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Agir quand tout semble hors de portée. Développement personnel et monde en crise
Le succès de la mouvance du développement personnel serait, pour ses critiques, le signe d’une société individualiste. Pour ses partisans, elle est un formidable espoir de changement. Les premiers accusent les seconds de naïveté, qui leur renvoient leur caractère frileux voire conservateur. Chacun est à sa place, et le carrousel peut continuer à tourner. N’y a‑t-il pas cependant moyen d’apprendre du succès du développement personnel sans le condamner à l’avance et sans pour autant en être un aficionado ? Quelle est cette société dans laquelle, face à un problème individuel, mais aussi désormais face à des questions majeures de société, il paraît sensé et efficace d’ouvrir un livre qui vous commande de travailler sur vous-mêmes ?
« Il n’y a aucune situation dans laquelle vous ne puissiez rien faire à ce qui (vous) arrive » : voilà résumée en une phrase la morale inscrite dans les centaines de nouvelles parutions qui, chaque année, viennent peupler les rayons de ce qu’on appelle le « développement personnel », un phénomène dont le succès n’est plus à prouver. En un sens, ceci suffirait à expliquer le succès de cet ensemble bigarré fait d’ouvrages, CD de méditation, MOOC de gestion de soi, livrets d’exercices ou de dessins : quoi de plus normal, lorsque l’on se trouve confronté à un problème, de se tourner vers des supports qui portent ce genre de message (même si c’est parfois pour, finalement, se contenter de changer de regard sur la situation)? Quel serait l’intérêt de lire un ouvrage qui dirait que vous ne pouvez rien faire à ce qui vous arrive, quand vous attendez désespérément un changement ?
De nombreux commentateurs se sont piqués de pousser plus loin la réflexion pour détecter, au-delà de cet inoffensif bon sens, les logiques et les effets objectifs de cette mouvance. Ici aussi, l’argument est facile à résumer : « Certes, le DP promet à tout le monde (la chimère d’) une marge de manœuvre sur sa vie, mais ce faisant, il rend chacun responsable de s’en saisir et dédouane les entités collectives de leurs propres responsabilités ». En promouvant l’action individuelle, le DP serait le cheval de Troie d’un libéralisme, vecteur de déliaison sociale et d’épuisement individuel, où chacun doit parce que tout le monde peut.
Dans une perspective plus nuancée, le sociologue Alain Ehrenberg a parlé d’une société de l’«autonomie comme condition » pour qualifier l’univers moral dans lequel la France, et plus largement l’Europe francophone, est rentrée ces dernières décennies. L’autonomie individuelle est désormais vécue comme un droit (auquel nous sommes attachés) et un devoir (dont on craint les répercussions). Il s’agit de quelque chose que l’on revendique pour soi, et c’est une attente que nous nourrissons par rapport aux autres. Si l’on aime s’en plaindre de temps à autre, très peu d’entre nous accepteraient néanmoins de la troquer contre les déterminations des sociétés où la vie de chacun serait tracée bien avant sa naissance. Dans ce contexte, agir de soi-même, se mettre en projet, explorer toutes les possibilités, ne jamais baisser les bras (plutôt, par exemple, que de se lamenter et d’attendre que les solutions tombent du ciel) est un comportement prestigieux, que le DP permet de pratiquer.
Cet investissement de sa propre autonomie signifie-t-il néanmoins que nous sommes donc entrés dans une société individualiste ? Tout dépend de ce que l’on veut dire par là. Au sens sociologique, une société est individualiste quand elle met au pinacle de ses valeurs l’individu et sa capacité d’agir. De ce point de vue, le succès des ouvrages de DP indique probablement qu’une partie importante du tissu social se montre de plus en plus sensible à une certaine appréhension libérale du monde, où l’action individuelle n’est plus une menace, mais bien une solution : c’est en chaque individu, avec ses mains, sa conscience et son cerveau, que se logent les ressources pour surmonter nos problèmes.
