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Aménager son autonomie en habitat groupé
Des formes d’habitat collectif comme l’habitat groupé connaissent un regain d’intérêt en Belgique, notamment, depuis les années 2000. Quelles sont les motivations des individus qui optent pour ce choix résidentiel ? Et comment envisagent-ils leur vie collective quotidienne dans notre société où la norme sociale du logement individuel (unifamilial) est dominante ? L’habitat groupé constitue un support pour ces individus qui intervient sur trois plans principaux, dans leur rapport au groupe, à l’espace et au projet. Et si, loin d’assister à sa disparition, il s’agissait ici d’un aménagement de la norme de l’autonomie individuelle dans un contexte collectif ? L’enjeu pour ces habitants serait alors, tant dans leurs discours que dans leurs pratiques, de faire en sorte que la vie collective soit en permanence considérée comme un choix et non une contrainte, de former de l’être-ensemble sans se renier soi-même.
Comment habiter ensemble tout en répondant à l’injonction d’autonomie sous-jacente à la norme sociale du logement individuel (unifamilial)? Un mode d’habiter collectif particulier, l’habitat groupé, s’il n’est pas vraiment nouveau, connait en revanche un regain d’intérêt. Ce phénomène est difficile à circonscrire tant les initiatives d’habitats collectifs sont multiples et variées. Néanmoins, on peut dessiner le plan d’un habitat groupé à partir de ses trois principales dimensions constitutives.
Le lieu : d’un point de vue spatial, et donc architectural, un habitat groupé est constitué par un ensemble d’unités à caractère privatif (unifamilial) organisées autour d’espaces mutualisés (un jardin, une buanderie, une salle commune…).
Le groupe : l’accent est souvent mis
sur le caractère intentionnel et volontaire de la démarche de constituer un groupe pour monter le projet. Dès lors que le groupe est formé, un lien social particulier et des dispositifs décisionnels et de régulation s’établissent pour maintenir la pérennité du projet, quitte à ce qu’il y ait un roulement d’habitants au sein du groupe.
Le projet : un habitat groupé suppose également la participation à un projet commun. Les projets sont très variés et peuvent supposer un degré variable d’implication de la part des habitants. Ils peuvent être « officialisés » à travers une charte ou une convention à laquelle chacun doit souscrire. Il peut s’agir assez modestement de vivre ensemble en pratiquant des échanges de services (covoiturage, s’occuper des enfants, faire les courses pour des personnes plus âgées…), il peut y avoir un projet de type écologique (construction passive, auto-construction, potager, groupe d’achat solidaire de l’agriculture paysanne (Gasap)…), mais les projets peuvent également être plus spécifiques et cibler, dans une démarche de solidarité ou d’action sociale, des publics précarisés divers (ex-détenus, individus en cure de désintoxication, chômeurs de longue durée, personnes handicapées…). On parle alors généralement en Belgique francophone d’habitat solidaire. Le mode d’habiter en habitat groupé est alors envisagé comme un outil de réinsertion sociale.
Quelles sont les raisons de ce choix résidentiel ? Qu’apporte l’habitat groupé aux individus qui optent pour ce mode d’habiter ? Pourquoi de plus en plus d’individus décident-ils de s’insérer dans ce type de projet alors que la norme dans nos sociétés est depuis longtemps celle du logement individuel ? Quel lexique est mobilisé par ces habitants pour traiter d’une expérience qui peut sembler de prime abord les mettre en tension avec la norme sociale d’autonomie individuelle, principalement par l’«intrusion » d’un collectif hors famille dans la sphère privée du logement ?
L’habitat groupé comme stratégie résidentielle adaptative
Lorsque l’on demande au tout-venant quelle représentation il se fait du profil typique des personnes qui choisissent de vivre en habitat groupé, la réponse est souvent la même : il s’agirait de « bobos », ces « bourgeois-bohèmes ». Même si cette appellation pose certains problèmes de définition, les entretiens ne donnent pas forcément tort à une telle intuition. Ainsi, ce mode d’habiter attire principalement des individus issus des couches moyennes et, plus précisément, de la fraction de ces couches qui constitue la petite bourgeoisie intellectuelle qui se caractérise par la possession de ressources économiques assez variables, mais globalement moyennes et surtout par la possession d’un important capital culturel (évalué principalement à l’aune de leur haut niveau d’étude et du type de profession qu’ils occupent).
Pourquoi ce public montre-t-il une sensibilité particulière à ces formes d’habiter ? La première raison serait économique. En effet, nombreux sont les analystes qui diagnostiquent une tendance actuelle au déclassement et à la précarisation des classes moyennes et certainement de la fraction qui nous intéresse ici. En Belgique une crise macroéconomique, un certain recul de l’État providence, une flambée des prix du marché immobilier et du cout de la vie en général, une précarisation sur le marché de l’emploi liée notamment à un phénomène de dévalorisation des diplômes, dessinent les contours d’une « société de post-abondance et d’incertitude » pour la nouvelle génération. «[…] Alors que les générations nouvelles ont reçu une dotation scolaire supérieure à celle de leurs parents, une progression économique et sociale ne serait-ce que modeste ne leur a pas été permise ».
