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Aidants proches : une reconnaissance en demi-teinte ?

Numéro 4 – 2018 - aidant proche dépendance personnes âgées vieillesse par Émilie Charlier

juillet 2018

Le vieillis­se­ment démo­gra­phique n’est pas un phé­no­mène nou­veau en Bel­gique. Il sou­lève cepen­dant des ques­tions rela­tives aux soins à appor­ter aux indi­vi­dus en situa­tion de dépen­dance. On estime qu’une per­sonne sur dix serait un « aidant proche ». Mais quelles réa­li­tés se cachent der­rière ce rôle encore mécon­nu ? Des études récentes sou­lignent les dif­fi­cul­tés issues de la rela­tion entre aidant et aidé. Qu’en est-il du vécu lié au rap­port avec les pro­fes­sion­nels et les ins­ti­tu­tions ? Inter­ro­gés dans le cadre d’une recherche por­tant sur les groupes de parole pour proches, les aidants natu­rels témoignent du déni de recon­nais­sance auquel ils sont confron­tés. Il existe cepen­dant des approches qui valo­risent leurs savoirs expé­rien­tiels. Les groupes de parole en sont un exemple illus­trant les pos­si­bi­li­tés de conci­lier savoirs pro­fes­sion­nels et profanes.

Article

La Bel­gique compte envi­ron deux mil­lions de per­sonnes âgées de plus de soixante-cinq ans. En 2010, les indi­vi­dus de plus de quatre-vingts ans repré­sen­taient envi­ron 5% de la popu­la­tion, mais on estime qu’ils attein­dront les 10% d’ici 2050. Dans un article daté de 2003, Chris­tian Van Rom­paey sou­li­gnait déjà que l’augmentation de l’espérance de vie va de pair avec des pré­oc­cu­pa­tions sur des sujets tels que les dépenses liées au vieillis­se­ment, aux inca­pa­ci­tés ou encore à l’isolement social.

Les poli­tiques actuelles en matière de soins rési­den­tiels ne per­mettent pas de répondre à l’augmentation des demandes atten­due d’ici 2025. En outre, la pro­por­tion d’individus âgés de quinze à soixante-quatre ans dimi­nue par rap­port à celle des plus de soixante-cinq ans : d’après les esti­ma­tions, elle pas­se­rait de 3,6 en 2010 à 2,4 d’ici 2040.

Dans ce contexte, une étude publiée en 2017 par la Fon­da­tion Roi Bau­douin sou­ligne l’importance des soins four­nis par les aidants proches : com­plé­men­taires aux soins dis­pen­sés par les inter­ve­nants pro­fes­sion­nels, ils per­mettent sou­vent aux per­sonnes âgées de res­ter à domi­cile le plus long­temps possible.

Qu’est-ce qu’un aidant proche ?

On entend par aidant proche la per­sonne de l’entourage qui apporte un sou­tien et une aide constante à un indi­vi­du en situa­tion de grande dépen­dance, avec l’éventuel concours d’intervenants pro­fes­sion­nels. Cette aide est four­nie sur le lieu de vie de la per­sonne (com­pris comme son domi­cile) et dans le res­pect de son envi­ron­ne­ment. « Inter­ve­nant de proxi­mi­té », « aidant infor­mel » ou encore « aidant prin­ci­pal » sont des termes éga­le­ment uti­li­sés pour dési­gner les aidants proches. Il s’agit géné­ra­le­ment des enfants ou des conjoints de per­sonnes qui pré­sentent une démence telle que la mala­die d’Alzheimer ou des troubles appa­ren­tés, mais d’autres cas de figure sont aus­si possibles.

Si le concept est encore peu connu du grand public, on voit fleu­rir depuis quelques années des études à ce sujet. Les aidants proches acquièrent éga­le­ment une recon­nais­sance pro­gres­sive, notam­ment via l’introduction d’une récente défi­ni­tion juri­dique. En effet, La loi rela­tive à la recon­nais­sance de l’aidant proche d’une per­sonne en situa­tion de grande dépen­dance a vu le jour en 2014 en Bel­gique. Elle désigne l’aidant proche comme « la per­sonne qui apporte une aide et un sou­tien conti­nus ou régu­liers à la per­sonne aidée » et qui res­pecte les condi­tions sui­vantes : être majeur (ou éman­ci­pé) et pré­sen­ter une rela­tion de confiance et/ou de proxi­mi­té avec l’aidé, ain­si que deux condi­tions d’exercice : d’une part, appor­ter un sou­tien qui soit gra­tuit et non pro­fes­sion­nel et, d’autre part, res­pec­ter le pro­jet de vie de la per­sonne. Une demande de recon­nais­sance peut alors être intro­duite auprès de sa mutuelle.