Si par contre on utilise l’acception morale et de sens commun qui lie individualisme et égoïsme (ou désintérêt pour la collectivité), on se trouve face à un paradoxe apparent. Tant les ouvrages francophones de DP que leurs lecteurs se dressent vent debout contre ce reproche qu’ils ont d’ailleurs très bien intégré : ils ne sont pas individualistes, et combattent d’ailleurs ce mal bien plus efficacement que d’autres. Dans la vision rousseauiste du DP, si chaque individu (fondamentale bon) est « bien avec lui-même », il ne pourra qu’être « bien avec les autres » (si les autres assument aussi leur responsabilité de travailler pour être « bien avec eux-mêmes », s’entend). Ainsi, David Servan Schreiber, dans Guérir le stress, l’anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse (2005), un des ouvrages de développement personnel les plus vendus des vingt dernières années, s’en prenait à « un mouvement planétaire vers l’individualisme “psy” ou le “développement personnel”. Les grandes valeurs en sont l’autonomie, l’indépendance, la liberté, l’expression de soi. Ces valeurs sont devenues tellement centrales que même les publicitaires s’en servent pour nous faire acheter la même chose que notre voisin tout en nous faisant croire que ça nous rend unique » (2005 : 260).
Une part de plus en plus importante des livres et lecteurs de DP se fait fort d’être les porteurs de préoccupations collectives : la cohésion de la société, les relations internationales, les limites de la biosphère, la pauvreté de nos utopies, etc. Mieux, ils font de leur pratique de travail sur soi un instrument particulièrement efficace pour répondre à ces préoccupations, comme l’exprime cette fan de la communication non violente (CNV) de Marshall Rosenberg et Thomas d’Ansembourg.
Le rôle de l’égo c’est là-dessus qu’on a une prise. Je n’ai aucune prise ou aucune influence sur la décision des chinois, d’accord ? Je n’ai pas beaucoup d’influence non plus sur ce qui se fait au niveau de la grande finance. Je n’ai pas de prise non plus sur vos décisions et sur la façon dont vous vous comportez. Par contre, sur moi oui. D’accord ? Et donc le DP, c’est aussi un retour sur soi pour apprendre à vivre mieux avec soi, avec les autres, avec le monde qui nous entoure, avec le monde en général : se positionner dans son centre pour être en harmonie avec l’ensemble. […] Et si tout le monde pratiquait la CNV, le monde irait beaucoup mieux. Notamment, si on pratiquait la CNV dans nos relations avec la Chine, la Chine arriverait certainement à pouvoir nous entendre1.
Personne n’est bien sûr obligé de les croire (ce n’est d’ailleurs pas la question, pas plus que celle de savoir si les Azandé ont raison de croire à la sorcellerie), mais prendre au sérieux cette représentation selon laquelle l’action individuelle permet d’agir sur des problèmes collectifs permet de comprendre un autre aspect de son succès : l’affinité entre cette célébration de l’action individuelle et la persistance d’un sentiment que nous évoluons dans une société en « crise » pour laquelle les remèdes classiques ne fonctionnent plus.
Vivre dans un monde en crise
Pour instruire ce point, il faut interroger la façon dont cette idée de crise est elle-même définie et vécue dans le sens commun. Les sociétés individualistes — au sens sociologique du terme — sont des sociétés complexes et compliquées, truffées de paradoxes pour ceux qui y vivent : elles s’ouvrent un futur indéterminé, mais s’inquiètent comme jamais pour leur avenir, hantées par leur propre finitude. Elles développent une production de connaissances sans précédent, mais aussi une capacité tout aussi neuve de s’autodétruire. On y trouve un achalandage particulièrement fourni et libéralisé de croyances et de façons de vivre et malgré cela une plainte généralisée partout quant à l’absence de sens de la vie ou quant à une perte des repères. Elles construisent une interdépendance généralisée de tous et permettent pourtant la survivance de tensions, de fractures, d’inégalités, de violents conflits. Elles possèdent des intérêts communs pour survivre dans une biosphère aux capacités limitées et développent cependant un fonctionnement plus proche de celui du « dilemme du prisonnier » de la théorie économiste des jeux, où la coopération n’est pas toujours payante.