Dans ce contexte, le sociologue Louis Chauvel insiste sur l’importance accrue de formes de solidarité intergénérationnelle (rallongement de l’aide financière parentale principalement) qui conduisent à une repatrimonialisation des couches moyennes et mettent ainsi à mal les principes méritocratiques et l’idéal d’autonomie individuelle dont était porteuse la génération précédente.
Le logement, et plus précisément l’accession à la propriété, constitue un élément central de ce processus de déclassement générationnel. L’augmentation considérable des prix de l’immobilier impose à la nouvelle génération des sacrifices financiers proportionnellement bien plus importants que ceux auxquels avaient consenti leurs parents. Si certains acceptent de se mettre dans une situation d’endettement assez lourde, beaucoup doivent se résigner à ne pas pouvoir accéder à leur logement idéal ou même aux conditions de vie qu’ils ont connues étant jeunes.
C’est précisément dans ce contexte que l’habitat groupé connait un regain d’intérêt depuis le début des années 2000. Le choix de ce mode d’habiter apparait dès lors comme une stratégie résidentielle adoptée par des ménages pour répondre à leurs difficultés à devenir propriétaires seuls d’un bien reflétant leurs attentes. Acheter avec d’autres ménages permet de faire des économies d’échelle et d’avoir, par exemple, accès à un espace extérieur (jardin ou cour), même dans une ville comme Bruxelles où de tels éléments se payent chers.
Là où, dans les expériences d’habitat groupé des années 1960 – 1970, les thèmes premiers étaient souvent de l’ordre de l’utopie et du politique, les discours contemporains laissent donc transparaitre la centralité de l’intérêt pragmatique. L’habitat groupé apparait ainsi comme une forme de stratégie résidentielle adaptative par laquelle des individus ou des ménages s’unissent dans le but d’atteindre chacun leur logement idéal à des couts raisonnables compte tenu de la conjoncture économique actuelle.
L’habitat groupé comme support d’autonomie pour l’individu
Néanmoins, la thèse invoquant les seules positions socioéconomiques montre vite ses limites pour comprendre l’ensemble des motivations à vivre en habitat groupé. En effet, si l’argument financier ne doit pas être négligé, d’autres raisons doivent aussi être envisagées.
Pour mieux comprendre cet habitat, je propose de l’appréhender comme un support1, à la fois matériel et symbolique, par lequel des individus issus d’une fraction fragilisée des classes moyennes réarrangent, tant dans leurs discours que dans leurs pratiques quotidiennes, leur rapport à la norme sociale d’autonomie individuelle. Ainsi, le lexique de l’autonomie ne disparait pas, mais il se réaménage dans de nouveaux dispositifs propres à ce mode d’habiter collectif qui vont faire l’objet de la suite de cet article. L’habitat groupé en tant que support externe sur lequel il peut en partie se reposer, permet à l’individu de se sentir, et d’être effectivement, capable d’une certaine maitrise de sa vie.
Le support que constitue l’habitat groupé pour l’individu est multiple et se décline sur différents plans. On peut les articuler autour des trois dimensions constitutives du mode d’habiter en habitat groupé, à savoir l’espace, le groupe et le projet.
Rapport à l’espace et autodétermination
En se penchant sur les récits et les pratiques de ces individus, transparait leur volonté d’être acteur de leur rapport à l’espace habité. Définir son mode d’habiter, son mode de vie, choisir son voisinage, développer une maitrise de son habitat à travers des pratiques d’autopromotion, voire d’autoconstruction, intervenir dans les dynamiques locales à l’échelle du quartier, de la commune ou du village sont autant de dimensions constitutives de l’habitat groupé auxquelles les individus tiennent. Cette démarche d’autodétermination que tente d’instaurer l’individu en habitat groupé à travers un travail d’appropriation de l’espace, de son environnement constitue une forme de support qui semble favoriser le sentiment d’une certaine maitrise de soi.
Rapport au groupe et « convivialité choisie »
Le groupe dans ce mode d’habiter constitue pour l’individu un support pratique (à travers principalement des échanges de services et de matériel), un support identitaire (à travers des logiques de distinction triangulaire entre l’individu, le groupe et l’extérieur) et un support rassurant, voire thérapeutique (notamment comme point d’appui après des formes de bifurcations biographiques fragilisantes, décès d’un proche, divorce, perte d’un emploi, dépression…).
