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Amérique latine. Crise économique ou crise de régime ?

Numéro 8 - 2016 par François Reman Xavier Dupret

décembre 2016

Les pays d’Amérique latine qui ont suivi un virage à gauche à partir des années 2000 semblent aujourd’hui s’en détourner. Si certaines mesures autoritaires et anti-écologistes prises par les gouvernements de gauche peuvent contribuer à expliquer ce revirement, l’évolution de la structure socioéconomique de ces pays permet également d’apporter des éléments pour le comprendre.

Articles

Entre le milieu des années 2000 et le début des années 2010, différents pays d’Amérique latine ont entrepris un virage à gauche assez inédit. Des gouvernements qualifiés de progressistes ont mis en œuvre des politiques sociales qui, de manières diverses, ont généralement permis de réduire le taux de pauvreté et ont favorisé l’émergence d’une certaine classe moyenne. Alors que l’Europe et les États-Unis ployaient sous le poids de la crise, certains pays d’Amérique latine affichaient des taux de croissance à deux chiffres1.

Après avoir réglé leurs dettes envers le FMI, les gouvernements latinoaméricains ont enfin pu commencer à redistribuer les fruits de la croissance2. En termes de relations internationales, une saine distance semblait s’être installée avec les États-Unis. L’armée étant retournée dans ses casernes, la démocratie s’enracinait durablement.

Épuisement du modèle

La plupart de ces gouvernements de gauche ont inscrit leurs politiques dans une dynamique qualifiée de postnéolibérale car visant à corriger les effets néfastes des reformes d’ajustements structurels, mais sans pour autant renouer nécessairement avec les recettes du vieil étatisme à visée développementiste3. Les perspectives de changement découlant de cette nouvelle orientation politique ne peuvent, en aucune manière, occulter le fait que l’Amérique latine reste structurellement tributaire de l’exportation des matières premières. On ne cessera de rappeler que les économies de la région sont profondément vulnérables en raison de leur dépendance à toute forme de choc économique externe. Comme le souligne Pierre Salama, « ces gouvernements ont utilisé la nouvelle manne fiscale liée aux matières premières pour développer les dépenses sociales, ce qui était une très bonne chose et a permis de faire reculer la pauvreté. Mais, d’une part, ils n’ont pas réalisé de réforme de leur système fiscal qui est franchement régressif. Et, d’autre part, ils ont laissé faire une désindustrialisation et une reprimarisation (c’est-à-dire le retour à une spécialisation de l’économie dans la production et l’exportation de matières premières industrielles ou agricoles)4. »

Ce scénario s’est malheureusement confirmé en 2015 avec la baisse du cours des matières premières associée au ralentissement de la croissance chinoise. Certains pays ont vu leur déficit se creuser à nouveau et on a observé un net recul des politiques distributives initialement financées massivement par les recettes tirées de l’exportation. Les classes populaires et la classe moyenne émergente ont été percutées de plein fouet par les coupures budgétaires effectuées pour combler les déficits renaissants. Le Venezuela et le Brésil sont les deux pays qui ont le plus souffert de la baisse de rentrées financières et dont les politiques sociales ont été par conséquent menacées.

Il convient d’ajouter à la survenance de la crise, des maux anciens toujours vivaces. La corruption reste en effet un fléau régional extrêmement difficile à combattre. Même si elle prend des formes variables en fonction des situations, elle porte profondément atteinte à la crédibilité de la classe politique et engendre une crise de la représentation politique.

Ajoutons enfin que les violations des droits humains restent une constante dans toute la région. Le taux d’homicide y est d’ailleurs l’un des plus élevés
du monde.

Des droites revanchardes

Une nouvelle droite combinant discours libéral, populiste, sécuritaire et atlantiste s’est saisie de l’aubaine représentée par cette situation d’épuisement économique et politique. Il est trop tôt pour savoir si « la page des gauches latinoaméricaines » est véritablement en train de se tourner, mais l’hypothèse d’une fin de cycle semble confirmée par l’arrivée au pouvoir de présidents prêts à entamer un nouveau virage libéral.

