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Amnésie

Numéro 11 Novembre 2010 par Jean Louvet

novembre 2010

La culture fran­çaise éman­cipe, mais en même temps elle occulte la culture et l’his­toire de la Wal­lo­nie qui en deviennent lar­ge­ment invi­sibles. Quant à la culture popu­laire, le post­mo­der­nisme l’a lami­née. Certes, la crise du temps, le refus du col­lec­tif, l’exal­ta­tion du corps frappent toutes les socié­tés, mais leurs ravages se font plus for­te­ment sen­tir en Com­mu­nau­té française.

C’est le met­teur en scène Phi­lippe Sireuil qui a atti­ré mon atten­tion, fin des années sep­tante, sur le phé­no­mène de l’amnésie en Wal­lo­nie. Phi­lippe Sireuil vient de décou­vrir par hasard l’assassinat de Julien Lahaut. Et il me com­mande l’écriture d’une pièce de théâtre qui s’appellera L’homme qui avait le soleil dans sa poche. De mon côté, le nom de Julien Lahaut ne me dit rien.

Pour hono­rer cette com­mande, il s’agit donc de s’informer sérieu­se­ment. Les anciens, eux, connaissent, mais à par­tir de ma géné­ra­tion, c’est le vide. Pas d’accès au dos­sier : il y a pres­crip­tion. His­toire de Bel­gique, de G.-H. Dumont : silence. La ques­tion royale, de Jean Duvieu­sart : silence. Il y a mani­fes­te­ment la volon­té de taire l’évènement. Les inter­ven­tions viennent du côté communiste.

C’est fina­le­ment les contem­po­rains de Julien Lahaut que je vais ren­con­trer à Liège qui éclairent ma lan­terne : cer­tains de ces témoins vouent à Lahaut une véri­table dévo­tion. « J’aurais vou­lu mou­rir à sa place », me dira l’un d’eux, en larmes.

Il m’apparait très vite que cette amné­sie ne se limite pas qu’à Lahaut. Des artistes, des intel­lec­tuels par­tagent le même sen­ti­ment, c’est l’origine du Mani­feste pour la culture wal­lonne qui réunit Michel Qué­vit, Jacques Dubois, José Fon­taine, Julos Beau­carne, Jean-Jacques Andrien et moi-même. Quand on a chan­gé la forme de l’État, il fal­lait s’interroger sur la culture belge qui avait pré­si­dé aux des­ti­nées de l’État uni­taire et voir dans quelle mesure elle ne devait pas être revi­si­tée pour l’État fédé­ral. Sim­ple­ment pour que les nou­velles géné­ra­tions com­prennent cette mutation.

Il y avait une culture belge, celle que j’avais connue au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale : huma­nisme, notam­ment gré­co-latin, Renais­sance, Lumières, culture fran­çaise, trans­cen­dance du lit­té­raire, visite de sites natu­rels (cas­cade de Coo, grottes de Han), lit­té­ra­ture fla­mande, absence de la lit­té­ra­ture et des arts de Wal­lo­nie. On n’étudie pas les œuvres des hommes en Wal­lo­nie. La musique, par exemple, dont Jules Miche­let, par­cou­rant la Wal­lo­nie, disait qu’elle était un élé­ment impor­tant entre les dif­fé­rentes sous-régions, de Liège à Tour­nai. Rien sur l’histoire poli­tique, sociale, l’histoire de l’Église, le mou­ve­ment wal­lon, la Résis­tance, etc. Il ne s’agit pas de natio­na­lisme si friand du pas­sé, il s’agit de com­prendre tout simplement.

Que repré­sente Bruxelles aux yeux des jeunes Wal­lons dans la culture belge ? Une fois, au mieux deux fois, par an, on va visi­ter une expo­si­tion au Palais des Beaux-Arts. Très sou­vent, cela s’arrête là. Une sorte de culture autocar.

La Wallonie invisible

Et en Flandre ? On va voir la mer, le zoo. Par contre, on va s’initier aux œuvres des hommes : pein­ture, archi­tec­ture. La Wal­lo­nie est invisible.

La culture fran­çaise joue un double rôle : éman­ci­pa­teur, certes, mais aus­si per­vers : notre culture est igno­rée. Plus d’un ensei­gnant démé­ri­te­rait s’il étu­diait le prince de Ligne en même temps que Voltaire ?

Qu’en est-il de la culture popu­laire ? Quelle place repré­sentent les « cultu­ral stu­dies » dans notre hori­zon intellectuel ?

