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Alzheimer : du mythe à la « voix » des malades et de leurs proches

Numéro 05/6 Mai-Juin 2011 par Sylvie Carbonnelle

juin 2011

L’é­mer­gence de l’in­quié­tude face à la démence sénile, qui va jus­qu’à un dis­cours alar­miste, date du XXe siècle et trouve son ori­gine dans les muta­tions de la socié­té indus­trielle qui exige que l’in­di­vi­du soit per­for­mant. Ce dis­cours ter­ri­fié et ter­ri­fiant, peut-être de l’ordre du mythe, entraine stig­ma­ti­sa­tion et exclu­sion au détri­ment des soins et de l’é­coute à accor­der aux per­sonnes âgées et à leurs proches.

« La démence d’Alzheimer n’est-elle pas la “peste noire” du XXe siècle ? L’an 2000 ne sera-t-il pas l’“ère des déments?” On ne peut, certes repro­cher à la presse non spé­cia­li­sée de vou­loir sou­li­gner à juste titre l’importance de ce pro­blème de san­té publique pré­oc­cu­pant, mais il ne fau­drait pas que ce sou­ci d’information favo­rise la déses­pé­rance indi­vi­duelle. Il convient donc d’opérer une mise en ordre des concepts, d’apporter quelques cla­ri­fi­ca­tions indis­pen­sables pour situer véri­ta­ble­ment l’ampleur du pro­blème, à l’échelon indi­vi­duel et col­lec­tif, et de pro­po­ser quelques objec­tifs construc­tifs, sinon optimistes. »
R. Sebag-Lanoë (1987, p. 327)
« Je ne puis sai­sir tout ce que je suis. » Saint Augus­tin

La mala­die d’Alzheimer et les mala­dies appa­ren­tées (les diverses formes de démence) sont consi­dé­rées aujourd’hui comme l’un des « défis majeurs » de nos socié­tés dites « vieillis­santes ». Cela nous est régu­liè­re­ment rap­pe­lé dans les médias, que l’accent soit pla­cé sur ses aspects médi­caux (la recherche, les trai­te­ments, l’annonce du diag­nos­tic), sociaux (la prise en charge et l’aide aux aidants), éthiques (la ques­tion de la fin de vie), poli­tiques (le déve­lop­pe­ment de struc­tures ad hoc, l’organisation d’un espace public « adap­té »), et last but not least, sa dimen­sion éco­no­mique (notam­ment, le poids de cette patho­lo­gie sur le bud­get de la sécu­ri­té sociale).

Du point de vue des repré­sen­ta­tions sociales et des dis­cours publics qui s’y rap­portent, cette mala­die sus­cite des expres­sions d’une puis­sance sym­bo­lique extrême, comme celle de « fléau sani­taire majeur », énon­cée dans la décla­ra­tion de Paris du mou­ve­ment Alz­hei­mer Europe. Si de telles décla­ra­tions s’inscrivent dans une visée légi­time de sen­si­bi­li­sa­tion des acteurs poli­tiques afin de faire face à un pro­blème de san­té publique en crois­sance, elles contri­buent néan­moins à favo­ri­ser et entre­te­nir un cer­tain alar­misme aux effets per­ni­cieux sur la per­cep­tion géné­rale du pro­ces­sus d’avance en âge (auquel per­sonne n’échappe tant qu’il est en vie…) et sur­tout, sur les per­sonnes confron­tées à l’expérience de cette mala­die, qu’il s’agisse des malades eux-mêmes ou de leur entourage.

Clichés et stéréotypes

De même, les ana­lyses de la presse à grand tirage, que ce soit en Amé­rique du Nord ou en France, tiennent des dis­cours catas­tro­phistes et par­ti­cipent à exa­cer­ber les peurs (Clé­ment, 2007, p. 53). Ain­si, selon L. Ngat­cha Ribert, « Les médias pro­posent sou­vent des visions cari­ca­tu­rales qui ali­mentent l’imaginaire, ren­forcent les cli­chés et les sté­réo­types. Sous des titres alar­mants, la peste noire, ils s’inquiètent de la mon­tée de per­sonnes atteintes d’Alzheimer, et plus géné­ra­le­ment du grand âge. Les risques de démence se prêtent plus encore que la dégra­da­tion phy­sique aux pré­vi­sions apo­ca­lyp­tiques. Le trai­te­ment alar­miste et sen­sa­tion­na­liste de la mala­die d’Alzheimer dans les médias est une source poten­tielle de stig­ma­ti­sa­tion et de réac­tions d’exclusion et de panique » (Ngat­cha-Ribert, 2004, p. 63).