Ce qui est important à souligner, c’est que le collectif doit être en permanence vécu comme un choix positif pour l’individu et très rarement, voire jamais, comme une contrainte. On parle d’ailleurs volontiers de « convivialité choisie », dans le milieu de l’habitat groupé, pour décrire le type de sociabilité à l’œuvre dans ce mode d’habiter. Sur le plan des formes architecturales, il s’agit le plus souvent de parvenir à dépasser cette tension entre l’individu et le collectif qui peut mener, quand elle est mal gérée, à des situations problématiques au sein de l’habitat groupé. Cela peut passer, par exemple, par le souci de favoriser l’appropriation d’un chez-soi par les différentes familles en proposant des unités « casco » (gros œuvre achevé) et modulables et en laissant ainsi à chacun la possibilité d’aménager l’intérieur de son bien comme il l’entend.
Par rapport à la forme de l’habitat dans son ensemble, transparait généralement un souci d’offrir des espaces collectifs de sociabilité tout en préservant la « bonne distance ». Ainsi un autre enjeu de l’aménagement de l’espace est de fournir, quand les conditions matérielles le permettent, des lieux de « repli ».
Les collectifs d’habitat groupé identifient aisément que l’enjeu majeur pour favoriser leur pérennité est de parvenir à gérer au mieux cette tension entre l’individu et le collectif. Ainsi chaque individu, mais surtout le groupe vont développer des stratégies, créer des aménagements (dans les pratiques quotidiennes, dans les règles de vie, dans les formes de l’habitat…) pour s’assurer que le collectif soit en permanence considéré par chacun comme un choix et non comme une entrave à l’indépendance et à l’autonomie des ménages et des individus.
Rapport au projet et autonomie
Que ce soit dans les chartes et textes fondateurs d’habitats groupés ou dans les discours des individus interrogés, le lexique du « projet » est très présent. On retrouve dans les ressources de sens mobilisées dans le langage de l’habitat groupé de nombreux éléments propres à la cité par projets définie par Boltanski et Chiapello.
Propre au discours managérial qui émerge dans le courant des années 1980 – 1990, la cité par projets a pour valeurs principales l’activité, le réseau et le projet, comme caractéristiques valorisées chez l’individu, l’enthousiasme, la flexibilité, la connexion aux autres et l’autonomie, et comme figures valorisées, le coach, le médiateur et le chef de projet. Or, on retrouve ces différentes caractéristiques de façon assez prégnante dans les discours et les productions écrites des habitants. « Savoir s’engager dans un projet, s’y impliquer pleinement, est la marque de l’état de grand2. »
Ainsi, beaucoup d’interviewés ont insisté sur l’importance de favoriser des liens en travaillant en réseau avec d’autres acteurs locaux (associations de quartier, opérateurs socioculturels…), de se définir collectivement des objectifs et de s’engager individuellement dans le projet en proposant des initiatives, en se montrant motivé, « proactif », autonome.
Tout se passe comme si l’esprit de l’habitat groupé contemporain était imprégné de l’idéal de l’«individu-projet » qui, à travers son engagement dans cette activité, peut démontrer ses compétences d’autonomie, de flexibilité et de connectivité. L’habitat groupé comme projet, et toute l’économie discursive qui gravite autour, constitue en ce sens un support pour ces habitants qui leur permet de se penser et de s’afficher comme des individus capables d’une certaine maitrise de leur vie.
L’engagement dans un projet que suppose l’habitat groupé est un élément auquel ces individus tiennent fortement. Et s’ils y tiennent, c’est surtout parce que le projet lui-même les tient en retour en leur offrant une balise externe sur laquelle ils peuvent s’appuyer pour renvoyer l’image extérieure, et se sentir eux-mêmes des individus définis positivement par leur capacité à maitriser leur existence. «[…] l’homme connexionniste est possesseur de lui-même, non pas selon un droit naturel, mais en tant qu’il est lui-même le produit de son propre travail sur soi »3. Ici encore, ce qui importe réellement pour l’individu, c’est que son implication dans le projet soit volontaire.
L’habitat groupé comme support choisi
« Autodétermination » dans leur rapport à l’habiter, « convivialité choisie » dans leur rapport au groupe, et « autonomie » dans leur rapport au projet sont des caractéristiques de l’habitat groupé auxquelles ces habitants tiennent fortement parce qu’elles démontrent leur capacité à se constituer eux-mêmes des supports pour eux-mêmes. Ces principes seront en permanence mis en avant dans les discours des habitants mais également dans leurs pratiques quotidiennes.
Pour ces individus, il est donc important de construire collectivement des dispositifs pour que la part quotidienne de vie en groupe soit en permanence considérée comme un choix et qu’elle se révèle finalement davantage un support qu’une entrave à l’autonomie de chacun. À travers la mise en lumière de ce lexique prégnant du choix, il s’agit donc de souligner l’aménagement de la norme d’autonomie qu’on observe dans le contexte collectif quotidien de l’habitat groupé.
- Danilo Martuccelli, Grammaires de l’individu, Gallimard, 2002.
- Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, p.168.
- Luc Boltanski et Ève Chiapello, op. cit., p. 235.