Dans ces sociétés comme dans toutes les autres, les individus et les groupes doivent néanmoins continuer à vivre et à mettre un pied devant l’autre, à espérer et à se projeter, à élever les enfants, même si l’utopie d’autrefois semble aujourd’hui faire le plus souvent place à une dystopie : qui imagine aujourd’hui que le monde n’est pas, d’une façon ou d’une autre, en « crise » ? Qui ne se dit pas, de temps à autre, que puisque l’avenir n’augure rien de bon, l’attitude progressiste consiste désormais à conserver ce qui peut l’être, à limiter les inéluctables dégâts (sur le système de protection sociale, sur la biosphère, etc.)?
Vivre avec l’idée que le monde est en crise a évidemment de nombreuses conséquences concrètes. Il est aujourd’hui, par exemple, largement documenté que les jeunes générations sont habitées par la crainte, voire la certitude, de ne pas atteindre le niveau de vie de leurs parents. Comment vit-on lorsque l’on est habité par cette idée ? Quelques-unes des générations précédentes (pas si nombreuses) ont grandi avec l’idée du progrès chevillée au corps. La croyance dans le progrès collectif comme individuel permettait de donner un sens aux difficultés, aux souffrances, à la vie économe voire aux privations d’alors : on thésaurise pour que ça aille mieux demain, voire pour la génération future. Ces comportements, qui tablaient (à tort ou à raison) sur une forme de sécurité (d’emploi, de taux d’intérêt, de ressources illimitées, de retraite, etc.) semblent aujourd’hui bien naïfs pour une génération composée de personnes sensibilisées à la fragilité et à la contingence de leur façon de vivre, qu’ils pensent (là aussi à tort ou à raison) menacée par un ensemble de facteurs, du risque de chômage à la crise environnementale, et par rapport auxquels ils se sentent impuissants. De façon parfois difficilement compréhensible pour leurs ainés, il leur arrive de faire intervenir des éléments macroscopiques, tels que la surpopulation ou la limitation des ressources, dans des décisions qui ressortent du registre individuel, comme la décision d’avoir des enfants ou non.
On pourrait multiplier ce type d’exemple, en invoquant notamment les raisons du report des voix vers les extrêmes de l’échiquier politique, les comportements professionnels ou familiaux moins engagés, la promotion de conduites à risque (sanitaire, financier, etc.), le développement de craintes de toutes sortes. D’une façon ou d’une autre, ces exemples pointent vers le fait que ce qui se trame derrière la vie sous l’empire de la crise, c’est le sentiment d’une perte de maitrise — entrant alors en collision frontale avec la promotion de l’autonomie individuelle, qui risque de prendre l’allure d’une chimère.
Sensation et réalité de la déprise collective
La réalité de cette perte de maitrise est depuis longtemps documentée par des sociologues qui se sont intéressés aux particularités de notre (hyper-)modernité, cette période qui se targue pourtant volontiers d’avoir rendu les êtres humains moins dépendants d’une série de contraintes (en vérité, elle n’a fait que déplacer nos dépendances, par exemple des contraintes météorologiques aux contraintes liées aux moyens de produire de l’énergie pour assurer notre sécurité alimentaire). Dans La société des individus (1987), Norbert Elias écrivait : « On peut se féliciter ou non de l’intégration croissante de l’humanité. Mais une chose est certaine, c’est qu’elle commence par renforcer l’impuissance de l’individu face à ce qui se déroule au niveau supérieur de l’humanité ». Trois ans plus tard, dans The consequences of Modernity, Anthony Giddens pointait notre dépendance de plus en plus importante à des « systèmes-experts » qui régissaient des aspects toujours plus intimes de notre vie : la médecine, les technologies de communication, l’industrie alimentaire n’en sont que quelques exemples. Nous n’avons aucune maitrise sur ceux-ci et pourtant nous pouvons très difficilement nous en passer dans notre quotidien (qui n’a jamais mangé un aliment dont il ne connaissait pas la composition ? qui n’a jamais cru sur « parole » un GPS?). C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas d’autres choix que de leur faire confiance, souvent plus qu’à nos expériences personnelles et à nos propres sens : lorsque l’«on » nous dit que le climat se réchauffe — même si on a eu froid cet hiver —, que trop d’huile de palme a certaines conséquences sur la santé — même si c’est bon au gout et même si le critère du « trop » n’a plus rien à voir avec la satiété —, que la croissance et la longévité augmenteront en 2017, etc., autant d’éléments qui sont invérifiables (au même titre que leur inverse, d’ailleurs) pour la plupart d’entre nous.
