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Africa : Unity, Sovereignty and Sorrow, de Pierre Englebert
Le constat est connu et partagé par nombre d’observateurs, d’experts, de journalistes et d’académiques : d’une manière générale, les États de l’Afrique saharienne sont des échecs. D’emblée, Pierre Englebert, auteur d’un ouvrage récent sur l’Afrique, a des mots forts pour caractériser ces « échecs » : « À quelques exceptions près, les États africains ont été, d’une manière aigüe ou plus […]
Le constat est connu et partagé par nombre d’observateurs, d’experts, de journalistes et d’académiques : d’une manière générale, les États de l’Afrique saharienne sont des échecs. D’emblée, Pierre Englebert, auteur d’un ouvrage récent sur l’Afrique1, a des mots forts pour caractériser ces « échecs » : « À quelques exceptions près, les États africains ont été, d’une manière aigüe ou plus atténuée, les ennemis des Africains. Parasitiques ou prédateurs, ils ont aspiré un maximum de ressources sociétales. En même temps, au-delà de leurs faiblesses et leurs dysfonctionnements, beaucoup d’entre eux ont été incapables ou n’ont pas voulu garantir à leurs citoyens l’état de droit, la sécurité et le droit à la propriété qui ont justifié, depuis Hobbes, l’existence des États dans le monde moderne. »
La question qui hante l’auteur comme beaucoup d’autres est de savoir pourquoi ces constructions que l’on hésite à appeler États et qui s’appuient sur une généralisation des prébendes, des rapports de clientèle, de luttes factionnelles, ont-elles une telle durée de vie ? Pourquoi n’ont-elles pas engendré plus de sécessions, de révolutions ou de changements politiques radicaux parmi ceux qui, régions ou leadeurs, ont été exclus des bénéfices du pouvoir et maintenus à la marge ?
Pour répondre à ces questions, Englebert prend ses distances par rapport à des explications classiques qui se concentrent sur les « bénéfices » du souverainisme obtenus par les acteurs étatiques africains dans la sphère internationale. Selon lui, la reconnaissance de souveraineté par la communauté internationale a conféré à ces acteurs un pouvoir de commandement au niveau domestique. « La distribution domestique de la souveraineté internationale s’applique non seulement aux élites régionales telles que gouverneurs, administrateurs, chefs locaux, mais aussi aux plus bas niveaux de l’État : fonctionnaires, policiers, enseignants, etc. Tout qui est associé à une parcelle de souveraineté juridique a dès lors l’opportunité de l’utiliser pour extraire les ressources chez les autres. » Cela induit un système d’autorité fondé sur un arbitraire qui percole largement et profondément à travers toute la société.
Comment sortir de ce cercle vicieuxd’arbitraire et de dysfonctionnements d’État ? C’est là que l’argumentaire d’Englebert va plus loin que d’autres analystes, à l’exception peut-être de Bertrand Badie qui avait déjà annoncé naguère la « fin de la souveraineté ». Prenant à bras-le-corps un « souverainisme » qui serait à la base du (dys)fonctionnement des États fragiles ou implosés, il ose une conclusion qu’il fait découler de la rationalité, mais d’une rationalité qu’il qualifie immédiatement d’«imaginaire », voire d’hérétique. « L’ironie de toutes les approches occidentales sur le non-développement en Afrique est qu’elles ne remettent jamais en cause l’existence et la souveraineté même des États africains […] Je prétends, affirme avec force Englebert, que le maintien et le renforcement du système d’États souverains par les bailleurs de fonds, non seulement facilitent la poursuite de la prédation, mais représente aussi une forme de validation occidentale de pratiques politiques basées essentiellement sur un modèle colonial. »
Le souverainisme en question
Pragmatique comme beaucoup de ses collègues américains, Englebert se veut aussi propositionnel. Se basant sur l’exemple du Somaliland qui n’a pas été reconnu par la « communauté internationale et qui a développé une meilleure “gouvernance”» que la majorité des États africains, l’auteur entend balayer le biais souverainiste soit en remettant en cause la reconnaissance systématique des États africains postcoloniaux, soit en limitant les demandes de souveraineté par ces États en les « rationnant » sélectivement « ex-post » et en y mettant des conditions de bonne gouvernance effective, soit en reconnaissant des acteurs non étatiques décentralisés comme les ONG. L’auteur n’hésite pas à reconnaitre que ces pratiques pourraient s’apparenter à une « recolonisation bienveillante ». Mais celle-ci n’est-elle pas parfaitement justifiable dans la mesure où l’octroi de la souveraineté postcoloniale a constitué un « poison » pour les Africains ?
