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Allo ?!

Numéro 4 - 2017 par Aline Andrianne

mai 2017

– Sabine, bon­jour. – … – Oui mon­sieur, dans quelle région ou quelle ville ? – … – Un ins­tant mon­sieur, je cherche… Oui, le plus près du Del­haize c’est bien ça ? – … – Voi­là, j’ai trou­vé l’information que vous cher­chez, je vous la com­mu­nique, bonne jour­née, au revoir. Tou­jours com­men­cer par son pré­nom, tou­jours rester […]

Italique

– Sabine, bonjour.

– …

– Oui mon­sieur, dans quelle région ou quelle ville ?

– …

– Un ins­tant mon­sieur, je cherche… Oui, le plus près du Del­haize c’est bien ça ?

– …

– Voi­là, j’ai trou­vé l’information que vous cher­chez, je vous la com­mu­nique, bonne jour­née, au revoir.

Tou­jours com­men­cer par son pré­nom, tou­jours res­ter poli, tou­jours demeu­rer calme. Jamais tu ne donnes ton pré­nom. Il ne les inté­resse pas de toute façon, ce n’est pas le ren­sei­gne­ment qu’ils attendent. Les accueillir avec ton pré­nom, ce serait trop leur en accor­der. Quand tu réponds à leurs appels, tu n’es pas toi, tu joues un rôle. Tu uti­lises donc un nom de scène. Ou plu­tôt un nom d’onde. Tu t’appelles Marie, Sabine, Lise, Claire, le choix du nom est com­plexe. Pour satis­faire aux exi­gences de rapi­di­té, il ne doit pas être trop long. Pour te faire éco­no­mi­ser plu­sieurs cen­taines de syl­labes par jour, il ne doit pas en faire plus de deux. Pour être com­pré­hen­sible immé­dia­te­ment, il doit être com­mun. Pour ne pas deman­der trop d’effort de pro­non­cia­tion, il doit com­men­cer par une consonne. Le choix du nom est impor­tant. Il incarne une voix dif­fé­rente. Il repré­sente une géné­ra­tion, un âge, une culture. Il fait fleu­rir une image dif­fé­rente de toi.

Leur don­ner ton propre pré­nom, ce serait leur lais­ser une trop grande part de toi. Cela revien­drait à leur mon­trer la per­sonne der­rière les ondes. Ton pseu­do­nyme leur accor­de­rait un pou­voir sur un corps qu’ils ne voient ni ne sentent pas. Don­ner ton pré­nom à lon­gueur de jour­née le ren­drait autre. Il ne serait plus tien, il devien­drait le leur. Répé­ter ton pré­nom tant de fois le vide­rait de son sens, annu­le­rait le lien du nom au corps. Et que devien­drait ton corps sans rien pour le nommer ?

Par­fois, pour t’amuser, tu leur com­mu­niques un nom andro­gyne. Juste pour faire dou­ter l’autre au bout du fil. Ça amène un peu de sus­pense dans la conver­sa­tion, une ten­sion mal iden­ti­fiable et pour­tant per­cep­tible. Un trouble qui vient d’un retrait phy­sique encore plus grand : tu n’es pas seule­ment invi­sible, tu es aus­si dif­fi­ci­le­ment ima­gi­nable pour ton inter­lo­cu­teur. Tu te caches, tu t’occultes. Tu n’as alors plus qu’à rendre ta voix neutre et tu deviens tout le monde, c’est-à-dire per­sonne. Une per­sonne oppo­sable à une machine, une per­sonne par­mi d’autres, une per­sonne sans his­toire, sans corps, sans intérêt.

– Pascal(e), bonjour.

– Bon­jour m… euh, bon­jour. Dites, est-ce que je pour­rais avoir un petit renseignement ?

– Oui, dites-moi.

– …

Sans inté­rêt. Que de mots sans inté­rêt sont pro­non­cés. Tu n’y fai­sais pas vrai­ment atten­tion avant. Avant d’enfourcher ton casque tous les jours. Et puis petit à petit, tu t’es ren­du compte de la pesan­teur de ces échanges. Mais une pesan­teur étrange. Elle ne vient pas d’un excès de lour­deur ou d’obséquiosité. Cette pesan­teur tire son ori­gine de votre len­teur à tous. Vous avez tous tel­le­ment de mal à entendre l’autre. Bien évi­dem­ment ça n’aide pas quand l’interlocuteur est au bord d’une auto­route ou face à un chan­tier de démo­li­tion, mais même sur un silence de fond, les mots prennent leur temps. Les mots ne se laissent pas faci­le­ment cap­tu­rer par les oreilles. Ils renâclent. Ils esquivent. Ils se cabrent. Ils refusent d’entrer dans le moule qu’on leur a assi­gné. Ils hésitent à se lais­ser inter­pré­ter de peur de se réduire, de perdre peu à peu leur sens. Les mots ont peur de se diluer dans leur usage. Comme ton prénom.

Les mots vous jouent donc des tours. Pour conser­ver leur indé­pen­dance. Pour res­ter libres. Ils se laissent mal pro­non­cer. Ils font place aux bruits. Ils s’agglutinent. Et vous vous lais­sez englou­tir dans leur mag­ma parce que vous enviez leur liber­té. Parce que vous avez oublié d’y faire atten­tion. Alors vous vous trom­pez. Alors vous trom­pez : « Oui, je vous ai bien com­pris, je cherche le ren­sei­gne­ment que vous dési­rez… Voi­là, je vous mets en com­mu­ni­ca­tion ». Quel non-sens ! Quelle iro­nie poli­cée dans ces quelques mots. En s’échappant de tes lèvres, ils te ridi­cu­lisent. Ils t’effacent. « Je vous ai bien com­pris » oxy­more, « Je vous mets en com­mu­ni­ca­tion » réi­fi­ca­tion. Mais peut-être qu’en effet, vous n’êtes pas encore en communication.