Des rôles et des vécus méconnus

Les aidants proches seraient près de 900.000 en Bel­gique, il s’agirait majo­ri­tai­re­ment de femmes. L’asbl Aidants proches en dénombre plus de 210.000 rien qu’en Région de Bruxelles-Capi­tale. Pour­tant, leur rôle est encore peu valo­ri­sé. D’après une étude de 2013, épin­glée par Kenig­sberg et ses col­la­bo­ra­teurs, tous ne se consi­dè­re­raient pas en dif­fi­cul­té, mais une par­tie non négli­geable d’entre eux aurait besoin de répit, sans tou­te­fois oser le récla­mer. On connait glo­ba­le­ment peu leur vécu, la rela­tion entre l’aidant et l’aidé étant essen­tiel­le­ment appré­hen­dée en tant que « far­deau » dans la lit­té­ra­ture scientifique.

Par­mi les dif­fé­rentes formes de sou­tien aux­quelles les aidants proches peuvent faire appel, il existe des groupes de parole. Ce terme géné­rique ren­voie à une large varié­té de pra­tiques et de dis­po­si­tifs. Il existe des groupes gérés par et pour les usa­gers ren­con­trant des dif­fi­cul­tés, sous le même modèle que celui des bien connus Alcoo­liques ano­nymes. Il s’agit des self-help groups ou « groupes d’entraide ». D’autres dis­po­si­tifs sont mis en place par les inter­ve­nants pro­fes­sion­nels et sont dési­gnés comme étant des « groupes de sou­tien ». On dis­tingue les psy­cho­thé­ra­pies de groupes non thé­ra­peu­tiques, visant le mieux-être des par­ti­ci­pants sans être consi­dé­rées comme une thérapie.

Qu’ils soient diri­gés par des pro­fes­sion­nels ou par des pairs, les groupes de parole visent à offrir un espace d’écoute et d’échanges à des indi­vi­dus par­ta­geant une condi­tion com­mune. Elle favo­rise la confi­den­tia­li­té, l’empathie et l’absence de juge­ment entre membres. Ces dis­po­si­tifs cherchent à encou­ra­ger l’expression, la recherche de pistes de solu­tion, d’un mieux-être ou du changement.

Une recherche explo­ra­toire est en cours à l’université de Mons et porte plus spé­ci­fi­que­ment sur les groupes de parole non thé­ra­peu­tiques pour proches (conjoints, enfants, fra­tries, parents, etc.) qui se heurtent à des « acci­dents de la vie », des pro­blé­ma­tiques per­son­nelles, fami­liales ou sociales. Recom­man­dée par l’Organisation mon­diale de la san­té en tant que moyen pour réduire le fos­sé entre les infor­ma­tions théo­riques et les infor­ma­tions de ter­rain, la par­ti­ci­pa­tion appa­rait comme un incon­tour­nable des poli­tiques sociales et de san­té. Tou­te­fois, comme le sou­ligne une étude qua­li­ta­tive de Bee et de ses col­la­bo­ra­teurs, l’implication des indi­vi­dus et de leurs proches demeure dif­fi­cile à mettre en œuvre concrè­te­ment, même si de telles ini­tia­tives existent, comme les groupes de parole. Un des inté­rêts de la recherche réside dans la mise en évi­dence de pra­tiques valo­ri­sant les savoirs d’expérience des indi­vi­dus. Elle donne aus­si la parole aux proches, des acteurs du sys­tème sou­vent peu visibles et enten­dus. La posi­tion par­ti­cu­lière des groupes de parole, à la fron­tière entre les inter­ven­tions pro­fes­sion­nelles et pro­fanes, per­met d’explorer les points de vue des ani­ma­teurs comme ceux des participants.

À par­tir d’entretiens avec les acteurs de groupe de parole pour proches, la recherche vise la com­pré­hen­sion des vécus et la recons­ti­tu­tion des dif­fé­rentes tra­jec­toires des indi­vi­dus. Les groupes inves­ti­gués s’adressent à des publics variés, notam­ment les aidants proches, qu’ils soient âgés ou non. C’est plus par­ti­cu­liè­re­ment sur eux que se centre cet article.

Les pre­miers résul­tats font appa­raitre deux pro­blé­ma­tiques qui concernent les aidants proches. Il y a, d’une part, la dif­fi­cul­té à s’identifier en tant que tels et, d’autre part, la faible recon­nais­sance dont ils béné­fi­cient. Au-delà de l’épuisement qui peut résul­ter de la rela­tion d’aide entre­te­nue avec le proche, c’est majo­ri­tai­re­ment le poids du regard social qui est mis en avant dans les témoi­gnages des par­ti­ci­pants de la recherche.