Ain­si, devant l’énoncé de chiffres inquié­tants affi­chant la pré­va­lence de la mala­die et les pré­vi­sions quant au nombre de per­sonnes qui en seront atteintes dans les vingt, trente ou cin­quante pro­chaines années, ou encore, devant les chro­niques plus sombres les unes que les autres au sujet de « ce qui nous attend » si les cher­cheurs ne par­viennent pas à trou­ver le remède qui per­met­trait de pré­ve­nir et enrayer ce nou­veau mal, cer­taines voix ont com­men­cé à s’élever pour appe­ler à la pru­dence, sou­li­gner la com­plexi­té du diag­nos­tic, rap­pe­ler le pour­cen­tage d’erreur à cet égard et dénon­cer comme Mai­son­dieu le « mythe de la démence » (Pel­lis­sier, 2003, p. 76), ou comme Whi­te­house et George, le « mythe de la mala­die d’Alzheimer ». Pour ces auteurs en effet, il est sou­hai­table d’engager une « réflexion appro­fon­die concer­nant cette mala­die, [de] recon­naitre l’immense pou­voir que les mots et les éti­quettes ont dans notre exis­tence et réflé­chir aux limites de notre capa­ci­té à gué­rir une “mala­die” autour de laquelle nous avons construit un mythe cultu­rel si ter­ri­fiant » (Whi­te­house et George, 2009, p. 15).

Dans la même logique, Jérôme Pel­lis­sier se demande, pour­quoi et pour qui, face à « l’entêtement dont cer­tains font preuve pour affir­mer que tant de per­sonnes âgées sont atteintes de cette “mala­die d’Alzheimer”, cette fausse cer­ti­tude est-elle entre­te­nue ? » (Pel­lis­sier, 2003, p. 143). Ce « mythe de l’Alzheimer » (qui de son point de vue pose le pro­blème de l’objectivation scien­ti­fique du pro­ces­sus patho­lo­gique) inter­roge selon lui notre rap­port cultu­rel et his­to­rique à la vieillesse. Serait-il plus aisé, indi­vi­duel­le­ment et/ou col­lec­ti­ve­ment de poin­ter une mala­die, que de s’interroger sur notre res­pon­sa­bi­li­té ? Si cette pers­pec­tive pour­ra sem­bler exces­sive à cer­tains, elle appelle néan­moins à poser un regard cri­tique à l’égard du trai­te­ment social appli­qué aux per­sonnes âgées : « Nous n’isolons pas, nous n’abandonnons pas, nous ne mal­trai­tons pas, nous ne tuons pas : nos vieillards sont absents, fous, dépres­sifs, mal­trai­tés et sui­ci­daires parce qu’ils sont “malades”!» (Pel­lis­sier, 2003, p. 146).

Loin de consi­dé­rer que la mala­die d’Alzheimer serait une pure « créa­tion » reflé­tant seule­ment les rap­ports sociaux entre groupes d’âge ou que les « déments » n’existeraient pas, c’est bien la force sym­bo­lique de la mala­die et son usage social qui sont ques­tion­nés ici.

Grand âge et self-made man

L’historien amé­ri­cain J. F. Bal­len­ger s’est éga­le­ment inter­ro­gé sur l’histoire cultu­relle de la séni­li­té et de la mala­die d’Alzheimer aux États-Unis. Ayant tra­vaillé durant quelques années dans des hôpi­taux, il a consta­té à quel point la « mala­die d’Alzheimer » a émer­gé pour deve­nir la caté­go­rie diag­nos­tique domi­nante et la manière d’interpréter la démence au grand âge (Bal­len­ger, 2006, p. IX). Il s’est atta­ché à exa­mi­ner l’origine his­to­rique de cette ter­reur par­ti­cu­lière géné­rée par la démence dans la socié­té amé­ri­caine, ain­si que la manière dont elle a contri­bué à façon­ner le savoir sur cette mala­die, les poli­tiques de san­té et l’expérience, tant des soi­gnants que des per­sonnes qui en sont atteintes ou qui sont sus­cep­tibles de l’être. Sans une atten­tion à l’histoire et la capa­ci­té de construire un récit cohé­rent reliant le pré­sent au pas­sé et au futur, estime-t-il, les dis­cours publics sur la mala­die d’Alzheimer risquent eux-mêmes d’être « confus » et « déso­rien­tés ». C’est selon lui la com­pré­hen­sion de l’histoire de cette « condi­tion » et notre atti­tude à son égard qui per­met­tra de pou­voir y répondre avec huma­ni­té et intel­li­gence (Bal­len­ger, 2006, p. 3).

