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Agir quand tout semble hors de portée. Développement personnel et monde en crise

Numéro 1 - 2017 par Nicolas Marquis

janvier 2017

Le suc­cès de la mou­vance du déve­lop­pe­ment per­son­nel serait, pour ses cri­tiques, le signe d’une socié­té indi­vi­dua­liste. Pour ses par­ti­sans, elle est un for­mi­dable espoir de chan­ge­ment. Les pre­miers accusent les seconds de naï­ve­té, qui leur ren­voient leur carac­tère fri­leux voire conser­va­teur. Cha­cun est à sa place, et le car­rou­sel peut conti­nuer à tour­ner. N’y a‑t-il pas cepen­dant moyen d’apprendre du suc­cès du déve­lop­pe­ment per­son­nel sans le condam­ner à l’avance et sans pour autant en être un afi­cio­na­do ? Quelle est cette socié­té dans laquelle, face à un pro­blème indi­vi­duel, mais aus­si désor­mais face à des ques­tions majeures de socié­té, il paraît sen­sé et effi­cace d’ouvrir un livre qui vous com­mande de tra­vailler sur vous-mêmes ?

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« Il n’y a aucune situa­tion dans laquelle vous ne puis­siez rien faire à ce qui (vous) arrive » : voi­là résu­mée en une phrase la morale ins­crite dans les cen­taines de nou­velles paru­tions qui, chaque année, viennent peu­pler les rayons de ce qu’on appelle le « déve­lop­pe­ment per­son­nel », un phé­no­mène dont le suc­cès n’est plus à prou­ver. En un sens, ceci suf­fi­rait à expli­quer le suc­cès de cet ensemble bigar­ré fait d’ouvrages, CD de médi­ta­tion, MOOC de ges­tion de soi, livrets d’exercices ou de des­sins : quoi de plus nor­mal, lorsque l’on se trouve confron­té à un pro­blème, de se tour­ner vers des sup­ports qui portent ce genre de mes­sage (même si c’est par­fois pour, fina­le­ment, se conten­ter de chan­ger de regard sur la situa­tion)? Quel serait l’intérêt de lire un ouvrage qui dirait que vous ne pou­vez rien faire à ce qui vous arrive, quand vous atten­dez déses­pé­ré­ment un changement ? 

De nom­breux com­men­ta­teurs se sont piqués de pous­ser plus loin la réflexion pour détec­ter, au-delà de cet inof­fen­sif bon sens, les logiques et les effets objec­tifs de cette mou­vance. Ici aus­si, l’argument est facile à résu­mer : « Certes, le DP pro­met à tout le monde (la chi­mère d’) une marge de manœuvre sur sa vie, mais ce fai­sant, il rend cha­cun res­pon­sable de s’en sai­sir et dédouane les enti­tés col­lec­tives de leurs propres res­pon­sa­bi­li­tés ». En pro­mou­vant l’action indi­vi­duelle, le DP serait le che­val de Troie d’un libé­ra­lisme, vec­teur de déliai­son sociale et d’épuisement indi­vi­duel, où cha­cun doit parce que tout le monde peut. 

Dans une pers­pec­tive plus nuan­cée, le socio­logue Alain Ehren­berg a par­lé d’une socié­té de l’«autonomie comme condi­tion » pour qua­li­fier l’univers moral dans lequel la France, et plus lar­ge­ment l’Europe fran­co­phone, est ren­trée ces der­nières décen­nies. L’autonomie indi­vi­duelle est désor­mais vécue comme un droit (auquel nous sommes atta­chés) et un devoir (dont on craint les réper­cus­sions). Il s’agit de quelque chose que l’on reven­dique pour soi, et c’est une attente que nous nour­ris­sons par rap­port aux autres. Si l’on aime s’en plaindre de temps à autre, très peu d’entre nous accep­te­raient néan­moins de la tro­quer contre les déter­mi­na­tions des socié­tés où la vie de cha­cun serait tra­cée bien avant sa nais­sance. Dans ce contexte, agir de soi-même, se mettre en pro­jet, explo­rer toutes les pos­si­bi­li­tés, ne jamais bais­ser les bras (plu­tôt, par exemple, que de se lamen­ter et d’attendre que les solu­tions tombent du ciel) est un com­por­te­ment pres­ti­gieux, que le DP per­met de pratiquer. 

