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Année des Utopies. L’utopie du citoyen éclairé et les défis de l’éducation citoyenne
S’il fallait isoler deux facteurs expliquant la persistance des injustices sociales dans des sociétés démocratiques, ce pourraient être le jeu des intérêts privés d’une part, et la mésinformation des citoyens d’autre part. Le citoyen éclairé, figure utopique, serait exempt de ces deux défauts. Bien sûr, il se préoccuperait du sort d’autrui, serait capable de se […]
S’il fallait isoler deux facteurs expliquant la persistance des injustices sociales dans des sociétés démocratiques, ce pourraient être le jeu des intérêts privés d’une part, et la mésinformation des citoyens d’autre part. Le citoyen éclairé, figure utopique, serait exempt de ces deux défauts. Bien sûr, il se préoccuperait du sort d’autrui, serait capable de se décentrer par rapport à ses intérêts et sa vision du monde. Sans cela, la démocratie se réduit au compromis entre intérêts et convictions irrémédiablement opposés. Mais en outre — et c’est moins souvent souligné — il serait capable de déceler les enjeux de politiques publiques concurrentes et leur effet sur autrui, les mécanismes fondamentaux de l’économie et le façonnement social des comportements individuels. Car en l’absence de ces connaissances critiques, les électeurs les plus altruistes qui soient peuvent néanmoins promouvoir des politiques injustes.
La poursuite d’un tel idéal utopique doit être au cœur de l’éducation citoyenne. Et sa double dimension — décentrement et compréhension — implique qu’elle ne peut pas se réduire à une éducation morale, ni philosophique. Se questionner, se décentrer, entrer en débat constituent des capacités citoyennes cruciales. Toutefois, elles ne pourront amener davantage de justice sociale que si elles s’exercent sur une série de savoirs citoyens fondamentaux tels que le fonctionnement d’une économie de marché, les effets du changement climatique ou les causes des migrations. Examinons, à titre d’exemple, le rapport aux inégalités dans nos sociétés.
L’appréciation des inégalités
Une des questions les plus fascinantes de la science politique est la persistance d’inégalités profondes alors que de nombreux penseurs du XIXe siècle associaient la démocratie à une grande marche vers l’égalité (Shapiro, 2002). Il existe une multitude d’explications structurelles à ce phénomène, liées à l’influence de l’argent en politique. Mais force est de constater que les électeurs n’exigent pas non plus des politiques fortement redistributives. Et ce n’est pas parce qu’ils ne regardent qu’à leurs intérêts propres. Plusieurs études semblent en effet indiquer une attitude relativement décentrée de l’électeur dans l’isoloir. Il semble que bon nombre de citoyens votent selon des considérations de « bien commun » telles que l’état de l’économie ou la capacité du candidat à agir dans l’intérêt public (Elchardus, 2011). Le problème ne vient donc pas seulement d’un manque de motivation morale (d’ailleurs, certains types de redistributions seraient dans l’intérêt de la majorité). Il peut aussi résulter de la méconnaissance de la réalité sociale et de la mécompréhension des causes des inégalités. Il peut encore être le fait d’une ignorance des alternatives possibles. À tous ces égards, l’éducation citoyenne a un rôle à jouer.
La plupart des citoyens, en Europe comme en Amérique du Nord, mésestiment l’ampleur des inégalités économiques dans leur pays, jugeant presque systématiquement la distribution réelle plus égalitaire qu’elle ne l’est en réalité et plus proche qu’elle ne l’est en réalité de ce qu’ils considèreraient spontanément comme une distribution juste (Forsé et Parodi, 2007 ; Norton et Ariely, 2011). De manière générale, les bas revenus sous-estiment les hauts revenus tandis que les seconds surestiment les premiers. Une fois confrontés à la réalité des chiffres, la plupart des gens jugent les inégalités « trop fortes » et se montrent favorables à davantage d’intervention correctrice de la part de l’État1. Cette appréciation dépend cependant de la manière dont les personnes interprètent les causes de ces inégalités, ainsi que de leur position sociale2.