En Argentine, l’élection de Mauricio Macri a mis fin à douze ans de kirchnérisme. L’envie du nouveau président de redonner à l’Argentine une image « prévisible et digne de confiance5 » ne s’est pas fait attendre : rupture avec les mesures protectionnistes pratiquées par l’ancien gouvernement, suppression du contrôle des changes, remboursement de la dette contractée auprès des « fonds vautours », suppression des subsides publics aux secteurs du transport public, de l’énergie et de l’eau, augmentation importante du prix de l’électricité.

À la fin du mois d’aout, le Sénat brésilien votait la destitution de Dilma Rousseff, présentée comme portant l’entière responsabilité des difficultés économiques du pays. Or, le Brésil était pourtant le pays du continent où la gauche au pouvoir a le moins touché aux intérêts financiers et fonciers des secteurs dominants. Le renversement de la présidente par une droite revancharde composée d’une partie de l’oligarchie agraire et industrielle, de la classe moyenne supérieure et soutenue par des groupes extrémistes religieux, conservateurs, racistes ou nostalgiques de la dictature, a soldé treize années de gouvernement dominé par le Parti des travailleurs (PT). L’ex-présidente est accusée d’avoir pratiqué ce qu’on appelle un pédalage d’impôt consistant à cacher la situation des finances publiques, pour se faire réélire en 2014. L’hypothèse d’une destitution pour interrompre l’opération anticorruption « lava jato » (lavage express), qui touche de larges secteurs de la vie politique brésilienne, semble davantage plausible.

Les secteurs conservateurs ont en tout cas su jouer habilement de la crise économique qui plombe le pays. C’est, en effet, la première fois que le Brésil connaitra deux années consécutives de croissance négative depuis les années 1930. La corruption au Brésil n’est pas un mince problème, mais on notera que jamais Dilma Rousseff n’a été inculpée directement pour des faits de ce type. Le fond de l’affaire est donc ailleurs. Pierre Salama souligne qu’il existe une profonde hétérogénéité dans la mobilisation anti-Dilma. Il fait remarquer que « la crise politique brésilienne est le produit d’un double mouvement : un durcissement politique de la fraction la plus riche de la population, une radicalisation de certaines couches de la population devenue classe moyenne. Cette crise s’inscrit aussi dans un désespoir et pour l’instant une passivité, sourde de colère contenue, de la grande majeure partie de la population6. »

Michel Temer, le nouveau président du Brésil, a déjà annoncé que sa priorité sera de raboter les politiques sociales menées par Lula puis Rousseff et de lancer un programme de privatisations, comme au bon vieux temps des plans d’ajustement structurel des années 19907. En témoigne cette proposition de modification de la constitution visant à limiter le déficit des pouvoirs publics pendant au moins vingt ans, en prenant soin d’indexer le creusement du déficit budgétaire sur le taux d’inflation de l’année précédente8. De toute évidence, le Brésil traversera des années difficiles puisque la dette du pays est aujourd’hui considérée sur les marchés comme un investissement revêtant un caractère spéculatif9. Voilà qui explique la volonté de l’administration Temer de réduire le déficit de 18,5% en 201710.

Au Venezuela, le Partido Socialista Unido de Venezuela (PSUV) a enregistré une cinglante défaite lors des élections législatives du 6 décembre 2015 et a perdu, pour la première fois depuis 1999, la majorité à l’Assemblée nationale. On ne dira jamais assez à quel point le président Nicolas Maduro paie le prix d’une gestion autoritaire du pouvoir comme le démontre la lourde peine de prison infligée à Leopoldo Lopez, un des leadeurs de l’opposition, au terme d’un procès considéré comme une mascarade par de nombreux observateurs.

Mais il serait dommage de s’arrêter là, du moins si l’on pense qu’une via media est possible entre deux facettes d’un même conformisme intellectuel oscillant sans cesse entre une dénonciation unilatérale des réelles dérives bonapartistes, associant classiquement la corruption et l’autoritarisme politique de certains régimes progressistes (même si tout le monde n’est pas à mettre dans le même sac) et une position anti-impérialiste de principe qui voit la main des États-Unis derrière chaque critique émise à un gouvernement en rupture avec Washington dans la région. Pour le dire vite, on fera le pari du « ni BHL ni Michel Collon » en précisant quand même que, dans le cas du Venezuela, les dérives du gouvernement après la mort de Hugo Chávez n’ont fait que contribuer à la détérioration d’une situation de tension dans laquelle les États-Unis tiennent une part de responsabilité.