– Michel(le), bonjour.

– Bon­jour, mon­sieur Blan­chard à l’appareil. Je suis bien au 1307 ?

– Oui mon­sieur, que puis-je faire pour vous ?

– …

Les seuls qui ont oublié d’oublier les mots, les seuls qui vous ont for­cés à y faire atten­tion, étran­ge­ment, ce sont les capi­ta­listes. Ces étranges humains qui ont don­né une valeur mar­chande au temps. Trente-et-une secondes. Trente-et-une secondes pour être ren­table, pour être opti­mal. Trente-et-un cro­co­diles pour être poli, calme, court et concis. Moins de trente-et-un bat­te­ments de cœur pour ne pas com­mu­ni­quer, mais four­nir un ser­vice de qualité.

– Marie, bonjour.

– Bon­jour madame. Dites, pour­riez-vous m’indiquer la date que nous avons et l’heure ?

– …

Trente-et-une secondes pour apai­ser la soli­tude de la socié­té. Neuf-cent-vingt-neuf risques de perdre ton nom durant une jour­née de bou­lot. Pour­tant il n’est consi­dé­ré ni comme un métier dan­ge­reux, ni comme un tra­vail pénible. Tu es à l’intérieur, tu es assis, ton seul péril est repré­sen­té par les mots. Mais qui peut bien pen­ser que les mots peuvent aus­si bien assour­dir, assom­mer et bles­ser tout autant qu’une bombe ?

Ta tâche est autant celle d’une éponge que celle d’une machine. Sou­vent, ta voix fait l’objet de com­men­taires. Trop basse, trop aga­cée, trop douce, trop jeune. Trop lente à devi­ner les motifs de l’appel. Trop expé­di­tive à ren­voyer vers une boite vocale. Ta voix n’est pas celle qui convient : il n’y en a pas d’autre pour­tant. Ta voix est le pont, qui te main­tient hors de l’eau, qui les sou­tient dans le flot de l’information continue.

Ta tâche est autant celle d’une éponge que celle d’une machine. Tu redi­riges les clients dans le maillage com­plexe des télé­com­mu­ni­ca­tions. Tu leur indiques leur che­min pour « tou­cher » la per­sonne qu’ils sou­haitent atteindre. Froi­de­ment, sans émo­tion. On ne te laisse pas le temps d’en éprou­ver, d’en mon­trer. Trente-et-une res­pi­ra­tions tic-tac. Ton calme déclenche les pas­sions : la frus­tra­tion de l’attente, l’envie du savoir, l’inquiétude de ce même savoir, la colère de l’impuissance.

– Claude, bonjour.

– Ah enfin ! Ça fait dix minutes que j’attends ! J’ai un pro­blème avec ma télé. Je n’ai plus de son, c’est pas la pre­mière fois ce mois-ci, il com­mence à y en avoir marre ! J’ai déjà…

– Excu­sez-moi de vous cou­per mon­sieur, mais ici vous êtes aux ren­sei­gne­ments. Vous cher­chez le numé­ro de ser­vice à la clien­tèle de quel opérateur ?

– Quoi ? euh…

– Voi­là mon­sieur, voi­ci le numé­ro, bonne journée.

– Ouais c’est ça.

On attend de vous que vous répon­diez à une moyenne de six-cents appels par jour. Tou­jours res­ter poli, tou­jours demeu­rer calme. Vous êtes des sacs de sable que poten­tiel­le­ment six-cents boxeurs peuvent venir per­cu­ter : parce que vous êtes là, parce que vous ser­vez à ça, parce que le « client est roi ». Tu restes calme, mais l’humour est ton arme. Plus les autres sont éner­vés, plus tu es poli. La situa­tion devient absurde, un comique de situa­tion diraient cer­tains, la vie penses-tu. On vous dit éga­le­ment de ne rien prendre per­son­nel­le­ment. Mais com­ment prendre si ce n’est per­son­nel­le­ment ? Quelqu’un d’autre vien­dra « prendre » à ta place ? Ou bien es-tu cen­sé faire place à un autre en toi, qui « pren­drait » pour vous ? Qui deviens-tu, que deviens-tu, quand tu « ne prends pas » personnellement ?

– Raphaël(le), bonjour.

– Aidez-moi !
Je viens de me faire agresser.

– Cal­mez-vous, madame, et dites-moi dans quelle ville vous êtes ?

– Venez vite s’il vous plait.

– Oui madame. Indi­quez-moi sim­ple­ment la ville dans laquelle vous vous trou­vez pour que je puisse au plus vite vous trans­mettre le numé­ro du com­mis­sa­riat local.

– … tut, tut, tut.

Voi­là, vous y êtes. Vous et les clients avez inté­gré ce qu’on attend de vous.

Com­men­cez par votre pré­nom, soyez calme et poli en toutes cir­cons­tances, ne pre­nez rien per­son­nel­le­ment, ne dépas­sez pas trente-et-une secondes de communication.

Aline Andrianne


Auteur

Aline Andrianne est romaniste, professeure de français et français langue étrangère. École Européenne (EEB2).