Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Afghanistan : un État sans nation ?

Numéro 10 Octobre 2001 par Pierre Vanrie

février 2009

Trois cli­vages, eth­nique, reli­gieux et lin­guis­tique : il sera bien dif­fi­cile à par­tir de ce puzzle de consti­tuer un gou­ver­ne­ment qui devra sans doute inté­grer les tali­bans modérés.

Dossier

RAPPEL HISTORIQUE

À l’époque colo­niale, celle du « grand jeu » (1815 – 895) entre la Grande-Bre­tagne et la Rus­sie, l’Afghanistan est l’enjeu de la riva­li­té rus­so-bri­tan­nique. Les deux grandes puis­sances visent pour des rai­sons stra­té­giques et éco­no­miques à s’assurer la mai­trise du pays qui leur don­ne­rait accès aux mers chaudes. L’Afghanistan a une fron­tière com­mune avec l’empire bri­tan­nique des Indes, qui com­prend le Pakis­tan actuel puisque la par­ti­tion n’interviendra qu’en 1947. Pour les Bri­tan­niques, sa conquête achè­ve­rait celle de l’empire des Indes, qu’ils ne contrôlent pas encore com­plè­te­ment. Au nord, l’empire russe est voi­sin immé­diat puisqu’il a annexé petit à petit toute l’Asie cen­trale. L’Afghanistan était alors un État tam­pon. Le Great Game va tour­ner à l’avantage des Bri­tan­niques jusqu’en 1839, lorsque les seize-mille sol­dats qui occu­paient Kaboul sont contraints de l’abandonner pour Jala­la­bad. Ils seront tous mas­sa­crés en route, à l’exception d’un seul qui sera char­gé de trans­mettre la nou­velle. Les Bri­tan­niques ont donc déjà eu un avant-gout de l’enlisement dans le « bour­bier afghan » que les Sovié­tiques ont connu et que cer­tains pré­disent aux Amé­ri­cains. Les Bri­tan­niques devront alors se conten­ter d’un pro­tec­to­rat de fait et d’un contrôle sur la poli­tique exté­rieure. En 1921, l’Afghanistan récu­pè­re­ra sa pleine sou­ve­rai­ne­té en accé­dant à l’indépendance. En 1973, le prince Daoud ren­verse le roi Zaher Shah, au pou­voir depuis 1933, et pro­clame la Répu­blique. Daoud est ren­ver­sé à son tour en 1978 par des offi­ciers pro­so­vié­tiques. L’année 1979 marque le début de l’invasion sovié­tique moti­vée entre autres par le sou­tien à un régime com­mu­niste désor­mais diri­gé par Babrak Kar­nal, rem­pla­cé en 1986 par Moha­med Naji­bul­lah. Après neuf années d’une occu­pa­tion meur­trière à laquelle ont résis­té des moud­ja­hi­din sou­te­nus par les États-Unis, le Pakis­tan, la Chine et l’Arabie Saou­dite, l’armée sovié­tique se retire. En 1992, le régime com­mu­niste, qui ne se main­te­nait plus que dans les villes, s’effondre. Les années sui­vantes voient s’intensifier les affron­te­ments entre moud­ja­hi­din qui se dis­putent le pou­voir et le contrôle de Kaboul. En 1996, sou­te­nus par le Pakis­tan, les tali­bans s’emparent de Kaboul et ins­tallent un régime isla­miste diri­gé par le mol­lah Omar. La prise de Mazar-e-Sha­rif leur donne le contrôle de 95 % du ter­ri­toire. Les moud­ja­hi­din oppo­sés aux tali­bans pour­suivent la résis­tance sous la ban­nière de l’Alliance du Nord, coa­li­tion hété­ro­clite de par­tis recru­tant essen­tiel­le­ment par­mi les popu­la­tions du nord de l’Afghanistan.

