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Allemagne. Le politique en décalage social
En Allemagne, les coalitions montantes sont-elles condamnées à être toujours en retard sur l’évolution de la société ? Comme si le courant social qui les portait au pouvoir venait se dissoudre dans la nouvelle vague déclenchée par leur accession… Telle la coalition sociale-démocrate-libérale arrivée au pouvoir en 1972, poussée par l’après-68 allemand, et qui dut entamer le […]
En Allemagne, les coalitions montantes sont-elles condamnées à être toujours en retard sur l’évolution de la société ? Comme si le courant social qui les portait au pouvoir venait se dissoudre dans la nouvelle vague déclenchée par leur accession… Telle la coalition sociale-démocrate-libérale arrivée au pouvoir en 1972, poussée par l’après-68 allemand, et qui dut entamer le virage de la rigueur après la crise du pétrole et le remplacement de Willy Brandt par Helmut Schmidt, à la suite de l’affaire Guillaume. Telle l’arrivée au pouvoir en 2005 d’une femme chancelière, Angela Merkel, à la tête d’un parti très traditionnel encore marqué par le patriarcat, sans doute rendue possible par les percées culturelles de la coalition rouge-verte. Telle enfin la consécration en ce mois d’octobre 2009 d’une coalition de centre-droit, chrétienne-démocrate-libérale, pur produit de la vague néolibérale, mais qui semble d’ores et déjà en décalage par rapport à une société en quête de cohésion et de valeurs collectives… L’analyse effectuée dans le cadre de la célébration des soixante ans de la République fédérale et des vingt ans de la chute du Mur par le politologue Franz Walter1 est cruelle pour la nouvelle équipe dirigée par Angela Merkel, comme pour nombre de celles qui l’ont précédée. La principale raison de son succès ne résiderait pas dans un quelconque projet capable de projeter en avant toute la société allemande, mais dans la seule prolongation d’une tendance antérieure dans laquelle le FDP et la CDU auraient trouvé les ressorts de leur cohésion.
La dette : pied au plancher
Toute autre formule de coalition aurait en effet été trop incertaine ou instable, qu’il s’agisse de la reconduction de la grande coalition entre les chrétiens et les sociaux-démocrates, d’une coalition rouge-rouge-verte (SPD, Die Linke, Les Verts-Alliance 90), associant bien trop d’ennemis héréditaires, sans parler d’une coalition « Ampel » (feu de signalisation) mariant très improbablement les rouges du SPD, les jaunes du FDP et les Verts. Mais si le mariage fut rapidement conclu — les bans en avaient été clairement publiés avant le scrutin par chacun des partenaires — le contenu du contrat est symptomatique de l’absence de créativité avec laquelle les politiques européens affrontent la crise. Les promesses de courage de la chancelière Angela Merkel résonnent comme un aveu de panne d’imagination politique. Plus grave, les principales mesures contenues dans l’accord de gouvernement semblent extrêmement téméraires pour les finances publiques de la première puissance économique européenne. Il a fallu en l’occurrence rencontrer au moins une partie des demandes libérales en matière de réductions d’impôts. L’accord concentre ainsi sur les revenus inférieurs, les familles, les PME et les entreprises en général via notamment un plafonnement à 40% du salaire brut des cotisations sociales, un ensemble d’allégements qui coûteront 14 milliards d’euros l’an prochain et 24 milliards en vitesse de croisière en 2013. Mais il est particulièrement flou sur la manière dont il va les financer. Or, en mai dernier, la grande coalition a voté une réforme constitutionnelle qui instaure un « frein à la dette » (Schuldenbremse), limitant à l’équivalent de 0,65% du PIB le niveau du déficit, en période de conjoncture normale. Avec un déficit qui dépasse actuellement les 3% du PIB, l’Allemagne risque donc d’aggraver son endettement public avant l’entrée en vigueur de la réforme qui se fera… après les prochaines élections.
