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Aidants proches : une reconnaissance en demi-teinte ?
Le vieillissement démographique n’est pas un phénomène nouveau en Belgique. Il soulève cependant des questions relatives aux soins à apporter aux individus en situation de dépendance. On estime qu’une personne sur dix serait un « aidant proche ». Mais quelles réalités se cachent derrière ce rôle encore méconnu ? Des études récentes soulignent les difficultés issues de la relation entre aidant et aidé. Qu’en est-il du vécu lié au rapport avec les professionnels et les institutions ? Interrogés dans le cadre d’une recherche portant sur les groupes de parole pour proches, les aidants naturels témoignent du déni de reconnaissance auquel ils sont confrontés. Il existe cependant des approches qui valorisent leurs savoirs expérientiels. Les groupes de parole en sont un exemple illustrant les possibilités de concilier savoirs professionnels et profanes.
La Belgique compte environ deux millions de personnes âgées de plus de soixante-cinq ans. En 2010, les individus de plus de quatre-vingts ans représentaient environ 5% de la population, mais on estime qu’ils atteindront les 10% d’ici 2050. Dans un article daté de 2003, Christian Van Rompaey soulignait déjà que l’augmentation de l’espérance de vie va de pair avec des préoccupations sur des sujets tels que les dépenses liées au vieillissement, aux incapacités ou encore à l’isolement social.
Les politiques actuelles en matière de soins résidentiels ne permettent pas de répondre à l’augmentation des demandes attendue d’ici 2025. En outre, la proportion d’individus âgés de quinze à soixante-quatre ans diminue par rapport à celle des plus de soixante-cinq ans : d’après les estimations, elle passerait de 3,6 en 2010 à 2,4 d’ici 2040.
Dans ce contexte, une étude publiée en 2017 par la Fondation Roi Baudouin souligne l’importance des soins fournis par les aidants proches : complémentaires aux soins dispensés par les intervenants professionnels, ils permettent souvent aux personnes âgées de rester à domicile le plus longtemps possible.
Qu’est-ce qu’un aidant proche ?
On entend par aidant proche la personne de l’entourage qui apporte un soutien et une aide constante à un individu en situation de grande dépendance, avec l’éventuel concours d’intervenants professionnels. Cette aide est fournie sur le lieu de vie de la personne (compris comme son domicile) et dans le respect de son environnement. « Intervenant de proximité », « aidant informel » ou encore « aidant principal » sont des termes également utilisés pour désigner les aidants proches. Il s’agit généralement des enfants ou des conjoints de personnes qui présentent une démence telle que la maladie d’Alzheimer ou des troubles apparentés, mais d’autres cas de figure sont aussi possibles.
Si le concept est encore peu connu du grand public, on voit fleurir depuis quelques années des études à ce sujet. Les aidants proches acquièrent également une reconnaissance progressive, notamment via l’introduction d’une récente définition juridique. En effet, La loi relative à la reconnaissance de l’aidant proche d’une personne en situation de grande dépendance a vu le jour en 2014 en Belgique. Elle désigne l’aidant proche comme « la personne qui apporte une aide et un soutien continus ou réguliers à la personne aidée » et qui respecte les conditions suivantes : être majeur (ou émancipé) et présenter une relation de confiance et/ou de proximité avec l’aidé, ainsi que deux conditions d’exercice : d’une part, apporter un soutien qui soit gratuit et non professionnel et, d’autre part, respecter le projet de vie de la personne. Une demande de reconnaissance peut alors être introduite auprès de sa mutuelle.
Des rôles et des vécus méconnus
Les aidants proches seraient près de 900.000 en Belgique, il s’agirait majoritairement de femmes. L’asbl Aidants proches en dénombre plus de 210.000 rien qu’en Région de Bruxelles-Capitale. Pourtant, leur rôle est encore peu valorisé. D’après une étude de 2013, épinglée par Kenigsberg et ses collaborateurs, tous ne se considèreraient pas en difficulté, mais une partie non négligeable d’entre eux aurait besoin de répit, sans toutefois oser le réclamer. On connait globalement peu leur vécu, la relation entre l’aidant et l’aidé étant essentiellement appréhendée en tant que « fardeau » dans la littérature scientifique.