Cet inves­tis­se­ment de sa propre auto­no­mie signi­fie-t-il néan­moins que nous sommes donc entrés dans une socié­té indi­vi­dua­liste ? Tout dépend de ce que l’on veut dire par là. Au sens socio­lo­gique, une socié­té est indi­vi­dua­liste quand elle met au pinacle de ses valeurs l’individu et sa capa­ci­té d’agir. De ce point de vue, le suc­cès des ouvrages de DP indique pro­ba­ble­ment qu’une par­tie impor­tante du tis­su social se montre de plus en plus sen­sible à une cer­taine appré­hen­sion libé­rale du monde, où l’action indi­vi­duelle n’est plus une menace, mais bien une solu­tion : c’est en chaque indi­vi­du, avec ses mains, sa conscience et son cer­veau, que se logent les res­sources pour sur­mon­ter nos problèmes. 

Si par contre on uti­lise l’acception morale et de sens com­mun qui lie indi­vi­dua­lisme et égoïsme (ou dés­in­té­rêt pour la col­lec­ti­vi­té), on se trouve face à un para­doxe appa­rent. Tant les ouvrages fran­co­phones de DP que leurs lec­teurs se dressent vent debout contre ce reproche qu’ils ont d’ailleurs très bien inté­gré : ils ne sont pas indi­vi­dua­listes, et com­battent d’ailleurs ce mal bien plus effi­ca­ce­ment que d’autres. Dans la vision rous­seauiste du DP, si chaque indi­vi­du (fon­da­men­tale bon) est « bien avec lui-même », il ne pour­ra qu’être « bien avec les autres » (si les autres assument aus­si leur res­pon­sa­bi­li­té de tra­vailler pour être « bien avec eux-mêmes », s’entend). Ain­si, David Ser­van Schrei­ber, dans Gué­rir le stress, l’anxiété et la dépres­sion sans médi­ca­ments ni psy­cha­na­lyse (2005), un des ouvrages de déve­lop­pe­ment per­son­nel les plus ven­dus des vingt der­nières années, s’en pre­nait à « un mou­ve­ment pla­né­taire vers l’individualisme “psy” ou le “déve­lop­pe­ment per­son­nel”. Les grandes valeurs en sont l’autonomie, l’indépendance, la liber­té, l’expression de soi. Ces valeurs sont deve­nues tel­le­ment cen­trales que même les publi­ci­taires s’en servent pour nous faire ache­ter la même chose que notre voi­sin tout en nous fai­sant croire que ça nous rend unique » (2005 : 260). 

Une part de plus en plus impor­tante des livres et lec­teurs de DP se fait fort d’être les por­teurs de pré­oc­cu­pa­tions col­lec­tives : la cohé­sion de la socié­té, les rela­tions inter­na­tio­nales, les limites de la bio­sphère, la pau­vre­té de nos uto­pies, etc. Mieux, ils font de leur pra­tique de tra­vail sur soi un ins­tru­ment par­ti­cu­liè­re­ment effi­cace pour répondre à ces pré­oc­cu­pa­tions, comme l’exprime cette fan de la com­mu­ni­ca­tion non vio­lente (CNV) de Mar­shall Rosen­berg et Tho­mas d’Ansembourg.

Le rôle de l’égo c’est là-des­sus qu’on a une prise. Je n’ai aucune prise ou aucune influence sur la déci­sion des chi­nois, d’accord ? Je n’ai pas beau­coup d’influence non plus sur ce qui se fait au niveau de la grande finance. Je n’ai pas de prise non plus sur vos déci­sions et sur la façon dont vous vous com­por­tez. Par contre, sur moi oui. D’accord ? Et donc le DP, c’est aus­si un retour sur soi pour apprendre à vivre mieux avec soi, avec les autres, avec le monde qui nous entoure, avec le monde en géné­ral : se posi­tion­ner dans son centre pour être en har­mo­nie avec l’ensemble. […] Et si tout le monde pra­ti­quait la CNV, le monde irait beau­coup mieux. Notam­ment, si on pra­ti­quait la CNV dans nos rela­tions avec la Chine, la Chine arri­ve­rait cer­tai­ne­ment à pou­voir nous entendre1.