Aujourd’hui, cette inquiétude sur l’avenir porte non seulement sur la relative dépossession d’un individu de sa capacité à conduire sa vie (puisque ses dépendances sont distribuées sur un nombre toujours plus grand d’objets, de personnes et de processus), mais également sur le fait que les personnes, les groupes ou les instances qui semblent être les dépositaires des ressources permettant la conduite de nos vies — au premier chef les politiques, mais aussi différents groupes d’experts — semblent aujourd’hui eux-mêmes peu capables d’assumer leur mission, d’où une défiance grandissante face à ces corps, jugés compromis, incapables, corrompus, etc. Ainsi, le trait le plus marquant de cette inquiétude est sa façon d’interroger l’un des fondements de la démocratie représentative : la délégation de son pouvoir d’agir.
À qui la faute ? À qui la solution ?
Dans une enquête récente (2012) portant sur les représentations de 2741 personnes dont un grand nombre évolue dans la mouvance du DP2, le premier constat fut d’abord celui de la préséance d’une forme de pessimisme, voire de déclin : face à la proposition, volontairement floue, de savoir si « Nous allons droit dans le mur si nous continuons à vivre comme ça », 92,4% des individus se déclarent « plutôt d’accord » ou « tout à fait d’accord ». Cette lame de fond montre à quel point l’idée que « ça va mal » constitue aujourd’hui ce qu’on pourrait appeler avec l’anthropologue Claude Levi-Strauss un « signifiant flottant », c’est-à-dire une idée très peu précise, mais très largement partagée, y compris par les tenants du DP (dans leur idiome, ils disent volontiers que « nous sommes arrivés au bout d’un système », que « la Terre va se nettoyer », etc.)
Lorsque l’on interroge ces individus sur « les principales menaces qui pèsent sur notre monde », ils mentionnent dans l’ordre d’importance décroissant : la prédominance du système économique, la destruction de l’environnement, la surpopulation, la perte de sens et le matérialisme ambiant, la violence générée par les conflits et le terrorisme, la pauvreté dans les pays riches, et enfin l’absence de travail sur soi ou de développement personnel d’une partie de la population.
On le voit, les répondants ont tendance à se tourner vers des phénomènes extrêmement massifs lorsqu’il s’agit d’expliquer la situation délétère dans laquelle nous nous trouvons individuellement et collectivement. Cependant, lorsqu’on leur demande quelles sont « les voies les plus probables d’un changement », les individus classent par ordre d’importance décroissante (après avoir évoqué une modification du fonctionnement du monde économique) les actions collectives locales et les nouveaux mouvements sociaux ; les actions entreprises individuellement par chacun en tant que citoyen/consommateur ; un travail sur soi d’un grand nombre de personnes ; et bien loin derrière, les décisions prises par le monde politique, ainsi que d’autres items.
Ce classement confirme d’abord un désaveu du monde politique et de sa capacité à prendre des décisions (dans l’échantillon, seuls 6,1% des individus déclarent « avoir confiance dans le monde politique »). Cependant, ce désaveu du politique est accompagné d’une promotion par les individus de moyens d’action que l’on pourrait qualifier d’antipolitique (non pas parce qu’ils se désintéressent de la chose publique, mais parce que leur sens où leur valeur provient justement du fait qu’ils n’empruntent pas les voies de l’action politique): les actions collectives locales et « nouveaux mouvements sociaux », d’une part, et les actions individuelles (en ce compris le travail sur soi et le développement personnel), d’autre part.
