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Année des Utopies. En empruntant les chemins d’Utopie
Axel Gosseries : L’ouvrage Chemins d’Utopie, qui vient de sortir de presse, propose une nouvelle traduction de passages choisis de l’œuvre maitresse de Thomas More, tout en nous offrant pas moins de trente-six commentaires de ces extraits, rédigés par des membres de la communauté universitaire de l’université de Louvain. Cinq-cents ans après la publication deL’Utopie à Louvain, […]
Axel Gosseries : L’ouvrage Chemins d’Utopie, qui vient de sortir de presse, propose une nouvelle traduction de passages choisis de l’œuvre maitresse de Thomas More, tout en nous offrant pas moins de trente-six commentaires de ces extraits, rédigés par des membres de la communauté universitaire de l’université de Louvain. Cinq-cents ans après la publication deL’Utopie à Louvain, qu’est-ce qui vous a frappés le plus dans cette entreprise collective ?
Bérengère Deprez : J’ai été émerveillée par le retour unanime et enthousiaste des contributeurs pressentis. Pour chacun d’eux comme pour nous-mêmes, cela a été l’occasion de relire L’Utopie. Comment ne pas être interpelé par l’actualité des thèmes qui s’y trouvent traités, de la peine de mort à l’exode rural en passant par la justice fiscale ? Prenez le commentaire de Philippe Baret, agronome, qui met en lumière combien la dépossession des paysans anglais au XVIe siècle par des financiers sans scrupule est en train de se reproduire à plus grande échelle en Afrique avec les grands groupes agro-alimentaires. Ou ceux de Marie Bertrand et Jean-Joseph Remacle, jeunes alumni juristes, actualisant le débat sur l’inflation législative, de Jean Leclercq, philosophe, qui pointe l’audace de L’Utopie en matière d’éducation, ou de Françoise Tulkens, qui voit en More un criminologue avant la lettre. Cela dit, les auteurs sont aussi assez critiques, soulignant par exemple le potentiel totalitaire de toute utopie… Tout cela compose un petit livre étonnant, et très lisible, beau reflet d’une communauté universitaire à la fois très diverse et rassemblée autour d’un thème.
A.G.: Pourquoi ce texte du début du XVIe siècle nous parle-t-il encore tant, alors même que d’aucuns pourraient trouver son contenu assez inégal ?
Charles-Henri Nyns : C’est lié en partie au moment où il a été écrit. Ces quelque cinquante ans autour du changement du siècle apparaissent aujourd’hui comme une courte période de grâce. La propagation de l’imprimerie avait facilité l’accès à la connaissance. Les grandes découvertes avaient repoussé les horizons. Le corset scholastique était mis à mal. Beaucoup semblait soudain possible, ou du moins pensable. La Réforme et les guerres de religion qui s’ensuivirent mirent fin à ce fameux élan. More n’aurait pas pu écrire L’Utopie après 1517. Cela fait penser au bouillonnement culturel des Roaring Twenties, brusquement stoppé dans les années 1930. Moins peut-être à 1968, car l’approche de More n’était pas révolutionnaire. Plutôt conservateur, il servit loyalement Henri VIII et ses écrits théologiques ne s’écartent jamais de l’enseignement de l’Église. Il meurt d’ailleurs en martyr pour ne pas avoir voulu reconnaitre la suprématie du roi sur l’Église anglaise. Nous sommes nous aussi au début d’un nouveau siècle. Ayant connu la fin d’un ancien monde figé en une antilogie Est-Ouest, nous vivons la révolution du numérique et de la dématérialisation qui bouleverse toutes les domaines de notre vie sans savoir où elle nous mène. Peut-être est-ce pour cela que L’Utopie nous interpelle tant ? Mais je pense surtout que c’est parce que c’est un petit livre formidablement bien écrit et dont le seul but est d’amener son lecteur à réfléchir par lui-même.
Paul-Augustin Deproost : Deux aspects me fascinent dans ce texte, par ailleurs linguistiquement difficile. D’une part, l’imaginaire d’un lieu de confins, où l’humanité n’a jamais cessé de projeter des espérances ou des illusions, des projets ou des intuitions, irréalisables dans le quotidien commun et proche. Et d’autre part, le projet global d’une société idéale, qui intègre tous les aspects de la vie, dans un univers contemporain du nôtre, mais en creux, et donc ouvert à toutes les virtualités.
A.G.: Dans quelle optique l’ouvrage a‑t-il été écrit à l’époque ?
