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Année des Utopies. En empruntant les chemins d’Utopie

Numéro 7 - 2015 par Bérangère Deprez Paul-Augustin Deproost Charles-Henri Nyns Axel Gosseries

novembre 2015

Axel Gos­se­ries : L’ouvrage Che­mins d’Utopie, qui vient de sor­tir de presse, pro­pose une nou­velle tra­duc­tion de pas­sages choi­sis de l’œuvre mai­tresse de Tho­mas More, tout en nous offrant pas moins de trente-six com­men­taires de ces extraits, rédi­gés par des membres de la com­mu­nau­té uni­ver­si­taire de l’université de Lou­vain. Cinq-cents ans après la publi­ca­tion deL’Utopie à Louvain, […]

Le Mois

Axel Gos­se­ries : L’ouvrage Che­mins d’Utopie, qui vient de sor­tir de presse, pro­pose une nou­velle tra­duc­tion de pas­sages choi­sis de l’œuvre mai­tresse de Tho­mas More, tout en nous offrant pas moins de trente-six com­men­taires de ces extraits, rédi­gés par des membres de la com­mu­nau­té uni­ver­si­taire de l’université de Lou­vain. Cinq-cents ans après la publi­ca­tion deL’Utopie à Lou­vain, qu’est-ce qui vous a frap­pés le plus dans cette entre­prise collective ?

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Béren­gère Deprez : J’ai été émer­veillée par le retour una­nime et enthou­siaste des contri­bu­teurs pres­sen­tis. Pour cha­cun d’eux comme pour nous-mêmes, cela a été l’occasion de relire L’Utopie. Com­ment ne pas être inter­pe­lé par l’actualité des thèmes qui s’y trouvent trai­tés, de la peine de mort à l’exode rural en pas­sant par la jus­tice fis­cale ? Pre­nez le com­men­taire de Phi­lippe Baret, agro­nome, qui met en lumière com­bien la dépos­ses­sion des pay­sans anglais au XVIe siècle par des finan­ciers sans scru­pule est en train de se repro­duire à plus grande échelle en Afrique avec les grands groupes agro-ali­men­taires. Ou ceux de Marie Ber­trand et Jean-Joseph Remacle, jeunes alum­ni juristes, actua­li­sant le débat sur l’inflation légis­la­tive, de Jean Leclercq, phi­lo­sophe, qui pointe l’audace de L’Utopie en matière d’éducation, ou de Fran­çoise Tul­kens, qui voit en More un cri­mi­no­logue avant la lettre. Cela dit, les auteurs sont aus­si assez cri­tiques, sou­li­gnant par exemple le poten­tiel tota­li­taire de toute uto­pie… Tout cela com­pose un petit livre éton­nant, et très lisible, beau reflet d’une com­mu­nau­té uni­ver­si­taire à la fois très diverse et ras­sem­blée autour d’un thème.

A.G.: Pour­quoi ce texte du début du XVIe siècle nous parle-t-il encore tant, alors même que d’aucuns pour­raient trou­ver son conte­nu assez inégal ?

Charles-Hen­ri Nyns : C’est lié en par­tie au moment où il a été écrit. Ces quelque cin­quante ans autour du chan­ge­ment du siècle appa­raissent aujourd’hui comme une courte période de grâce. La pro­pa­ga­tion de l’imprimerie avait faci­li­té l’accès à la connais­sance. Les grandes décou­vertes avaient repous­sé les hori­zons. Le cor­set scho­las­tique était mis à mal. Beau­coup sem­blait sou­dain pos­sible, ou du moins pen­sable. La Réforme et les guerres de reli­gion qui s’ensuivirent mirent fin à ce fameux élan. More n’aurait pas pu écrire L’Utopie après 1517. Cela fait pen­ser au bouillon­ne­ment cultu­rel des Roa­ring Twen­ties, brus­que­ment stop­pé dans les années 1930. Moins peut-être à 1968, car l’approche de More n’était pas révo­lu­tion­naire. Plu­tôt conser­va­teur, il ser­vit loya­le­ment Hen­ri VIII et ses écrits théo­lo­giques ne s’écartent jamais de l’enseignement de l’Église. Il meurt d’ailleurs en mar­tyr pour ne pas avoir vou­lu recon­naitre la supré­ma­tie du roi sur l’Église anglaise. Nous sommes nous aus­si au début d’un nou­veau siècle. Ayant connu la fin d’un ancien monde figé en une anti­lo­gie Est-Ouest, nous vivons la révo­lu­tion du numé­rique et de la déma­té­ria­li­sa­tion qui bou­le­verse toutes les domaines de notre vie sans savoir où elle nous mène. Peut-être est-ce pour cela que L’Utopie nous inter­pelle tant ? Mais je pense sur­tout que c’est parce que c’est un petit livre for­mi­da­ble­ment bien écrit et dont le seul but est d’amener son lec­teur à réflé­chir par lui-même.