La plupart des gens semblent accepter l’idée selon laquelle nul ne devrait être pénalisé en raison de facteurs échappant à son contrôle, mais que chacun doit être tenu pour responsable de ce qui dépend réellement de ses choix. D’où l’idée de mérite dans l’appréciation des revenus d’une personne. Mais le poids de la responsabilité individuelle sur les trajectoires sociales et sur les différences de revenus est souvent surestimé.
Une explication proposée par Thomas Piketty (1995) est que n’ayant pas tellement d’informations à leur disposition quand ils réfléchissent à l’effet de l’effort sur le revenu, les gens analysent leur propre parcours. Ceux qui ont vu s’améliorer leur condition socioéconomique sont alors tentés de s’en attribuer la responsabilité — c’est l’hypothèse la plus simple et la plus flatteuse. Tandis que ceux qui l’ont vue se dégrader ne se font généralement pas d’illusions sur le rôle du mérite. Or, la plupart des gens se démènent pour améliorer leur niveau de vie, et beaucoup connaissent au cours de leur existence une certaine progression (les salaires évoluant avec l’âge et l’expérience). Ce qui fait que beaucoup vont surévaluer la possibilité de s’en sortir par sa seule volonté. La compétition acharnée du monde du travail fait aussi qu’on devient moins sensible aux malheurs et souffrances des autres (Dejours, 1998). Sans compter les espoirs fous d’ascension sociale que fait miroiter la télévision, au point que beaucoup de jeunes de dix-huit ans espèrent bien davantage être le prochain Cristiano Ronaldo ou la prochaine Rihanna que de voir l’État social retrouver un nouveau souffle.
Le mérite est donc l’explication privilégiée donnée aux inégalités. Pourtant, qu’est-ce qui détermine les revenus globaux ? Les revenus du capital, d’abord, dont on sait maintenant qu’ils sont redevenus beaucoup plus profitables que ceux du travail (Piketty, 2013). Or, le patrimoine dont dispose une personne est rarement dû à ses efforts. Il dépend principalement de ce dont elle a hérité, mais également de la chance qu’elle a connue dans ses investissements. Même s’il y a un certain mérite à faire fructifier son capital de départ en faisant preuve de patience et de jugement, cet enrichissement découle le plus souvent de dotations initiales inégales — y compris en capital humain — dont il se nourrit.
Et qu’est-ce qui détermine les revenus du travail ? La rareté et la demande pour vos compétences professionnelles dans un marché de l’emploi donné. Si tout le monde avait vos compétences, vous gagneriez beaucoup moins. Et avec ces mêmes compétences, dans un pays plus pauvre, vous gagneriez également beaucoup moins. On est donc loin du mérite. Certes, les compétences d’une personne dépendent en partie de la formation qu’elle a suivie, et c’est là qu’intervient le facteur du choix. Mais seule une méconnaissance des fondamentaux de la sociologie et de la ségrégation scolaire permet de croire qu’une personne peut être tenue seule responsable de son parcours scolaire, tant s’avère décisif l’effet conjugué des dispositions naturelles et de l’origine sociale (facteurs pour lesquels une personne ne peut être tenue responsable) sur le diplôme obtenu (voir Barry, 2005).
En outre, la position occupée par une personne sur l’échelle des revenus conditionne également souvent son rapport aux inégalités. Plus les gens sont satisfaits de leur salaire, plus ils jugent que les efforts sont bien rétribués dans leur pays (Forsé et Parodi, 2007). Cela montre que nos jugements sont biaisés, outre par nos considérations d’intérêt personnel, par nos expériences et notre situation particulière. Ils sont en outre influencés par la culture scolaire et familiale dans laquelle nous baignons, et l’image qu’elle renvoie des chômeurs, des syndicats, des entreprises, etc. Sur cette base, sur ces préjugés, nous construisons tous une compréhension intuitive du fonctionnement de l’économie et en déduisons nos considérations sur ce qui est juste et injuste. C’est en réalité une base bien fragile, très éloignée des connaissances exigées par l’utopie du citoyen éclairé.