Lorsque l’on évoque ces pistes d’actions, les répondants se montrent bien plus optimistes. Par exemple, ils sont 80% à appuyer l’idée qu’«une minorité qui pense différemment peut faire bouger les choses », de même qu’à penser qu’un travail sur soi de chacun peut avoir des conséquences globales (78% s’accordent avec l’idée qu’«être soi, c’est déjà faire bouger les choses »). Je voudrais défendre l’idée que c’est exactement sur ce point que, sous le pessimisme apparemment massif (« nous allons droit dans le mur »), se reconfigurent des façons d’agir.
Pour mieux comprendre cela, il faut regarder deux derniers résultats en miroir. Si 70% des répondants déclarent avoir la volonté d’agir sur la société, ils sont moins de 25% à partager l’impression d’avoir une prise sur le monde tel qu’il est aujourd’hui. Comment arrivent-ils alors à concilier ce sentiment d’impuissance avec la foi dans la possibilité d’un changement social dont ils seraient éventuellement les acteurs ? La réponse est évidente : en travaillant sur ce qui est travaillable, c’est-à-dire au premier chef sur soi-même, voire sur ceux qui nous entourent. De ce point de vue, la croyance dans la vertu du développement personnel ou de l’action des petits groupes à produire du changement social s’avère être la conséquence logique du sentiment d’impuissance généré par la difficulté à résoudre l’équation entre un comportement individuel (manger moins de viande, donner à une association luttant contre le phénomène des enfants-soldats) et des phénomènes massifs (l’émission globale de méthane ou les migrations dues aux conflits).
Retrouver une maitrise ou s’en donner l’illusion ?
Le recentrage sur l’action individuelle locale, pragmatique, permet, au moins imaginairement, d’échapper à l’impuissance globale, en rendant chacun responsable d’une part de la solution, mais surtout en délivrant de la question paralysante de savoir si on est bien sûr que cela est efficace et en vaut la peine.
C’est ainsi que l’on peut penser qu’on est très mal embarqués, et continuer à trier attentivement ses déchets, refuser de partir skier sur de la couteuse neige artificielle, manifester ou chercher à découvrir ce que l’on peut soi-même changer en travaillant sur soi. De façon moins anecdotique, c’est ainsi que le sentiment de crise comme forme sociale et culturelle peut coexister avec l’intérêt sans précédent pour le DP, pour les façons de faire usage des ressources individuelles logées dans nos esprits et nos cerveaux, pour les voies d’amélioration de la communication interindividuelle. C’est ainsi qu’aujourd’hui, tout en s’inquiétant de notre avenir, on célèbre la pensée positive ou nos capacités de résilience. Que, tout en disant que le monde tourne mal, on valorise comme jamais auparavant les styles de vie dits alternatifs de ces personnes qui semblent avoir échappé au « système » pour mener une vie conforme tant à eux-mêmes qu’à la terre (simplicité volontaire, permaculture, etc.). Que le monde francophone se montre, de gré ou de force, doucement moins réticent aux idées, aujourd’hui volontiers accommodées dans une perspective libérale, de l’empowerment, du « nudge » (le coup de coude qui doit nous faire avancer), de la promotion des « capabilities » (selon le terme de l’économiste indien Amartya Sen). La mission du collectif (institution, État, etc.) n’est désormais plus tant de protéger les individus des souffrances liées aux accrocs de la vie, il est de permettre à chacun d’en attendre plus de lui-même, de mettre en place les dispositifs pour que chacun puisse faire face aux dangers et profiter au mieux des opportunités.
Le DP n’est plus l’affaire de quelques individus (si tant est qu’il l’ait jamais été), il constitue un dispositif central, une institution de l’individualité parce qu’il permet de pratiquer l’interrogation qui est aujourd’hui la plus prestigieuse face à nos problèmes tant individuels que collectifs : « et moi, qu’est-ce que je peux faire ? », ce qui implique de refuser en tout état de cause des positions de passivité, d’attentisme, d’abandon, de plainte ou encore de victime.
