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Allemagne. Le politique en décalage social

Numéro 11 Novembre 2009 - Allemagne par Lechat Benoît

novembre 2009

En Alle­magne, les coa­li­tions mon­tantes sont-elles condam­nées à être tou­jours en retard sur l’évolution de la socié­té ? Comme si le cou­rant social qui les por­tait au pou­voir venait se dis­soudre dans la nou­velle vague déclen­chée par leur acces­sion… Telle la coa­li­tion sociale-démo­­crate-libé­­rale arri­vée au pou­voir en 1972, pous­sée par l’après-68 alle­mand, et qui dut enta­mer le […]

En Alle­magne, les coa­li­tions mon­tantes sont-elles condam­nées à être tou­jours en retard sur l’évolution de la socié­té ? Comme si le cou­rant social qui les por­tait au pou­voir venait se dis­soudre dans la nou­velle vague déclen­chée par leur acces­sion… Telle la coa­li­tion sociale-démo­crate-libé­rale arri­vée au pou­voir en 1972, pous­sée par l’après-68 alle­mand, et qui dut enta­mer le virage de la rigueur après la crise du pétrole et le rem­pla­ce­ment de Willy Brandt par Hel­mut Schmidt, à la suite de l’affaire Guillaume. Telle l’arrivée au pou­voir en 2005 d’une femme chan­ce­lière, Ange­la Mer­kel, à la tête d’un par­ti très tra­di­tion­nel encore mar­qué par le patriar­cat, sans doute ren­due pos­sible par les per­cées cultu­relles de la coa­li­tion rouge-verte. Telle enfin la consé­cra­tion en ce mois d’octobre 2009 d’une coa­li­tion de centre-droit, chré­tienne-démo­crate-libé­rale, pur pro­duit de la vague néo­li­bé­rale, mais qui semble d’ores et déjà en déca­lage par rap­port à une socié­té en quête de cohé­sion et de valeurs col­lec­tives… L’analyse effec­tuée dans le cadre de la célé­bra­tion des soixante ans de la Répu­blique fédé­rale et des vingt ans de la chute du Mur par le poli­to­logue Franz Wal­ter1 est cruelle pour la nou­velle équipe diri­gée par Ange­la Mer­kel, comme pour nombre de celles qui l’ont pré­cé­dée. La prin­ci­pale rai­son de son suc­cès ne rési­de­rait pas dans un quel­conque pro­jet capable de pro­je­ter en avant toute la socié­té alle­mande, mais dans la seule pro­lon­ga­tion d’une ten­dance anté­rieure dans laquelle le FDP et la CDU auraient trou­vé les res­sorts de leur cohésion.

La dette : pied au plancher

Toute autre for­mule de coa­li­tion aurait en effet été trop incer­taine ou instable, qu’il s’agisse de la recon­duc­tion de la grande coa­li­tion entre les chré­tiens et les sociaux-démo­crates, d’une coa­li­tion rouge-rouge-verte (SPD, Die Linke, Les Verts-Alliance 90), asso­ciant bien trop d’ennemis héré­di­taires, sans par­ler d’une coa­li­tion « Ampel » (feu de signa­li­sa­tion) mariant très impro­ba­ble­ment les rouges du SPD, les jaunes du FDP et les Verts. Mais si le mariage fut rapi­de­ment conclu — les bans en avaient été clai­re­ment publiés avant le scru­tin par cha­cun des par­te­naires — le conte­nu du contrat est symp­to­ma­tique de l’absence de créa­ti­vi­té avec laquelle les poli­tiques euro­péens affrontent la crise. Les pro­messes de cou­rage de la chan­ce­lière Ange­la Mer­kel résonnent comme un aveu de panne d’imagination poli­tique. Plus grave, les prin­ci­pales mesures conte­nues dans l’accord de gou­ver­ne­ment semblent extrê­me­ment témé­raires pour les finances publiques de la pre­mière puis­sance éco­no­mique euro­péenne. Il a fal­lu en l’occurrence ren­con­trer au moins une par­tie des demandes libé­rales en matière de réduc­tions d’impôts. L’accord concentre ain­si sur les reve­nus infé­rieurs, les familles, les PME et les entre­prises en géné­ral via notam­ment un pla­fon­ne­ment à 40% du salaire brut des coti­sa­tions sociales, un ensemble d’allégements qui coû­te­ront 14 mil­liards d’euros l’an pro­chain et 24 mil­liards en vitesse de croi­sière en 2013. Mais il est par­ti­cu­liè­re­ment flou sur la manière dont il va les finan­cer. Or, en mai der­nier, la grande coa­li­tion a voté une réforme consti­tu­tion­nelle qui ins­taure un « frein à la dette » (Schul­den­bremse), limi­tant à l’équivalent de 0,65% du PIB le niveau du défi­cit, en période de conjonc­ture nor­male. Avec un défi­cit qui dépasse actuel­le­ment les 3% du PIB, l’Allemagne risque donc d’aggraver son endet­te­ment public avant l’entrée en vigueur de la réforme qui se fera… après les pro­chaines élections.