Per­sonne n’est bien sûr obli­gé de les croire (ce n’est d’ailleurs pas la ques­tion, pas plus que celle de savoir si les Azan­dé ont rai­son de croire à la sor­cel­le­rie), mais prendre au sérieux cette repré­sen­ta­tion selon laquelle l’action indi­vi­duelle per­met d’agir sur des pro­blèmes col­lec­tifs per­met de com­prendre un autre aspect de son suc­cès : l’affinité entre cette célé­bra­tion de l’action indi­vi­duelle et la per­sis­tance d’un sen­ti­ment que nous évo­luons dans une socié­té en « crise » pour laquelle les remèdes clas­siques ne fonc­tionnent plus. 

Vivre dans un monde en crise 

Pour ins­truire ce point, il faut inter­ro­ger la façon dont cette idée de crise est elle-même défi­nie et vécue dans le sens com­mun. Les socié­tés indi­vi­dua­listes — au sens socio­lo­gique du terme — sont des socié­tés com­plexes et com­pli­quées, truf­fées de para­doxes pour ceux qui y vivent : elles s’ouvrent un futur indé­ter­mi­né, mais s’inquiètent comme jamais pour leur ave­nir, han­tées par leur propre fini­tude. Elles déve­loppent une pro­duc­tion de connais­sances sans pré­cé­dent, mais aus­si une capa­ci­té tout aus­si neuve de s’autodétruire. On y trouve un acha­lan­dage par­ti­cu­liè­re­ment four­ni et libé­ra­li­sé de croyances et de façons de vivre et mal­gré cela une plainte géné­ra­li­sée par­tout quant à l’absence de sens de la vie ou quant à une perte des repères. Elles construisent une inter­dé­pen­dance géné­ra­li­sée de tous et per­mettent pour­tant la sur­vi­vance de ten­sions, de frac­tures, d’inégalités, de vio­lents conflits. Elles pos­sèdent des inté­rêts com­muns pour sur­vivre dans une bio­sphère aux capa­ci­tés limi­tées et déve­loppent cepen­dant un fonc­tion­ne­ment plus proche de celui du « dilemme du pri­son­nier » de la théo­rie éco­no­miste des jeux, où la coopé­ra­tion n’est pas tou­jours payante. 

Dans ces socié­tés comme dans toutes les autres, les indi­vi­dus et les groupes doivent néan­moins conti­nuer à vivre et à mettre un pied devant l’autre, à espé­rer et à se pro­je­ter, à éle­ver les enfants, même si l’utopie d’autrefois semble aujourd’hui faire le plus sou­vent place à une dys­to­pie : qui ima­gine aujourd’hui que le monde n’est pas, d’une façon ou d’une autre, en « crise » ? Qui ne se dit pas, de temps à autre, que puisque l’avenir n’augure rien de bon, l’attitude pro­gres­siste consiste désor­mais à conser­ver ce qui peut l’être, à limi­ter les iné­luc­tables dégâts (sur le sys­tème de pro­tec­tion sociale, sur la bio­sphère, etc.)? 

