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Africa : Unity, Sovereignty and Sorrow, de Pierre Englebert

Numéro 05/6 Mai-Juin 2011 par Jean-Claude Willame

juin 2011

Le constat est connu et par­ta­gé par nombre d’ob­ser­va­teurs, d’ex­perts, de jour­na­listes et d’a­ca­dé­miques : d’une manière géné­rale, les États de l’A­frique saha­rienne sont des échecs. D’emblée, Pierre Engle­bert, auteur d’un ouvrage récent sur l’A­frique, a des mots forts pour carac­té­ri­ser ces « échecs » : « À quelques excep­tions près, les États afri­cains ont été, d’une manière aigüe ou plus […]

Le constat est connu et par­ta­gé par nombre d’ob­ser­va­teurs, d’ex­perts, de jour­na­listes et d’a­ca­dé­miques : d’une manière géné­rale, les États de l’A­frique saha­rienne sont des échecs. D’emblée, Pierre Engle­bert, auteur d’un ouvrage récent sur l’A­frique1, a des mots forts pour carac­té­ri­ser ces « échecs » : « À quelques excep­tions près, les États afri­cains ont été, d’une manière aigüe ou plus atté­nuée, les enne­mis des Afri­cains. Para­si­tiques ou pré­da­teurs, ils ont aspi­ré un maxi­mum de res­sources socié­tales. En même temps, au-delà de leurs fai­blesses et leurs dys­fonc­tion­ne­ments, beau­coup d’entre eux ont été inca­pables ou n’ont pas vou­lu garan­tir à leurs citoyens l’é­tat de droit, la sécu­ri­té et le droit à la pro­prié­té qui ont jus­ti­fié, depuis Hobbes, l’exis­tence des États dans le monde moderne. »

La ques­tion qui hante l’au­teur comme beau­coup d’autres est de savoir pour­quoi ces construc­tions que l’on hésite à appe­ler États et qui s’ap­puient sur une géné­ra­li­sa­tion des pré­bendes, des rap­ports de clien­tèle, de luttes fac­tion­nelles, ont-elles une telle durée de vie ? Pour­quoi n’ont-elles pas engen­dré plus de séces­sions, de révo­lu­tions ou de chan­ge­ments poli­tiques radi­caux par­mi ceux qui, régions ou lea­deurs, ont été exclus des béné­fices du pou­voir et main­te­nus à la marge ?

Pour répondre à ces ques­tions, Engle­bert prend ses dis­tances par rap­port à des expli­ca­tions clas­siques qui se concentrent sur les « béné­fices » du sou­ve­rai­nisme obte­nus par les acteurs éta­tiques afri­cains dans la sphère inter­na­tio­nale. Selon lui, la recon­nais­sance de sou­ve­rai­ne­té par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale a confé­ré à ces acteurs un pou­voir de com­man­de­ment au niveau domes­tique. « La dis­tri­bu­tion domes­tique de la sou­ve­rai­ne­té inter­na­tio­nale s’ap­plique non seule­ment aux élites régio­nales telles que gou­ver­neurs, admi­nis­tra­teurs, chefs locaux, mais aus­si aux plus bas niveaux de l’É­tat : fonc­tion­naires, poli­ciers, ensei­gnants, etc. Tout qui est asso­cié à une par­celle de sou­ve­rai­ne­té juri­dique a dès lors l’op­por­tu­ni­té de l’u­ti­li­ser pour extraire les res­sources chez les autres. » Cela induit un sys­tème d’au­to­ri­té fon­dé sur un arbi­traire qui per­cole lar­ge­ment et pro­fon­dé­ment à tra­vers toute la société.

Com­ment sor­tir de ce cercle vicieuxd’ar­bi­traire et de dys­fonc­tion­ne­ments d’É­tat ? C’est là que l’ar­gu­men­taire d’En­gle­bert va plus loin que d’autres ana­lystes, à l’ex­cep­tion peut-être de Ber­trand Badie qui avait déjà annon­cé naguère la « fin de la sou­ve­rai­ne­té ». Pre­nant à bras-le-corps un « sou­ve­rai­nisme » qui serait à la base du (dys)fonctionnement des États fra­giles ou implo­sés, il ose une conclu­sion qu’il fait décou­ler de la ratio­na­li­té, mais d’une ratio­na­li­té qu’il qua­li­fie immé­dia­te­ment d’«imaginaire », voire d’hé­ré­tique. « L’i­ro­nie de toutes les approches occi­den­tales sur le non-déve­lop­pe­ment en Afrique est qu’elles ne remettent jamais en cause l’exis­tence et la sou­ve­rai­ne­té même des États afri­cains […] Je pré­tends, affirme avec force Engle­bert, que le main­tien et le ren­for­ce­ment du sys­tème d’É­tats sou­ve­rains par les bailleurs de fonds, non seule­ment faci­litent la pour­suite de la pré­da­tion, mais repré­sente aus­si une forme de vali­da­tion occi­den­tale de pra­tiques poli­tiques basées essen­tiel­le­ment sur un modèle colonial. »

