - 2016 par Christian Gilot

mai 2016

La pein­ture quel­que­fois peut nous mettre en mou­ve­ment quand il s’agit de pen­ser les formes de l’utopie. Et je ne parle pas ici de la pein­ture comme d’un art en géné­ral, mais d’une toile, celle-ci par exemple, celle que j’ai sous les yeux. Cette toile que je regarde comme une chose concrète et pas comme […]

La pein­ture quel­que­fois peut nous mettre en mou­ve­ment quand il s’agit de pen­ser les formes de l’utopie. Et je ne parle pas ici de la pein­ture comme d’un art en géné­ral, mais d’une toile, celle-ci par exemple, celle que j’ai sous les yeux. Cette toile que je regarde comme une chose concrète et pas comme le résul­tat de la pen­sée d’un peintre, cette toile que je regarde sans me sou­ve­nir des inter­pré­ta­tions que j’en ai lues et qui ne manquent pas — pour­rait-on dire — de l’épaissir. Cette toile que j’ai sous les yeux et que je regarde avec frai­cheur et gour­man­dise dans une fausse naïveté.

Cette pein­ture : La des­serte rouge, de Matisse, 180 sur 220 cen­ti­mètres, 1908. On peut la voir comme mariage de l’eau et du feu : sereine et pai­sible, quelque peu archaïque, elle a pour­tant l’éclat de la moder­ni­té. Elle se tient dans une com­po­si­tion qui a un centre, et ce centre est occu­pé par un bou­quet — quoi de plus ras­su­rant ? Mais la sta­bi­li­té de cette construc­tion est tou­te­fois sou­mise à la force d’une ligne oblique qui est ten­due entre le bord de la nappe, en bas à droite, et l’ouverture sur un pay­sage, en haut à gauche. Et il y a, à l’avant-plan, à gauche, une chaise. Ou plu­tôt une par­tie de chaise. Voi­ci la moder­ni­té avec sa fas­ci­na­tion pour la chose incom­plète, la moder­ni­té qui se satis­fait de ce qu’une toile ne pré­sente qu’une par­tie de fenêtre par laquelle on ne peut voir qu’une par­tie d’un bâti­ment. Mais aus­si : voi­ci la moder­ni­té dans sa fas­ci­na­tion pour une forme d’indécision sur la posi­tion des choses, pour une évo­ca­tion des pro­fon­deurs de l’espace qui se lisent ici dans la reprise des motifs impri­més que l’on retrouve aus­si bien sur la nappe à l’avant-plan que sur le mur en arrière-plan. La moder­ni­té encore, dans cette situa­tion : voi­ci un lieu qu’une fenêtre ouvre sur la nature vue d’en haut, une nature dans laquelle nous ne sommes plus plon­gés. Cette nature n’est pas urbaine, il ne s’agit pas d’un parc où la vie de la ville pour­rait gou­ter, comme cer­tains l’ont dit, à l’art de perdre son temps avec élé­gance, il ne s’agit pas d’un lieu de flâ­ne­rie comme le sont à Paris les bou­le­vards qui nous mènent en pro­me­nades jusqu’au bois de Bou­logne, comme l’est à Bruxelles l’avenue Louise qui nous conduit au bois de La Cambre. Il ne s’agit pas non plus d’un jar­din, de notre jar­din que l’on aper­ce­vrait par la porte entrou­verte de notre mai­son, dans une conti­nui­té qui serait la fier­té d’une cité-jar­din. Il s’agit d’une nature dont nous sommes détachés.

Ain­si, cette pein­ture marie l’eau et le feu en fai­sant se rejoindre la figure de l’intimité, de la vie quo­ti­dienne, la vôtre, la mienne, une vie simple et sans his­toire, et celle de la nature que l’on peut regar­der de loin, telle quelle, sans vou­loir la char­ger d’un désir col­lec­tif. Voi­ci l’utopie qui marie l’eau et le feu en nous disant que l’on peut habi­ter dans le ciel.