Vivre avec l’idée que le monde est en crise a évi­dem­ment de nom­breuses consé­quences concrètes. Il est aujourd’hui, par exemple, lar­ge­ment docu­men­té que les jeunes géné­ra­tions sont habi­tées par la crainte, voire la cer­ti­tude, de ne pas atteindre le niveau de vie de leurs parents. Com­ment vit-on lorsque l’on est habi­té par cette idée ? Quelques-unes des géné­ra­tions pré­cé­dentes (pas si nom­breuses) ont gran­di avec l’idée du pro­grès che­villée au corps. La croyance dans le pro­grès col­lec­tif comme indi­vi­duel per­met­tait de don­ner un sens aux dif­fi­cul­tés, aux souf­frances, à la vie éco­nome voire aux pri­va­tions d’alors : on thé­sau­rise pour que ça aille mieux demain, voire pour la géné­ra­tion future. Ces com­por­te­ments, qui tablaient (à tort ou à rai­son) sur une forme de sécu­ri­té (d’emploi, de taux d’intérêt, de res­sources illi­mi­tées, de retraite, etc.) semblent aujourd’hui bien naïfs pour une géné­ra­tion com­po­sée de per­sonnes sen­si­bi­li­sées à la fra­gi­li­té et à la contin­gence de leur façon de vivre, qu’ils pensent (là aus­si à tort ou à rai­son) mena­cée par un ensemble de fac­teurs, du risque de chô­mage à la crise envi­ron­ne­men­tale, et par rap­port aux­quels ils se sentent impuis­sants. De façon par­fois dif­fi­ci­le­ment com­pré­hen­sible pour leurs ainés, il leur arrive de faire inter­ve­nir des élé­ments macro­sco­piques, tels que la sur­po­pu­la­tion ou la limi­ta­tion des res­sources, dans des déci­sions qui res­sortent du registre indi­vi­duel, comme la déci­sion d’avoir des enfants ou non. 

On pour­rait mul­ti­plier ce type d’exemple, en invo­quant notam­ment les rai­sons du report des voix vers les extrêmes de l’échiquier poli­tique, les com­por­te­ments pro­fes­sion­nels ou fami­liaux moins enga­gés, la pro­mo­tion de conduites à risque (sani­taire, finan­cier, etc.), le déve­lop­pe­ment de craintes de toutes sortes. D’une façon ou d’une autre, ces exemples pointent vers le fait que ce qui se trame der­rière la vie sous l’empire de la crise, c’est le sen­ti­ment d’une perte de mai­trise — entrant alors en col­li­sion fron­tale avec la pro­mo­tion de l’autonomie indi­vi­duelle, qui risque de prendre l’allure d’une chimère. 

Sensation et réalité de la déprise collective 

La réa­li­té de cette perte de mai­trise est depuis long­temps docu­men­tée par des socio­logues qui se sont inté­res­sés aux par­ti­cu­la­ri­tés de notre (hyper-)modernité, cette période qui se targue pour­tant volon­tiers d’avoir ren­du les êtres humains moins dépen­dants d’une série de contraintes (en véri­té, elle n’a fait que dépla­cer nos dépen­dances, par exemple des contraintes météo­ro­lo­giques aux contraintes liées aux moyens de pro­duire de l’énergie pour assu­rer notre sécu­ri­té ali­men­taire). Dans La socié­té des indi­vi­dus (1987), Nor­bert Elias écri­vait : « On peut se féli­ci­ter ou non de l’intégration crois­sante de l’humanité. Mais une chose est cer­taine, c’est qu’elle com­mence par ren­for­cer l’impuissance de l’individu face à ce qui se déroule au niveau supé­rieur de l’humanité ». Trois ans plus tard, dans The conse­quences of Moder­ni­ty, Antho­ny Gid­dens poin­tait notre dépen­dance de plus en plus impor­tante à des « sys­tèmes-experts » qui régis­saient des aspects tou­jours plus intimes de notre vie : la méde­cine, les tech­no­lo­gies de com­mu­ni­ca­tion, l’industrie ali­men­taire n’en sont que quelques exemples. Nous n’avons aucune mai­trise sur ceux-ci et pour­tant nous pou­vons très dif­fi­ci­le­ment nous en pas­ser dans notre quo­ti­dien (qui n’a jamais man­gé un ali­ment dont il ne connais­sait pas la com­po­si­tion ? qui n’a jamais cru sur « parole » un GPS?). C’est la rai­son pour laquelle nous n’avons pas d’autres choix que de leur faire confiance, sou­vent plus qu’à nos expé­riences per­son­nelles et à nos propres sens : lorsque l’«on » nous dit que le cli­mat se réchauffe — même si on a eu froid cet hiver —, que trop d’huile de palme a cer­taines consé­quences sur la san­té — même si c’est bon au gout et même si le cri­tère du « trop » n’a plus rien à voir avec la satié­té —, que la crois­sance et la lon­gé­vi­té aug­men­te­ront en 2017, etc., autant d’éléments qui sont invé­ri­fiables (au même titre que leur inverse, d’ailleurs) pour la plu­part d’entre nous. 

