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Année des Utopies. Théâtre-action en Afrique : une utopie de la recherche de terrain
Il était une fois, en 2010 autour d’une table de cuisine, quatre collègues partageant la passion pour la recherche en Afrique centrale et les jeux de société. Ensemble, ils avaient décidé de mettre en place un jeu qui simulerait les dynamiques réelles des paysans en Afrique centrale. Ce jeu devait être un outil d’éducation et […]

Il était une fois, en 2010 autour d’une table de cuisine, quatre collègues partageant la passion pour la recherche en Afrique centrale et les jeux de société. Ensemble, ils avaient décidé de mettre en place un jeu qui simulerait les dynamiques réelles des paysans en Afrique centrale. Ce jeu devait être un outil d’éducation et de sensibilisation des étudiants au Nord à propos des dynamiques rurales du Sud. Il accompagnerait un enseignement théorique et soutiendrait un apprentissage émotionnel en plongeant les étudiants dans une fiction simulant des situations réelles vécues au Sud. Des années durant, ce jeu, baptisé Land Rush, a existé en marge de quelques cours universitaires en Belgique. En commençant avec une version bricolée, des cartes et des pions colorés, chaque session de jeu a mené vers un enrichissement du cours. Les étudiants étaient enthousiastes, une fois dépassée la réticence initiale par rapport à ce que « jouer un jeu » pouvait apporter d’intéressant dans un cursus universitaire. Ces expériences ont été une réelle révélation dans le cadre de notre pédagogie universitaire.
De l’enseignement à la recherche-action
À ce stade, nous pensions que le projet Land Rush allait s’arrêter là, à cette belle petite balade à côté de notre métier d’enseignants. Or, un sentiment d’insatisfaction demeurait au sein de l’équipe : comment jouer le même jeu en Afrique afin de savoir ce que penseraient les paysans de notre compréhension de leur vie ? En d’autres termes, si le jeu permettait de communiquer à nos étudiants les dynamiques rurales en Afrique centrale, il était important que le contenu de ces dynamiques soit validé par les paysans. Ainsi, d’un outil d’enseignement au Nord, ce jeu se transformait en outil de recherche au Sud dans la mesure où il devait permettre de tester la validité de nos conclusions et ainsi enrichir notre connaissance des dynamiques rurales.
Avec peu de moyens, mais beaucoup d’enthousiasme, notre équipe a commencé à réfléchir à la possibilité de jouer ce jeu en Afrique. Très vite, nous nous sommes aperçus que le jeu était trop « occidental » dans sa forme et ses logiques. Il fallait trouver une manière de communiquer le même message du jeu aux paysans africains. C’est là qu’est née l’idée de faire du jeu un théâtre Land Rush. Cette idée a été mise en pratique à l’occasion d’une petite « balade » collective de l’équipe en RDC et au Burundi. En collaboration avec des organisations locales d’appui aux paysans et des spécialistes locaux du théâtre, nous avons élaboré des pièces de théâtre Land Rush. Sous forme de sketches, elles reliaient les idées clés du jeu Land Rush aux dynamiques locales sur la compétition autour des ressources naturelles. Ces pièces de théâtre étaient jouées par des paysans, acteurs locaux devant la communauté locale. Un débat pouvait ensuite s’ouvrir, donnant aux participants l’occasion de s’exprimer sur le lien entre ce qu’ils en avaient compris et ce qu’ils vivaient au quotidien.
Les résultats de cet exercice nous ont rendus perplexes. Nous nous retrouvions dans des débats complexes, autour de sujets très sensibles : les clivages ethniques, les conflits fonciers, les groupes armés, etc. En proposant un contexte fictif, le théâtre offrait un environnement de réflexion qui permettait de dévoiler à la fois des discours cachés, des frustrations et des conflits, tout en respectant le désir des participants de garder leur vie réelle déguisée.
Le soir, sous les brillantes étoiles du ciel africain, nous commencions à rêver… Comment approfondir cette expérience en la transformant en une méthode de recherche-action beaucoup plus élaborée ? Comment en faire l’élément porteur d’un projet collectif qui pourrait relier nos recherches individuelles autour des dynamiques rurales dans la région des Grands Lacs ? Comment la relier à d’autres expériences de recherche à travers le théâtre ? Peu à peu, notre petite balade sur des chemins hasardeux commençait à converger vers un projet scientifique beaucoup plus ambitieux.
La nécessité d’un changement social
Mais il ne s’agissait pas là que d’une aventure collective de plus. L’expérience du théâtre Land Rush défiait sérieusement et d’un triple point de vue nos expériences antérieures de recherche. Tout d’abord, elle a permis de mettre au jour les discours cachés de nos interlocuteurs, que nos méthodes de recherches plutôt classiques permettent rarement d’observer. Or, ces discours cachés constituent souvent une base pour comprendre les stratégies des acteurs que nous essayons continuellement de relever et de comprendre. Ensuite, comme nous l’avons déjà dit, ces discours cachés sont souvent très sensibles et parfois violents. L’expérience du théâtre a montré qu’il peut parfois être irresponsable de pousser les interlocuteurs à parler, si l’on ne considère pas ce que cette parole susciterait en eux de souffrance émotionnelle. Nos recherches ont lieu dans des contextes où la violence liée à la guerre a laissé des traces indélébiles et les méthodes classiques de recherche ne permettent pas d’en tenir compte. Enfin, dans ces discours, nous avons souvent senti la volonté de revanche, de vengeance des interviewés qui ont perdu leurs terres, qui ont été torturés ou dont des parents ont été assassinés.
