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Allegretto

Numéro 8 Décembre 2023 par Julien Bal

décembre 2023

Un soir d’ennui et de pas­tis, par­cou­rant des annonces d’emploi sur inter­net, je me suis pro­po­sé pour un poste de régis­seur à Dis­ney­land Paris. Le salaire parais­sait cor­rect pour le peu qu’il fal­lait faire : sur­veiller le bon dérou­le­ment de la parade, exfil­trer si besoin des artistes mal en point et faire un rap­port suc­cinct si un […]

Italique

Un soir d’ennui et de pas­tis, par­cou­rant des annonces d’emploi sur inter­net, je me suis pro­po­sé pour un poste de régis­seur à Dis­ney­land Paris. Le salaire parais­sait cor­rect pour le peu qu’il fal­lait faire : sur­veiller le bon dérou­le­ment de la parade, exfil­trer si besoin des artistes mal en point et faire un rap­port suc­cinct si un élé­ment du char­roi parais­sait usé. Après plu­sieurs étapes de sélec­tion par télé­phone, j’ai été embauché.

La veille de ma prise de fonc­tion, sou­dai­ne­ment gagné par une pré­mo­ni­tion glauque, j’ai eu besoin de visua­li­ser les cou­lisses de ce parc d’attractions que j’imaginais tout à coup sor­dides et dépri­mantes. J’ai trou­vé sur You­Tube plu­sieurs repor­tages télé dans les­quels les camé­ras s’aventuraient quelques minutes en cou­lisse. Des prin­cesses sou­riantes cir­cu­laient en bus sur les routes sinueuses des backs­tages et ça m’a ras­su­ré. Je me sou­viens que cette nuit-là, après avoir éteint mon PC, j’ai dor­mi serei­ne­ment pen­dant que ma tête rejouait en rêve la petite musique qu’on enten­dait au loin dans les reportages.

Dans ces docu­men­taires, on ne voyait pas l’horrible cré­pi de l’envers du décor et ses cou­lées mar­ron-grises. Ces films ne mon­traient pas non plus l’immense horde hagarde des employés que j’ai rejoint le len­de­main : des mil­liers de corps ralen­tis, le men­ton lourd, avan­çant à contre­temps d’une musique rica­nante dif­fu­sée trop fort, dans le parc comme en cou­lisse. Dans cette immense usine de joie et d’oubli qu’est Dis­ney­land, le cœur des choses, c’est la musique d’ambiance dont je n’ai per­çu la puis­sance dévas­ta­trice qu’après quelques jours pas­sés à la subir. Les repor­tages que j’avais vision­nés ne met­taient en lumière ni le carac­tère dépri­mant des cou­lisses ni l’enfer musi­cal qui régnait dans ce parc fabuleux.

Pen­dant mon pre­mier jour de tra­vail à Dis­ney­land, la musique m’a égayé comme elle égaye les visi­teurs. S’ils viennent prin­ci­pa­le­ment pour les sen­sa­tions des manèges, les guests – comme on dit là-bas – viennent aus­si pour le carac­tère par­ti­cu­liè­re­ment sug­ges­tif de ces airs entrai­nants. Ce soir-là, la tête satu­rée d’informations et d’injonctions nou­velles, des notes s’entrechoquaient dans mon cer­veau comme un med­ley raté. Les jours sui­vants, le réper­toire de mélo­dies criardes que ma mémoire rejouait en boucle s’est super­po­sé à la musique du parc. Il était presque impos­sible de tra­vailler dans ces conditions.

C’est à cet ins­tant qu’une ques­tion m’a tra­ver­sé l’esprit. Com­ment mes col­lègues, dont cer­tains avaient plus de vingt ans d’ancienneté, s’immunisaient-ils contre ce fléau sonore ? Com­ment échap­paient-ils à cette musique d’ambiance lan­ci­nante qu’en interne on appe­lait la BGM, rac­cour­cis­sant par ses ini­tiales l’expression back­ground music ? Ils n’avaient pas l’air d’aller mal, mais en les obser­vant atten­ti­ve­ment j’ai consta­té quelque chose d’inhabituel et de col­lec­tif dans leur façon de bou­ger, de regar­der, de res­pi­rer, de par­ler. Il me sem­blait que pour sur­vivre les cast mem­bers avaient modi­fié quelque chose de pro­fond et d’intime en eux-mêmes, mais quoi ?

Au bout de quinze jours, j’ai eu ma réponse. Ce midi-là, à la can­tine, du fond de ma fatigue, la len­teur de l’élocution de mes col­lègues me don­nait envie de hur­ler. J’ai atten­du un silence pour leur deman­der ner­veu­se­ment : « Vous faites com­ment pour sup­por­ter la musique, ça a pas l’air de vous gêner, vous pre­nez des cache­tons ou quoi ? ». De l’autre bout de la table, on me lan­ça mol­le­ment un « Faut aller voir le Ludo­vic, il va te dé-rythmer.

  • Il va me quoi ?
  • C’est le délé­gué. Va le voir. Au bout là-bas. Juste avant la cui­sine. Il va te dé-rythmer.
    Main­te­nant ?
  • Oui. C’est pas long, t’inquiète ».

