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Année des Utopies. L’utopie du citoyen éclairé et les défis de l’éducation citoyenne

Numéro 2 - 2016 - Année des Utopies par Pierre Étienne Vandamme

mars 2016

S’il fal­lait iso­ler deux fac­teurs expli­quant la per­sis­tance des injus­tices sociales dans des socié­tés démo­cra­tiques, ce pour­raient être le jeu des inté­rêts pri­vés d’une part, et la més­in­for­ma­tion des citoyens d’autre part. Le citoyen éclai­ré, figure uto­pique, serait exempt de ces deux défauts. Bien sûr, il se pré­oc­cu­pe­rait du sort d’autrui, serait capable de se […]

S’il fal­lait iso­ler deux fac­teurs expli­quant la per­sis­tance des injus­tices sociales dans des socié­tés démo­cra­tiques, ce pour­raient être le jeu des inté­rêts pri­vés d’une part, et la més­in­for­ma­tion des citoyens d’autre part. Le citoyen éclai­ré, figure uto­pique, serait exempt de ces deux défauts. Bien sûr, il se pré­oc­cu­pe­rait du sort d’autrui, serait capable de se décen­trer par rap­port à ses inté­rêts et sa vision du monde. Sans cela, la démo­cra­tie se réduit au com­pro­mis entre inté­rêts et convic­tions irré­mé­dia­ble­ment oppo­sés. Mais en outre — et c’est moins sou­vent sou­li­gné — il serait capable de déce­ler les enjeux de poli­tiques publiques concur­rentes et leur effet sur autrui, les méca­nismes fon­da­men­taux de l’économie et le façon­ne­ment social des com­por­te­ments indi­vi­duels. Car en l’absence de ces connais­sances cri­tiques, les élec­teurs les plus altruistes qui soient peuvent néan­moins pro­mou­voir des poli­tiques injustes.

La pour­suite d’un tel idéal uto­pique doit être au cœur de l’éducation citoyenne. Et sa double dimen­sion — décen­tre­ment et com­pré­hen­sion — implique qu’elle ne peut pas se réduire à une édu­ca­tion morale, ni phi­lo­so­phique. Se ques­tion­ner, se décen­trer, entrer en débat consti­tuent des capa­ci­tés citoyennes cru­ciales. Tou­te­fois, elles ne pour­ront ame­ner davan­tage de jus­tice sociale que si elles s’exercent sur une série de savoirs citoyens fon­da­men­taux tels que le fonc­tion­ne­ment d’une éco­no­mie de mar­ché, les effets du chan­ge­ment cli­ma­tique ou les causes des migra­tions. Exa­mi­nons, à titre d’exemple, le rap­port aux inéga­li­tés dans nos sociétés.

L’appréciation des inégalités

Une des ques­tions les plus fas­ci­nantes de la science poli­tique est la per­sis­tance d’inégalités pro­fondes alors que de nom­breux pen­seurs du XIXe siècle asso­ciaient la démo­cra­tie à une grande marche vers l’égalité (Sha­pi­ro, 2002). Il existe une mul­ti­tude d’explications struc­tu­relles à ce phé­no­mène, liées à l’influence de l’argent en poli­tique. Mais force est de consta­ter que les élec­teurs n’exigent pas non plus des poli­tiques for­te­ment redis­tri­bu­tives. Et ce n’est pas parce qu’ils ne regardent qu’à leurs inté­rêts propres. Plu­sieurs études semblent en effet indi­quer une atti­tude rela­ti­ve­ment décen­trée de l’électeur dans l’isoloir. Il semble que bon nombre de citoyens votent selon des consi­dé­ra­tions de « bien com­mun » telles que l’état de l’économie ou la capa­ci­té du can­di­dat à agir dans l’intérêt public (Elchar­dus, 2011). Le pro­blème ne vient donc pas seule­ment d’un manque de moti­va­tion morale (d’ailleurs, cer­tains types de redis­tri­bu­tions seraient dans l’intérêt de la majo­ri­té). Il peut aus­si résul­ter de la mécon­nais­sance de la réa­li­té sociale et de la mécom­pré­hen­sion des causes des inéga­li­tés. Il peut encore être le fait d’une igno­rance des alter­na­tives pos­sibles. À tous ces égards, l’éducation citoyenne a un rôle à jouer.