Aujourd’hui, cette inquié­tude sur l’avenir porte non seule­ment sur la rela­tive dépos­ses­sion d’un indi­vi­du de sa capa­ci­té à conduire sa vie (puisque ses dépen­dances sont dis­tri­buées sur un nombre tou­jours plus grand d’objets, de per­sonnes et de pro­ces­sus), mais éga­le­ment sur le fait que les per­sonnes, les groupes ou les ins­tances qui semblent être les dépo­si­taires des res­sources per­met­tant la conduite de nos vies — au pre­mier chef les poli­tiques, mais aus­si dif­fé­rents groupes d’experts — semblent aujourd’hui eux-mêmes peu capables d’assumer leur mis­sion, d’où une défiance gran­dis­sante face à ces corps, jugés com­pro­mis, inca­pables, cor­rom­pus, etc. Ain­si, le trait le plus mar­quant de cette inquié­tude est sa façon d’interroger l’un des fon­de­ments de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive : la délé­ga­tion de son pou­voir d’agir.

À qui la faute ? À qui la solution ? 

Dans une enquête récente (2012) por­tant sur les repré­sen­ta­tions de 2741 per­sonnes dont un grand nombre évo­lue dans la mou­vance du DP2, le pre­mier constat fut d’abord celui de la pré­séance d’une forme de pes­si­misme, voire de déclin : face à la pro­po­si­tion, volon­tai­re­ment floue, de savoir si « Nous allons droit dans le mur si nous conti­nuons à vivre comme ça », 92,4% des indi­vi­dus se déclarent « plu­tôt d’accord » ou « tout à fait d’accord ». Cette lame de fond montre à quel point l’idée que « ça va mal » consti­tue aujourd’hui ce qu’on pour­rait appe­ler avec l’anthropologue Claude Levi-Strauss un « signi­fiant flot­tant », c’est-à-dire une idée très peu pré­cise, mais très lar­ge­ment par­ta­gée, y com­pris par les tenants du DP (dans leur idiome, ils disent volon­tiers que « nous sommes arri­vés au bout d’un sys­tème », que « la Terre va se net­toyer », etc.) 

Lorsque l’on inter­roge ces indi­vi­dus sur « les prin­ci­pales menaces qui pèsent sur notre monde », ils men­tionnent dans l’ordre d’importance décrois­sant : la pré­do­mi­nance du sys­tème éco­no­mique, la des­truc­tion de l’environnement, la sur­po­pu­la­tion, la perte de sens et le maté­ria­lisme ambiant, la vio­lence géné­rée par les conflits et le ter­ro­risme, la pau­vre­té dans les pays riches, et enfin l’absence de tra­vail sur soi ou de déve­lop­pe­ment per­son­nel d’une par­tie de la population. 

On le voit, les répon­dants ont ten­dance à se tour­ner vers des phé­no­mènes extrê­me­ment mas­sifs lorsqu’il s’agit d’expliquer la situa­tion délé­tère dans laquelle nous nous trou­vons indi­vi­duel­le­ment et col­lec­ti­ve­ment. Cepen­dant, lorsqu’on leur demande quelles sont « les voies les plus pro­bables d’un chan­ge­ment », les indi­vi­dus classent par ordre d’importance décrois­sante (après avoir évo­qué une modi­fi­ca­tion du fonc­tion­ne­ment du monde éco­no­mique) les actions col­lec­tives locales et les nou­veaux mou­ve­ments sociaux ; les actions entre­prises indi­vi­duel­le­ment par cha­cun en tant que citoyen/consommateur ; un tra­vail sur soi d’un grand nombre de per­sonnes ; et bien loin der­rière, les déci­sions prises par le monde poli­tique, ain­si que d’autres items. 