Construire l’utopie

La naï­ve­té du regard que nous avons choi­si de por­ter sur cette toile de Matisse, même feinte, même féconde, est bien sûr exces­sive. Elle nous aide pour­tant à cla­ri­fier les enjeux d’une ten­sion entre deux atti­tudes : celle par laquelle une chose peut être reçue telle quelle et celle au contraire où nous la voyons comme le résul­tat d’une pen­sée, comme le pro­duit d’un travail.

Sous cet angle, que pou­vons-nous dire de l’utopie ? Aurait-elle l’autonomie d’un état de fait qui nous attire et que nous pou­vons rejoindre, serait-elle la mani­fes­ta­tion d’une idée qui exis­te­rait avant que nous ne soyons ten­tés d’y adhé­rer ? Fau­drait-il au contraire la voir comme le résul­tat d’un tra­vail de trans­for­ma­tion du monde, une trans­for­ma­tion gra­duelle de quelque chose qui existe déjà ?

Dans le texte inau­gu­ral qui fonde l’idée d’utopie, Tho­mas More aborde cette ques­tion quand elle se porte sur la ville : il s’agit de rejoindre quelque chose qui existe déjà mais qui a été construit en gar­dant les traces de sa construc­tion. L’ile compte cin­quante-quatre cités, toutes vastes et magni­fiques, abso­lu­ment iden­tiques par la langue, les mœurs, les ins­ti­tu­tions et les lois : le plan est le même pour toutes, et leur aspect est le même par­tout, dans la mesure où le site le per­met. Gar­der les traces de sa construc­tion — c’est sans doute en ce sens que l’on peut com­prendre la réserve qui nous dit que le plan est le même par­tout dans la mesure où le site le per­met : chaque construc­tion est par­ti­cu­lière, chaque construc­tion a été l’objet d’un tra­vail de mise en place, d’un tra­vail d’implantation. Et l’on peut lire alors cha­cune de ces cin­quante-quatre cités comme autant de réponses à des faits de sorte qu’elles en deviennent alors, elles aus­si, cha­cune d’elle, une chose concrète.

Les traces de la construction

Toute chose concrète, pré­ci­sé­ment, a ceci de pré­cieux : elle par­vient à relier nos éton­ne­ments et les traits de nos intui­tions. L’imagination n’y est pas rêve­rie. Et l’on peut alors pen­ser au texte de Paul Valé­ry « L’homme et la coquille » : Mais bien­tôt ma ques­tion se trans­forme. Elle s’engage un peu plus avant dans la voie de ma naï­ve­té, et voi­ci que je me mets en peine de recher­cher à quoi nous recon­nais­sons qu’un objet est ou non fait par un homme ? On trou­ve­ra peut-être assez ridi­cule la pré­ten­tion de dou­ter si une roue, un vase, une étoffe, une table, sont dus à l’industrie de quelqu’un, puisque nous savons bien qu’ils le sont. Mais je me dis que nous ne le savons pas par le seul exa­men de ces choses. Non pré­ve­nus, à quels traits, à quels signes, le pour­rions-nous connaitre ? Qu’est-ce qui nous dénonce l’opération humaine, et qu’est-ce qui tan­tôt la récuse ? N’arrive-t-il pas quel­que­fois qu’un éclat de silex fasse hési­ter la pré­his­toire entre l’homme et le hasard ?

À quoi recon­nais­sons-nous qu’un objet est ou non fait par un homme ? Cette ques­tion peut-elle s’appliquer au champ (aux chants?) de l’utopie ? Ne faut-il pas que celle-ci désigne une situa­tion qui soit faite par un homme, et ne faut-il pas que nous puis­sions recon­naitre ce fait ? Sans doute, car il s’agit de mesu­rer la liber­té de l’homme moderne qui le conduit à trans­for­mer le monde. L’enjeu de l’implantation serait alors de por­ter à la conscience, en gar­dant par exemple les traces d’une construction.