UNE MOSAïQUE PLURIETHNIQUE

Trois cli­vages — eth­nique, reli­gieux et lin­guis­tique — divisent et struc­turent la socié­té afghane. Une dizaine d’ethnies qui regroupent de nom­breuses tri­bus se par­tagent le pays. À l’exception des Haza­ras encla­vés au centre du pays, les prin­ci­pales eth­nies s’étendent de part et d’autre des fron­tières des États voi­sins. À l’exceplion des Haza­ras qui sont chiites, la majo­ri­té des Afghans, toutes eth­nies confon­dues, pra­tiquent un islam sun­nite. Mais en Afgha­nis­tan, il y a tou­jours moyen de trou­ver le contraire d’une évi­dence eth­nique bien éta­blie : ain­si, même s’ils sont très peu nom­breux, on trouve des Pach­tounes chiites et des Haza­ras sun­nites. Par ailleurs, l’absence de sta­tis­tiques pré­cises, consé­quence d’une guerre qui dure depuis plus de vingt ans et qui a pro­ba­ble­ment cau­sé des bou­le­ver­se­ments démo­gra­phiques, oblige à la pru­dence quant à des chiffres qui per­mettent sur­tout de don­ner un ordre de grandeur. 

Les Pach­tounes seraient au nombre de six mil­lions, soit envi­ron 45 % de la popu­la­tion afghane. Ils repré­sentent la mino­ri­té la plus impor­tante du pays. Ils vivent sur­tout dans l’est et dans le sud, mais aus­si dans quelques régions du nord, notam­ment la ville de Kun­duz. Les tali­bans sont appa­rus dans un envi­ron­ne­ment essen­tiel­le­ment pach­toune. Les Tad­jiks — éva­lués à envi­ron quatre mil­lions — consti­tuent le deuxième groupe eth­nique afghan. Ils vivent sur­tout dans l’ouest et le nord-est ain­si que dans les grandes villes (Kaboul, Herat, Mazar-é-Shu­rif). Ahmad Shah Mas­soud était tad­jik. Viennent ensuite les Haza­ras qui vivent prin­ci­pa­le­ment au centre du pays dans une région appe­lée le Haza­rad­jat, cen­trée autour de la ville de Bamyan, célèbre pour ses Boud­dhas détruits. Il existe un impor­tant quar­tier haza­ra à Kaboul. Les Ouz­beks, les Turk­mènes et les Kir­ghizes peuplent l’ouest et le nord du pays. D’autres eth­nies, les Baloutches, les Aïr­naks, les Nou­ris­ta­nis com­plètent la mosaïque plu­rieth­nique afghane. 

La répar­ti­tion des eth­nies se struc­ture notam­ment autour du mas­sif de l’Hindou-Kouch, qui fait par­tie du mas­sif hima­layen. Au sud de l’Hindou-Kouch, on trouve un peu­ple­ment majo­ri­tai­re­ment pach­toune, tan­dis qu’au nord, l’élément tad­jik, ouz­bek et turk­mène est domi­nant. L’Hindou-Kouch a ren­du les com­mu­ni­ca­tions entre les eth­nies très dif­fi­ciles jusqu’au per­ce­ment dans les années 1960 du tun­nel de Salang. 

L’IDENTITÉ AFGHANE

À la dif­fé­rence des Pach­tounes, les Tad­jiks de l’Alliance du Nord, dont fai­sait par­tie le com­man­dant Mas­soud, ont une iden­ti­té eth­nique plu­rielle et donc a prio­ri moins struc­tu­rée que celle des Pach­tounes. Leur iden­ti­té est essen­tiel­le­ment d’ordre lin­guis­tique, ils parlent le dari, variante afghane du per­san. Dans toute l’Asie cen­trale jusqu’aux confins de l’Inde et du Cache­mire, le per­san, depuis le Moyen-Âge, a été la langue lit­té­raire et admi­nis­tra­tive. Ain­si, même à la cour des sul­tans otto­mans d’Istanbul, à l’époque de Soli­man le Magni­fique, le turc était la langue par­lée alors que le per­san était la langue écrite. De la même manière, en Afgha­nis­tan, si le bilin­guisme était offi­ciel­le­ment éta­bli depuis l’époque royale, dans la pra­tique, le dari est long­temps res­té la langue offi­cielle et lit­té­raire de réfé­rence, même pour les Pach­tounes qui réser­vaient le pach­toune aux échanges non offi­ciels. Kaboul, qui est au car­re­four des influences tad­jik et pach­toune, est une ville majo­ri­tai­re­ment per­sa­no­phone dans la mesure où, comme capi­tale, elle est le lieu de rési­dence des élites. 

