Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Alzheimer : du mythe à la « voix » des malades et de leurs proches
L’émergence de l’inquiétude face à la démence sénile, qui va jusqu’à un discours alarmiste, date du XXe siècle et trouve son origine dans les mutations de la société industrielle qui exige que l’individu soit performant. Ce discours terrifié et terrifiant, peut-être de l’ordre du mythe, entraine stigmatisation et exclusion au détriment des soins et de l’écoute à accorder aux personnes âgées et à leurs proches.
« La démence d’Alzheimer n’est-elle pas la “peste noire” du XXe siècle ? L’an 2000 ne sera-t-il pas l’“ère des déments?” On ne peut, certes reprocher à la presse non spécialisée de vouloir souligner à juste titre l’importance de ce problème de santé publique préoccupant, mais il ne faudrait pas que ce souci d’information favorise la désespérance individuelle. Il convient donc d’opérer une mise en ordre des concepts, d’apporter quelques clarifications indispensables pour situer véritablement l’ampleur du problème, à l’échelon individuel et collectif, et de proposer quelques objectifs constructifs, sinon optimistes. »
R. Sebag-Lanoë (1987, p. 327)
« Je ne puis saisir tout ce que je suis. » Saint Augustin
La maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées (les diverses formes de démence) sont considérées aujourd’hui comme l’un des « défis majeurs » de nos sociétés dites « vieillissantes ». Cela nous est régulièrement rappelé dans les médias, que l’accent soit placé sur ses aspects médicaux (la recherche, les traitements, l’annonce du diagnostic), sociaux (la prise en charge et l’aide aux aidants), éthiques (la question de la fin de vie), politiques (le développement de structures ad hoc, l’organisation d’un espace public « adapté »), et last but not least, sa dimension économique (notamment, le poids de cette pathologie sur le budget de la sécurité sociale).
Du point de vue des représentations sociales et des discours publics qui s’y rapportent, cette maladie suscite des expressions d’une puissance symbolique extrême, comme celle de « fléau sanitaire majeur », énoncée dans la déclaration de Paris du mouvement Alzheimer Europe. Si de telles déclarations s’inscrivent dans une visée légitime de sensibilisation des acteurs politiques afin de faire face à un problème de santé publique en croissance, elles contribuent néanmoins à favoriser et entretenir un certain alarmisme aux effets pernicieux sur la perception générale du processus d’avance en âge (auquel personne n’échappe tant qu’il est en vie…) et surtout, sur les personnes confrontées à l’expérience de cette maladie, qu’il s’agisse des malades eux-mêmes ou de leur entourage.
Clichés et stéréotypes
De même, les analyses de la presse à grand tirage, que ce soit en Amérique du Nord ou en France, tiennent des discours catastrophistes et participent à exacerber les peurs (Clément, 2007, p. 53). Ainsi, selon L. Ngatcha Ribert, « Les médias proposent souvent des visions caricaturales qui alimentent l’imaginaire, renforcent les clichés et les stéréotypes. Sous des titres alarmants, la peste noire, ils s’inquiètent de la montée de personnes atteintes d’Alzheimer, et plus généralement du grand âge. Les risques de démence se prêtent plus encore que la dégradation physique aux prévisions apocalyptiques. Le traitement alarmiste et sensationnaliste de la maladie d’Alzheimer dans les médias est une source potentielle de stigmatisation et de réactions d’exclusion et de panique » (Ngatcha-Ribert, 2004, p. 63).
Ainsi, devant l’énoncé de chiffres inquiétants affichant la prévalence de la maladie et les prévisions quant au nombre de personnes qui en seront atteintes dans les vingt, trente ou cinquante prochaines années, ou encore, devant les chroniques plus sombres les unes que les autres au sujet de « ce qui nous attend » si les chercheurs ne parviennent pas à trouver le remède qui permettrait de prévenir et enrayer ce nouveau mal, certaines voix ont commencé à s’élever pour appeler à la prudence, souligner la complexité du diagnostic, rappeler le pourcentage d’erreur à cet égard et dénoncer comme Maisondieu le « mythe de la démence » (Pellissier, 2003, p. 76), ou comme Whitehouse et George, le « mythe de la maladie d’Alzheimer ». Pour ces auteurs en effet, il est souhaitable d’engager une « réflexion approfondie concernant cette maladie, [de] reconnaitre l’immense pouvoir que les mots et les étiquettes ont dans notre existence et réfléchir aux limites de notre capacité à guérir une “maladie” autour de laquelle nous avons construit un mythe culturel si terrifiant » (Whitehouse et George, 2009, p. 15).