Sans déve­lop­per ici son ana­lyse éclai­rante (que nous avons briè­ve­ment pré­sen­tée dans un rap­port réa­li­sé pour la fon­da­tion Roi Bau­douin en 2009), il est mani­feste pour lui que la pré­oc­cu­pa­tion gran­dis­sante au sujet de la démence aux États-Unis est direc­te­ment liée au vieillis­se­ment de la popu­la­tion. De son point de vue, la forme par­ti­cu­lière prise par cette inquié­tude ne s’explique pas tant par la pré­va­lence crois­sante de cette patho­lo­gie que par les impor­tants chan­ge­ments dans la culture amé­ri­caine sur­ve­nus avec la moder­ni­té (à par­tir de la fin du XIXe siècle après la guerre civile). Pour­quoi, inter­roge-t-il, la démence serait-elle consi­dé­rée à cer­taines périodes par la méde­cine comme fai­sant par­tie inté­grante du pro­ces­sus de vieillis­se­ment, et à d’autres périodes comme une mala­die ? Qu’est-ce qui explique l’intensité de la peur et de l’anxié­té qu’elle suscite ?

C’est, selon lui, le déve­lop­pe­ment du libé­ra­lisme, en rup­ture avec l’ordre social anté­rieur, qui aurait ren­du pro­blé­ma­tique la notion d’individualité (self­hood): celle-ci ne ren­voyant désor­mais plus aux pré­ro­ga­tives liées à un sta­tut social, mais devant être soi­gneu­se­ment et déli­bé­ré­ment bâtie, construite par chaque indi­vi­du. Dans ce contexte, avec la notion d’individualité, la concep­tion de la vieillesse comme période de vie qui a du sens (mea­ning­ful old age) a éga­le­ment été ébran­lée. Les repré­sen­ta­tions de la séni­li­té ont alors par­ti­ci­pé à l’élaboration d’un dis­cours plus large sur le sort du grand âge dans la socié­té moderne, quant à savoir si le corps vieillis­sant et l’esprit pour­raient suivre face au rythme fré­né­tique des chan­ge­ments dans une époque indus­trielle. (Bal­len­ger, 2006, p. 9) Cette image de la per­sonne sénile a consti­tué, selon Bal­len­ger, l’un des sté­réo­types les plus répan­dus pour faire face à l’anxiété au sujet de la cohé­rence, de la sta­bi­li­té et de l’orientation morale d’un soi (self) confron­té aux demandes dif­fi­ci­le­ment com­pa­tibles du capi­ta­lisme libé­ral. Le résul­tat pour Bal­len­ger est que ces images de la séni­li­té ont joué un rôle majeur dans la struc­tu­ra­tion de la signi­fi­ca­tion, et du grand âge, et du soi (de la per­sonne) dans l’Amérique moderne dans la mesure où la séni­li­té elle-même han­tait la réa­li­sa­tion du self-made man.

Si, à par­tir des années cin­quante, les géron­to­logues s’attaquèrent au sté­réo­type du « vieil homme sénile inca­pable de faire face au rythme du monde moderne » en mon­trant que la séni­li­té rele­vait plu­tôt de la pri­va­tion de rôles ayant du sens après la retraite dans la socié­té (perte de sta­tut et de reve­nus) que d’un pro­blème de cer­veau et s’élevèrent contre les dis­cri­mi­na­tions dues à l’âge en ten­tant de trans­for­mer l’image de la retraite en sta­tut dési­rable, ils contri­buèrent para­doxa­le­ment à l’intensification du stig­mate de la séni­li­té. En effet selon l’historien, au fur et à mesure d’une reva­lo­ri­sa­tion de la vieillesse à tra­vers le main­tien de la san­té et de l’activité, la mala­die et la dépen­dance devinrent de moins en moins tolé­rables. Ain­si, la pers­pec­tive de la perte d’esprit (losing one’s mind) se fit plus effrayante que jamais. C’est à par­tir des années sep­tante que la science bio­mé­di­cale aban­don­na la notion de séni­li­té pour d’autres caté­go­ries médi­cales telles que la mala­die d’Alzheimer. Si depuis lors, la recherche médi­cale a lar­ge­ment pro­gres­sé dans la com­pré­hen­sion du pro­ces­sus bio­lo­gique à l’origine de la démence, elle a cepen­dant, sou­ligne encore Bal­len­ger, inten­si­fié ce fai­sant la peur et l’hostilité à l’égard de la grande vieillesse en ren­dant la démence « plus réelle » (Bal­len­ger, 2006, p. 10).