Au fond de la can­tine en effet, entre les toi­lettes et l’arrière-cuisine, une remise sombre et exi­guë, que je n’avais jamais remar­quée, abri­tait un homme petit, affai­ré à clas­ser des papiers. Il s’est tour­né vers moi, son regard était voi­lé par deux taies blanches aux marges jaunes. Il a su qui j’étais sans que je ne le lui dise : « Julien oui, Bal, venez là ». Quand il s’est levé, j’ai décou­vert qu’il était chaus­sé de rol­lers mauves, verts et usés. Il m’a fait asseoir sur sa chaise et s’est mis à tour­ner autour de moi. Der­rière sa sil­houette qui pas­sait et repas­sait devant mes yeux, j’ai entra­per­çu une pho­to d’Elton John et un por­trait de Tito pla­car­dés au mur. Il diri­geait vers moi ses paumes ouvertes tan­dis que les os de ses doigts cra­quaient. Ensuite, une main posée sur l’autre, il a concen­tré ses efforts sur la cime de mon crâne tout en mur­mu­rant « Et pour repos la fatigue » à moins qu’il n’ait dit « Et pour repos la can­tine ». J’ai vite sen­ti que son magné­tisme agis­sait. Le bruit de vais­selle dans l’arrière-cuisine atte­nante s’estompait peu à peu. Com­ment avait-il fait ? Qu’avait-il fait ? Était-ce défi­ni­tif ? Après cette céré­mo­nie expé­di­tive, je me suis sen­ti plus léger, calme et assour­di. Il était par­ve­nu à ralen­tir les bat­te­ments de mon cœur pour les débran­cher du rythme de la BGM.

Ce n’est que bien plus tard que j’ai com­pris que la BGM joue toutes ses musiques Alle­gret­to(entre 120 et 110 bat­te­ments par minutes), ce qui est légè­re­ment plus rapide que le rythme médian du pouls humain. C’est grâce à cette légère avance et au volume un peu pous­sif de sa dif­fu­sion qu’elle enchante les visi­teurs le temps d’un bref séjour. Mais au-delà de deux jours, cette play­list dou­ce­reuse finit par dis­til­ler insi­dieu­se­ment son venin. Pour ma part, après la ses­sion cha­ma­nique à laquelle je m’étais sou­mis, j’étais assez engour­di pour que la BGM ne joue plus pour moi. Hors de sa por­tée, je tra­vaillais sans la subir. Même si je l’entendais tou­jours, la musique d’ambiance était deve­nue comme feu­trée, loin­taine, inoffensive.

En obser­vant à nou­veau les tra­vailleurs du parc ce jour-là, j’ai com­pris que je les avais enfin rejoints et que nous avions col­lec­ti­ve­ment cédé à l’entreprise ce que nous avions de plus intime : nos pouls. Les presque dix-mille employés de Dis­ney­land avaient été ralen­tis, cer­tai­ne­ment par le même homme, « Le Ludo­vic ». Était-il man­da­té par la direc­tion ou pro­di­guait-il ses soins à l’insu du mana­ge­ment en sa qua­li­té de repré­sen­tant syn­di­cal ? Il per­met­tait en tout cas à la horde des sala­riés d’endurer doci­le­ment à la fois le tra­vail et la bande-son sans deve­nir fous. Depuis trente ans que le parc existe, des couples engour­dis se sont for­més dans cet immense vivier d’employés et de nom­breux enfants sont nés de ces unions. On les emmène dès que pos­sible dans le parc, ils viennent hoque­ter leurs pre­mières mesures de BGM, assu­rant ain­si la relève.

L’année que j’ai pas­sée dans cet enclos féé­rique m’a éloi­gné de mes proches et des sor­ties noc­turnes. Un soir de retour du tra­vail, dans le RER A, je suis tom­bé sur des amis. Joyeux et visi­ble­ment émé­chés, ils dan­saient dans la rame. J’ai fait sem­blant de ne pas les voir, mais ils sont venus à ma ren­contre et ont insis­té pour que je les accom­pagne à une fête. Je les ai sui­vis mais notre tem­po n’était plus le même. Dé-ryth­mé, insen­sible à l’alcool, l’épuisement ren­dait mes pro­pos inin­tel­li­gibles, on fron­çait les sour­cils en m’écoutant.

Un dimanche à l’aube, une semaine plus tard, la son­nette a reten­ti. C’était Mathilde, une des amies ren­con­trées dans le RER. Elle se tenait là, sur mon palier, la mine grave. Elle a fini par me tendre une lettre. Ils l’avaient signée à dix. Dix amis qui, inquiets, m’écrivaient com­bien j’avais chan­gé et m’engageaient à démis­sion­ner sur le champ. La lettre pré­ci­sait aus­si qu’une cagnotte avait été consti­tuée pour que je tienne deux mois, le temps de trou­ver autre chose. Mes « Je vais bien » répé­tés une semaine plus tôt ne les avaient pas convain­cus, bien au contraire. Ils auraient pu me rayer défi­ni­ti­ve­ment de la liste de leurs amis, mais ils ont choi­si de me tirer du long som­meil dont j’étais pri­son­nier. Je leur en serai tou­jours reconnaissant.

Aujourd’hui je vais mieux, même si j’ai régu­liè­re­ment des accès de BGM. Une fois par mois, les musiques de Dis­ney­land refont sur­face comme une fan­fare au loin, leur volume aug­mente, elles deviennent insup­por­tables puis s’en vont de mon esprit comme elles sont venues. Ces crises ne durent jamais plus de cinq minutes et les der­niers mots de ces hal­lu­ci­na­tions audi­tives sont tou­jours les mêmes : « Libe­ri­gi­da kvi­ta ». Ces mots, je ne les ai enten­dus qu’à une seule occa­sion, le jour où une asso­cia­tion d’espérantophones for­tu­nés a pri­va­ti­sé le parc et fait jouer la B. O. de « La Reine des neiges » en boucle, très fort, dans une ver­sion inédite en espé­ran­to. On ne sort pas indemne d’une expé­rience comme celle-là.

* * *
Julien Bal a publié Ovales, un recueil de qua­torze nou­velles où se mêlent les mondes du bur­lesque et de l’absurde, les cau­che­mars, l’humour et même la science-fic­tion, aux édi­tions Ab Irato.

Julien Bal


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