De la difficulté de s’identifier comme aidant proche

Plu­sieurs groupes de parole peinent à se mettre en place, d’autres péri­clitent len­te­ment, faute d’un nombre suf­fi­sant de par­ti­ci­pants. Pour­tant, les pro­fes­sion­nels de ter­rain iden­ti­fient de réels besoins de sou­tien, alors qu’est-ce qui explique ce déca­lage ? La démarche en elle-même n’est pas aisée. Il s’agit d’admettre son impuis­sance, de se dévoi­ler à un groupe de par­faits étran­gers, de faire un saut dans l’inconnu. Englués dans un quo­ti­dien fait d’urgences et de soins, les aidants proches font éga­le­ment face à dif­fé­rents obs­tacles pour accé­der au dis­po­si­tif. Il faut se rendre dis­po­nible, trou­ver un sys­tème de garde pour le proche, orga­ni­ser le dépla­ce­ment, dis­po­ser des moyens finan­ciers suf­fi­sants en cas de groupe payant, etc.

Mais un autre point éga­le­ment avan­cé par les ani­ma­teurs de groupe réside dans le manque d’identification des aidants proches en tant que tels, ce qui n’est pas sans géné­rer un frein aux démarches d’adhésion aux groupes de parole. « On s’est aper­çu, et on s’en aper­çoit de plus en plus, que les aidants proches ne se recon­naissent pas du tout comme tels », explique une ani­ma­trice dont le groupe de parole s’est déli­té avec le temps. « Quand on dit “aidant proche”, ça ne leur parle pas », confirme une autre ani­ma­trice. Sa col­lègue sou­ligne une confu­sion de la part des aides fami­liales : si elles s’identifient comme aidants proches, cela exclut de fac­to les membres de la famille qui ne se sen­ti­raient pas concer­nés. Pour cette ani­ma­trice, il s’agit d’un pro­blème d’ordre socié­tal qui reflète un manque de recon­nais­sance des aidants natu­rels, pour­tant acteurs essen­tiels du sys­tème. Les déci­sions en matière de poli­tique sociale sont éga­le­ment mises en cause. Le sta­tut offi­ciel des aidants proches ne s’accompagne en effet pas ou peu de droits sociaux et/ou d’aides finan­cières, comme le sou­ligne par ailleurs un rap­port de 2015 de l’Association socia­liste de la per­sonne handicapée.

L’absence d’identification peut por­ter sur le rôle lui-même. Parce qu’il est jugé « nor­mal » de prendre soin de son entou­rage, il n’est pas auto­ma­ti­que­ment asso­cié avec un sta­tut spé­ci­fique. Les ani­ma­teurs sont nom­breux à évo­quer les logiques du « il faut » dont se défendent les aidants proches, ils trouvent nor­mal de prendre soin de l’aidé : « Les per­sonnes sou­vent consi­dèrent qu’elles doivent le faire, c’est un devoir, on ne se pose pas la ques­tion ». Aus­si, ils s’interdisent de se plaindre, se nient le droit d’être épui­sés, refusent de res­sen­tir des émo­tions néga­tives liées à leur inves­tis­se­ment, qui engendrent un sen­ti­ment de culpa­bi­li­té. « Je n’ai pas le droit d’être épui­sé, parce que c’est nor­mal », « c’est consi­dé­ré comme logique et cou­lant de source », observe une animatrice.

On retrouve ici une illus­tra­tion de ce que Fabrice Leroy désigne comme une « natu­ra­li­sa­tion » de l’aide : elle est assi­mi­lée à quelque chose de natu­rel. Cette façon de consi­dé­rer l’implication des aidants natu­rels face aux situa­tions de dépen­dance de leurs proches est mise en pers­pec­tive par l’auteur avec le contexte socié­tal mar­qué par le néo­li­bé­ra­lisme qui prône le lais­ser-faire pour que les sys­tèmes s’autorégulent. Il pose éga­le­ment l’hypothèse que cette natu­ra­li­sa­tion est recher­chée, parce qu’elle légi­ti­mise la dépo­li­ti­sa­tion et la dépro­fes­sion­na­li­sa­tion en cours.

Même si cela peut leur appa­raitre pénible, une par­tie des aidants proches ont le sen­ti­ment de ne pas avoir d’autre choix que de « faire avec ». Une par­ti­ci­pante, évo­quant la situa­tion de son mari atteint d’un trouble du lan­gage à la suite d’un AVC, ne voit pas com­ment elle pour­rait faire autre­ment : « ça n’est pas facile tous les jours, mais bon il faut faire avec, hein, on n’a pas le choix ».