La plu­part des citoyens, en Europe comme en Amé­rique du Nord, més­es­timent l’ampleur des inéga­li­tés éco­no­miques dans leur pays, jugeant presque sys­té­ma­ti­que­ment la dis­tri­bu­tion réelle plus éga­li­taire qu’elle ne l’est en réa­li­té et plus proche qu’elle ne l’est en réa­li­té de ce qu’ils consi­dè­re­raient spon­ta­né­ment comme une dis­tri­bu­tion juste (For­sé et Paro­di, 2007 ; Nor­ton et Arie­ly, 2011). De manière géné­rale, les bas reve­nus sous-estiment les hauts reve­nus tan­dis que les seconds sur­es­timent les pre­miers. Une fois confron­tés à la réa­li­té des chiffres, la plu­part des gens jugent les inéga­li­tés « trop fortes » et se montrent favo­rables à davan­tage d’intervention cor­rec­trice de la part de l’État1. Cette appré­cia­tion dépend cepen­dant de la manière dont les per­sonnes inter­prètent les causes de ces inéga­li­tés, ain­si que de leur posi­tion sociale2.

La plu­part des gens semblent accep­ter l’idée selon laquelle nul ne devrait être péna­li­sé en rai­son de fac­teurs échap­pant à son contrôle, mais que cha­cun doit être tenu pour res­pon­sable de ce qui dépend réel­le­ment de ses choix. D’où l’idée de mérite dans l’appréciation des reve­nus d’une per­sonne. Mais le poids de la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle sur les tra­jec­toires sociales et sur les dif­fé­rences de reve­nus est sou­vent surestimé.

Une expli­ca­tion pro­po­sée par Tho­mas Piket­ty (1995) est que n’ayant pas tel­le­ment d’informations à leur dis­po­si­tion quand ils réflé­chissent à l’effet de l’effort sur le reve­nu, les gens ana­lysent leur propre par­cours. Ceux qui ont vu s’améliorer leur condi­tion socioé­co­no­mique sont alors ten­tés de s’en attri­buer la res­pon­sa­bi­li­té — c’est l’hypothèse la plus simple et la plus flat­teuse. Tan­dis que ceux qui l’ont vue se dégra­der ne se font géné­ra­le­ment pas d’illusions sur le rôle du mérite. Or, la plu­part des gens se démènent pour amé­lio­rer leur niveau de vie, et beau­coup connaissent au cours de leur exis­tence une cer­taine pro­gres­sion (les salaires évo­luant avec l’âge et l’expérience). Ce qui fait que beau­coup vont sur­éva­luer la pos­si­bi­li­té de s’en sor­tir par sa seule volon­té. La com­pé­ti­tion achar­née du monde du tra­vail fait aus­si qu’on devient moins sen­sible aux mal­heurs et souf­frances des autres (Dejours, 1998). Sans comp­ter les espoirs fous d’ascension sociale que fait miroi­ter la télé­vi­sion, au point que beau­coup de jeunes de dix-huit ans espèrent bien davan­tage être le pro­chain Cris­tia­no Ronal­do ou la pro­chaine Rihan­na que de voir l’État social retrou­ver un nou­veau souffle.

Le mérite est donc l’explication pri­vi­lé­giée don­née aux inéga­li­tés. Pour­tant, qu’est-ce qui déter­mine les reve­nus glo­baux ? Les reve­nus du capi­tal, d’abord, dont on sait main­te­nant qu’ils sont rede­ve­nus beau­coup plus pro­fi­tables que ceux du tra­vail (Piket­ty, 2013). Or, le patri­moine dont dis­pose une per­sonne est rare­ment dû à ses efforts. Il dépend prin­ci­pa­le­ment de ce dont elle a héri­té, mais éga­le­ment de la chance qu’elle a connue dans ses inves­tis­se­ments. Même s’il y a un cer­tain mérite à faire fruc­ti­fier son capi­tal de départ en fai­sant preuve de patience et de juge­ment, cet enri­chis­se­ment découle le plus sou­vent de dota­tions ini­tiales inégales — y com­pris en capi­tal humain — dont il se nourrit.