Paul-Augus­tin Deproost : Deux aspects me fas­cinent dans ce texte, par ailleurs lin­guis­ti­que­ment dif­fi­cile. D’une part, l’imaginaire d’un lieu de confins, où l’humanité n’a jamais ces­sé de pro­je­ter des espé­rances ou des illu­sions, des pro­jets ou des intui­tions, irréa­li­sables dans le quo­ti­dien com­mun et proche. Et d’autre part, le pro­jet glo­bal d’une socié­té idéale, qui intègre tous les aspects de la vie, dans un uni­vers contem­po­rain du nôtre, mais en creux, et donc ouvert à toutes les virtualités.

A.G.: Dans quelle optique l’ouvrage a‑t-il été écrit à l’époque ?

Ch.-H. N.: L’ouvrage ne visait pas une large dif­fu­sion, s’adressant plu­tôt à un cercle limi­té de pairs plus ou moins proches. C’était la façon de l’époque de tra­vailler en réseau : par lettre, pour s’adresser à un ami ; par lettre impri­mée, voire petit essai comme ici, pour tou­cher un plus grand nombre. Aujourd’hui, on rédi­ge­rait plu­tôt un blog. De même, les lettres dédi­ca­toires et autres pro­le­go­me­na pren­draient aujourd’hui la forme du com­men­taire en ligne. L’édition ori­gi­nale du petit livre (libel­lus) était limi­tée, sans doute tirée à pas plus de 300 exem­plaires. Son suc­cès inat­ten­du néces­si­ta des réédi­tions dès 1517 et 1518. Réédi­tions plus soi­gnées, des­ti­nées à un public plus large qui ris­quait de par­don­ner moins faci­le­ment les négli­gences pré­sentes dans l’édition de Louvain.

L’amitié et l’échange avec les pairs étaient essen­tiels pour ces huma­nistes. Si l’époque était à l’ouverture, la liber­té de pen­sée était loin d’être mon­naie cou­rante. Elle était réser­vée à une cer­taine élite. C’est à ce titre qu’elle était tolé­rée. Le dan­ger de « conta­mi­ner » le com­mun des mor­tels était d’ailleurs limi­té, ne fût-ce que par l’usage du latin, lin­gua fran­ca des intel­lec­tuels de l’époque. Cela dit, il ne s’agissait pas que d’échanges intel­lec­tuels. Les cercles huma­nistes for­maient de véri­tables réseaux d’amitié. Ain­si Érasme et Pierre Gilles com­man­dèrent-ils un double por­trait à Quin­ten Met­si­js pour l’envoyer en sou­ve­nir à More. Les dis­tances étaient longues et Skype n’existait pas encore. Érasme avait connu ce même Pierre Gilles quand celui-ci tra­vaillait comme cor­rec­teur chez Thier­ry Mar­tens à Anvers chez qui Érasme publia en 1503 ses Lucu­bra­tiun­cu­lae. Et c’est à Mar­tens, entre­temps ins­tal­lé à Lou­vain, qu’Érasme s’adressa pour publier L’Utopie de More. En voyage, on séjour­nait chez ses amis : Érasme chez More à Londres (où il écrit L’Éloge de la folie), More chez Bus­ley­den à Malines, ou encore Érasme chez Wijch­man à Ander­lecht dans ce qui est deve­nu la mai­son d’Érasme…

P.-A. D.: L’ouvrage s’inscrit dans la conti­nui­té de l’Éloge de la Folie, d’Érasme, l’Uto­pie en consti­tuant l’autre face. Pour bien com­prendre cette œuvre, il faut donc prendre la mesure de sa dimen­sion rhé­to­rique et cri­tique, avec ses arti­fices, ses facé­ties, ses excès. Et ne jamais oublier que Tho­mas More n’est pas Raphaël Hyth­lo­dée, ni que l’Uto­pie est, avant toute chose, un « récit » de voyage qui a pro­fi­té de l’engouement du temps pour les grandes décou­vertes. Uto­pia, mani­feste huma­niste, sort la réflexion sociale et poli­tique du dog­ma­tisme sco­las­tique et uni­la­té­ral, pour lui pré­fé­rer la nar­ra­tion d’une expé­rience qui ouvre le débat.