Au Pérou, l’économiste Pedro Pablo Kuczynski a succédé à Ollanta Humala en battant de justesse Keiko Fujimori, la fille d’Alberto Fujimori, l’ancien président autoritaire et néolibéral qui a gouverné le pays entre 1990 et 2000. Ancien banquier, le nouveau président est un pur produit des organisations internationales. Son premier discours a néanmoins surpris. Il a ainsi exprimé le souhait que le pays soit plus moderne, plus juste, plus égalitaire, et a même envisagé de réaliser une révolution sociale, ce qui fait dire à The Economist qu’il s’agit d’un programme politique raisonnable et modéré. En tout état de cause, l’orientation globalement centriste ne permet pas d’augurer d’un retour des politiques d’ajustement structurel à Lima, comme en témoignent les propositions du nouveau président en faveur de l’éducation et de la santé publique11.

En Bolivie, Evo Morales et son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS), semblaient jusqu’ici protégés des convulsions qui touchent les autres pays de la région. Mais les velléités du président de se maintenir au pouvoir jusqu’en 2025 ont heurté une partie de la population. Lors d’un référendum, 51,3% des Boliviens ont rejeté son projet de réforme constitutionnelle qui lui aurait permis de briguer un quatrième mandat. La personnalisation du pouvoir empêche pour l’instant l’émergence d’un autre candidat du MAS. L’image du président, relativement intacte jusqu’à présent a également souffert de différents scandales, dont l’un s’est avéré particulièrement « juteux » pour la presse. Le président aurait ainsi joué de son influence pour placer une de ses ex-maitresses à la tête d’une société chinoise qui entretient un partenariat avec le gouvernement. Rappelons que l’économie bolivienne repose essentiellement sur l’exportation de matières premières, en l’occurrence le gaz. Mais comme dans d’autres pays, un tel modèle de développement entraine souvent un mode de gouvernance autoritaire et peu respectueux de l’environnement. Evo Morales a donc également perdu de la crédibilité auprès d’une population indigène considérée pourtant comme son principal soutien12.

En Équateur, les prochaines élections présidentielles se dérouleront le 2 avril prochain. Le président Rafael Correa a annoncé qu’il ne briguera pas un quatrième mandat mettant ainsi en difficulté sa coalition qui peine à lui trouver un successeur. Les résultats de « la révolution citoyenne » de Rafael Correa ne sont pas minces : baisse du taux d’extrême pauvreté, meilleurs soins de santé, modernisation de l’appareil productif à travers le développement de l’industrie manufacturière. Keynésien dans l’âme et inspiré de la doctrine sociale de l’Église catholique, Correa est présenté davantage comme un progressiste pragmatique que comme un marxiste. Il structure sa politique sur la base du concept de « buen vivir » (vivre mieux). Ce concept englobe à la fois la critique de la mondialisation et du consumérisme, mais aussi la défense de l’environnement. C’est aussi une manière de critiquer le modèle occidental du progrès. Il s’inspire en partie de la théorie des capacités d’Amartya Sen. Mais le progressisme du président équatorien s’est peu à peu effiloché. À la recherche de nouvelles recettes pour financer sa politique sociale, il a mis en œuvre une réforme fiscale qui met à contribution les classes moyennes qui, comme partout sur le continent, restent très fragiles. Il s’est aussi mis à dos les populations indigènes en autorisant l’exploitation du pétrole dans une région d’Amazonie, le Yasuni National Park. Enfin, il a fait approuver une loi visant à réguler le secteur de la presse octroyant une large part des fréquences hertziennes aux médias communautaires et publics. Qualifiée de « loi du bâillon » par ses opposants, elle a subi les foudres de l’Association de la presse interaméricaine et de Human Rights Watch qui parle d’atteinte à la liberté d’expression. Les relations entre le président et les médias privés ont toujours été délétères, surtout avec le quotidien national El Universo, qui fut condamné à 40 millions de dollars d’amende, et l’un de ses journalistes, Emilio Palacio (qui vit depuis en exil aux États-Unis), à trois ans de prison, pour avoir présenté le président comme un dictateur. Une condamnation jugée tellement excessive que le président a finalement préféré jouer l’apaisement en « pardonnant » le journal.