Aux XIXe et XXe siècles, la bour­geoi­sie belge a diri­gé la Wal­lo­nie à par­tir de Bruxelles. Une bour­geoi­sie natio­nale rare en Wal­lo­nie. Le peuple tente d’assimiler une série de codes, de règles, de pré­ceptes qui accom­pagnent, forment, guident l’être humain de la nais­sance à la mort. L’enfant fera sa pre­mière com­mu­nion, décide le père ouvrier athée, il n’apprendra pas le mal ; après il fera ce qu’il vou­dra. La pomme de terre occupe très long­temps une place impor­tante dans la cui­sine wal­lonne. C’est l’immigration qui va allé­ger l’assiette : Ita­liens, Grecs, Chi­nois. La pâte reste long­temps sucrée — cas­so­nade oblige.

L’argent est recomp­té à l’infini. On n’achète pas à cré­dit. Le pro­lé­taire wal­lon connait son enne­mi : l’instinct de classe ne trompe pas ; par contre, les moyens pour réduire cet enne­mi sont très faibles : la conscience de classe fait défaut. Pro­lé­ta­riat wal­lon, colosse aux pieds d’argile. On sait lire la nature, le vol des oiseaux, le vent, la rosée ; c’est à par­tir de notre géné­ra­tion que cette sym­biose avec la nature se perd ; nait une géné­ra­tion de man­chots au nez bou­ché qui va s’acharner à salo­per la nature. Les rôles fémi­nins et mas­cu­lins res­tent bien cir­cons­crits mais vont com­men­cer à trem­bler. Fêtes de famille, fête tout court, où êtes-vous ? Il eût été inté­res­sant d’étudier cette culture, je pense à la mort, à la grève, pour com­plé­ter le tableau afin de com­prendre ce qui se passe aujourd’hui. Nos­tal­gie ? Non. Com­prendre com­ment cette culture popu­laire a subi les assauts des Trente Glo­rieuses, com­ment les coups de butoir du post­mo­der­nisme ont créé en défi­ni­tive une socié­té guet­tée par la mala­die, le stress, le vide. Quant à la culture culti­vée, il y a bien par-ci, par-là, quelques élé­ments de culture wal­lonne qui sont appa­rus dans le pay­sage cultu­rel, mais dans l’ensemble, l’amnésie règne toujours.

Pas de pas­sé, pas d’avenir, et le pré­sent est illi­sible, la vie quo­ti­dienne opaque. Nous vivons sur un mode atem­po­rel. Le soleil se lève, il se couche : un jour est pas­sé. Notre socié­té ne se déroule pas sur la ligne du temps. La crise du temps qui frappe aujourd’hui les socié­tés du capi­ta­lisme tar­dif est davan­tage res­sen­tie dans la Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique, ins­ti­tu­tion qui n’a pas convaincu.

Ajou­tons que ce qu’on appelle le post­mo­der­nisme ajoute encore à l’aveuglement : refus du col­lec­tif, exal­ta­tion du corps, hyper­in­di­vi­dua­lisme. La mémoire col­lec­tive s’enlise sous les effets de la déliai­son sociale.

Bien sûr, de temps à autre, un film his­to­rique, un roman, une émis­sion, une expo­si­tion viennent don­ner l’illusion que nous sommes ins­crits sur la ligne du temps. Mais nous retom­bons vite dans le désert. Et cette situa­tion ouvre la porte aux pires cli­chés, aux men­songes les plus dou­teux sur les Wal­lons, les Bruxel­lois, les Fla­mands. Il règne en Bel­gique un état d’esprit alté­ri­cide qui n’augure rien de bon pour l’avenir.

En atten­dant, l’amnésie per­dure. En mai 2009, par­lant devant un audi­toire de qua­rante étu­diants de troi­sième année dans une uni­ver­si­té wal­lonne, j’ai consta­té que Julien Lahaut et André Renard étaient com­plè­te­ment igno­rés. Il m’est arri­vé de deman­der à un étu­diant ter­mi­nant des études d’ingénieur : « Fran­çois, cela ne vous inté­res­se­rait pas de créer une PME en Wal­lo­nie ? – En Wal­lo­nie, Mon­sieur ? C’est quoi la Wallonie ? »

La ques­tion natio­nale n’est pas mai­tri­sée. Qu’a‑t-on
fait pour déga­ger les points com­muns qui relient les dif­fé­rentes sous-régions wal­lonnes ? Que sait-on des com­bats com­muns aux Bruxel­lois et aux Wallons ?

Nul doute que l’initiative de La Revue nou­velle répa­re­ra un peu ce mal en éclai­rant les esprits sur la grève de 60 – 61, évè­ne­ment fon­da­teur de la Bel­gique moderne.

Jean Louvet


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