Parmi les différentes formes de soutien auxquelles les aidants proches peuvent faire appel, il existe des groupes de parole. Ce terme générique renvoie à une large variété de pratiques et de dispositifs. Il existe des groupes gérés par et pour les usagers rencontrant des difficultés, sous le même modèle que celui des bien connus Alcooliques anonymes. Il s’agit des self-help groups ou « groupes d’entraide ». D’autres dispositifs sont mis en place par les intervenants professionnels et sont désignés comme étant des « groupes de soutien ». On distingue les psychothérapies de groupes non thérapeutiques, visant le mieux-être des participants sans être considérées comme une thérapie.
Qu’ils soient dirigés par des professionnels ou par des pairs, les groupes de parole visent à offrir un espace d’écoute et d’échanges à des individus partageant une condition commune. Elle favorise la confidentialité, l’empathie et l’absence de jugement entre membres. Ces dispositifs cherchent à encourager l’expression, la recherche de pistes de solution, d’un mieux-être ou du changement.
Une recherche exploratoire est en cours à l’université de Mons et porte plus spécifiquement sur les groupes de parole non thérapeutiques pour proches (conjoints, enfants, fratries, parents, etc.) qui se heurtent à des « accidents de la vie », des problématiques personnelles, familiales ou sociales. Recommandée par l’Organisation mondiale de la santé en tant que moyen pour réduire le fossé entre les informations théoriques et les informations de terrain, la participation apparait comme un incontournable des politiques sociales et de santé. Toutefois, comme le souligne une étude qualitative de Bee et de ses collaborateurs, l’implication des individus et de leurs proches demeure difficile à mettre en œuvre concrètement, même si de telles initiatives existent, comme les groupes de parole. Un des intérêts de la recherche réside dans la mise en évidence de pratiques valorisant les savoirs d’expérience des individus. Elle donne aussi la parole aux proches, des acteurs du système souvent peu visibles et entendus. La position particulière des groupes de parole, à la frontière entre les interventions professionnelles et profanes, permet d’explorer les points de vue des animateurs comme ceux des participants.
À partir d’entretiens avec les acteurs de groupe de parole pour proches, la recherche vise la compréhension des vécus et la reconstitution des différentes trajectoires des individus. Les groupes investigués s’adressent à des publics variés, notamment les aidants proches, qu’ils soient âgés ou non. C’est plus particulièrement sur eux que se centre cet article.
Les premiers résultats font apparaitre deux problématiques qui concernent les aidants proches. Il y a, d’une part, la difficulté à s’identifier en tant que tels et, d’autre part, la faible reconnaissance dont ils bénéficient. Au-delà de l’épuisement qui peut résulter de la relation d’aide entretenue avec le proche, c’est majoritairement le poids du regard social qui est mis en avant dans les témoignages des participants de la recherche.
De la difficulté de s’identifier comme aidant proche
Plusieurs groupes de parole peinent à se mettre en place, d’autres périclitent lentement, faute d’un nombre suffisant de participants. Pourtant, les professionnels de terrain identifient de réels besoins de soutien, alors qu’est-ce qui explique ce décalage ? La démarche en elle-même n’est pas aisée. Il s’agit d’admettre son impuissance, de se dévoiler à un groupe de parfaits étrangers, de faire un saut dans l’inconnu. Englués dans un quotidien fait d’urgences et de soins, les aidants proches font également face à différents obstacles pour accéder au dispositif. Il faut se rendre disponible, trouver un système de garde pour le proche, organiser le déplacement, disposer des moyens financiers suffisants en cas de groupe payant, etc.
Mais un autre point également avancé par les animateurs de groupe réside dans le manque d’identification des aidants proches en tant que tels, ce qui n’est pas sans générer un frein aux démarches d’adhésion aux groupes de parole. « On s’est aperçu, et on s’en aperçoit de plus en plus, que les aidants proches ne se reconnaissent pas du tout comme tels », explique une animatrice dont le groupe de parole s’est délité avec le temps. « Quand on dit “aidant proche”, ça ne leur parle pas », confirme une autre animatrice. Sa collègue souligne une confusion de la part des aides familiales : si elles s’identifient comme aidants proches, cela exclut de facto les membres de la famille qui ne se sentiraient pas concernés. Pour cette animatrice, il s’agit d’un problème d’ordre sociétal qui reflète un manque de reconnaissance des aidants naturels, pourtant acteurs essentiels du système. Les décisions en matière de politique sociale sont également mises en cause. Le statut officiel des aidants proches ne s’accompagne en effet pas ou peu de droits sociaux et/ou d’aides financières, comme le souligne par ailleurs un rapport de 2015 de l’Association socialiste de la personne handicapée.