Un lieu là-haut

Reve­nons à Matisse qui se tenait encore, il y a quelques ins­tants, là-haut dans le ciel. Notre sou­ci n’est pas ici de faire l’histoire d’une telle uto­pie, une his­toire où l’on croi­se­rait la Vénus du Titien, la fumée des cigares et l’odeur des cafés et le ver­tige des ter­rasses tout en haut de la tour Eif­fel, les moments sublimes et les amours tra­giques de King Kong, réfu­gié au som­met d’un gratte-ciel new-yor­kais. Il s’agit au contraire de voir com­ment l’on peut trou­ver un lieu qui pour­rait se glis­ser entre les nuages et qui serait pour­tant pro­pice aux dou­ceurs que l’on espère pour nos vies quo­ti­diennes. Habi­ter dans le ciel.

Où serions-nous là-haut ? Serait-il même pos­sible d’y être quelque part ? Tout pousse en effet à pen­ser que l’on pour­rait être par­tout et nulle part, et que la ques­tion du site n’aurait que peu d’importance puisque le désir de vivre dans le ciel par­vien­drait à nous libé­rer des contin­gences de la terre, de ses divi­sions par­cel­laires et de l’état de nos voisinages.

Habi­ter dans le ciel : soyons tout d’abord atten­tifs aux pro­jets majeurs de la moder­ni­té qui n’ont pas ver­sé dans l’arrogance des objets iso­lés où nous serions, comme les bâti­ments, déta­chés les uns des autres. En ce sens, citons par exemple les bâti­ments repris sur la cou­ver­ture du livre Pré­ci­sions sur un état pré­sent de l’architecture et de l’urbanisme, écrit par Le Cor­bu­sier en 1929. Ce n’est pas un bâti­ment qui se dresse, mais un ensemble, une ligne du ter­ri­toire, une ligne qui se mani­feste — et cette mani­fes­ta­tion, au sens pre­mier de ce terme, devient alors la décla­ra­tion publique d’une posi­tion. Un hom­mage à l’intention d’une implantation.

Jose Luis Sert à Harvard

Habi­ter dans le ciel : pour­sui­vons nos recherches en essayant de cla­ri­fier les manières par les­quelles un lieu, même dans le ciel, pour­rait gar­der les traces de sa fabri­ca­tion. Atten­tion : il ne s’agit pas des traces de sa construc­tion comme on le dirait des empreintes que laisse le cof­frage sur le béton, mais du tra­vail de fabri­ca­tion d’un lieu, de sa mise en place et des pos­si­bi­li­tés de qua­li­fi­ca­tions des rela­tions spé­ci­fiques à un site particulier.

Un exemple : un pro­jet de tours construites par Jose Luis Sert sur le cam­pus d’Harvard. Avant de l’aborder, il fau­drait décrire les lieux de cette uni­ver­si­té en com­men­çant par ses yards magni­fiques, miracles plan­tés dont l’ordre est bous­cu­lé par l’impertinence de leurs che­mins obliques. Décrire ensuite l’effervescence des com­merces et des loi­sirs et des trans­ports dans un nœud de quar­tiers contras­tés, décrire le bord de la rivière et sa façade faite de loge­ments. C’est près de ceux-ci que Jose Luis Sert des­sine en 1962 le pro­jet d’un ensemble de loge­ments pour étu­diants vivant en couple ou en famille, et qui sera construit sous le nom de Pea­bo­dy Ter­race. Il s’agissait peut-être sim­ple­ment (sans doute était-ce la com­mande de l’université) de pro­lon­ger l’ensemble des bâti­ments consti­tués en cours ouvertes au bord de la rivière et de le mener un peu plus loin, laté­ra­le­ment, en éti­rant un sys­tème d’implantation qui répond de manière majes­tueuse à sa situa­tion pri­vi­lé­giée. Les nou­veaux loge­ments auraient alors eu pour contexte le bord de l’eau et l’ensemble des cours exis­tantes, dont l’ouverture reste tou­te­fois rela­tive puisqu’elles sont fer­mées par des grilles qui en inter­disent l’accès si l’on n’en est pas résident.