Ce clas­se­ment confirme d’abord un désa­veu du monde poli­tique et de sa capa­ci­té à prendre des déci­sions (dans l’échantillon, seuls 6,1% des indi­vi­dus déclarent « avoir confiance dans le monde poli­tique »). Cepen­dant, ce désa­veu du poli­tique est accom­pa­gné d’une pro­mo­tion par les indi­vi­dus de moyens d’action que l’on pour­rait qua­li­fier d’antipolitique (non pas parce qu’ils se dés­in­té­ressent de la chose publique, mais parce que leur sens où leur valeur pro­vient jus­te­ment du fait qu’ils n’empruntent pas les voies de l’action poli­tique): les actions col­lec­tives locales et « nou­veaux mou­ve­ments sociaux », d’une part, et les actions indi­vi­duelles (en ce com­pris le tra­vail sur soi et le déve­lop­pe­ment per­son­nel), d’autre part. 

Lorsque l’on évoque ces pistes d’actions, les répon­dants se montrent bien plus opti­mistes. Par exemple, ils sont 80% à appuyer l’idée qu’«une mino­ri­té qui pense dif­fé­rem­ment peut faire bou­ger les choses », de même qu’à pen­ser qu’un tra­vail sur soi de cha­cun peut avoir des consé­quences glo­bales (78% s’accordent avec l’idée qu’«être soi, c’est déjà faire bou­ger les choses »). Je vou­drais défendre l’idée que c’est exac­te­ment sur ce point que, sous le pes­si­misme appa­rem­ment mas­sif (« nous allons droit dans le mur »), se recon­fi­gurent des façons d’agir.

Pour mieux com­prendre cela, il faut regar­der deux der­niers résul­tats en miroir. Si 70% des répon­dants déclarent avoir la volon­té d’agir sur la socié­té, ils sont moins de 25% à par­ta­ger l’impression d’avoir une prise sur le monde tel qu’il est aujourd’hui. Com­ment arrivent-ils alors à conci­lier ce sen­ti­ment d’impuissance avec la foi dans la pos­si­bi­li­té d’un chan­ge­ment social dont ils seraient éven­tuel­le­ment les acteurs ? La réponse est évi­dente : en tra­vaillant sur ce qui est tra­vaillable, c’est-à-dire au pre­mier chef sur soi-même, voire sur ceux qui nous entourent. De ce point de vue, la croyance dans la ver­tu du déve­lop­pe­ment per­son­nel ou de l’action des petits groupes à pro­duire du chan­ge­ment social s’avère être la consé­quence logique du sen­ti­ment d’impuissance géné­ré par la dif­fi­cul­té à résoudre l’équation entre un com­por­te­ment indi­vi­duel (man­ger moins de viande, don­ner à une asso­cia­tion lut­tant contre le phé­no­mène des enfants-sol­dats) et des phé­no­mènes mas­sifs (l’émission glo­bale de méthane ou les migra­tions dues aux conflits). 

Retrouver une maitrise ou s’en donner l’illusion ?

Le recen­trage sur l’action indi­vi­duelle locale, prag­ma­tique, per­met, au moins ima­gi­nai­re­ment, d’échapper à l’impuissance glo­bale, en ren­dant cha­cun res­pon­sable d’une part de la solu­tion, mais sur­tout en déli­vrant de la ques­tion para­ly­sante de savoir si on est bien sûr que cela est effi­cace et en vaut la peine. 