Ch.-H. N.: L’ouvrage ne visait pas une large diffusion, s’adressant plutôt à un cercle limité de pairs plus ou moins proches. C’était la façon de l’époque de travailler en réseau : par lettre, pour s’adresser à un ami ; par lettre imprimée, voire petit essai comme ici, pour toucher un plus grand nombre. Aujourd’hui, on rédigerait plutôt un blog. De même, les lettres dédicatoires et autres prolegomena prendraient aujourd’hui la forme du commentaire en ligne. L’édition originale du petit livre (libellus) était limitée, sans doute tirée à pas plus de 300 exemplaires. Son succès inattendu nécessita des rééditions dès 1517 et 1518. Rééditions plus soignées, destinées à un public plus large qui risquait de pardonner moins facilement les négligences présentes dans l’édition de Louvain.
L’amitié et l’échange avec les pairs étaient essentiels pour ces humanistes. Si l’époque était à l’ouverture, la liberté de pensée était loin d’être monnaie courante. Elle était réservée à une certaine élite. C’est à ce titre qu’elle était tolérée. Le danger de « contaminer » le commun des mortels était d’ailleurs limité, ne fût-ce que par l’usage du latin, lingua franca des intellectuels de l’époque. Cela dit, il ne s’agissait pas que d’échanges intellectuels. Les cercles humanistes formaient de véritables réseaux d’amitié. Ainsi Érasme et Pierre Gilles commandèrent-ils un double portrait à Quinten Metsijs pour l’envoyer en souvenir à More. Les distances étaient longues et Skype n’existait pas encore. Érasme avait connu ce même Pierre Gilles quand celui-ci travaillait comme correcteur chez Thierry Martens à Anvers chez qui Érasme publia en 1503 ses Lucubratiunculae. Et c’est à Martens, entretemps installé à Louvain, qu’Érasme s’adressa pour publier L’Utopie de More. En voyage, on séjournait chez ses amis : Érasme chez More à Londres (où il écrit L’Éloge de la folie), More chez Busleyden à Malines, ou encore Érasme chez Wijchman à Anderlecht dans ce qui est devenu la maison d’Érasme…
P.-A. D.: L’ouvrage s’inscrit dans la continuité de l’Éloge de la Folie, d’Érasme, l’Utopie en constituant l’autre face. Pour bien comprendre cette œuvre, il faut donc prendre la mesure de sa dimension rhétorique et critique, avec ses artifices, ses facéties, ses excès. Et ne jamais oublier que Thomas More n’est pas Raphaël Hythlodée, ni que l’Utopie est, avant toute chose, un « récit » de voyage qui a profité de l’engouement du temps pour les grandes découvertes. Utopia, manifeste humaniste, sort la réflexion sociale et politique du dogmatisme scolastique et unilatéral, pour lui préférer la narration d’une expérience qui ouvre le débat.
A.G.: Pourquoi une traduction à nouveaux frais et à quels types de difficultés a‑t-elle permis de répondre ?
P.-A. D.: La traduction s’est efforcée de respecter au mieux la pensée de More, tant dans son propos que dans la progression et le déroulement de l’énoncé. J’ai essayé d’éviter de « déconstruire » la phrase latine et de la réduire en des unités de sens plus petites, qui casseraient le rythme de la période latine. Ce faisant, la traduction nécessite peut-être une plus grande concentration à la lecture, mais respecte mieux le souffle et la fluidité du propos. La plus grande difficulté fut ainsi de garder le rythme du latin, tout en ne diluant pas le sens dans une traduction pesante où une charpente syntaxique trop massive aurait alourdi l’expression, en particulier dans l’emploi de relatives en cascade. Par ailleurs, l’interaction avec les commentateurs m’a amené plusieurs fois à revoir la traduction, essentiellement sur des points de lexique.
A.G.: Dans les thématiques qui ont attiré l’attention des commentateurs, qu’est-ce qu’on voit dominer comme thèmes ?—
Ch.-H. N.: Bérengère Deprez a déjà évoqué certains des thèmes plus haut. C’est le livre I de l’Utopie qui a suscité le plus de commentaires. Ce n’est sans doute pas étonnant : ne contient-il pas une critique parfois virulente, parfois amusante, de la société anglaise et de la situation socioéconomique de l’époque ? Nombre de ces questionnements peuvent presque s’appliquer à notre temps : torture, remembrement rural, surpopulation, peine de mort, revenu garanti… Les commentaires sur le livre I sont aussi moins polémiques : on se rallie au raisonnement de More, tout en mettant en évidence son actualité.