Des plans sur la comète de la croissance

Pour répli­quer aux cri­tiques qui sont venues de l’opposition comme des milieux éco­no­miques, la coa­li­tion d’Angela Mer­kel a insis­té sur l’effet retour de ses mesures et sur la créa­tion d’emplois qui ne man­que­raient pas d’en décou­ler. Le pari appa­raît cepen­dant extrê­me­ment ris­qué dans la mesure où il fau­drait créer au moins un mil­lion d’emplois pour arri­ver à finan­cer la réforme fis­cale annon­cée, la créa­tion de cent mille emplois don­nant lieu à une éco­no­mie d’environ deux mil­liards d’euros. Or les dépenses seront enga­gées bien avant l’hypothétique effet retour sur la crois­sance d’une éco­no­mie clas­si­que­ment tirée par ses expor­ta­tions. Si la chan­ce­lière ne veut pas entraî­ner son pays dans l’aventurisme bud­gé­taire, il est donc pro­bable qu’elle dis­pose d’un agen­da caché de mesures d’économies dans les fonc­tions col­lec­tives, qu’il s’agisse de la sécu­ri­té sociale ou des ser­vices publics, même si l’accord dit éga­le­ment vou­loir por­ter les dépenses de for­ma­tion à 10% du PIB. Mais il ne sera vrai­sem­bla­ble­ment pas dévoi­lé avant les élec­tions régio­nales qui auront lieu au prin­temps pro­chain dans l’important Land de Rhé­na­nie-West­pha­lie. Ange­la Mer­kel est en effet bien déci­dée à ne pas lais­ser un adver­saire social-démo­crate trau­ma­ti­sé par sa défaite his­to­rique l’occasion de se rele­ver. L’accord CDU-FDP contient ain­si un adou­cis­se­ment des mesures Harz IV adop­tées par la coa­li­tion rouge-verte emme­née par Gerhard Schrö­der, qui fait fonc­tion de piqûre de rap­pel pour un élec­to­rat ouvrier qui a voté davan­tage pour la CDU que pour le SPD…

Un SPD désossé

La débâcle social-démo­crate est his­to­rique. Le SPD qui fut long­temps un modèle pour toute la gauche euro­péenne a été lâché par un tiers de ses élec­teurs. Selon les esti­ma­tions publiées par la chaîne publique ARD2, les plus nom­breux sont ceux qui n’ont même pas pris part au scru­tin. Ils sont sui­vis dans l’ordre par ceux qui ont rejoint la CDU, Die Linke (et aus­si ex-com­mu­nistes de la RDA), les Verts et même le FDP, pas moins de 520.000 élec­teurs sociaux-démo­crates de 2005 ayant opté pour le très libé­ral par­ti de Gui­do Wes­ter­welle. Cet écla­te­ment des trans­ferts de voix illustre à lui seul les déchi­re­ments iden­ti­taires de la social-démo­cra­tie. Entre la ten­ta­tive social-libé­rale, la nos­tal­gie pour l’État-social des années sep­tante culti­vée par Die Linke auprès d’un public fra­gi­li­sé par l’évolution sociale et la mon­tée des pré­oc­cu­pa­tions éco­lo­gistes, le SPD a bien du mal à faire émer­ger un nou­veau para­digme fédé­ra­teur. La tâche de son nou­veau pré­sident, le très envi­ron­ne­men­ta­liste Sig­mar Gabriel (ancien ministre fédé­ral de l’Environnement) s’annonce par­ti­cu­liè­re­ment ardue.