C’est ain­si que l’on peut pen­ser qu’on est très mal embar­qués, et conti­nuer à trier atten­ti­ve­ment ses déchets, refu­ser de par­tir skier sur de la cou­teuse neige arti­fi­cielle, mani­fes­ter ou cher­cher à décou­vrir ce que l’on peut soi-même chan­ger en tra­vaillant sur soi. De façon moins anec­do­tique, c’est ain­si que le sen­ti­ment de crise comme forme sociale et cultu­relle peut coexis­ter avec l’intérêt sans pré­cé­dent pour le DP, pour les façons de faire usage des res­sources indi­vi­duelles logées dans nos esprits et nos cer­veaux, pour les voies d’amélioration de la com­mu­ni­ca­tion inter­in­di­vi­duelle. C’est ain­si qu’aujourd’hui, tout en s’inquiétant de notre ave­nir, on célèbre la pen­sée posi­tive ou nos capa­ci­tés de rési­lience. Que, tout en disant que le monde tourne mal, on valo­rise comme jamais aupa­ra­vant les styles de vie dits alter­na­tifs de ces per­sonnes qui semblent avoir échap­pé au « sys­tème » pour mener une vie conforme tant à eux-mêmes qu’à la terre (sim­pli­ci­té volon­taire, per­ma­cul­ture, etc.). Que le monde fran­co­phone se montre, de gré ou de force, dou­ce­ment moins réti­cent aux idées, aujourd’hui volon­tiers accom­mo­dées dans une pers­pec­tive libé­rale, de l’empo­werment, du « nudge » (le coup de coude qui doit nous faire avan­cer), de la pro­mo­tion des « capa­bi­li­ties » (selon le terme de l’économiste indien Amar­tya Sen). La mis­sion du col­lec­tif (ins­ti­tu­tion, État, etc.) n’est désor­mais plus tant de pro­té­ger les indi­vi­dus des souf­frances liées aux accrocs de la vie, il est de per­mettre à cha­cun d’en attendre plus de lui-même, de mettre en place les dis­po­si­tifs pour que cha­cun puisse faire face aux dan­gers et pro­fi­ter au mieux des opportunités. 

Le DP n’est plus l’affaire de quelques indi­vi­dus (si tant est qu’il l’ait jamais été), il consti­tue un dis­po­si­tif cen­tral, une ins­ti­tu­tion de l’individualité parce qu’il per­met de pra­ti­quer l’interrogation qui est aujourd’hui la plus pres­ti­gieuse face à nos pro­blèmes tant indi­vi­duels que col­lec­tifs : « et moi, qu’est-ce que je peux faire ? », ce qui implique de refu­ser en tout état de cause des posi­tions de pas­si­vi­té, d’attentisme, d’abandon, de plainte ou encore de victime. 

Le DP est désor­mais loin d’être le seul à por­ter des mes­sages qui invitent à en attendre plus de nous-même et à être atten­tifs à notre marge de manœuvre ; et qui, pour parer à l’argument cynique selon lequel cela revien­drait à une goutte d’eau insi­gni­fiante dans un océan, mobi­lisent la méta­phore disant qu’une de ces gouttes d’eau fera un jour débor­der le vase (ou bien le thème des consé­quences du bat­te­ment d’ailes du papillon, celui de la conjonc­tion des vagues, ou encore la sym­pa­thique his­toire du coli­bri qui fait sa part pour éteindre un incen­die), afin d’expliquer que des chan­ge­ments indi­vi­duels consti­tuent le canal par lequel, de proche en proche ou par capil­la­ri­té, nous arri­ve­rons à de pro­fondes modi­fi­ca­tions collectives. 

On retrouve éga­le­ment cette logique dans de nou­velles formes de par­ti­ci­pa­tion qui fas­cinent (quand elles sont consi­dé­rées comme des acteurs du renou­veau d’une démo­cra­tie vieillis­sante, signes de l’avènement d’un nou­vel espace public dont Haber­mas avait racon­té le déclin pro­gres­sif) ou inquiètent (lorsqu’elles sont rap­pro­chées d’idéologies popu­listes ou anti-élites ou consi­dé­rées comme des illu­sions détour­nant à bon mar­ché l’attention des masses des véri­tables lieux de pou­voir et de déci­sion). Sans pré­tendre à l’exhaustivité, on peut néan­moins men­tion­ner la mon­tée en puis­sance du mana­ge­ment par­ti­ci­pa­tif dans le monde du tra­vail, le per­son­nage du consomm’acteur, le déve­lop­pe­ment mas­sif de péti­tions en ligne (Avaaz, par exemple), les mou­ve­ments des GAC, AMAP, Villes en tran­si­tion, la logique de la per­ma­cul­ture, ou encore la dyna­mique du crow­fun­ding et plus glo­ba­le­ment les pro­jets open­source et col­la­bo­ra­tifs faci­li­tés par les tech­no­lo­gies du « web 2.0 ». Au-delà de leur diver­si­té évi­dente, ces pra­tiques et repré­sen­ta­tions par­tagent le désir de court-cir­cui­ter les voies clas­siques de l’action col­lec­tive qui passent par la délé­ga­tion à des corps ins­ti­tués dont elles contestent l’efficacité voire la légi­ti­mi­té. Le DP n’a donc cer­tai­ne­ment pas l’apanage de ces jeux d’échelles connec­tant l’individuel au col­lec­tif, le local au glo­bal, pas plus qu’il n’a le mono­pole du dis­cours huma­niste, opti­miste voire enchan­té. Seule­ment, il inves­tit d’une façon intense un niveau par­ti­cu­lier, celui de l’intériorité de cha­cun, comme levier de chan­ge­ment lar­ge­ment sous-exploité. 