Le sen­ti­ment de soli­tude, les juge­ments néga­tifs, la lour­deur des normes, engendrent un besoin de recon­nais­sance des aidants proches qui se sentent glo­ba­le­ment peu consi­dé­rés et peu valo­ri­sés dans leur inves­tis­se­ment, puisque celui-ci est consi­dé­ré comme étant « normal ».

Relations difficiles avec les intervenants professionnels

C’est l’ensemble de la sphère rela­tion­nelle qui peut être tou­chée. La rela­tion entre deux per­sonnes se trans­forme si l’une d’entre elle devient dépen­dante de l’autre. Les contacts avec la famille et les amis s’amenuisent aus­si par­fois ; le réseau se réduit à cause de la gêne qu’occasionne le han­di­cap ou la mala­die, par exemple, ou sim­ple­ment parce que l’aidant proche n’a plus suf­fi­sam­ment de temps à consa­crer à des sor­ties. Une ani­ma­trice rap­porte ain­si que l’accompagnement du proche peut se faire au détri­ment des rela­tions sociales, lais­sant ensuite la per­sonne iso­lée en cas de décès : « On avait une dame qui a per­du son mari et qui s’est dit “eh bien voi­là, moi je n’ai plus de réseau d’amis parce que je me suis tel­le­ment consa­crée à m’occuper de mon mari”. Et il n’y avait que ça. » Un par­ti­ci­pant témoigne quant à lui de la réduc­tion de l’entourage en cas de dif­fi­cul­té : « Les amis, les connais­sances, quand il t’arrive quelque chose, pfiou ! Pas tout de suite, mais disons sur un an de temps — il ne faut même pas un an — tout le monde s’écarte. Tu leur télé­phones, c’est “ah mais je n’ai pas le temps” ou ceci ou cela […]. Et après tu te retrouves tout seul. »

À ces dif­fi­cul­tés s’ajoutent des rela­tions par­fois com­pli­quées avec les ins­ti­tu­tions et/ou les pro­fes­sion­nels cen­sés leur appor­ter un soutien.

Lorsqu’ils sont confron­tés à l’expertise pro­fes­sion­nelle, les proches se sentent par­fois relé­gués au second plan. Ils ont pour­tant besoin que leur souf­france et leurs savoirs soient recon­nus. Deux coa­ni­ma­trices font le constat que les aidants proches de leur groupe de parole sont fort sol­li­ci­tés par le per­son­nel médi­cal, mais para­doxa­le­ment peu pris en charge par les équipes plu­ri­dis­ci­pli­naires, toute l’attention se concen­trant sur le patient iden­ti­fié. Un aidant proche par­tage son impres­sion que son épa­nouis­se­ment per­son­nel n’entre que peu en ligne de compte. Sa san­té n’est consi­dé­rée que sous un angle « uti­li­taire » par son méde­cin trai­tant, il doit pou­voir res­ter en bonne san­té pour prendre en charge effi­ca­ce­ment la per­sonne en perte d’autonomie. Mais alors qui pren­dra soin des aidants ?

Une ani­ma­trice ren­con­trée dans le cadre de cette recherche se fait la porte-parole des aidants proches de son groupe, qui dénonce aus­si que la loi à leur sujet « ne change pas grand-chose » à l’heure actuelle. S’il existe un sta­tut offi­ciel, il est décrit comme « creux » par les par­ti­ci­pants de la recherche. Le mon­tant de la com­pen­sa­tion finan­cière est jugé déri­soire au regard de la masse de tra­vail auquel il fait réfé­rence. Il est consi­dé­ré comme un déni de recon­nais­sance ins­ti­tu­tion­nelle. Le contrôle néces­saire pour accé­der au titre recon­nu est éga­le­ment source d’indignation. Enfin, une ani­ma­trice sou­ligne que ce sta­tut est réser­vé à un public spé­ci­fique, ce qui exclut une par­tie des aidants de fait, comme les voi­sins ou les amis.

L’importance de la posture

Ces élé­ments témoignent d’un malaise géné­ral. La recon­nais­sance des dif­fi­cul­tés liées à la rela­tion entre aidant et aidé masque en réa­li­té le manque de recon­nais­sance sociale et ins­ti­tu­tion­nelle res­sen­ti par les aidants proches.