Dans la même logique, Jérôme Pellissier se demande, pourquoi et pour qui, face à « l’entêtement dont certains font preuve pour affirmer que tant de personnes âgées sont atteintes de cette “maladie d’Alzheimer”, cette fausse certitude est-elle entretenue ? » (Pellissier, 2003, p. 143). Ce « mythe de l’Alzheimer » (qui de son point de vue pose le problème de l’objectivation scientifique du processus pathologique) interroge selon lui notre rapport culturel et historique à la vieillesse. Serait-il plus aisé, individuellement et/ou collectivement de pointer une maladie, que de s’interroger sur notre responsabilité ? Si cette perspective pourra sembler excessive à certains, elle appelle néanmoins à poser un regard critique à l’égard du traitement social appliqué aux personnes âgées : « Nous n’isolons pas, nous n’abandonnons pas, nous ne maltraitons pas, nous ne tuons pas : nos vieillards sont absents, fous, dépressifs, maltraités et suicidaires parce qu’ils sont “malades”!» (Pellissier, 2003, p. 146).
Loin de considérer que la maladie d’Alzheimer serait une pure « création » reflétant seulement les rapports sociaux entre groupes d’âge ou que les « déments » n’existeraient pas, c’est bien la force symbolique de la maladie et son usage social qui sont questionnés ici.
Grand âge et self-made man
L’historien américain J. F. Ballenger s’est également interrogé sur l’histoire culturelle de la sénilité et de la maladie d’Alzheimer aux États-Unis. Ayant travaillé durant quelques années dans des hôpitaux, il a constaté à quel point la « maladie d’Alzheimer » a émergé pour devenir la catégorie diagnostique dominante et la manière d’interpréter la démence au grand âge (Ballenger, 2006, p. IX). Il s’est attaché à examiner l’origine historique de cette terreur particulière générée par la démence dans la société américaine, ainsi que la manière dont elle a contribué à façonner le savoir sur cette maladie, les politiques de santé et l’expérience, tant des soignants que des personnes qui en sont atteintes ou qui sont susceptibles de l’être. Sans une attention à l’histoire et la capacité de construire un récit cohérent reliant le présent au passé et au futur, estime-t-il, les discours publics sur la maladie d’Alzheimer risquent eux-mêmes d’être « confus » et « désorientés ». C’est selon lui la compréhension de l’histoire de cette « condition » et notre attitude à son égard qui permettra de pouvoir y répondre avec humanité et intelligence (Ballenger, 2006, p. 3).
Sans développer ici son analyse éclairante (que nous avons brièvement présentée dans un rapport réalisé pour la fondation Roi Baudouin en 2009), il est manifeste pour lui que la préoccupation grandissante au sujet de la démence aux États-Unis est directement liée au vieillissement de la population. De son point de vue, la forme particulière prise par cette inquiétude ne s’explique pas tant par la prévalence croissante de cette pathologie que par les importants changements dans la culture américaine survenus avec la modernité (à partir de la fin du XIXe siècle après la guerre civile). Pourquoi, interroge-t-il, la démence serait-elle considérée à certaines périodes par la médecine comme faisant partie intégrante du processus de vieillissement, et à d’autres périodes comme une maladie ? Qu’est-ce qui explique l’intensité de la peur et de l’anxiété qu’elle suscite ?
C’est, selon lui, le développement du libéralisme, en rupture avec l’ordre social antérieur, qui aurait rendu problématique la notion d’individualité (selfhood): celle-ci ne renvoyant désormais plus aux prérogatives liées à un statut social, mais devant être soigneusement et délibérément bâtie, construite par chaque individu. Dans ce contexte, avec la notion d’individualité, la conception de la vieillesse comme période de vie qui a du sens (meaningful old age) a également été ébranlée. Les représentations de la sénilité ont alors participé à l’élaboration d’un discours plus large sur le sort du grand âge dans la société moderne, quant à savoir si le corps vieillissant et l’esprit pourraient suivre face au rythme frénétique des changements dans une époque industrielle. (Ballenger, 2006, p. 9) Cette image de la personne sénile a constitué, selon Ballenger, l’un des stéréotypes les plus répandus pour faire face à l’anxiété au sujet de la cohérence, de la stabilité et de l’orientation morale d’un soi (self) confronté aux demandes difficilement compatibles du capitalisme libéral. Le résultat pour Ballenger est que ces images de la sénilité ont joué un rôle majeur dans la structuration de la signification, et du grand âge, et du soi (de la personne) dans l’Amérique moderne dans la mesure où la sénilité elle-même hantait la réalisation du self-made man.