Quelle est l’efficacité de ce dis­cours ? Même si cette alchi­mie qui per­met de trans­for­mer un ensemble d’actions indi­vi­duelles en chan­ge­ments col­lec­tifs pos­sède une part de magie qui lais­se­ra pro­ba­ble­ment et à juste titre per­plexes les spé­cia­listes des mou­ve­ments sociaux, je ne pense pas qu’il soit per­ti­nent de s’en gaus­ser et de la balayer d’un revers de main. D’abord parce que ce dis­cours per­met à bon nombre d’individus de retra­duire dans le voca­bu­laire de l’auto­no­mie et de la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle cer­taines dif­fi­cul­tés à vivre ensemble. Ensuite, parce qu’au-delà de cette effi­ca­ci­té au niveau des sym­boles, il n’est pas impos­sible qu’en éclose un poten­tiel mobi­li­sa­teur qui nous oblige à revoir ce que nous enten­dons par « politique ». 

N’aurait-il pas été judi­cieux de ter­mi­ner avec un mot sur la « par­ti­ci­pa­tion », laquelle, au tra­vers de la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive, du mana­ge­ment par­ti­ci­pa­tif, du web 2.0 (dont Wiki­pé­dia est un excellent exemple) ou de l’enseignement par­ti­ci­pa­tif, se fonde sur la même idée, celle qu’un chan­ge­ment, une réa­li­sa­tion ou une avan­cée ne peuvent être obte­nus que par la conjonc­tion de l’action de tous, si modeste soit-elle ? Un lien entre la déli­bé­ra­tion d’Habermas et le DP 

N’aurais-tu pu poin­ter éga­le­ment vers l’idée du « consom­mac­teur » chère à l’écologie pra­tique ou de l’action indi­vi­duelle contre les États, chère à Amnes­ty, mais aus­si indis­pen­sable aux class actions.

On pour­rait encore rele­ver le déve­lop­pe­ment du crowd­fun­ding ou du déve­lop­pe­ment « par la com­mu­nau­té » en matière informatique 

Fina­le­ment, dans son prin­cipe d’articulation de l’individuel et du glo­bal, le DP n’est pas plus idiot que bien des types d’actions actuel­le­ment recon­nus comme féconds. C’est sans doute dans la nature des moyens mis en œuvre que le bât blesse, mais ce type d’articulation global/local (glo­cal) est fina­le­ment courant. 

La ver­tu d’un tel élar­gis­se­ment serait de relier le texte à des ques­tions abor­dées par ailleurs dans la revue et fami­lières de nos lecteurs.

  1. Femme, soixante-deux ans. Citée dans N. Mar­quis (2014), Du bien-être au mar­ché du malaise. La socié­té du déve­lop­pe­ment per­son­nel, PUF.
  2. Les carac­té­ris­tiques socio­dé­mo­gra­phiques de l’échantillon peuvent être consul­tées dans N. Mar­quis, « Uto­pia in a libe­ral world facing cri­sis. Ana­ly­sis of the new “gram­mars of change”», Culture, Lan­guage, Repre­sen­ta­tion, vol. XII, 2014, p. 87 – 112.

Nicolas Marquis


Auteur

sociologue, chargé de cours en sociologie, méthodologie et méthodes quantitatives à l’université Saint-Louis Bruxelles, codirecteur du Casper, nicolas.marquis@usaintlouis.be