Des plans sur la comète de la croissance
Pour répliquer aux critiques qui sont venues de l’opposition comme des milieux économiques, la coalition d’Angela Merkel a insisté sur l’effet retour de ses mesures et sur la création d’emplois qui ne manqueraient pas d’en découler. Le pari apparaît cependant extrêmement risqué dans la mesure où il faudrait créer au moins un million d’emplois pour arriver à financer la réforme fiscale annoncée, la création de cent mille emplois donnant lieu à une économie d’environ deux milliards d’euros. Or les dépenses seront engagées bien avant l’hypothétique effet retour sur la croissance d’une économie classiquement tirée par ses exportations. Si la chancelière ne veut pas entraîner son pays dans l’aventurisme budgétaire, il est donc probable qu’elle dispose d’un agenda caché de mesures d’économies dans les fonctions collectives, qu’il s’agisse de la sécurité sociale ou des services publics, même si l’accord dit également vouloir porter les dépenses de formation à 10% du PIB. Mais il ne sera vraisemblablement pas dévoilé avant les élections régionales qui auront lieu au printemps prochain dans l’important Land de Rhénanie-Westphalie. Angela Merkel est en effet bien décidée à ne pas laisser un adversaire social-démocrate traumatisé par sa défaite historique l’occasion de se relever. L’accord CDU-FDP contient ainsi un adoucissement des mesures Harz IV adoptées par la coalition rouge-verte emmenée par Gerhard Schröder, qui fait fonction de piqûre de rappel pour un électorat ouvrier qui a voté davantage pour la CDU que pour le SPD…
Un SPD désossé
La débâcle social-démocrate est historique. Le SPD qui fut longtemps un modèle pour toute la gauche européenne a été lâché par un tiers de ses électeurs. Selon les estimations publiées par la chaîne publique ARD2, les plus nombreux sont ceux qui n’ont même pas pris part au scrutin. Ils sont suivis dans l’ordre par ceux qui ont rejoint la CDU, Die Linke (et aussi ex-communistes de la RDA), les Verts et même le FDP, pas moins de 520.000 électeurs sociaux-démocrates de 2005 ayant opté pour le très libéral parti de Guido Westerwelle. Cet éclatement des transferts de voix illustre à lui seul les déchirements identitaires de la social-démocratie. Entre la tentative social-libérale, la nostalgie pour l’État-social des années septante cultivée par Die Linke auprès d’un public fragilisé par l’évolution sociale et la montée des préoccupations écologistes, le SPD a bien du mal à faire émerger un nouveau paradigme fédérateur. La tâche de son nouveau président, le très environnementaliste Sigmar Gabriel (ancien ministre fédéral de l’Environnement) s’annonce particulièrement ardue.
La « Sarmaïca » est unique
En attendant cette hypothétique renaissance du SPD, les verts sont décidés à prendre le leadership de la contestation. Ils ont été les plus virulents dans la critique du programme du nouveau gouvernement qui comporte également une relance du nucléaire à laquelle, selon les sondages, 60% de la population reste opposée. Mais les verts ont autant concentré leurs tirs sur l’agenda social caché de la coalition noir-jaune. Leur véhémence masque mal la déception d’une victoire amère. Les verts ont fait le meilleur score de leur histoire, mais restent dans l’opposition, et la génération des cinquantenaires qui ont emmené la campagne (Jürgen Trittin et Renate Künast) a vu s’envoler toute perspective de revenir un jour aux affaires. Ce sera le défi d’une nouvelle génération (plus d’un tiers des parlementaires verts ont moins de quarante ans). Mais dans quelle direction aller ? La conférence des délégués qui s’est réunie à Rostock le 23 et le 24 octobre a bien insisté : la « Sarmaïca » (la coalition jamaïcaine, noir-jaune-verte, c’est-à-dire entre chrétiens-démocrates et libéraux qui a vu le jour dans le petit Land de Sarre) est une exception, destinée à barrer la route à Oskar Lafontaine, ancien chef de file social-démocrate et animateur de Die Linke, qui fait office de repoussoir intégral pour le SPD comme pour les verts et qui briguait la ministre-présidence de son Land natal où il avait d’ailleurs fait un tabac.
Quel dépassement du compromis productiviste ?
Mais on ne voit pas par ailleurs émerger d’axe de recomposition politique autour duquel constituer une majorité alternative à celle que conduit aujourd’hui Angela Merkel. Si la crise a montré les limites du modèle néolibéral et si, comme l’estime Franz Walter, il y a bien dans la société allemande une demande de renforcement du lien social, celle-ci coexiste avec une critique de l’État social bien illustrée par le dernier livre du philosophe Peter Sloterdijck et l’analyse cinglante qu’en a effectuée le sociologue Axel Honneth3. Comment concilier une demande postmatérialiste exprimée par le succès croissant des verts et un désir d’émancipation et de jouissance présent dans les classes qui continuent à tirer l’économie allemande par leur travail et leurs talents et qui craignent comme la peste la restauration d’un « conservatisme des valeurs » rétablissant le primat de la communauté sur l’individu. En outre, comme dans d’autres pays européens, la difficulté pour la gauche allemande reste de produire une alliance qui va au-delà de la modernisation écologique et sociale, qui dépasse le compromis productiviste sur lequel la puissance économique allemande s’est construite — sans réduire encore assez son empreinte écologique globale — et qui en même temps ne liquide pas ses acquis en termes d’émancipation. Un tel projet — encore largement à définir — ne pourra pas, sauf surprise, voir le jour avant 2013, et, au vu de l’aventurisme budgétaire de Mme Merkel et de M. Westerwelle, la sobriété risque de devoir être sa première vertu.
- Spiegel, « Geschichte », n° 2, 2009, édition spéciale.
- Voir « wählerwanderungen ».
- Voir Le Monde du 26 octobre où Axel Honneth étrille la tentative de Sloterdijck de critiquer les fondements éthiques de l’État social, au nom d’une critique très nietzschéenne de l’égalitarisme.