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Amour 2.0

Numéro 1 Février 2024 par Derek Moss

février 2024

— « Je dois y aller », fait-elle en tri­po­tant son télé­phone. — Je peux te revoir ? lui deman­dai-je. Elle prend un air bla­sé. Rajoute-moi sur Face­book. Mon pseu­do, c’est Esther Screen. Je n’ai pour GSM qu’un vieux por­table dépour­vu d’appareil pho­to et d’accès inter­net. Aus­si, je me rue à la mai­son pour y trou­ver le pro­fil d’Esther. Trem­blant et trans­pi­rant, je […]

Italique

— « Je dois y aller », fait-elle en tri­po­tant son téléphone.

— Je peux te revoir ? lui demandai-je.

Elle prend un air blasé.

Rajoute-moi sur Face­book. Mon pseu­do, c’est Esther Screen.

Je n’ai pour GSM qu’un vieux por­table dépour­vu d’appareil pho­to et d’accès inter­net. Aus­si, je me rue à la mai­son pour y trou­ver le pro­fil d’Esther. Trem­blant et trans­pi­rant, je lui adresse immé­dia­te­ment une demande d’amitié qu’elle n’acceptera que le surlendemain.

Nous pas­sons une soi­rée à com­mu­ni­quer, avec force émo­ti­cônes et pouces levés. On s’envoie des films drôles d’animaux pos­tés sur Tik­Tok, un article de Libé à pro­pos de la poli­tique migra­toire en Europe et un lien sur l’ouverture d’un bar fémi­niste à Bruxelles. J’apprends que son nom est Ker­tesz et qu’elle est née dans une famille de déra­ci­nés ayant fui la Hon­grie lors de l’insurrection de 1956. L’Union sovié­tique avait dépê­ché ses tanks dans les rues de Buda­pest et les grands-parents d’Esther avaient fran­chi le rideau de fer, sans rien dans leurs poches. Esther Ker­tesz. Camou­flé der­rière mon écran, j’ose lui par­ler de mes crises d’angoisse et avouer que, outre les cock­tails Xanax-whis­ky que je m’administre quo­ti­dien­ne­ment, je regarde des concours de baffes pour les apaiser.

Dans les semaines qui suivent, après s’être échan­gé un bai­ser fou­gueux sur la Grand-Place, on devient insé­pa­rables, dans la vie comme sur la toile. De « céli­ba­taires » à « en rela­tion » sur Face­book. Ma pho­to de pro­fil habi­tuelle, celle où je fais sem­blant d’être heu­reux avec un sou­rire shoo­té à la séro­to­nine arti­fi­cielle, est rem­pla­cée par un sel­fie de nous deux enla­cés sur mon vieux cana­pé. J’ai pris du ventre. 89 likes. Mon exis­tence est désor­mais jalon­née par des dizaines de petits cœurs trans­mis sur les réseaux sociaux, aux­quels suc­cèdent d’abondants « tu me manques » par tex­to. Je suis dro­gué aux bips inces­sants de mon nou­vel iPhone qui signalent l’arrivée d’une dose de pas­sion digi­tale. Alors que, jadis, Simone de Beau­voir avait dû attendre des semaines durant, les lettres de Nel­son Algren, son amant-cro­co­dile basé à Chi­ca­go, Esther et moi sommes connec­tés en per­ma­nence dans une toile numé­rique dégou­li­nante d’amour. En l’espace de quelques mois seule­ment, elle est deve­nue mon cyborg ado­ré, mon holo­gramme de désir, ma des­ti­née tech­no-amou­reuse. Et cette condi­tion est consa­crée par un « je t’aime » échan­gé par un bel après-midi de prin­temps sur Twit­ter et une pho­to de nous, lèvres contre lèvres, pos­tée sur son Ins­ta­gram. 256 likes.

Un jour, sans que je puisse me l’expliquer, Esther a ces­sé de me répondre. Bru­ta­le­ment. Ai-je dit ou fait quelque chose qui l’a per­tur­bée au point de dis­pa­raître ? Une blague caus­tique pas à son goût ? Un SMS anxieux mal inter­pré­té ? Le com­men­taire intru­sif d’une ex sur Ins­ta­gram ? Je lui laisse des dizaines de mes­sages télé­pho­niques, d’abord inquiets, puis déses­pé­rés. Une mul­ti­tude de cour­riels. Je constate avec hor­reur qu’Esther Screen m’a sup­pri­mé de ses contacts Face­book, Skype, Twit­ter, Ins­ta­gram et What­sApp. J’ai de la peine à res­pi­rer. Je patauge dans l’irréalité. Sur les réseaux sociaux, elle a chan­gé son sta­tut de « en couple » à « céli­ba­taire », ce qui sus­cite des points d’interrogation, de nom­breuses réac­tions de sou­tien, des petits cœurs à n’en plus finir. Elle a fait dis­pa­raître, en quelques clics, toutes les pho­tos, les dia­logues, les tags, toutes les traces digi­tales de notre his­toire. Esther a anni­hi­lé la réa­li­té de mon exis­tence par la puis­sance de son seul doigt. Dans un déses­poir ven­geur, j’élimine ce qui pour­rait me rap­pe­ler sa pré­sence. Je la bloque. Les nou­velles tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion portent en elles la pos­si­bi­li­té de l’effacement de l’autre, même si les empreintes numé­riques de notre aven­ture sont conser­vées à jamais dans un centre de don­nées cali­for­nien quelconque.

Esther n’a répon­du à aucun de mes mes­sages. Jusqu’au jour où, des mois plus tard, je reçois un email d’elle me récla­mant de l’aide. Lors d’un dépla­ce­ment en Afrique, elle se serait fait déro­ber tout son argent. « C’est très sérieux. Urgent et déli­cat ». Je lui envoie dere­chef 500 euros sur un compte à Antananarivo.

Elle ne m’a jamais recontacté.

Moi, je me demande encore si nous avons un jour existé.

Derek Moss


Auteur

anthropologue