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Amérique latine. Avatars de l’État démocratique

Numéro 12 Décembre 2013 par De Muynck Eric

décembre 2013

En novembre 2006, La Revue nou­velle s’interrogeait sur l’état de l’Amérique latine, à une époque où nous étions nom­breux à obser­ver ce qui fut bap­ti­sé, avec l’émergence de régimes pro­gres­sistes, le « virage à gauche » du conti­nent, au tra­vers d’un dos­sier titré : « Amé­rique latine : ¿Qué tal ? ». Si les régimes poli­tiques qui se sont mis en place au tour­nant des années […]

En novembre 2006, La Revue nou­velle s’interrogeait sur l’état de l’Amérique latine, à une époque où nous étions nom­breux à obser­ver ce qui fut bap­ti­sé, avec l’émergence de régimes pro­gres­sistes, le « virage à gauche » du conti­nent, au tra­vers d’un dos­sier titré : « Amé­rique latine : ¿Qué tal ? ».

Si les régimes poli­tiques qui se sont mis en place au tour­nant des années 2000 sont le fruit de fortes évo­lu­tions, il serait erro­né de n’y voir qu’un mou­ve­ment unique au cœur d’une région com­plexe qui peut s’appréhender de bien des manières, toutes de nature à en sou­li­gner les nuances. Cer­tains obser­va­teurs ne voient-ils d’ailleurs pas l’idée même d’Amérique latine s’estomper der­rière ces par­ti­cu­la­ri­tés ? (Abra­ham Lowen­thal, 2010). Ou comme l’écrivait Pierre Bon : « Cette diver­si­té ne condamne-t-elle pas irré­mé­dia­ble­ment toute ten­ta­tive de syn­thèse à la superficialité ? »

Sept ans plus tard, nous ten­tons néan­moins à notre tour, dans le cadre de ce dos­sier, de prendre le pouls de cette région, mais cette fois en nous concen­trant sur le thème du retour de l’État, ce qui est nom­mé de ce côté-ci du monde la « recu­pe­ra­ción del Esta­do », à savoir le rôle pré­pon­dé­rant de l’État en matière de jus­tice sociale et d’atténuation des défaillances du marché.

Le basculement de la richesse et l’émergence du continent

La der­nière décen­nie a connu un bas­cu­le­ment de la richesse au niveau mon­dial entre un Nord, plon­gé dans une crise sans pré­cé­dent, et un Sud en pleine expan­sion. Sont ain­si appa­rus des pays émer­gents, dis­po­sant, pour reprendre la défi­ni­tion du Fonds moné­taire inter­na­tio­nal (FMI), d’une popu­la­tion impor­tante, jeune et en crois­sance, d’institutions stables, d’un mar­ché inté­rieur en expan­sion et d’une crois­sance éco­no­mique rapide. Plu­sieurs pays d’Amérique latine figurent d’ailleurs au cœur de ces acro­nymes for­gés pour cer­ner ce phé­no­mène : le Bré­sil fait par­tie des BRICS (avec la Rus­sie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud), la Colom­bie des CIVETS1 (caté­go­rie recou­vrant une série d’économies dyna­miques jouis­sant d’une sta­bi­li­té poli­tique et d’une popu­la­tion jeune), le Mexique du E7 (ensemble d’économies qui devraient dépas­ser le G7 en PIB avant 2020). Le FMI recense quant à lui, dans son clas­se­ment 2012 des éco­no­mies émer­gentes, outre les pays déjà cités : l’Argentine, le Chi­li, le Pérou et le Vene­zue­la. L’Amérique latine joue donc plei­ne­ment sa par­ti­tion dans l’émergence d’un Sud dont les limites sont dès lors de plus en plus floues.

Cette redé­fi­ni­tion des cartes éco­no­miques n’est pas allée sans une redé­fi­ni­tion des alliances poli­tiques et une rené­go­cia­tion du poids de ces pays dans les enceintes de déci­sion au niveau glo­bal, que ce soit en termes de sièges au Conseil de sécu­ri­té ou de droits de vote au sein des ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales plus conformes aux rap­ports de force actuels au sein de l’économie mondiale.

Cette autre Amé­rique a connu plu­sieurs évo­lu­tions majeures au cours des vingt der­nières années, qui expliquent son rôle accru sur la scène internationale.