Si, à partir des années cinquante, les gérontologues s’attaquèrent au stéréotype du « vieil homme sénile incapable de faire face au rythme du monde moderne » en montrant que la sénilité relevait plutôt de la privation de rôles ayant du sens après la retraite dans la société (perte de statut et de revenus) que d’un problème de cerveau et s’élevèrent contre les discriminations dues à l’âge en tentant de transformer l’image de la retraite en statut désirable, ils contribuèrent paradoxalement à l’intensification du stigmate de la sénilité. En effet selon l’historien, au fur et à mesure d’une revalorisation de la vieillesse à travers le maintien de la santé et de l’activité, la maladie et la dépendance devinrent de moins en moins tolérables. Ainsi, la perspective de la perte d’esprit (losing one’s mind) se fit plus effrayante que jamais. C’est à partir des années septante que la science biomédicale abandonna la notion de sénilité pour d’autres catégories médicales telles que la maladie d’Alzheimer. Si depuis lors, la recherche médicale a largement progressé dans la compréhension du processus biologique à l’origine de la démence, elle a cependant, souligne encore Ballenger, intensifié ce faisant la peur et l’hostilité à l’égard de la grande vieillesse en rendant la démence « plus réelle » (Ballenger, 2006, p. 10).
Représentations et stigmatisation
La ligne de démarcation entre les personnes « normales » et les personnes atteintes de démence a donc émergé dans les discours médicaux et populaires en ce qui concerne la sénilité et le grand âge au cours du XXe siècle, conclut cet auteur. Et cette question est devenue sensible du fait de l’anxiété croissante dans la société au cours de ce siècle quant à la stabilité et la cohérence identitaire, tant d’un point de vue général, que de manière particulière en raison des changements affectant la signification de la vieillesse. C’est dans les années quatre-vingt que les personnes atteintes de démence connurent la plus forte stigmatisation, lorsqu’elles furent considérées comme « n’étant plus vraiment là » (as no longer really there), comme étant d’une manière ou d’une autre déjà mortes en dépit de la persistance troublante d’un corps animé (Ballenger, 2006, p. 10).
Pour Ballenger, l’importante stigmatisation dont la démence a fait l’objet a influencé l’élaboration, la mise en place d’une politique au sujet de la maladie d’Alzheimer et a renforcé la tendance à privilégier la recherche biomédicale par rapport au « prendre soin » (caregiving). Il constate que ce stigmate a également profondément affecté tant la manière dont les personnes atteintes de démence sont considérées par les autres, que la manière dont les gens font l’expérience de cette maladie.
C’est effectivement le propre des représentations sociales en tant que « forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989), que de ne pas se réduire à de simples perceptions de l’environnement physique et social, mais de participer également à la production de la réalité. Comme l’énonce Clément, « les représentations de la maladie, le regard des autres sur le malade (qui est aussi un regard sur la vieillesse) font partie intégrante de la maladie et constituent les conditions mêmes de leur prise en charge. On ne peut dissocier le regard dévalorisant de l’évolution de la pathologie. L’ambiance catastrophiste est déjà une manière de traiter le malade d’Alzheimer » (Clément, 2007, p. 462).