Représentations et stigmatisation

La ligne de démar­ca­tion entre les per­sonnes « nor­males » et les per­sonnes atteintes de démence a donc émer­gé dans les dis­cours médi­caux et popu­laires en ce qui concerne la séni­li­té et le grand âge au cours du XXe siècle, conclut cet auteur. Et cette ques­tion est deve­nue sen­sible du fait de l’anxiété crois­sante dans la socié­té au cours de ce siècle quant à la sta­bi­li­té et la cohé­rence iden­ti­taire, tant d’un point de vue géné­ral, que de manière par­ti­cu­lière en rai­son des chan­ge­ments affec­tant la signi­fi­ca­tion de la vieillesse. C’est dans les années quatre-vingt que les per­sonnes atteintes de démence connurent la plus forte stig­ma­ti­sa­tion, lorsqu’elles furent consi­dé­rées comme « n’étant plus vrai­ment là » (as no lon­ger real­ly there), comme étant d’une manière ou d’une autre déjà mortes en dépit de la per­sis­tance trou­blante d’un corps ani­mé (Bal­len­ger, 2006, p. 10).

Pour Bal­len­ger, l’importante stig­ma­ti­sa­tion dont la démence a fait l’objet a influen­cé l’élaboration, la mise en place d’une poli­tique au sujet de la mala­die d’Alzheimer et a ren­for­cé la ten­dance à pri­vi­lé­gier la recherche bio­mé­di­cale par rap­port au « prendre soin » (care­gi­ving). Il constate que ce stig­mate a éga­le­ment pro­fon­dé­ment affec­té tant la manière dont les per­sonnes atteintes de démence sont consi­dé­rées par les autres, que la manière dont les gens font l’expérience de cette maladie.

C’est effec­ti­ve­ment le propre des repré­sen­ta­tions sociales en tant que « forme de connais­sance socia­le­ment éla­bo­rée et par­ta­gée, ayant une visée pra­tique et concou­rant à la construc­tion d’une réa­li­té com­mune à un ensemble social » (Jode­let, 1989), que de ne pas se réduire à de simples per­cep­tions de l’environnement phy­sique et social, mais de par­ti­ci­per éga­le­ment à la pro­duc­tion de la réa­li­té. Comme l’énonce Clé­ment, « les repré­sen­ta­tions de la mala­die, le regard des autres sur le malade (qui est aus­si un regard sur la vieillesse) font par­tie inté­grante de la mala­die et consti­tuent les condi­tions mêmes de leur prise en charge. On ne peut dis­so­cier le regard déva­lo­ri­sant de l’évolution de la patho­lo­gie. L’ambiance catas­tro­phiste est déjà une manière de trai­ter le malade d’Alzheimer » (Clé­ment, 2007, p. 462).

Des trajectoires concrètes

Si l’on y regarde de plus près c’est, comme l’a bien poin­té Bal­len­ger, autour de la notion de per­sonne et d’identité (perte de soi) que cette mala­die, ain­si que la plu­part des démences condensent des images de perte, de déchéance et de dégra­da­tion. Perte de la mémoire, perte de la conscience de soi et du monde, perte de l’intelligence, de la rai­son, de la notion d‘espace et de temps, de la pos­si­bi­li­té de com­mu­ni­quer, de la digni­té, de la mai­trise de son des­tin et de ses der­nières volon­tés sont les prin­ci­paux effets redou­tés. Ces craintes appa­raissent comme des menaces de mort sociale et, pire encore, de déni d’humanité (FRB, Car­bon­nelle et al., 2009, p. 23). Dans la pra­tique, tant que la per­sonne atteinte de démence s’exprime et com­mu­nique, on lui concède une réa­li­té psy­chique où la pen­sée, même étrange, existe. Il reste néan­moins, constate Pel­lis­sier, consi­dé­ré comme un indi­vi­du ayant essen­tiel­le­ment des besoins phy­sio­lo­giques. Mais, pour­suit-il, « dès que le lan­gage dis­pa­rait, dès que la com­mu­ni­ca­tion ne s’établit plus avec le dément, réap­pa­rait une croyance : ce n’est plus une mala­die de la per­sonne, qui trouble sa rela­tion à elle-même, au monde et aux autres, c’est une mala­die qui prend pos­ses­sion de l’être et le vide de lui-même. Le sujet est mort, son iden­ti­té s’est dis­soute, ses sen­ti­ments, affects, idées, sen­sa­tions, sou­ve­nirs l’ont quit­té. Le dément n’est plus alors qu’un esprit mort dans un corps vivant, un pan­tin habi­té par cette mala­die qui n’exprime plus qu’elle-même et sim­ple­ment l’anime » (Pel­lis­sier, 2003, p. 150).