A.G.: Pour­quoi une tra­duc­tion à nou­veaux frais et à quels types de dif­fi­cul­tés a‑t-elle per­mis de répondre ?

P.-A. D.: La tra­duc­tion s’est effor­cée de res­pec­ter au mieux la pen­sée de More, tant dans son pro­pos que dans la pro­gres­sion et le dérou­le­ment de l’énoncé. J’ai essayé d’éviter de « décons­truire » la phrase latine et de la réduire en des uni­tés de sens plus petites, qui cas­se­raient le rythme de la période latine. Ce fai­sant, la tra­duc­tion néces­site peut-être une plus grande concen­tra­tion à la lec­ture, mais res­pecte mieux le souffle et la flui­di­té du pro­pos. La plus grande dif­fi­cul­té fut ain­si de gar­der le rythme du latin, tout en ne diluant pas le sens dans une tra­duc­tion pesante où une char­pente syn­taxique trop mas­sive aurait alour­di l’expression, en par­ti­cu­lier dans l’emploi de rela­tives en cas­cade. Par ailleurs, l’interaction avec les com­men­ta­teurs m’a ame­né plu­sieurs fois à revoir la tra­duc­tion, essen­tiel­le­ment sur des points de lexique.

A.G.: Dans les thé­ma­tiques qui ont atti­ré l’attention des com­men­ta­teurs, qu’est-ce qu’on voit domi­ner comme thèmes ?

Ch.-H. N.: Béren­gère Deprez a déjà évo­qué cer­tains des thèmes plus haut. C’est le livre I de l’Uto­pie qui a sus­ci­té le plus de com­men­taires. Ce n’est sans doute pas éton­nant : ne contient-il pas une cri­tique par­fois viru­lente, par­fois amu­sante, de la socié­té anglaise et de la situa­tion socioé­co­no­mique de l’époque ? Nombre de ces ques­tion­ne­ments peuvent presque s’appliquer à notre temps : tor­ture, remem­bre­ment rural, sur­po­pu­la­tion, peine de mort, reve­nu garan­ti… Les com­men­taires sur le livre I sont aus­si moins polé­miques : on se ral­lie au rai­son­ne­ment de More, tout en met­tant en évi­dence son actualité.

C’est tout le contraire pour le livre II qui retrace le monde par­fait de la socié­té uto­pienne. Si par­fait qu’il peut effrayer, rap­pe­lant les pro­jets uto­piques tota­li­taires du nazisme ou du maoïsme ou encore l’idéologie colo­nia­liste ou le tra­vail-famille-patrie de Vichy. Ici la lec­ture se fait plus scep­tique, en fonc­tion aus­si du niveau de déchif­frage : la socié­té uto­pienne, c’est More qui la raconte dans un livre qu’il dit drôle (fes­ti­vus), selon la des­crip­tion don­née par le nar­ra­teur fic­tif Hyth­lo­dée — dont le nom signi­fie « vain babil ». Faut-il alors prendre le récit au sérieux ? S’agit-il pour More de faire pas­ser ain­si des convic­tions qui lui atti­re­raient autre­ment blâmes et répro­ba­tions ? S’agit-il seule­ment d’un de ces jeux intel­lec­tuels chers aux huma­nistes ? Ou encore d’une anti­phrase pour sus­ci­ter l’indignation de ses (et de nos) contem­po­rains ? Sans doute un peu de tout ça. Et cela montre encore une fois la richesse du texte, résu­mée dans son énig­ma­tique der­nière phrase : « Je recon­nais faci­le­ment qu’il y a dans la répu­blique des Uto­piens un très grand nombre de dis­po­si­tions dont il est plus vrai que je les sou­hai­te­rais plu­tôt que je ne les espè­re­rais pour nos cités. »

P.-A. D.: C’est vrai que les com­men­taires sont plus nom­breux sur le livre I, alors que dans la pen­sée com­mune, Uto­pia se résume sur­tout au second. On peut donc pen­ser que les com­men­ta­teurs ont été plus sen­sibles à la por­tée cri­tique de l’œuvre. Faut-il y voir l’amorce d’un désen­chan­te­ment par rap­port à l’utopie ou, plus posi­ti­ve­ment et plus jus­te­ment, une appro­pria­tion plus réa­liste de la démarche uto­pique en lien avec les défis du temps pré­sent, comme le pré­voit du reste le thème géné­ral du livre ?

A.G.: Qu’est-ce que la relec­ture de l’Utopie évoque sur la manière dont il faut et dont il ne faut pas pen­ser les uto­pies pour le temps présent ?