Le pro­jet tel qu’il se cla­ri­fie peu à peu dans les dif­fé­rentes esquisses s’appuie au contraire sur un contexte dif­fé­rent, sur quelques faits, et l’on pour­rait dire qu’il s’empare d’un autre voi­si­nage en le décla­rant comme contexte auquel il s’adresse : les quar­tiers popu­laires qui se trouvent à l’arrière du site. Les dif­fé­rentes esquisses reprennent en effet la géo­mé­trie de ces quar­tiers arrière tout en ayant soin de ne pas s’approprier toutes les pos­si­bi­li­tés de rela­tions à la rivière. En réponse à ce sou­ci, l’architecte pro­pose alors une séquence d’espaces publics qui tra­versent de part en part ce qui n’était à prio­ri qu’un domaine pri­vé exclu­si­ve­ment lié à l’université.

L’évolution des esquisses per­met de mesu­rer la minu­tie d’un tra­vail de mise au point des rela­tions entre trois tours d’une ving­taine d’étages et plu­sieurs bâti­ments bas, des­si­nant des cours et des allées. Dans ces esquisses, on note­ra l’attention qui se confirme peu à peu pour des phé­no­mènes de cen­tra­li­té conju­gués pour­tant avec un che­mi­ne­ment linéaire. Les posi­tions rela­tives des trois tours sont alors déci­sives : de pro­jet en pro­jet elles sont dépla­cées jusqu’à ce que le der­nier des­sin (qui cor­res­pond à ce qui a été réa­li­sé) montre que l’une d’elles prend une auto­no­mie par rap­port à l’ensemble, quit­tant les géo­mé­tries par­ta­gées avec le quar­tier voi­sin pour se tenir paral­lè­le­ment au bord de la rivière.

Ce déca­lage n’est pas ici de ceux qui se mani­festent dans les jeux rela­tifs de règles et d’exceptions, mais il donne à lire le fait que cer­taines par­ties sont prises dans un ordre consti­tué à une échelle locale tan­dis que d’autres par­ties s’adressent à une échelle ter­ri­to­riale. Ce déca­lage rend alors lisibles les posi­tions et les affi­ni­tés et nous ramène au sou­ci que nous avons évo­qué ci-des­sus : celui de por­ter à la conscience.

L’invention du site

Ain­si, le carac­tère spé­ci­fique d’une rela­tion au site n’est pas celui d’un com­pro­mis, d’un amé­na­ge­ment, celui par lequel un pro­jet qui serait pur à prio­ri devrait se défor­mer pour gagner le droit d’exister — tout au contraire : il s’agit d’une série d’attentions, à dif­fé­rentes échelles, à des faits et à des élé­ments du site qui prennent alors un poids par­ti­cu­lier en fonc­tion du pro­jet, qui tend lui-même alors à mul­ti­plier les échelles aux­quelles il s’adresse. Avec une atten­tion, avec une inten­tion qui est ain­si por­tée à la conscience. L’invention du pro­jet est l’invention de son site, des échelles et des choses concrètes avec les­quelles le pro­jet choi­sit d’entrer en relation.

Nous serions ten­tés d’en res­ter là pour aujourd’hui, mais nos yeux se rem­plissent des rouges de Matisse et de ses faran­doles que l’on pour­rait dan­ser sur les airs de Gains­bourg. Une chan­son nous vient à l’oreille, celle qui nous tient sous le soleil exac­te­ment, pas à côté, pas n’importe où, sous le soleil, sous le soleil, exac­te­ment, juste en dessous.

Sous le soleil — exac­te­ment. Ce qui résonne avec ce que nous avons sai­si à Pea­bo­dy Ter­rasse : habi­ter dans le ciel, ce n’est pas une uto­pie qui s’annonce par­tout et nulle part, habi­ter dans le ciel cela peut être ici — exactement.

Christian Gilot


Auteur

architecte à Bruxelles, professeur d’architecture à l’UCL et professeur invité à l’École polytechnique fédérale de Lausanne