Le souverainisme en question

Prag­ma­tique comme beau­coup de ses col­lègues amé­ri­cains, Engle­bert se veut aus­si pro­po­si­tion­nel. Se basant sur l’exemple du Soma­li­land qui n’a pas été recon­nu par la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale et qui a déve­lop­pé une meilleure “gou­ver­nance”» que la majo­ri­té des États afri­cains, l’au­teur entend balayer le biais sou­ve­rai­niste soit en remet­tant en cause la recon­nais­sance sys­té­ma­tique des États afri­cains post­co­lo­niaux, soit en limi­tant les demandes de sou­ve­rai­ne­té par ces États en les « ration­nant » sélec­ti­ve­ment « ex-post » et en y met­tant des condi­tions de bonne gou­ver­nance effec­tive, soit en recon­nais­sant des acteurs non éta­tiques décen­tra­li­sés comme les ONG. L’au­teur n’hé­site pas à recon­naitre que ces pra­tiques pour­raient s’ap­pa­ren­ter à une « reco­lo­ni­sa­tion bien­veillante ». Mais celle-ci n’est-elle pas par­fai­te­ment jus­ti­fiable dans la mesure où l’oc­troi de la sou­ve­rai­ne­té post­co­lo­niale a consti­tué un « poi­son » pour les Africains ?

On sau­ra gré à Pierre Engle­bert d’a­voir osé poser une ques­tion qui dérange, mais qui est aujourd’­hui plei­ne­ment d’ac­tua­li­té. L’im­pé­ra­tif caté­go­rique de la sou­ve­rai­ne­té natio­nale, défen­du par des poten­tats, leurs cliques et leur clien­tèle, n’est-il pas en train de s’ef­fon­drer sur le conti­nent afri­cain­comme les exemples ivoi­rien, tuni­sien, égyp­tien, libyen et demain peut-être syrien sont là pour nous le rap­pe­ler ? Est-ce l’ef­fet du hasard si l’U­nion afri­caine, qui com­porte en son sein maints de ces poten­tats, s’est éle­vée contre l’é­ra­di­ca­tion d’un régime libyen dont plus per­sonne ne veut, après s’être divi­sé sur l’at­ti­tude à l’é­gard de Laurent Gbag­bo, les uns parce qu’ils n’en­tendent pas, et pour cause, remettre en ques­tion des pou­voirs illé­gi­times (Ougan­da et Ango­la), les autres parce qu’ils entendent se pro­fi­ler comme « média­teurs de conflits » (Afrique du Sud)?

Tou­te­fois, il convient de ne pas être angé­lique. Le cas ivoi­rien est bel et bien une excep­tion (qui confir­me­ra peut-être la règle dans un futur pas trop loin­tain) et le prin­temps arabe n’a pu se pro­duire que parce qu’un cer­tain nombre de condi­tions objec­tives ont été pré­sentes. Dans le cas de la Tuni­sie par exemple, Emma­nuel Todd a pu ain­si mon­trer à quel point un niveau éle­vé d’al­pha­bé­ti­sa­tion, la dimi­nu­tion de la fécon­di­té et de l’en­do­ga­mie ont pu « ouvrir » la socié­té sur elle-même et mettre à mal une struc­ture auto­ri­taire et une rigi­di­té ins­ti­tu­tion­nelle. À quoi, il faut ajou­ter l’é­ton­nante et puis­sante mon­tée en phase des réseaux sociaux qui ont démon­tré la fra­gi­li­té des auto­ri­ta­rismes poli­tiques. Par ailleurs, la remise en cause très inha­bi­tuelle par les « puis­sants » du prin­cipe de sou­ve­rai­ne­té natio­nale obéis­sait à des impé­ra­tifs très peu altruistes : il s’a­gis­sait — ce qui fut fait d’une manière erra­tique et très peu cohé­rente au niveau euro­péen — et il s’a­git tou­jours de gérer une conflic­tua­li­té per­çue comme une menace pour une Europe for­te­resse qui ne veut en aucun cas subir, via des mou­ve­ments migra­toires mas­sifs, le contre­coup des colères populaires.