Ch.-H. N.: Sans uto­pies, il ne reste que le triste (et faux) constat de Fukuya­ma de la fin de l’histoire. Mais vou­loir trans­po­ser tel quel un pur pro­jet intel­lec­tuel, aus­si convain­cant qu’il soit, com­porte de ter­ribles dan­gers. Les uto­pies doivent ser­vir à ima­gi­ner et à expé­ri­men­ter des futurs pos­sibles et per­mettre de gar­der de tout le meilleur. Tout autre usage équi­vau­drait à s’arroger le droit de la seule inter­pré­ta­tion pos­sible du monde et à l’imposer à tous.

P.-A. D.: Pour gar­der leur sens et leur pou­voir d’espérance, les uto­pies doivent res­ter des pro­jets dont la réa­li­sa­tion ne marque jamais un abou­tis­se­ment, mais une oppor­tu­ni­té pour réflé­chir chaque fois à « tout autre chose ». Avant toute autre consi­dé­ra­tion, l’utopie est une démarche intel­lec­tuelle, avec toutes les contraintes et les liber­tés qu’elle comporte.

A.G.: Si Tho­mas More vivait aujourd’hui, que ferait-il ? Serait-il un uni­ver­si­taire ? Serait-il à la tête d’une ONG ? Serait-il un membre d’un cercle lit­té­raire ? Sur quel conti­nent vivrait-il ?

P.-A. D.: More serait un uni­ver­si­taire euro­péen, comme il l’était en son temps. La lit­té­ra­ture ne l’intéresse que si elle est un sup­port au pro­grès intel­lec­tuel et spi­ri­tuel de l’homme en socié­té. Or les membres des cercles lit­té­raires ne par­tagent pas néces­sai­re­ment cette vision de l’acte lit­té­raire. Même s’il est cri­tique par rap­port à un cer­tain exer­cice du pou­voir, il en mesure aus­si toutes les exi­gences et tente d’en cor­ri­ger les contra­dic­tions en accep­tant de s’y impli­quer per­son­nel­le­ment. Il ne serait donc pas à la tête d’une ONG. Il ferait le choix de l’Europe, mais d’une Europe idéa­li­sée, celle des huma­nistes et des pères fon­da­teurs de l’Union euro­péenne. Plus fon­da­men­ta­le­ment, More est, comme l’était Sénèque avant lui, un « citoyen du monde » qui sait aus­si, en chré­tien convain­cu, que la vraie patrie de l’homme est Ailleurs.

B. D.: Il ne serait certes pas dépay­sé. Cer­tains esprits sont de tous les temps. Et mal­heu­reu­se­ment cer­tains pro­blèmes aus­si… Com­ment se fait-il qu’en cinq cents ans on n’ait pas « réso­lu tout ça » ? Com­ment se fait-il que la civi­li­sa­tion n’ait visi­ble­ment pas avan­cé sur des sujets aus­si vitaux pour la socié­té que la répar­ti­tion des richesses ou la peine de mort ? Et pour­tant il se lève des uto­pistes tous les jours, et le monde a grand besoin d’eux.

Bérangère Deprez


Auteur

Docteure en lettres et diplômée en communication (UCL), Bérengère Deprez est éditrice aux Presses universitaires de Louvain, qui publient annuellement une cinquantaine de titres dans toutes les disciplines. Elle est également cofondatrice des Éditions Quadrature, qui se consacrent depuis dix ans à la nouvelle en langue française.

Paul-Augustin Deproost


Auteur

Professeur ordinaire à l'UCL où il enseigne l’explication d'auteurs latins et l'histoire de la littérature latine de l'antiquité à l'époque moderne. Ses recherches philologiques et littéraires portent sur la réception de l'antiquité chez les auteurs de la latinité tardive et du moyen âge, en particulier les poètes; il interroge également la typologie et les permanences des imaginaires mythiques, comme par exemple les mythes liés à l'utopie et aux sociétés idéales, dans les cultures anciennes ou plus récentes. Il a publié plusieurs livres et articles sur ces questions

Charles-Henri Nyns


Auteur

Après des études d’archéologie et de philologie orientale, Charles-Henri Nyns s’orienta vers le monde des bibliothèques. Depuis 2001, il est bibliothécaire en chef de l’UCL. En annexe à sa fonction, il s’intéresse plus particulièrement à l’histoire du livre imprimé dans les deux siècles suivant son invention.

Axel Gosseries


Auteur

Axel Gosseries est chercheur qualifié du Fonds de la recherche scientifique, basé à la [Chaire Hoover d'éthique économique et sociale->http://www.uclouvain.be/chaire-hoover.html] de l'Université catholique de Louvain.