On le voit, le recentrage du gouvernement équatorien est des plus manifestes. Cependant, on n’omettra pas de préciser qu’il lui reste encore bien du chemin à parcourir pour rejoindre les positions de la droite équatorienne. On mentionnera, par exemple, que l’actuel maire de Guayaquil (depuis 2000), Jaime Nebot, un des leadeurs de la droite locale et, par ailleurs, opposant de longue date à Rafael Correa, a fait de la répression policière (la mano dura) de la jeunesse marginalisée de sa ville un thème électoral récurrent. On mentionnera que cette politique donne lieu, depuis l’arrivée de Correa au pouvoir en 2007, à une confrontation permanente avec la présidence13. Le président Correa n’a jamais cessé de dénoncer l’action de la police de Guayaquil dans un pays où la mano dura signifie le plus souvent, comme ailleurs dans cette partie du monde, l’organisation d’escadrons parapoliciers chargés de terroriser en toute discrétion la jeunesse marginalisée des bidonvilles.

Déterminations (infra)structurelles

Hors des cercles académiques, la question qui suit aura peu de chances de trouver un écho. Pourtant, elle est loin d’être dénuée d’intérêt. En l’occurrence, il s’agit d’identifier en quoi les caractéristiques structurelles des économies latinoaméricaines ont un rapport avec les évolutions politiques en cours sur le continent.

Classiquement, on décrit les économies latinoaméricaines comme travaillées par l’alternance sans transition de périodes d’expansion et de périodes baissières. La description de ces cycles fait depuis longtemps l’objet d’études de la part de la Comisión Económica para América Latina y el Caribe (Cepal) qui, dans la foulée de Raul Prebisch, a largement subsidié les travaux de l’économiste argentin Marcelo Diamant14, lequel avait assimilé cette alternance à un schéma de type « stop and go ».

En phase « go », les effets restrictifs sur la demande des pays périphériques se relâchent à la suite d’une amélioration du cours des matières premières. À ces phases expansives de « go », succèdent, quand les cours des productions locales prennent un tour baissier, des phases dites « stop » de contraction de l’activité économique.

On présentera les schémas « stop and go » en mettant en avant le caractère déséquilibré des tissus productifs latinoaméricains. Le « stop and go » tient structurellement au fait que les produits que les pays de la région exportent sont caractérisés par une élasticité revenu faible voire nulle. Pour mémoire, l’élasticité revenu mesure la façon dont la consommation d’un bien varie en fonction de la variation du revenu des consommateurs. En conséquence de quoi, les gains de productivité importants réalisés dans le secteur manufacturier du nord ne débouchent pas nécessairement sur une augmentation de la demande des produits primaires au nord et donc, sur une augmentation des prix des matières premières sur les marchés internationaux. Il en résulte une tendance au surenchérissement tendanciel des biens industriels importés par les pays producteurs de matières premières relativement à leurs exportations du secteur primaire (agriculture et industries extractives). La conséquence structurelle de cet état de choses réside dans une tendance bien connue à la dégradation perpétuelle des termes de l’échange entre centre et périphérie. L’existence de cette dernière a donné lieu à une abondante production au cours du siècle dernier. Nul doute que le reflux du cours des matières premières lui donnera une seconde jeunesse au cours de ce début de XXIe siècle.