On saura gré à Pierre Englebert d’avoir osé poser une question qui dérange, mais qui est aujourd’hui pleinement d’actualité. L’impératif catégorique de la souveraineté nationale, défendu par des potentats, leurs cliques et leur clientèle, n’est-il pas en train de s’effondrer sur le continent africaincomme les exemples ivoirien, tunisien, égyptien, libyen et demain peut-être syrien sont là pour nous le rappeler ? Est-ce l’effet du hasard si l’Union africaine, qui comporte en son sein maints de ces potentats, s’est élevée contre l’éradication d’un régime libyen dont plus personne ne veut, après s’être divisé sur l’attitude à l’égard de Laurent Gbagbo, les uns parce qu’ils n’entendent pas, et pour cause, remettre en question des pouvoirs illégitimes (Ouganda et Angola), les autres parce qu’ils entendent se profiler comme « médiateurs de conflits » (Afrique du Sud)?
Toutefois, il convient de ne pas être angélique. Le cas ivoirien est bel et bien une exception (qui confirmera peut-être la règle dans un futur pas trop lointain) et le printemps arabe n’a pu se produire que parce qu’un certain nombre de conditions objectives ont été présentes. Dans le cas de la Tunisie par exemple, Emmanuel Todd a pu ainsi montrer à quel point un niveau élevé d’alphabétisation, la diminution de la fécondité et de l’endogamie ont pu « ouvrir » la société sur elle-même et mettre à mal une structure autoritaire et une rigidité institutionnelle. À quoi, il faut ajouter l’étonnante et puissante montée en phase des réseaux sociaux qui ont démontré la fragilité des autoritarismes politiques. Par ailleurs, la remise en cause très inhabituelle par les « puissants » du principe de souveraineté nationale obéissait à des impératifs très peu altruistes : il s’agissait — ce qui fut fait d’une manière erratique et très peu cohérente au niveau européen — et il s’agit toujours de gérer une conflictualité perçue comme une menace pour une Europe forteresse qui ne veut en aucun cas subir, via des mouvements migratoires massifs, le contrecoup des colères populaires.
Manger le pouvoir
Ailleurs en Afrique sub-saharienne, ces colères populaires sont certes prévisibles dans un contexte de croissance pérenne de pauvreté et d’exclusion. Mais il n’est pas sûr que ces colères se structurent en mouvements sociaux dans le sens tourainien du terme. Le continent africain demeure le lieu par excellence de l’informalité, de la débrouille, du contournement et de la ruse qui ont permis et permettent toujours de « gérer » les rapports ambigus entre les possédants et les exclus, une dimension que Pierre Englebert a insuffisamment explorée d’un point de vue anthropologique.
On peut dire sans exagérer que la « survie » demeure, en haut comme en bas de l’échelle, un moteur sociétal majeur : en haut, il s’agit de « manger le pouvoir » en entier, comme le notait si justement Jean-François Bayart, tout en démontrant que l’on respecte les formes de la démocratie (RDC) ou de la bonne gouvernance (Rwanda); en bas, il s’agit le plus souvent de la nécessité de manger dans le sens propre du terme. Les despotes peuvent donc continuer à se légitimer en s’appuyant sur l’idéologie d’un souverainisme qui arrange tout le monde. La majorité d’entre eux ne sont plus que des interlocuteurs dans une pièce où les enjeux sont limités à de « petits intérêts d’extraction » pour reprendre l’expression de Dominique Darbon et ne sont plus conditionnés, depuis la fin de la guerre froide, par des intérêts géopolitiques dominants autres que la « guerre contre le terrorisme » ou le maintien du statuquo dans le contrôle de certaines ressources vitales pour le monde développé (pétrole). Enfin, il n’est pas certain que les « acteurs décentralisés », qui, comme le fait justement remarquer Englebert, ont explosé en Afrique et en qui il fonde des espoirs de sortie du « souverainisme » ambiant, ne restent pas traversés par les tentations de la quête du pouvoir qui reste une force dominante dans ce qui tient lieu de politique.
Car, en définitive, c’est bien de cette quête, parfois meurtrière, du pouvoir et de sa conservation à tout prix, et non pas tant de bonne ou de mauvaise gouvernance, qu’il s’agit dans l’appréhension de la question de la souveraineté nationale : celle-ci n’est brandie que comme un étendard de moins en moins signifiant permettant de justifier des despotismes durables et qui dupe de moins en moins bailleurs de fonds et « partenaires » du développement. Il n’est cependant pas évident que ces derniers en tireront les conclusions appropriées, comme l’auteur s’en rend compte dans sa conclusion lorsqu’il insère le terme « imaginaire » aux politiques rationnelles qu’il propose : ce ne sont d’ailleurs pas de ces politiques rationnelles que dépendra l’octroi ou non de souveraineté nationale acceptable, mais davantage de rapports de force entre les « prédateurs » et ceux qui leur sont soumis.