L’absence d’identification peut porter sur le rôle lui-même. Parce qu’il est jugé « normal » de prendre soin de son entourage, il n’est pas automatiquement associé avec un statut spécifique. Les animateurs sont nombreux à évoquer les logiques du « il faut » dont se défendent les aidants proches, ils trouvent normal de prendre soin de l’aidé : « Les personnes souvent considèrent qu’elles doivent le faire, c’est un devoir, on ne se pose pas la question ». Aussi, ils s’interdisent de se plaindre, se nient le droit d’être épuisés, refusent de ressentir des émotions négatives liées à leur investissement, qui engendrent un sentiment de culpabilité. « Je n’ai pas le droit d’être épuisé, parce que c’est normal », « c’est considéré comme logique et coulant de source », observe une animatrice.
On retrouve ici une illustration de ce que Fabrice Leroy désigne comme une « naturalisation » de l’aide : elle est assimilée à quelque chose de naturel. Cette façon de considérer l’implication des aidants naturels face aux situations de dépendance de leurs proches est mise en perspective par l’auteur avec le contexte sociétal marqué par le néolibéralisme qui prône le laisser-faire pour que les systèmes s’autorégulent. Il pose également l’hypothèse que cette naturalisation est recherchée, parce qu’elle légitimise la dépolitisation et la déprofessionnalisation en cours.
Même si cela peut leur apparaitre pénible, une partie des aidants proches ont le sentiment de ne pas avoir d’autre choix que de « faire avec ». Une participante, évoquant la situation de son mari atteint d’un trouble du langage à la suite d’un AVC, ne voit pas comment elle pourrait faire autrement : « ça n’est pas facile tous les jours, mais bon il faut faire avec, hein, on n’a pas le choix ».
Le sentiment de solitude, les jugements négatifs, la lourdeur des normes, engendrent un besoin de reconnaissance des aidants proches qui se sentent globalement peu considérés et peu valorisés dans leur investissement, puisque celui-ci est considéré comme étant « normal ».
Relations difficiles avec les intervenants professionnels
C’est l’ensemble de la sphère relationnelle qui peut être touchée. La relation entre deux personnes se transforme si l’une d’entre elle devient dépendante de l’autre. Les contacts avec la famille et les amis s’amenuisent aussi parfois ; le réseau se réduit à cause de la gêne qu’occasionne le handicap ou la maladie, par exemple, ou simplement parce que l’aidant proche n’a plus suffisamment de temps à consacrer à des sorties. Une animatrice rapporte ainsi que l’accompagnement du proche peut se faire au détriment des relations sociales, laissant ensuite la personne isolée en cas de décès : « On avait une dame qui a perdu son mari et qui s’est dit “eh bien voilà, moi je n’ai plus de réseau d’amis parce que je me suis tellement consacrée à m’occuper de mon mari”. Et il n’y avait que ça. » Un participant témoigne quant à lui de la réduction de l’entourage en cas de difficulté : « Les amis, les connaissances, quand il t’arrive quelque chose, pfiou ! Pas tout de suite, mais disons sur un an de temps — il ne faut même pas un an — tout le monde s’écarte. Tu leur téléphones, c’est “ah mais je n’ai pas le temps” ou ceci ou cela […]. Et après tu te retrouves tout seul. »
À ces difficultés s’ajoutent des relations parfois compliquées avec les institutions et/ou les professionnels censés leur apporter un soutien.
Lorsqu’ils sont confrontés à l’expertise professionnelle, les proches se sentent parfois relégués au second plan. Ils ont pourtant besoin que leur souffrance et leurs savoirs soient reconnus. Deux coanimatrices font le constat que les aidants proches de leur groupe de parole sont fort sollicités par le personnel médical, mais paradoxalement peu pris en charge par les équipes pluridisciplinaires, toute l’attention se concentrant sur le patient identifié. Un aidant proche partage son impression que son épanouissement personnel n’entre que peu en ligne de compte. Sa santé n’est considérée que sous un angle « utilitaire » par son médecin traitant, il doit pouvoir rester en bonne santé pour prendre en charge efficacement la personne en perte d’autonomie. Mais alors qui prendra soin des aidants ?
