Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Amnésie
La culture française émancipe, mais en même temps elle occulte la culture et l’histoire de la Wallonie qui en deviennent largement invisibles. Quant à la culture populaire, le postmodernisme l’a laminée. Certes, la crise du temps, le refus du collectif, l’exaltation du corps frappent toutes les sociétés, mais leurs ravages se font plus fortement sentir en Communauté française.
C’est le metteur en scène Philippe Sireuil qui a attiré mon attention, fin des années septante, sur le phénomène de l’amnésie en Wallonie. Philippe Sireuil vient de découvrir par hasard l’assassinat de Julien Lahaut. Et il me commande l’écriture d’une pièce de théâtre qui s’appellera L’homme qui avait le soleil dans sa poche. De mon côté, le nom de Julien Lahaut ne me dit rien.
Pour honorer cette commande, il s’agit donc de s’informer sérieusement. Les anciens, eux, connaissent, mais à partir de ma génération, c’est le vide. Pas d’accès au dossier : il y a prescription. Histoire de Belgique, de G.-H. Dumont : silence. La question royale, de Jean Duvieusart : silence. Il y a manifestement la volonté de taire l’évènement. Les interventions viennent du côté communiste.
C’est finalement les contemporains de Julien Lahaut que je vais rencontrer à Liège qui éclairent ma lanterne : certains de ces témoins vouent à Lahaut une véritable dévotion. « J’aurais voulu mourir à sa place », me dira l’un d’eux, en larmes.
Il m’apparait très vite que cette amnésie ne se limite pas qu’à Lahaut. Des artistes, des intellectuels partagent le même sentiment, c’est l’origine du Manifeste pour la culture wallonne qui réunit Michel Quévit, Jacques Dubois, José Fontaine, Julos Beaucarne, Jean-Jacques Andrien et moi-même. Quand on a changé la forme de l’État, il fallait s’interroger sur la culture belge qui avait présidé aux destinées de l’État unitaire et voir dans quelle mesure elle ne devait pas être revisitée pour l’État fédéral. Simplement pour que les nouvelles générations comprennent cette mutation.
Il y avait une culture belge, celle que j’avais connue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : humanisme, notamment gréco-latin, Renaissance, Lumières, culture française, transcendance du littéraire, visite de sites naturels (cascade de Coo, grottes de Han), littérature flamande, absence de la littérature et des arts de Wallonie. On n’étudie pas les œuvres des hommes en Wallonie. La musique, par exemple, dont Jules Michelet, parcourant la Wallonie, disait qu’elle était un élément important entre les différentes sous-régions, de Liège à Tournai. Rien sur l’histoire politique, sociale, l’histoire de l’Église, le mouvement wallon, la Résistance, etc. Il ne s’agit pas de nationalisme si friand du passé, il s’agit de comprendre tout simplement.
Que représente Bruxelles aux yeux des jeunes Wallons dans la culture belge ? Une fois, au mieux deux fois, par an, on va visiter une exposition au Palais des Beaux-Arts. Très souvent, cela s’arrête là. Une sorte de culture autocar.
La Wallonie invisible
Et en Flandre ? On va voir la mer, le zoo. Par contre, on va s’initier aux œuvres des hommes : peinture, architecture. La Wallonie est invisible.
La culture française joue un double rôle : émancipateur, certes, mais aussi pervers : notre culture est ignorée. Plus d’un enseignant démériterait s’il étudiait le prince de Ligne en même temps que Voltaire ?
Qu’en est-il de la culture populaire ? Quelle place représentent les « cultural studies » dans notre horizon intellectuel ?
Aux XIXe et XXe siècles, la bourgeoisie belge a dirigé la Wallonie à partir de Bruxelles. Une bourgeoisie nationale rare en Wallonie. Le peuple tente d’assimiler une série de codes, de règles, de préceptes qui accompagnent, forment, guident l’être humain de la naissance à la mort. L’enfant fera sa première communion, décide le père ouvrier athée, il n’apprendra pas le mal ; après il fera ce qu’il voudra. La pomme de terre occupe très longtemps une place importante dans la cuisine wallonne. C’est l’immigration qui va alléger l’assiette : Italiens, Grecs, Chinois. La pâte reste longtemps sucrée — cassonade oblige.
L’argent est recompté à l’infini. On n’achète pas à crédit. Le prolétaire wallon connait son ennemi : l’instinct de classe ne trompe pas ; par contre, les moyens pour réduire cet ennemi sont très faibles : la conscience de classe fait défaut. Prolétariat wallon, colosse aux pieds d’argile. On sait lire la nature, le vol des oiseaux, le vent, la rosée ; c’est à partir de notre génération que cette symbiose avec la nature se perd ; nait une génération de manchots au nez bouché qui va s’acharner à saloper la nature. Les rôles féminins et masculins restent bien circonscrits mais vont commencer à trembler. Fêtes de famille, fête tout court, où êtes-vous ? Il eût été intéressant d’étudier cette culture, je pense à la mort, à la grève, pour compléter le tableau afin de comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Nostalgie ? Non. Comprendre comment cette culture populaire a subi les assauts des Trente Glorieuses, comment les coups de butoir du postmodernisme ont créé en définitive une société guettée par la maladie, le stress, le vide. Quant à la culture cultivée, il y a bien par-ci, par-là, quelques éléments de culture wallonne qui sont apparus dans le paysage culturel, mais dans l’ensemble, l’amnésie règne toujours.
Pas de passé, pas d’avenir, et le présent est illisible, la vie quotidienne opaque. Nous vivons sur un mode atemporel. Le soleil se lève, il se couche : un jour est passé. Notre société ne se déroule pas sur la ligne du temps. La crise du temps qui frappe aujourd’hui les sociétés du capitalisme tardif est davantage ressentie dans la Communauté française de Belgique, institution qui n’a pas convaincu.
Ajoutons que ce qu’on appelle le postmodernisme ajoute encore à l’aveuglement : refus du collectif, exaltation du corps, hyperindividualisme. La mémoire collective s’enlise sous les effets de la déliaison sociale.
Bien sûr, de temps à autre, un film historique, un roman, une émission, une exposition viennent donner l’illusion que nous sommes inscrits sur la ligne du temps. Mais nous retombons vite dans le désert. Et cette situation ouvre la porte aux pires clichés, aux mensonges les plus douteux sur les Wallons, les Bruxellois, les Flamands. Il règne en Belgique un état d’esprit altéricide qui n’augure rien de bon pour l’avenir.
En attendant, l’amnésie perdure. En mai 2009, parlant devant un auditoire de quarante étudiants de troisième année dans une université wallonne, j’ai constaté que Julien Lahaut et André Renard étaient complètement ignorés. Il m’est arrivé de demander à un étudiant terminant des études d’ingénieur : « François, cela ne vous intéresserait pas de créer une PME en Wallonie ? – En Wallonie, Monsieur ? C’est quoi la Wallonie ? »
La question nationale n’est pas maitrisée. Qu’a‑t-on
fait pour dégager les points communs qui relient les différentes sous-régions wallonnes ? Que sait-on des combats communs aux Bruxellois et aux Wallons ?
Nul doute que l’initiative de La Revue nouvelle réparera un peu ce mal en éclairant les esprits sur la grève de 60 – 61, évènement fondateur de la Belgique moderne.