Des trajectoires concrètes
Si l’on y regarde de plus près c’est, comme l’a bien pointé Ballenger, autour de la notion de personne et d’identité (perte de soi) que cette maladie, ainsi que la plupart des démences condensent des images de perte, de déchéance et de dégradation. Perte de la mémoire, perte de la conscience de soi et du monde, perte de l’intelligence, de la raison, de la notion d‘espace et de temps, de la possibilité de communiquer, de la dignité, de la maitrise de son destin et de ses dernières volontés sont les principaux effets redoutés. Ces craintes apparaissent comme des menaces de mort sociale et, pire encore, de déni d’humanité (FRB, Carbonnelle et al., 2009, p. 23). Dans la pratique, tant que la personne atteinte de démence s’exprime et communique, on lui concède une réalité psychique où la pensée, même étrange, existe. Il reste néanmoins, constate Pellissier, considéré comme un individu ayant essentiellement des besoins physiologiques. Mais, poursuit-il, « dès que le langage disparait, dès que la communication ne s’établit plus avec le dément, réapparait une croyance : ce n’est plus une maladie de la personne, qui trouble sa relation à elle-même, au monde et aux autres, c’est une maladie qui prend possession de l’être et le vide de lui-même. Le sujet est mort, son identité s’est dissoute, ses sentiments, affects, idées, sensations, souvenirs l’ont quitté. Le dément n’est plus alors qu’un esprit mort dans un corps vivant, un pantin habité par cette maladie qui n’exprime plus qu’elle-même et simplement l’anime » (Pellissier, 2003, p. 150).
Ceci nous amène à une question plus centrale à l’égard de la maladie d’Alzheimer et autres formes de démences. Il serait simpliste, et même erroné de réduire l’ensemble de la problématique à celle du stigmate et de donner trop d’importance à une focalisation sur les représentations sociales par rapport à l’expérience vécue des acteurs (personnes atteintes de ce type de troubles, proches et aidants), bien que, comme cela a été montré, celles-ci la conditionnent largement. Même si l’on est baigné dans les représentations qui restent somme toute diverses et multiples selon les milieux, outre la manière dont cette maladie est pensée, prise en considération, prise en charge publiquement, ce sont les « malades » qui en sont atteints dans leur corps, probablement dans leur image d’eux-mêmes et leur identité, dans leurs relations aux autres et à l’environnement, dans leurs projets, bref dans leur existence. Et, selon la manière dont ils vont vivre (avec) ces altérations, ce « désordre » introduit dans le cours de la vie quotidienne et y réagir, leur entourage aura à son tour à faire face aux contingences nouvelles affectant les êtres avec qui il est en lien, engagé dans des relations affectives, d’entraide interpersonnelle et des situations pratiques.
Dès lors, qu’en est-il des expériences des malades et de leurs proches aux différentes étapes de la maladie ? Qu’en est-il des trajectoires concrètes des gens dans ce contexte sociétal où les notions d’identité, d’individualité, d’humanité sont reliées au premier chef dans la culture qui est la nôtre à la cognition et à la mémoire ? (Kontos, 2006, p. 196) Comment les « relations » dans lesquelles les malades et leurs proches sont engagés évoluent-elles ? Quels « supports » mobilisent-ils et desquels parviennent-ils à bénéficier ? Quelles sont les situations qui les laissent démunis ou désespérés ? Sur quelles ressources de sens s’appuient-ils ? Comment maintiennent-ils la relation, la communication, voire à l’extrême, le contact ?
Si de nombreux travaux ont commencé à s’intéresser à ces questions dans le domaine des sciences sociales (sociologie, anthropologie, etc.) comme le suggèrent les quelques références présentées dans la bibliographie, le champ d’investigation apparait encore bien vaste. Mais ce n’est probablement qu’en connaissant mieux les ressources, les manières de faire et les difficultés rencontrées dans le décours de la maladie qu’il sera possible de dépasser la controverse actuelle quant à considérer si et jusque quand l’identité ou la personne elle-même, est toujours là, se maintient en dépit de ses lésions cérébrales.
De nombreuses initiatives ont vu le jour afin de soutenir les malades et leurs proches. De plus en plus il est souligné l’importance de développer et d’améliorer les structures de soin, de prise en charge (centres de jour, hébergement de nuit, lieux de répit, de rencontre, d’accueil, etc.) et d’aide à domicile ; d’enrichir les approches de cette maladie par de nouvelles approches non médicales et non médicamenteuses ; de poursuivre les réflexions éthiques qu’elle suscite, de favoriser de nouveaux modes de communication avec les personnes atteintes… Si tout cela résulte d’une large mobilisation de nombreux acteurs dans différents secteurs (associatif, professionnel, politique, scientifique…), il s’agit cependant de rester attentif à la parole, la « voix » des malades et celle leurs proches afin que la cause/chose publique n’en vienne pas à occulter, à oblitérer leurs réalités quotidiennes qui, même avec l’aide des institutions, restent un cheminement bien incertain.