L’expérience du théâtre Land Rush nous a poussés à réfléchir sérieusement sur notre manière de faire de la recherche : la nécessité de comprendre profondément ce que vivent nos interlocuteurs au-delà des discours publics (comprendre leurs discours cachés), la nécessité de tenir compte des effets de nos questions sur leurs émotions (prendre en compte leur souffrance émotionnelle) et la nécessité de faire le suivi de ce que suscitent en eux ces émotions et leurs conséquences sur leur bien-être social (considérer leur souci de vengeance). En effet, faire de la recherche dans des contextes difficiles comme celui de l’Afrique centrale (pauvreté, post-conflit, conflit, problème de gouvernance, etc.) nécessite d’avoir une méthode beaucoup plus adaptée qui ne s’arrête pas à la seule récolte de données. Il faut aussi penser au sort de ceux qui nous donnent ces informations : leur santé émotionnelle, leur bien-être social, voire leur sécurité. C’est ainsi que le théâtre Land Rush nous a menés à penser la recherche ou encore la recherche-action comme un vrai instrument de changement social.
Faire de la recherche de terrain un outil de changement social au niveau local est un grand défi. Nous ne l’avions jamais appris ni enseigné dans nos cours sur la méthode de recherche, bien que le théâtre Land Rush nous en ait montré la nécessité. Nous devions alors approfondir cette réflexion au sein de notre équipe et dans le cadre d’un projet de recherche. Au lieu de vouloir tout de suite valoriser les acquis dans des publications scientifiques, nous avons continué à nous questionner sur les défis théoriques, éthiques et pratiques de notre projet. Nous avons continué à « jouer », à tester ce jeu sur des terrains et des contextes différents. Une réflexion épistémologique s’en est suivie. Elle pose la question de la validité scientifique des données récoltées dans le cadre du théâtre Land Rush. À la fin, nous avons réussi à décrocher des projets permettant d’approfondir cette expérimentation.
Au-delà de la récolte des données : une utopie atteignable
Pourquoi tracer la trajectoire de cette expérience dans une rubrique qui nous invite à réfléchir autour des utopies ? Les personnes impliquées dans cette expérience nous ont permis de voir l’utopie de la recherche de terrain comme quelque chose d’atteignable, contrairement à ce que nous avions appris jusque-là. En effet, faire du travail de terrain dans un contexte difficile, c’est être continuellement en train de se questionner sur les liens entre ses propres recherches et le changement dans la situation des populations que nous étudions. C’est toujours construire un discours qui permet au chercheur de ne pas se sentir coupable de demander des informations à des gens qui souffrent sans rien leur apporter. L’idéal serait que le travail de terrain influence des décisions politiques et provoque un changement au sein des populations. Mais nous devons vivre avec l’insatisfaction de ne pas pouvoir résoudre les problèmes réels qui se posent.
Nous avons commencé à entrevoir cet idéal, cette utopie de la recherche et nous avons pu jouer en toute liberté, créer et être créatifs sans nous fixer de limites, ce qui est de plus en plus rare dans un monde scientifique dominé par des critères de performance rigides. Souvent, le premier souci d’un projet de recherche est de se traduire aussi rapidement que possible dans des publications scientifiques spécialisées. Dans beaucoup de cas, les chercheurs se trouvent dans une compétition dans laquelle chacun doit viser à atteindre davantage de résultats. Pour nous par contre, ce projet a été un espace d’enrichissement mutuel dans lequel nous avons travaillé sans dates limites, sans critères de performance contraignants.
C’est en s’amusant dans la recherche — en jouant et se baladant au sein et en dehors de son métier — qu’on comprend que l’utopie de la recherche de terrain n’est pas impossible. Mais pour cela, il faut être prêt à s’adonner à la création collective de quelque chose qu’on n’aurait jamais pu imaginer au point de départ. Quelque chose qui n’est pas préformaté, planifié, prédéterminé. Il faut aussi être prêt à aller dans des lieux où la liberté de la recherche nous amène : vers une prise en compte des réalités émotionnelles et sociétales de nos interlocuteurs sur le terrain. La recherche-action à laquelle nos aventures nous ont menés permet à nos recherches d’avoir un effet réel grâce à la collaboration entre notre équipe et les organisations locales de la société civile. Des contacts avec les bailleurs des fonds et les décideurs politiques ont été possibles. Nous sommes convaincus que nos recherches peuvent être utiles à ceux qui nous donnent des informations. La recherche de terrain en Afrique centrale peut être utile aux populations locales et non servir, avant tout la carrière des chercheurs. La recherche peut changer la vie des gens et le chercheur peut y jouer un rôle déterminant en tant qu’acteur.
Ainsi, la création a émergé du croisement de chemins buissonniers sur lesquels se sont rencontrés des scientifiques passionnés, libres de se balader dans une aventure scientifique. Donnons plus de place dans notre métier aux coïncidences, aux heureux hasards qui mènent vers la réalisation de l’utopie de la recherche de terrain.