Et qu’est-ce qui déter­mine les reve­nus du tra­vail ? La rare­té et la demande pour vos com­pé­tences pro­fes­sion­nelles dans un mar­ché de l’emploi don­né. Si tout le monde avait vos com­pé­tences, vous gagne­riez beau­coup moins. Et avec ces mêmes com­pé­tences, dans un pays plus pauvre, vous gagne­riez éga­le­ment beau­coup moins. On est donc loin du mérite. Certes, les com­pé­tences d’une per­sonne dépendent en par­tie de la for­ma­tion qu’elle a sui­vie, et c’est là qu’intervient le fac­teur du choix. Mais seule une mécon­nais­sance des fon­da­men­taux de la socio­lo­gie et de la ségré­ga­tion sco­laire per­met de croire qu’une per­sonne peut être tenue seule res­pon­sable de son par­cours sco­laire, tant s’avère déci­sif l’effet conju­gué des dis­po­si­tions natu­relles et de l’origine sociale (fac­teurs pour les­quels une per­sonne ne peut être tenue res­pon­sable) sur le diplôme obte­nu (voir Bar­ry, 2005).

En outre, la posi­tion occu­pée par une per­sonne sur l’échelle des reve­nus condi­tionne éga­le­ment sou­vent son rap­port aux inéga­li­tés. Plus les gens sont satis­faits de leur salaire, plus ils jugent que les efforts sont bien rétri­bués dans leur pays (For­sé et Paro­di, 2007). Cela montre que nos juge­ments sont biai­sés, outre par nos consi­dé­ra­tions d’intérêt per­son­nel, par nos expé­riences et notre situa­tion par­ti­cu­lière. Ils sont en outre influen­cés par la culture sco­laire et fami­liale dans laquelle nous bai­gnons, et l’image qu’elle ren­voie des chô­meurs, des syn­di­cats, des entre­prises, etc. Sur cette base, sur ces pré­ju­gés, nous construi­sons tous une com­pré­hen­sion intui­tive du fonc­tion­ne­ment de l’économie et en dédui­sons nos consi­dé­ra­tions sur ce qui est juste et injuste. C’est en réa­li­té une base bien fra­gile, très éloi­gnée des connais­sances exi­gées par l’utopie du citoyen éclairé.

Les défis de l’éducation citoyenne

L’éducation a cer­tai­ne­ment son rôle à jouer face à cette réa­li­té. Et étant don­né le pro­blème des biais, l’éducation fami­liale ne suf­fit cer­tai­ne­ment pas (il s’agit même sou­vent de défaire à l’école les pré­ju­gés héri­tés de la famille). Ceci consti­tue donc un défi de taille pour l’éducation publique. Car ce que l’idéal du citoyen éclai­ré exige, ce sont des bases solides en éthique, en sciences sociales et en droit ; ce sont à la fois des capa­ci­tés de rai­son­ne­ment cri­tique — se décen­trer, com­prendre le rai­son­ne­ment d’un autre, exa­mi­ner ses pré­ju­gés — et des clefs de lec­ture de l’actualité — ce qui déter­mine les poli­tiques publiques, les conflits sociaux, les rela­tions inter­na­tio­nales. Il s’agit donc d’un pro­gramme qui excède lar­ge­ment l’espace d’un seul cours et les capa­ci­tés d’un seul ensei­gnant. Et dans une réa­li­té sco­laire mar­quée par l’étanchéité entre les dif­fé­rents cours, une telle inter­dis­ci­pli­na­ri­té fait assu­ré­ment figure d’utopie.