Les défis de l’éducation citoyenne
L’éducation a certainement son rôle à jouer face à cette réalité. Et étant donné le problème des biais, l’éducation familiale ne suffit certainement pas (il s’agit même souvent de défaire à l’école les préjugés hérités de la famille). Ceci constitue donc un défi de taille pour l’éducation publique. Car ce que l’idéal du citoyen éclairé exige, ce sont des bases solides en éthique, en sciences sociales et en droit ; ce sont à la fois des capacités de raisonnement critique — se décentrer, comprendre le raisonnement d’un autre, examiner ses préjugés — et des clefs de lecture de l’actualité — ce qui détermine les politiques publiques, les conflits sociaux, les relations internationales. Il s’agit donc d’un programme qui excède largement l’espace d’un seul cours et les capacités d’un seul enseignant. Et dans une réalité scolaire marquée par l’étanchéité entre les différents cours, une telle interdisciplinarité fait assurément figure d’utopie.
L’autre dimension utopique tient au rapport de force social, peu susceptible d’engendrer un projet éducatif aussi subversif. La tendance est plutôt à vouloir former des citoyens économiques, c’est-à-dire des travailleurs adaptés à la demande, flexibles, appliqués et obéissants. Et la mission principale confiée dans ce cadre à l’éducation civique est souvent de former les citoyens à la civilité et au droit, au respect de l’ordre existant plutôt qu’à sa remise en question (voir, dans le contexte français, Ogien, 2013).
Quels espoirs peut-on nourrir en Belgique par rapport à cette utopie d’un citoyen éclairé ? La Fédération Wallonie-Bruxelles a enfin décidé de créer un cours spécifique — « Philosophie et citoyenneté » — dédié à cet enseignement. C’est un bon départ. À l’avenir, il faudrait que ce cours s’impose dans les deux réseaux, sur deux heures hebdomadaires minimum, augmentées par des modules d’éducation à la citoyenneté insérés dans les autres cours. Il faudrait veiller à fournir à ses enseignants une formation véritablement interdisciplinaire et continue. S’il leur est bien entendu impossible de maitriser à la fois le droit, l’économie, la sociologie et l’éthique, l’organisation du cours devrait au moins les inciter à se former continuellement et/ou à collaborer avec leurs collègues d’autres disciplines.
Qui plus est, au vu des considérations qui précèdent sur la compréhension de la réalité économique et sociale, il faudrait que les communautés s’interrogent sur la place qu’elles octroient aux sciences sociales dans les programmes scolaires. L’introduction d’un cours à vocation philosophique, si elle est à applaudir, ne sera sans doute pas suffisante à l’éducation citoyenne tant que les cours de sciences sociales seront optionnels et considérés comme des cours de relégation dans les écoles élitistes. La sociologie et l’économie, en particulier, sont en effet essentielles à l’appréhension critique de la réalité sociale.
Enfin, et ce n’est pas le moindre des défis, il faudrait revoir l’organisation des filières pour que les savoirs citoyens fondamentaux ne soient pas l’apanage des seuls élèves du général (voir Hirtt et al, 2015). Cela implique soit un rallongement du tronc commun obligatoire, soit un retour des savoirs autres que techniques dans l’enseignement qualifiant. Non pas pour promouvoir une culture générale « gratuite », mais pour offrir à tous l’accès à un ensemble de savoirs nécessaires à cette compétence fondamentale qu’est la capacité de comprendre les mécanismes du monde dans lequel on évolue.
Merci à Axel Gosseries et Maxime Lambrecht pour leurs suggestions.
Nous accueillons pendant un an une rubrique célébrant l’année des Utopies, sous la houlette de la communauté universitaire de l’UCL, à l’occasion des cinq-cents ans de la publication de l’Utopie de Thomas More.
- C’est toutefois davantage le cas en Europe qu’en Amérique du Nord.
- Elle dépend également de la croyance dans la nécessité des inégalités pour le bon fonctionnement de l’économie. Voir Galland et al, 2013.