Ain­si, la démo­cra­tie et la paix se sont pro­fon­dé­ment enra­ci­nées dans une région où des dic­ta­tures mili­taires sévis­saient encore au début des années 1990, sur­tout dans son cône sud (Chi­li, Argen­tine, Uru­guay, Para­guay, Bré­sil). La région a aus­si vécu un pro­fond renou­vè­le­ment des élites poli­tiques dans de nom­breux pays. Un ouvrier a pris le pou­voir au Bré­sil, auquel a suc­cé­dé une ex-guer­rille­ra. Plu­sieurs autres femmes ont d’ailleurs occu­pé, occupent ou occu­pe­ront pro­chai­ne­ment la plus haute charge de l’État en Argen­tine, au Cos­ta Rica, au Chi­li. Un syn­di­ca­liste indien est deve­nu pré­sident en Bolivie.

La conjonc­ture éco­no­mique mon­diale, orien­tée vers une demande accrue en matières pre­mières et en pro­duits agri­coles, dont les cours se sont ren­ché­ris ces der­nières années, a indé­nia­ble­ment per­mis de finan­cer des poli­tiques publiques volon­ta­ristes, après ce qui a été sou­vent qua­li­fié de déca­da per­di­da (décen­nie per­due) pour le conti­nent. L’Amérique latine était alors consi­dé­rée comme le labo­ra­toire des pré­ceptes néo­li­bé­raux du Consen­sus de Washing­ton, qui par­ti­ci­pèrent à dis­soudre le tis­su social et les soli­da­ri­tés tra­di­tion­nelles dans la région.

L’Amérique latine res­sort aus­si pas­sa­ble­ment épar­gnée par la crise mon­diale. Elle n’est plus la péri­phé­rie d’un centre unique, mais s’est ouverte ces der­nières années à d’autres par­te­naires com­mer­ciaux, par­mi les­quels la Chine. Entre 2001 et 2009, les impor­ta­tions chi­noises en pro­ve­nance de l’Amérique latine ont été mul­ti­pliées par dix, pour atteindre 64,4 mil­liards de dol­lars (Cepal2). L’article d’Arnaud Zacha­rie s’interroge dès lors sur la « repri­ma­ri­sa­tion » de l’économie lati­no-amé­ri­caine, 75% des expor­ta­tions lati­no-amé­ri­caines étaient consti­tuées de matières pre­mières en 2010, et cela même s’il demeure des excep­tions, le tis­su indus­triel étant par­ti­cu­liè­re­ment déve­lop­pé au Bré­sil et une part impor­tante des expor­ta­tions cos­ta­ri­caines com­pre­nant des pro­duits chi­miques et des médicaments.

Des défis de taille

Ces évo­lu­tions ont per­mis de trans­for­mer ces socié­tés, de réduire les taux de pau­vre­té sur le conti­nent et d’y faire naitre une classe moyenne, comme le démontre un récent rap­port de la Banque mon­diale3. Il n’en demeure pas moins que la pau­vre­té conti­nue à dépas­ser les 30% de la popu­la­tion pour l’ensemble de la région (Cepal) alors qu’une part impor­tante de la popu­la­tion souffre encore de la faim (voir l’article « Le para­doxe de la faim : lut­ter contre la mal­nu­tri­tion en Amé­rique latine »). En effet, ce conti­nent demeure le fait d’un para­doxe : si nombre des pays qui le com­posent jouissent aujourd’hui d’un fort taux de crois­sance, qui leur a per­mis de faire sor­tir des mil­lions d’individus de la pau­vre­té, ils demeurent par­mi les plus inéga­li­taires au monde, à l’exception de quelques pays d’Afrique sub­sa­ha­rienne comme l’Afrique du Sud ou la Namibie.

Les défis res­tent donc de taille pour le conti­nent. Mal­gré le béné­fice qu’ils peuvent tirer de l’exploitation de leurs richesses, les États dis­posent encore de moyens trop faibles, notam­ment en ce qui concerne leurs res­sources fis­cales, et cela au regard par exemple des pays de l’OCDE.

Ces pays manquent aus­si encore sou­vent des res­sources humaines qua­li­fiées néces­saires à l’émergence d’institutions fortes. Pour reprendre les mots d’Edgar Mon­tiel (Unes­co), ces pays sont sou­vent « sous-admi­nis­trés, sous-gou­ver­nés ». Les États démo­cra­tiques sont cepen­dant en cours de recons­truc­tion sur le conti­nent et selon le Lati­no­baró­me­tro 2011, la confiance dans plu­sieurs gou­ver­ne­ments de la région est éle­vée (elle atteint 62% d’opinion favo­rable dans les cas de l’Équateur et de l’Uruguay), la moyenne régio­nale étant de 40%, ce qui dépasse le niveau de satis­fac­tion en Europe, puisque notre propre baro­mètre euro­péen affiche 29% d’opinion favo­rable de moyenne (voir l’article inti­tu­lé : « L’État aujourd’hui en Amé­rique latine : ¿más o mejor ? »).