C’est tout le contraire pour le livre II qui retrace le monde parfait de la société utopienne. Si parfait qu’il peut effrayer, rappelant les projets utopiques totalitaires du nazisme ou du maoïsme ou encore l’idéologie colonialiste ou le travail-famille-patrie de Vichy. Ici la lecture se fait plus sceptique, en fonction aussi du niveau de déchiffrage : la société utopienne, c’est More qui la raconte dans un livre qu’il dit drôle (festivus), selon la description donnée par le narrateur fictif Hythlodée — dont le nom signifie « vain babil ». Faut-il alors prendre le récit au sérieux ? S’agit-il pour More de faire passer ainsi des convictions qui lui attireraient autrement blâmes et réprobations ? S’agit-il seulement d’un de ces jeux intellectuels chers aux humanistes ? Ou encore d’une antiphrase pour susciter l’indignation de ses (et de nos) contemporains ? Sans doute un peu de tout ça. Et cela montre encore une fois la richesse du texte, résumée dans son énigmatique dernière phrase : « Je reconnais facilement qu’il y a dans la république des Utopiens un très grand nombre de dispositions dont il est plus vrai que je les souhaiterais plutôt que je ne les espèrerais pour nos cités. »
P.-A. D.: C’est vrai que les commentaires sont plus nombreux sur le livre I, alors que dans la pensée commune, Utopia se résume surtout au second. On peut donc penser que les commentateurs ont été plus sensibles à la portée critique de l’œuvre. Faut-il y voir l’amorce d’un désenchantement par rapport à l’utopie ou, plus positivement et plus justement, une appropriation plus réaliste de la démarche utopique en lien avec les défis du temps présent, comme le prévoit du reste le thème général du livre ?
A.G.: Qu’est-ce que la relecture de l’Utopie évoque sur la manière dont il faut et dont il ne faut pas penser les utopies pour le temps présent ?
Ch.-H. N.: Sans utopies, il ne reste que le triste (et faux) constat de Fukuyama de la fin de l’histoire. Mais vouloir transposer tel quel un pur projet intellectuel, aussi convaincant qu’il soit, comporte de terribles dangers. Les utopies doivent servir à imaginer et à expérimenter des futurs possibles et permettre de garder de tout le meilleur. Tout autre usage équivaudrait à s’arroger le droit de la seule interprétation possible du monde et à l’imposer à tous.
P.-A. D.: Pour garder leur sens et leur pouvoir d’espérance, les utopies doivent rester des projets dont la réalisation ne marque jamais un aboutissement, mais une opportunité pour réfléchir chaque fois à « tout autre chose ». Avant toute autre considération, l’utopie est une démarche intellectuelle, avec toutes les contraintes et les libertés qu’elle comporte.
A.G.: Si Thomas More vivait aujourd’hui, que ferait-il ? Serait-il un universitaire ? Serait-il à la tête d’une ONG ? Serait-il un membre d’un cercle littéraire ? Sur quel continent vivrait-il ?
P.-A. D.: More serait un universitaire européen, comme il l’était en son temps. La littérature ne l’intéresse que si elle est un support au progrès intellectuel et spirituel de l’homme en société. Or les membres des cercles littéraires ne partagent pas nécessairement cette vision de l’acte littéraire. Même s’il est critique par rapport à un certain exercice du pouvoir, il en mesure aussi toutes les exigences et tente d’en corriger les contradictions en acceptant de s’y impliquer personnellement. Il ne serait donc pas à la tête d’une ONG. Il ferait le choix de l’Europe, mais d’une Europe idéalisée, celle des humanistes et des pères fondateurs de l’Union européenne. Plus fondamentalement, More est, comme l’était Sénèque avant lui, un « citoyen du monde » qui sait aussi, en chrétien convaincu, que la vraie patrie de l’homme est Ailleurs.
B. D.: Il ne serait certes pas dépaysé. Certains esprits sont de tous les temps. Et malheureusement certains problèmes aussi… Comment se fait-il qu’en cinq cents ans on n’ait pas « résolu tout ça » ? Comment se fait-il que la civilisation n’ait visiblement pas avancé sur des sujets aussi vitaux pour la société que la répartition des richesses ou la peine de mort ? Et pourtant il se lève des utopistes tous les jours, et le monde a grand besoin d’eux.