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Amour 2.0
— « Je dois y aller », fait-elle en tripotant son téléphone. — Je peux te revoir ? lui demandai-je. Elle prend un air blasé. Rajoute-moi sur Facebook. Mon pseudo, c’est Esther Screen. Je n’ai pour GSM qu’un vieux portable dépourvu d’appareil photo et d’accès internet. Aussi, je me rue à la maison pour y trouver le profil d’Esther. Tremblant et transpirant, je […]
— « Je dois y aller », fait-elle en tripotant son téléphone.
— Je peux te revoir ? lui demandai-je.
Elle prend un air blasé.
Rajoute-moi sur Facebook. Mon pseudo, c’est Esther Screen.
Je n’ai pour GSM qu’un vieux portable dépourvu d’appareil photo et d’accès internet. Aussi, je me rue à la maison pour y trouver le profil d’Esther. Tremblant et transpirant, je lui adresse immédiatement une demande d’amitié qu’elle n’acceptera que le surlendemain.
Nous passons une soirée à communiquer, avec force émoticônes et pouces levés. On s’envoie des films drôles d’animaux postés sur TikTok, un article de Libé à propos de la politique migratoire en Europe et un lien sur l’ouverture d’un bar féministe à Bruxelles. J’apprends que son nom est Kertesz et qu’elle est née dans une famille de déracinés ayant fui la Hongrie lors de l’insurrection de 1956. L’Union soviétique avait dépêché ses tanks dans les rues de Budapest et les grands-parents d’Esther avaient franchi le rideau de fer, sans rien dans leurs poches. Esther Kertesz. Camouflé derrière mon écran, j’ose lui parler de mes crises d’angoisse et avouer que, outre les cocktails Xanax-whisky que je m’administre quotidiennement, je regarde des concours de baffes pour les apaiser.
Dans les semaines qui suivent, après s’être échangé un baiser fougueux sur la Grand-Place, on devient inséparables, dans la vie comme sur la toile. De « célibataires » à « en relation » sur Facebook. Ma photo de profil habituelle, celle où je fais semblant d’être heureux avec un sourire shooté à la sérotonine artificielle, est remplacée par un selfie de nous deux enlacés sur mon vieux canapé. J’ai pris du ventre. 89 likes. Mon existence est désormais jalonnée par des dizaines de petits cœurs transmis sur les réseaux sociaux, auxquels succèdent d’abondants « tu me manques » par texto. Je suis drogué aux bips incessants de mon nouvel iPhone qui signalent l’arrivée d’une dose de passion digitale. Alors que, jadis, Simone de Beauvoir avait dû attendre des semaines durant, les lettres de Nelson Algren, son amant-crocodile basé à Chicago, Esther et moi sommes connectés en permanence dans une toile numérique dégoulinante d’amour. En l’espace de quelques mois seulement, elle est devenue mon cyborg adoré, mon hologramme de désir, ma destinée techno-amoureuse. Et cette condition est consacrée par un « je t’aime » échangé par un bel après-midi de printemps sur Twitter et une photo de nous, lèvres contre lèvres, postée sur son Instagram. 256 likes.
Un jour, sans que je puisse me l’expliquer, Esther a cessé de me répondre. Brutalement. Ai-je dit ou fait quelque chose qui l’a perturbée au point de disparaître ? Une blague caustique pas à son goût ? Un SMS anxieux mal interprété ? Le commentaire intrusif d’une ex sur Instagram ? Je lui laisse des dizaines de messages téléphoniques, d’abord inquiets, puis désespérés. Une multitude de courriels. Je constate avec horreur qu’Esther Screen m’a supprimé de ses contacts Facebook, Skype, Twitter, Instagram et WhatsApp. J’ai de la peine à respirer. Je patauge dans l’irréalité. Sur les réseaux sociaux, elle a changé son statut de « en couple » à « célibataire », ce qui suscite des points d’interrogation, de nombreuses réactions de soutien, des petits cœurs à n’en plus finir. Elle a fait disparaître, en quelques clics, toutes les photos, les dialogues, les tags, toutes les traces digitales de notre histoire. Esther a annihilé la réalité de mon existence par la puissance de son seul doigt. Dans un désespoir vengeur, j’élimine ce qui pourrait me rappeler sa présence. Je la bloque. Les nouvelles technologies de communication portent en elles la possibilité de l’effacement de l’autre, même si les empreintes numériques de notre aventure sont conservées à jamais dans un centre de données californien quelconque.
Esther n’a répondu à aucun de mes messages. Jusqu’au jour où, des mois plus tard, je reçois un email d’elle me réclamant de l’aide. Lors d’un déplacement en Afrique, elle se serait fait dérober tout son argent. « C’est très sérieux. Urgent et délicat ». Je lui envoie derechef 500 euros sur un compte à Antananarivo.
Elle ne m’a jamais recontacté.
Moi, je me demande encore si nous avons un jour existé.