Le DP est désormais loin d’être le seul à porter des messages qui invitent à en attendre plus de nous-même et à être attentifs à notre marge de manœuvre ; et qui, pour parer à l’argument cynique selon lequel cela reviendrait à une goutte d’eau insignifiante dans un océan, mobilisent la métaphore disant qu’une de ces gouttes d’eau fera un jour déborder le vase (ou bien le thème des conséquences du battement d’ailes du papillon, celui de la conjonction des vagues, ou encore la sympathique histoire du colibri qui fait sa part pour éteindre un incendie), afin d’expliquer que des changements individuels constituent le canal par lequel, de proche en proche ou par capillarité, nous arriverons à de profondes modifications collectives.
On retrouve également cette logique dans de nouvelles formes de participation qui fascinent (quand elles sont considérées comme des acteurs du renouveau d’une démocratie vieillissante, signes de l’avènement d’un nouvel espace public dont Habermas avait raconté le déclin progressif) ou inquiètent (lorsqu’elles sont rapprochées d’idéologies populistes ou anti-élites ou considérées comme des illusions détournant à bon marché l’attention des masses des véritables lieux de pouvoir et de décision). Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut néanmoins mentionner la montée en puissance du management participatif dans le monde du travail, le personnage du consomm’acteur, le développement massif de pétitions en ligne (Avaaz, par exemple), les mouvements des GAC, AMAP, Villes en transition, la logique de la permaculture, ou encore la dynamique du crowfunding et plus globalement les projets opensource et collaboratifs facilités par les technologies du « web 2.0 ». Au-delà de leur diversité évidente, ces pratiques et représentations partagent le désir de court-circuiter les voies classiques de l’action collective qui passent par la délégation à des corps institués dont elles contestent l’efficacité voire la légitimité. Le DP n’a donc certainement pas l’apanage de ces jeux d’échelles connectant l’individuel au collectif, le local au global, pas plus qu’il n’a le monopole du discours humaniste, optimiste voire enchanté. Seulement, il investit d’une façon intense un niveau particulier, celui de l’intériorité de chacun, comme levier de changement largement sous-exploité.
Quelle est l’efficacité de ce discours ? Même si cette alchimie qui permet de transformer un ensemble d’actions individuelles en changements collectifs possède une part de magie qui laissera probablement et à juste titre perplexes les spécialistes des mouvements sociaux, je ne pense pas qu’il soit pertinent de s’en gausser et de la balayer d’un revers de main. D’abord parce que ce discours permet à bon nombre d’individus de retraduire dans le vocabulaire de l’autonomie et de la responsabilité individuelle certaines difficultés à vivre ensemble. Ensuite, parce qu’au-delà de cette efficacité au niveau des symboles, il n’est pas impossible qu’en éclose un potentiel mobilisateur qui nous oblige à revoir ce que nous entendons par « politique ».
N’aurait-il pas été judicieux de terminer avec un mot sur la « participation », laquelle, au travers de la démocratie participative, du management participatif, du web 2.0 (dont Wikipédia est un excellent exemple) ou de l’enseignement participatif, se fonde sur la même idée, celle qu’un changement, une réalisation ou une avancée ne peuvent être obtenus que par la conjonction de l’action de tous, si modeste soit-elle ? Un lien entre la délibération d’Habermas et le DP
N’aurais-tu pu pointer également vers l’idée du « consommacteur » chère à l’écologie pratique ou de l’action individuelle contre les États, chère à Amnesty, mais aussi indispensable aux class actions.
On pourrait encore relever le développement du crowdfunding ou du développement « par la communauté » en matière informatique
Finalement, dans son principe d’articulation de l’individuel et du global, le DP n’est pas plus idiot que bien des types d’actions actuellement reconnus comme féconds. C’est sans doute dans la nature des moyens mis en œuvre que le bât blesse, mais ce type d’articulation global/local (glocal) est finalement courant.
La vertu d’un tel élargissement serait de relier le texte à des questions abordées par ailleurs dans la revue et familières de nos lecteurs.
- Femme, soixante-deux ans. Citée dans N. Marquis (2014), Du bien-être au marché du malaise. La société du développement personnel, PUF.
- Les caractéristiques sociodémographiques de l’échantillon peuvent être consultées dans N. Marquis, « Utopia in a liberal world facing crisis. Analysis of the new “grammars of change”», Culture, Language, Representation, vol. XII, 2014, p. 87 – 112.