On caractérisera fondamentalement la transition d’une phase à l’autre par la perte abrupte de pouvoir d’achat des économies concernées. Le passage d’une phase à l’autre est particulièrement marqué puisqu’aux politiques publiques volontaristes de la phase « go » caractérisées par d’importants investissements publics succèdent des politiques d’austérité souvent drastiques. Ces dernières visent à déprimer le pouvoir d’achat en dollars des acteurs locaux. Voilà pourquoi elles prennent systématiquement la forme de dépréciations de la devise nationale combinées à un resserrement des finances publiques. Plus un pays périphérique tardera à acter du passage de son économie en phase stop, plus l’inflation y sera élevée. En effet, les consommations de produits industriels en provenance du centre ont, dans ces phases, tendance à s’apprécier et à creuser les déficits de la balance courante des nations périphériques. La perte de devises — puisque les importations se paient en dollars — qui en résulte nourrit une forte inflation, en même temps que se prolonge un état de pouvoir d’achat plus ou moins élevé, mais en tout état de cause dopé artificiellement à coups d’émission monétaire incontrôlée.

Les connexions entre les phases de stop et la montée des droites dans la région sont bien connues des spécialistes du continent. La littérature spécialisée laisse clairement entrevoir une assez nette corrélation entre la conjoncture économique et la préférence pour la démocratie dans les sociétés sud-américaines.

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Ce graphique a été présenté par Carlos Quenan, professeur à l’université Paris III et président du Conseil européen de recherches sur l’Amérique latine, et Juan José Abad dans une note pour la banque d’investissement Natixis15. Sur l’ordonnée de gauche, on mesure le soutien des populations sud-américaines à la démocratie. Sur celle de droite, c’est la croissance du PIB qui est indiquée. Ce graphique montre clairement que le niveau de soutien à la démocratie a fortement baissé dans la région depuis l’éclatement de la grande crise. On ne tombera pas pour autant dans une lecture étroitement économiciste de cet instantané des opinions publiques du continent. On observe, par exemple, que la croissance du PIB n’a cessé de baisser entre 2010 et 2013. Or, le taux de soutien à la démocratie s’est légèrement raffermi et est passé de 50 à 51%. Ce niveau reste toutefois inférieur aux 57,5% enregistrés en 2009. Au début des années 2000, les politiques économiques impulsées par le FMI avaient laminé les économies de la région si bien qu’on constatait un soutien à la démocratie de l’ordre de 45% des personnes sondées. C’est la fabuleuse croissance de la première décennie de ce millénaire qui a accru le soutien des populations locales à la démocratie.

Pour expliquer la dégradation du soutien à la démocratie en Amérique latine durant les phases de dégradation de la croissance, on renverra au caractère socialement polarisé des sociétés latino-américaines. S’il est vrai que la pauvreté a particulièrement baissé entre 2002 et 2012 dans la région, il n’en reste pas moins que 28% de la population des pays latinoaméricains est pauvre. Par ailleurs, on ne remarque plus guère de progrès dans la lutte contre la pauvreté depuis 201116. L’interaction entre la pauvreté de masse et la chute du cours des matières premières conduit à ce que les couches moyennes de la population tentent de reporter le poids de la crise sur la partie la plus fragilisée de la population. On notera qu’une fraction importante des classes populaires est employée de façon informelle dans des emplois domestiques. C’est ainsi que le Brésil est le champion du monde du travail domestique, avec 6 millions de personnes dans le secteur17. Lorsque la manne des matières premières diminue, les couches moyennes entendent faire baisser le cout des services offerts par les exclus du miracle latino des dix dernières années. Cette tendance est structurellement renforcée du fait de l’absence de systèmes d’indemnisation du chômage en Amérique latine. Dès lors que la croissance diminue, l’emploi informel bondit, avec les caractéristiques de précarisation salariale qui l’accompagnent. Pour donner une idée du phénomène, on se contentera de signaler que, par exemple, 60% des jeunes travailleurs en Argentine appartiennent au secteur informel18.