Manger le pouvoir

Ailleurs en Afrique sub-saha­rienne, ces colères popu­laires sont certes pré­vi­sibles dans un contexte de crois­sance pérenne de pau­vre­té et d’ex­clu­sion. Mais il n’est pas sûr que ces colères se struc­turent en mou­ve­ments sociaux dans le sens tou­rai­nien du terme. Le conti­nent afri­cain demeure le lieu par excel­lence de l’in­for­ma­li­té, de la débrouille, du contour­ne­ment et de la ruse qui ont per­mis et per­mettent tou­jours de « gérer » les rap­ports ambi­gus entre les pos­sé­dants et les exclus, une dimen­sion que Pierre Engle­bert a insuf­fi­sam­ment explo­rée d’un point de vue anthropologique.

On peut dire sans exa­gé­rer que la « sur­vie » demeure, en haut comme en bas de l’é­chelle, un moteur socié­tal majeur : en haut, il s’a­git de « man­ger le pou­voir » en entier, comme le notait si jus­te­ment Jean-Fran­çois Bayart, tout en démon­trant que l’on res­pecte les formes de la démo­cra­tie (RDC) ou de la bonne gou­ver­nance (Rwan­da); en bas, il s’a­git le plus sou­vent de la néces­si­té de man­ger dans le sens propre du terme. Les des­potes peuvent donc conti­nuer à se légi­ti­mer en s’ap­puyant sur l’i­déo­lo­gie d’un sou­ve­rai­nisme qui arrange tout le monde. La majo­ri­té d’entre eux ne sont plus que des inter­lo­cu­teurs dans une pièce où les enjeux sont limi­tés à de « petits inté­rêts d’ex­trac­tion » pour reprendre l’ex­pres­sion de Domi­nique Dar­bon et ne sont plus condi­tion­nés, depuis la fin de la guerre froide, par des inté­rêts géo­po­li­tiques domi­nants autres que la « guerre contre le ter­ro­risme » ou le main­tien du sta­tu­quo dans le contrôle de cer­taines res­sources vitales pour le monde déve­lop­pé (pétrole). Enfin, il n’est pas cer­tain que les « acteurs décen­tra­li­sés », qui, comme le fait jus­te­ment remar­quer Engle­bert, ont explo­sé en Afrique et en qui il fonde des espoirs de sor­tie du « sou­ve­rai­nisme » ambiant, ne res­tent pas tra­ver­sés par les ten­ta­tions de la quête du pou­voir qui reste une force domi­nante dans ce qui tient lieu de politique.

Car, en défi­ni­tive, c’est bien de cette quête, par­fois meur­trière, du pou­voir et de sa conser­va­tion à tout prix, et non pas tant de bonne ou de mau­vaise gou­ver­nance, qu’il s’a­git dans l’ap­pré­hen­sion de la ques­tion de la sou­ve­rai­ne­té natio­nale : celle-ci n’est bran­die que comme un éten­dard de moins en moins signi­fiant per­met­tant de jus­ti­fier des des­po­tismes durables et qui dupe de moins en moins bailleurs de fonds et « par­te­naires » du déve­lop­pe­ment. Il n’est cepen­dant pas évident que ces der­niers en tire­ront les conclu­sions appro­priées, comme l’au­teur s’en rend compte dans sa conclu­sion lors­qu’il insère le terme « ima­gi­naire » aux poli­tiques ration­nelles qu’il pro­pose : ce ne sont d’ailleurs pas de ces poli­tiques ration­nelles que dépen­dra l’oc­troi ou non de sou­ve­rai­ne­té natio­nale accep­table, mais davan­tage de rap­ports de force entre les « pré­da­teurs » et ceux qui leur sont soumis.

  1. Afri­ca : Uni­ty, Sove­rei­gn­ty and Sor­row, Lynne Rien­ner Publi­shers, Boul­der — Lon­don, 2009.

Jean-Claude Willame


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