Ceci nous amène à une ques­tion plus cen­trale à l’égard de la mala­die d’Alzheimer et autres formes de démences. Il serait sim­pliste, et même erro­né de réduire l’ensemble de la pro­blé­ma­tique à celle du stig­mate et de don­ner trop d’importance à une foca­li­sa­tion sur les repré­sen­ta­tions sociales par rap­port à l’expérience vécue des acteurs (per­sonnes atteintes de ce type de troubles, proches et aidants), bien que, comme cela a été mon­tré, celles-ci la condi­tionnent lar­ge­ment. Même si l’on est bai­gné dans les repré­sen­ta­tions qui res­tent somme toute diverses et mul­tiples selon les milieux, outre la manière dont cette mala­die est pen­sée, prise en consi­dé­ra­tion, prise en charge publi­que­ment, ce sont les « malades » qui en sont atteints dans leur corps, pro­ba­ble­ment dans leur image d’eux-mêmes et leur iden­ti­té, dans leurs rela­tions aux autres et à l’environnement, dans leurs pro­jets, bref dans leur exis­tence. Et, selon la manière dont ils vont vivre (avec) ces alté­ra­tions, ce « désordre » intro­duit dans le cours de la vie quo­ti­dienne et y réagir, leur entou­rage aura à son tour à faire face aux contin­gences nou­velles affec­tant les êtres avec qui il est en lien, enga­gé dans des rela­tions affec­tives, d’entraide inter­per­son­nelle et des situa­tions pratiques.

Dès lors, qu’en est-il des expé­riences des malades et de leurs proches aux dif­fé­rentes étapes de la mala­die ? Qu’en est-il des tra­jec­toires concrètes des gens dans ce contexte socié­tal où les notions d’identité, d’individualité, d’humanité sont reliées au pre­mier chef dans la culture qui est la nôtre à la cog­ni­tion et à la mémoire ? (Kon­tos, 2006, p. 196) Com­ment les « rela­tions » dans les­quelles les malades et leurs proches sont enga­gés évo­luent-elles ? Quels « sup­ports » mobi­lisent-ils et des­quels par­viennent-ils à béné­fi­cier ? Quelles sont les situa­tions qui les laissent dému­nis ou déses­pé­rés ? Sur quelles res­sources de sens s’appuient-ils ? Com­ment main­tiennent-ils la rela­tion, la com­mu­ni­ca­tion, voire à l’extrême, le contact ?

Si de nom­breux tra­vaux ont com­men­cé à s’intéresser à ces ques­tions dans le domaine des sciences sociales (socio­lo­gie, anthro­po­lo­gie, etc.) comme le sug­gèrent les quelques réfé­rences pré­sen­tées dans la biblio­gra­phie, le champ d’investigation appa­rait encore bien vaste. Mais ce n’est pro­ba­ble­ment qu’en connais­sant mieux les res­sources, les manières de faire et les dif­fi­cul­tés ren­con­trées dans le décours de la mala­die qu’il sera pos­sible de dépas­ser la contro­verse actuelle quant à consi­dé­rer si et jusque quand l’identité ou la per­sonne elle-même, est tou­jours là, se main­tient en dépit de ses lésions cérébrales.

De nom­breuses ini­tia­tives ont vu le jour afin de sou­te­nir les malades et leurs proches. De plus en plus il est sou­li­gné l’importance de déve­lop­per et d’améliorer les struc­tures de soin, de prise en charge (centres de jour, héber­ge­ment de nuit, lieux de répit, de ren­contre, d’accueil, etc.) et d’aide à domi­cile ; d’enrichir les approches de cette mala­die par de nou­velles approches non médi­cales et non médi­ca­men­teuses ; de pour­suivre les réflexions éthiques qu’elle sus­cite, de favo­ri­ser de nou­veaux modes de com­mu­ni­ca­tion avec les per­sonnes atteintes… Si tout cela résulte d’une large mobi­li­sa­tion de nom­breux acteurs dans dif­fé­rents sec­teurs (asso­cia­tif, pro­fes­sion­nel, poli­tique, scien­ti­fique…), il s’agit cepen­dant de res­ter atten­tif à la parole, la « voix » des malades et celle leurs proches afin que la cause/chose publique n’en vienne pas à occul­ter, à obli­té­rer leurs réa­li­tés quo­ti­diennes qui, même avec l’aide des ins­ti­tu­tions, res­tent un che­mi­ne­ment bien incertain.

Sylvie Carbonnelle


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