Ensuite, le nar­co­ter­ro­risme demeure l’une des prin­ci­pales menaces pour la sta­bi­li­té du conti­nent, tant au plan poli­tique qu’économique, phé­no­mène qui n’épargne pour ain­si dire aucun pays. De plus, le nar­co­ter­ro­risme dis­pose d’un pou­voir de cor­rup­tion irré­sis­tible pour les ins­ti­tu­tions éta­tiques qui y sont sou­mises, et génère vio­lence et insé­cu­ri­té. Pour l’Amérique cen­trale, le crime orga­ni­sé repré­sente un défi gigan­tesque, celui-ci contrô­lant par exemple 40% du ter­ri­toire gua­té­mal­tèque. En dehors de l’Irak et de l’Afghanistan, l’Amérique cen­trale est la région la plus vio­lente au monde, avec un taux de 33 homi­cides pour 100.000 habi­tants, trois fois plus que la moyenne mon­diale, un chiffre qui cache des pics de vio­lence impres­sion­nants dans cer­taines zones (comme Gua­te­ma­la City ou Son­so­nate au Sal­va­dor, où le taux atteint 145 homi­cides pour 100.000 habitants).

Le conti­nent appelle donc de pro­fondes réformes struc­tu­relles, tant en termes de modèle pro­duc­tif, d’éducation, de trans­fert de tech­no­lo­gies ou de ren­for­ce­ment ins­ti­tu­tion­nel, pour lui per­mettre de pour­suivre sur sa lancée.

Il n’en demeure pas moins que l’Amérique latine est le lieu d’expériences inédites et utiles à une réflexion sur les enjeux glo­baux. Ain­si, le conti­nent abrite, avec la forêt ama­zo­nienne, ce qui est sou­vent consi­dé­ré comme le pou­mon de la pla­nète. Y règne une bio­di­ver­si­té sans égale, pour la pro­tec­tion de laquelle des ini­tia­tives nova­trices ont été pro­po­sées à la com­mu­nau­té internationale.

En matière de crois­sance inclu­sive et de poli­tiques redis­tri­bu­tives, l’Amérique latine est éga­le­ment por­teuse d’idées utiles à la réflexion. Sou­vent cités, les pro­grammes de trans­ferts moné­taires condi­tion­nés comme au Bré­sil, les pro­grammes Fome Zero (Faim Zéro) ou Bol­sa Fami­lia qui ont par­ti­ci­pé à y réduire la mal­nu­tri­tion et la pauvreté.

Ce dos­sier, tout en évo­quant des thèmes sou­vent asso­ciés à l’Amérique latine, comme les réper­cus­sions du Consen­sus de Washing­ton sur les socié­tés lati­no-amé­ri­caines, les inéga­li­tés ou la pro­blé­ma­tique de la dette, veut aus­si abor­der sous dif­fé­rents angles plu­sieurs défis actuels pour les États du conti­nent, que ce soit le chan­ge­ment du modèle de pro­duc­tion de ces éco­no­mies, la mise en place de poli­tiques publiques effi­caces pour lut­ter contre la mal­nu­tri­tion chro­nique, la gou­ver­nance éner­gé­tique ou la menace des fonds vau­tours sur l’indépendance des États. Autant de défis à rele­ver pour évi­ter que cette bou­tade de De Gaulle à l’adresse du Bré­sil ne s’applique pas à cette région du monde : « L’Amérique latine : un conti­nent d’avenir… et qui le restera…»

  1. Colom­bie, Indo­né­sie, Viet­nam, Égypte, Tur­quie, Afrique du Sud.
  2. Comi­sión Econó­mi­ca para Amé­ri­ca Latina.
  3. Fran­cis­co Fer­rei­ra H.G., Julian Mes­si­na, Jamele Rigo­li­ni, Luis-Felipe López-Cal­va, Maria Ana Lugo et Renos Vakis, 2013, « La movi­li­dad econó­mi­ca y el cre­ci­mien­to de la clase media en Amé­ri­ca Lati­na. Panorá­mi­ca Gene­ral », Washing­ton, Ban­co Mundial.

De Muynck Eric


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