Dans un article por­tant sur les for­mules de répit orga­ni­sées à des­ti­na­tion des aidants proches de per­sonnes atteintes de la mala­die d’Alzheimer, Paul-Ariel Kenig­sberg et ses col­lègues consi­dèrent que se foca­li­ser sur la charge que repré­sente une per­sonne âgée conduit à mettre en place des for­mules de répit inadap­tées aux besoins des aidants proches, car non cen­trées sur l’empo­werment. Les auteurs sou­lignent aus­si que le besoin de répit n’est pas uni­que­ment à trou­ver dans le chef des aidants proches, mais éga­le­ment du côté des aidés ! En ce sens, la par­ti­ci­pa­tion à un groupe de parole appa­rait comme dou­ble­ment béné­fique (tant pour l’aidant que l’aidé), en par­ti­cu­lier quand des for­mules de garde sont pro­po­sées par les organisateurs.

Ces groupes de parole appa­raissent comme des dis­po­si­tifs qui pal­lient en quelque sorte les man­que­ments du sys­tème de soins tra­di­tion­nel. Un cer­tain para­doxe peut émer­ger, les pro­fes­sion­nels en dehors du groupe étant décriés, tan­dis que ces mêmes inter­ve­nants sont légi­ti­més dans le groupe pré­ci­sé­ment pour leur for­ma­tion et leurs savoirs théoriques.

Par ailleurs, il s’agit de pré­ci­ser que le recours aux pro­fes­sion­nels n’est pas sys­té­ma­ti­que­ment syno­nyme de vécu néga­tif. Des par­ti­ci­pants de la recherche sou­lignent, au contraire, l’importance que les inter­ven­tions peuvent repré­sen­ter pour les familles. Ain­si, les aides fami­liales sont atten­dues avec impa­tience par cer­tains proches. Une grande atten­tion est accor­dée à la parole du méde­cin qui per­met de légi­ti­mer l’épuisement res­sen­tit par l’aidant.

La dif­fé­rence tient fina­le­ment dans la pos­ture adop­tée par les pro­fes­sion­nels. En posi­tion « haute », ils écrasent les indi­vi­dus et appa­raissent comme décon­nec­tés de leurs réa­li­tés per­son­nelles et fami­liales. Les ani­ma­teurs des groupes de parole l’ont bien com­pris, ils se concentrent davan­tage sur la régu­la­tion des échanges et valo­risent les savoirs dont sont por­teurs les par­ti­ci­pants, ce qu’ils appré­cient en retour. Ils sont fer­me­ment convain­cus que les aidants pos­sèdent des res­sources et qu’il peut résul­ter des pistes de solu­tions des dis­cus­sions entre pairs, dans un cadre sécurisant.

Encore un peu de chemin à faire…

Si, en théo­rie, la par­ti­ci­pa­tion citoyenne et les savoirs expé­rien­tiels sont régu­liè­re­ment valo­ri­sés dans les dis­cours, des écarts, par­fois pro­fonds, sub­sistent entre théo­rie et pra­tique. Ce constat est mal­heu­reu­se­ment valable dans dif­fé­rents domaines, comme ceux de la pau­vre­té, de la san­té et de la san­té men­tale. En France, mal­gré le déve­lop­pe­ment de la « démo­cra­tie sani­taire », par exemple, Jean-Luc Brière, pré­sident de la Fédé­ra­tion d’aide à la san­té men­tale Croix-Marine (FASM), dénon­çait en 2016 l’existence d’un « grand écart » entre les droits des usa­gers et les pra­tiques per­du­rant dans le champ de la psy­chia­trie. Comme le sou­ligne très jus­te­ment Maria Bou­verne-De Bie en matière de pau­vre­té, la valo­ri­sa­tion des savoirs théo­riques peut par­ti­ci­per à l’exclusion si elle n’admet pas les savoirs expé­rien­tiels comme éga­le­ment valables. Or, qui peuvent mieux aiguiller les indi­vi­dus face aux aléas de l’existence que ceux qui ont réus­si à se frayer, bon gré mal gré, un che­min per­met­tant de faire face aux obs­tacles du quo­ti­dien ? L’idée n’est pas ici de mettre en concur­rence les dif­fé­rentes formes de savoirs, mais plu­tôt de pla­cer l’accent sur leurs complémentarités.

Des alter­na­tives existent, telles que les groupes de parole non thé­ra­peu­tiques mis en place à des­ti­na­tion d’aidants proches. En par­ler, c’est déjà leur don­ner une visi­bi­li­té et contri­buer, nous l’espérons, à encou­ra­ger le déve­lop­pe­ment d’initiatives similaires.

Émilie Charlier


Auteur

doctorante au Service de Sciences de la famille de l’université de Mons