La « Sarmaïca » est unique

En atten­dant cette hypo­thé­tique renais­sance du SPD, les verts sont déci­dés à prendre le lea­der­ship de la contes­ta­tion. Ils ont été les plus viru­lents dans la cri­tique du pro­gramme du nou­veau gou­ver­ne­ment qui com­porte éga­le­ment une relance du nucléaire à laquelle, selon les son­dages, 60% de la popu­la­tion reste oppo­sée. Mais les verts ont autant concen­tré leurs tirs sur l’agenda social caché de la coa­li­tion noir-jaune. Leur véhé­mence masque mal la décep­tion d’une vic­toire amère. Les verts ont fait le meilleur score de leur his­toire, mais res­tent dans l’opposition, et la géné­ra­tion des cin­quan­te­naires qui ont emme­né la cam­pagne (Jür­gen Trit­tin et Renate Künast) a vu s’envoler toute pers­pec­tive de reve­nir un jour aux affaires. Ce sera le défi d’une nou­velle géné­ra­tion (plus d’un tiers des par­le­men­taires verts ont moins de qua­rante ans). Mais dans quelle direc­tion aller ? La confé­rence des délé­gués qui s’est réunie à Rostock le 23 et le 24 octobre a bien insis­té : la « Sar­maï­ca » (la coa­li­tion jamaï­caine, noir-jaune-verte, c’est-à-dire entre chré­tiens-démo­crates et libé­raux qui a vu le jour dans le petit Land de Sarre) est une excep­tion, des­ti­née à bar­rer la route à Oskar Lafon­taine, ancien chef de file social-démo­crate et ani­ma­teur de Die Linke, qui fait office de repous­soir inté­gral pour le SPD comme pour les verts et qui bri­guait la ministre-pré­si­dence de son Land natal où il avait d’ailleurs fait un tabac.

Quel dépassement du compromis productiviste ?

Mais on ne voit pas par ailleurs émer­ger d’axe de recom­po­si­tion poli­tique autour duquel consti­tuer une majo­ri­té alter­na­tive à celle que conduit aujourd’hui Ange­la Mer­kel. Si la crise a mon­tré les limites du modèle néo­li­bé­ral et si, comme l’estime Franz Wal­ter, il y a bien dans la socié­té alle­mande une demande de ren­for­ce­ment du lien social, celle-ci coexiste avec une cri­tique de l’État social bien illus­trée par le der­nier livre du phi­lo­sophe Peter Slo­ter­di­jck et l’analyse cin­glante qu’en a effec­tuée le socio­logue Axel Hon­neth3. Com­ment conci­lier une demande post­ma­té­ria­liste expri­mée par le suc­cès crois­sant des verts et un désir d’émancipation et de jouis­sance pré­sent dans les classes qui conti­nuent à tirer l’économie alle­mande par leur tra­vail et leurs talents et qui craignent comme la peste la res­tau­ra­tion d’un « conser­va­tisme des valeurs » réta­blis­sant le pri­mat de la com­mu­nau­té sur l’individu. En outre, comme dans d’autres pays euro­péens, la dif­fi­cul­té pour la gauche alle­mande reste de pro­duire une alliance qui va au-delà de la moder­ni­sa­tion éco­lo­gique et sociale, qui dépasse le com­pro­mis pro­duc­ti­viste sur lequel la puis­sance éco­no­mique alle­mande s’est construite — sans réduire encore assez son empreinte éco­lo­gique glo­bale — et qui en même temps ne liquide pas ses acquis en termes d’émancipation. Un tel pro­jet — encore lar­ge­ment à défi­nir — ne pour­ra pas, sauf sur­prise, voir le jour avant 2013, et, au vu de l’aventurisme bud­gé­taire de Mme Mer­kel et de M. Wes­ter­welle, la sobrié­té risque de devoir être sa pre­mière vertu.

  1. Spie­gel, « Ges­chichte », n° 2, 2009, édi­tion spéciale.
  2. Voir « wäh­ler­wan­de­run­gen ».
  3. Voir Le Monde du 26 octobre où Axel Hon­neth étrille la ten­ta­tive de Slo­ter­di­jck de cri­ti­quer les fon­de­ments éthiques de l’État social, au nom d’une cri­tique très nietz­schéenne de l’égalitarisme.

Lechat Benoît


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