Cette corrélation de facteurs nous semble de nature à expliquer le succès, auprès des classes moyennes, des campagnes dénonçant les politiques organisant des transferts sociaux. Et, partant, le retour des droites sur le continent. À titre davantage prospectif, on n’omettra toutefois pas de mentionner que rien ne garantit la pérennité du soutien des classes moyennes aux forces de droite montantes sur le continent. La montée de la pauvreté qui accompagne les plans d’austérité dans les pays qui ont élu des gouvernements de droite commence à fragiliser les classes moyennes elles-mêmes. À la fin de l’année 2015, la pauvreté affectait 29% des Argentins, contre 34,5% au deuxième trimestre 201619. Au Brésil, le même type de politiques devrait entrainer les mêmes effets. Le gouvernement de Michel Temer s’est, en effet, lancé dans une révision (à la baisse, cela va sans dire) des programmes sociaux inaugurés par Lula et poursuivis par Dilma Rousseff. Là encore, une fragilisation des secteurs intermédiaires de la population sera, à n’en pas douter, au rendez-vous.

  1. Voir dans La Revue nouvelle, « Amérique latine, Qué tal ? », n° 11, novembre 2006 et « Amérique latine. Avatars de l’État démocratique », n° 12, décembre 2013.
  2. Pour une analyse des politiques de remboursement du principal et des intérêts de la dette contractée auprès du FMI, voir Xavier Dupret, Panique au FMI : les clients remboursent, aout 2006.
  3. Pour une mise en perspective historique des politiques développementalistes, lire Rouquié Alain (1987), Amérique latine. Introduction à l’Extrême-Occident, Éditions du Seuil, spécialement le chapitre 3 intitulé « Les problèmes du développement » (pp. 305 – 388).
  4. Interview de Pierre Salama, Regards, article mis en ligne le 29 mai 2015.
  5. Extrait de l’allocution du président argentin lors du Sommet de Davos en janvier 2016 (source : El Cronista, 19 juillet 2016).
  6. « Brésil, une crise économique sur fond de crise politique, Problèmes économiques », L’Amérique latine dans la tourmente, n° 3136, p. 15, juin 2016, La Documentation française, juin 2016.
  7. Le Monde, édition mise en ligne le 1er septembre 2016.
  8. Ámbito Financiero, 15 juin 2016.
  9. Wall Street Journal, 24 février 2016.
  10. El Cronista, édition mise en ligne le 25 aout 2016.
  11. The Economist, édition mise en ligne le 29 juillet 2016.
  12. En témoigne le conflit opposant en 2011 le président à une fraction de la population indigène concernant le projet de construction d’une route traversant un territoire dénommé Tipnis (Territoire indigène et parc naturel Isiboro Sécure).
  13. Lire à ce sujet Jenny Pontón Cevallos (Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales-FLACSO), «“Mano dura” en Guayaquil : medios, inseguridad y populismo punitivo », Razón y palabra, n° 93, avril-juin 2016.
  14. Marcelo Diamant, « La estructura productiva desequilibrada argentina y el tipo de cambio », Revista Desarrollo Económico, Vol. 12, n° 45, Buenos Aires, 1972.
  15. Carlos Quenan, Juan José Abad, « Avec la fin du cycle de croissance, retour du risque politique en Amérique latine ? », Flash Economie Natixis, 29 avril 2015, n° 342, p. 3.
  16. Comisión Económica para América Latina y el Caribe (Cepal), Panorama Social de América Latina 2014, Santiago de Chile, 2014.
  17. La Croix, 3 avril 2013.
  18. Ámbito Financiero, 12 octobre 2016.
  19. Universidad Católica Argentina, Observatorio de la Deuda Social Argentina, informe 2016.

François Reman


Auteur

François Reman est licencié en journalisme et diplômé en relations internationales. Il entame sa carrière professionnelle en 2003 en tant que chargé de communication à la FUCID, l’ONG de coopération au développement de l’Université de Namur. Il y assumera rapidement le rôle de responsable des activités d’éducation au développement. En 2010, il s’envole pour le Chili où il travaillera comme journaliste correspondant pour La Libre Belgique et le Courrier. De retour en Belgique en 2013, il est engagé au MOC comme attaché de presse et journaliste pour la revue Démocratie. En 2014, il devient attaché de presse de la CSC. En dehors de ses articles pour la presse syndicale, la plupart de ses publications abordent la situation politique en Amérique latine.

Xavier Dupret


Auteur

chercheur auprès de l’association culturelle Joseph Jacquemotte et doctorant en économie à l’université de Nancy (France)