Une animatrice rencontrée dans le cadre de cette recherche se fait la porte-parole des aidants proches de son groupe, qui dénonce aussi que la loi à leur sujet « ne change pas grand-chose » à l’heure actuelle. S’il existe un statut officiel, il est décrit comme « creux » par les participants de la recherche. Le montant de la compensation financière est jugé dérisoire au regard de la masse de travail auquel il fait référence. Il est considéré comme un déni de reconnaissance institutionnelle. Le contrôle nécessaire pour accéder au titre reconnu est également source d’indignation. Enfin, une animatrice souligne que ce statut est réservé à un public spécifique, ce qui exclut une partie des aidants de fait, comme les voisins ou les amis.
L’importance de la posture
Ces éléments témoignent d’un malaise général. La reconnaissance des difficultés liées à la relation entre aidant et aidé masque en réalité le manque de reconnaissance sociale et institutionnelle ressenti par les aidants proches.
Dans un article portant sur les formules de répit organisées à destination des aidants proches de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, Paul-Ariel Kenigsberg et ses collègues considèrent que se focaliser sur la charge que représente une personne âgée conduit à mettre en place des formules de répit inadaptées aux besoins des aidants proches, car non centrées sur l’empowerment. Les auteurs soulignent aussi que le besoin de répit n’est pas uniquement à trouver dans le chef des aidants proches, mais également du côté des aidés ! En ce sens, la participation à un groupe de parole apparait comme doublement bénéfique (tant pour l’aidant que l’aidé), en particulier quand des formules de garde sont proposées par les organisateurs.
Ces groupes de parole apparaissent comme des dispositifs qui pallient en quelque sorte les manquements du système de soins traditionnel. Un certain paradoxe peut émerger, les professionnels en dehors du groupe étant décriés, tandis que ces mêmes intervenants sont légitimés dans le groupe précisément pour leur formation et leurs savoirs théoriques.
Par ailleurs, il s’agit de préciser que le recours aux professionnels n’est pas systématiquement synonyme de vécu négatif. Des participants de la recherche soulignent, au contraire, l’importance que les interventions peuvent représenter pour les familles. Ainsi, les aides familiales sont attendues avec impatience par certains proches. Une grande attention est accordée à la parole du médecin qui permet de légitimer l’épuisement ressentit par l’aidant.
La différence tient finalement dans la posture adoptée par les professionnels. En position « haute », ils écrasent les individus et apparaissent comme déconnectés de leurs réalités personnelles et familiales. Les animateurs des groupes de parole l’ont bien compris, ils se concentrent davantage sur la régulation des échanges et valorisent les savoirs dont sont porteurs les participants, ce qu’ils apprécient en retour. Ils sont fermement convaincus que les aidants possèdent des ressources et qu’il peut résulter des pistes de solutions des discussions entre pairs, dans un cadre sécurisant.
Encore un peu de chemin à faire…
Si, en théorie, la participation citoyenne et les savoirs expérientiels sont régulièrement valorisés dans les discours, des écarts, parfois profonds, subsistent entre théorie et pratique. Ce constat est malheureusement valable dans différents domaines, comme ceux de la pauvreté, de la santé et de la santé mentale. En France, malgré le développement de la « démocratie sanitaire », par exemple, Jean-Luc Brière, président de la Fédération d’aide à la santé mentale Croix-Marine (FASM), dénonçait en 2016 l’existence d’un « grand écart » entre les droits des usagers et les pratiques perdurant dans le champ de la psychiatrie. Comme le souligne très justement Maria Bouverne-De Bie en matière de pauvreté, la valorisation des savoirs théoriques peut participer à l’exclusion si elle n’admet pas les savoirs expérientiels comme également valables. Or, qui peuvent mieux aiguiller les individus face aux aléas de l’existence que ceux qui ont réussi à se frayer, bon gré mal gré, un chemin permettant de faire face aux obstacles du quotidien ? L’idée n’est pas ici de mettre en concurrence les différentes formes de savoirs, mais plutôt de placer l’accent sur leurs complémentarités.
Des alternatives existent, telles que les groupes de parole non thérapeutiques mis en place à destination d’aidants proches. En parler, c’est déjà leur donner une visibilité et contribuer, nous l’espérons, à encourager le développement d’initiatives similaires.