L’autre dimen­sion uto­pique tient au rap­port de force social, peu sus­cep­tible d’engendrer un pro­jet édu­ca­tif aus­si sub­ver­sif. La ten­dance est plu­tôt à vou­loir for­mer des citoyens éco­no­miques, c’est-à-dire des tra­vailleurs adap­tés à la demande, flexibles, appli­qués et obéis­sants. Et la mis­sion prin­ci­pale confiée dans ce cadre à l’éducation civique est sou­vent de for­mer les citoyens à la civi­li­té et au droit, au res­pect de l’ordre exis­tant plu­tôt qu’à sa remise en ques­tion (voir, dans le contexte fran­çais, Ogien, 2013).

Quels espoirs peut-on nour­rir en Bel­gique par rap­port à cette uto­pie d’un citoyen éclai­ré ? La Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles a enfin déci­dé de créer un cours spé­ci­fique — « Phi­lo­so­phie et citoyen­ne­té » — dédié à cet ensei­gne­ment. C’est un bon départ. À l’avenir, il fau­drait que ce cours s’impose dans les deux réseaux, sur deux heures heb­do­ma­daires mini­mum, aug­men­tées par des modules d’éducation à la citoyen­ne­té insé­rés dans les autres cours. Il fau­drait veiller à four­nir à ses ensei­gnants une for­ma­tion véri­ta­ble­ment inter­dis­ci­pli­naire et conti­nue. S’il leur est bien enten­du impos­sible de mai­tri­ser à la fois le droit, l’économie, la socio­lo­gie et l’éthique, l’organisation du cours devrait au moins les inci­ter à se for­mer conti­nuel­le­ment et/ou à col­la­bo­rer avec leurs col­lègues d’autres disciplines.

Qui plus est, au vu des consi­dé­ra­tions qui pré­cèdent sur la com­pré­hen­sion de la réa­li­té éco­no­mique et sociale, il fau­drait que les com­mu­nau­tés s’interrogent sur la place qu’elles octroient aux sciences sociales dans les pro­grammes sco­laires. L’introduction d’un cours à voca­tion phi­lo­so­phique, si elle est à applau­dir, ne sera sans doute pas suf­fi­sante à l’éducation citoyenne tant que les cours de sciences sociales seront option­nels et consi­dé­rés comme des cours de relé­ga­tion dans les écoles éli­tistes. La socio­lo­gie et l’économie, en par­ti­cu­lier, sont en effet essen­tielles à l’appréhension cri­tique de la réa­li­té sociale.

Enfin, et ce n’est pas le moindre des défis, il fau­drait revoir l’organisation des filières pour que les savoirs citoyens fon­da­men­taux ne soient pas l’apanage des seuls élèves du géné­ral (voir Hirtt et al, 2015). Cela implique soit un ral­lon­ge­ment du tronc com­mun obli­ga­toire, soit un retour des savoirs autres que tech­niques dans l’enseignement qua­li­fiant. Non pas pour pro­mou­voir une culture géné­rale « gra­tuite », mais pour offrir à tous l’accès à un ensemble de savoirs néces­saires à cette com­pé­tence fon­da­men­tale qu’est la capa­ci­té de com­prendre les méca­nismes du monde dans lequel on évolue.

Mer­ci à Axel Gos­se­ries et Maxime Lam­brecht pour leurs suggestions.

Nous accueillons pen­dant un an une rubrique célé­brant l’année des Uto­pies, sous la hou­lette de la com­mu­nau­té uni­ver­si­taire de l’UCL, à l’occasion des cinq-cents ans de la publi­ca­tion de l’Utopie de Tho­mas More.

  1. C’est tou­te­fois davan­tage le cas en Europe qu’en Amé­rique du Nord.
  2. Elle dépend éga­le­ment de la croyance dans la néces­si­té des inéga­li­tés pour le bon fonc­tion­ne­ment de l’économie. Voir Gal­land et al, 2013.

Pierre Étienne Vandamme


Auteur

Aspirant FNRS ISP, chaire Hoover d'éthique économique et sociale (UCL).