L’identité tad­jik, fon­dée sur­tout sur l’usage com­mun de la langue per­sane (dari), se dis­tingue par des dif­fé­rences régio­nales et socio­lo­giques impor­tantes : les habi­tants du Pan­chir, par exemple, la région d’où Ahmad Shah Mas­soud est ori­gi­naire, ont peu en com­mun avec les Tad­jiks de Herat, impor­tante ville de l’ouest, non loin de la fron­tière ira­nienne, ni avec les Tad­jiks du Bada­kh­shan, cette région du nord-ouest aux confins du Cache­mire, de la Chine, de l’Inde et du Pakis­tan et dont est ori­gi­naire le pré­sident offi­ciel, et recon­nu comme tel par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, Burha­nud­din Rab­ba­ni. Les dif­fé­rences socio­lo­giques entre Tad­jiks sont redou­blées par des dif­fé­rences lin­guis­tiques : le dari connait des variantes régio­nales et dia­lec­tales. Par ailleurs, les Haza­ras, qui ne se consi­dèrent pas comme tad­jiks, parlent éga­le­ment le per­san. En outre, il n’y a pas de « Tad­ji­kis­tan » afghan. En d’autres termes, il n’y a pas vrai­ment dans le nord de l’Afghanistan de ter­ri­toire homo­gène où l’élément tad­jik domi­ne­rait, à l’inverse du « pays pach­toune » qui pré­sente une plus grande homo­gé­néi­té. Cette « iden­ti­té tad­jik faible » n’a pas été sans consé­quences sur l’Alliance du Nord dont même Ahmad Shah Mas­soud, mal­gré son cha­risme, n’a jamais réus­si à être l’élément fédérateur. 

En dépit de cette plu­ra­li­té eth­nique, lin­guis­tique et reli­gieuse afghane, on peut cepen­dant par­ler d’une iden­ti­té afghane qui s’est consti­tuée prin­ci­pa­le­ment sous la hou­lette des Pach­tounes. La pre­mière eth­nie du pays a véri­ta­ble­ment fon­dé l’Afghanistan qu’elle a mar­qué jusque dans son nom qui serait d’origine pach­toune. Les Pach­tounes ont peu­plé cer­taines zones du nord pour garan­tir une cer­taine uni­té de leurs fron­tières. La dynas­tie pach­toune qui a domi­né l’Afghanistan pen­dant plus de deux sjècles est ori­gi­naire de Kan­da­har, place forte des tali­bans actuels. Cet Etat natio­nal s’est struc­tu­ré for­le­ment autour d’une hié­rar­chie au som­met de laquelle se sont tou­jours trou­vés des Pachtounes. 

Leur domi­na­tion a don­né à l’Afghanistan sa struc­ture, son iden­ti­té éta­tique. Les autres eth­nies, même si elles étaient à un éche­lon infé­rieur de la struc­ture de l’État afghan, se sont tou­jours recon­nues dans cet État ou n’ont, en tout cas, pas déve­lop­pé d’identité nalio­nale par­ti­cu­lière. Les Tadiiks, les Turk­mènes et les Ouz­beks n’ont pas eu, dans le pas­sé, de vel­léi­tés sépa­ra­tistes. Ils se consi­dèrent comme fai­sant par­tie de la « nation afghane » — peut-être s’agit-il plu­tôt d’une « anti­na­tion afghane » — même s’ils ont tou­jours été en retrait par rap­port à l’État afghan. La socié­té afghane est une socié­té tri­bale et, tout au long de l’histoire, cer­taines confé­dé­ra­tions de tri­bus ont mieux inves­ti cette struc­ture d’État monar­chique que d’autres. Ain­si, les tri­bus pach­tounes Dour­ra­ni de la région de Kan­da­har, dans le sud du pays, ont four­ni le gros du per­son­nel royal tan­dis que les tri­bus pach­tounes Ghil­zaï de l’est res­taient rela­ti­ve­ment en marge du pouvoir. 

L’invasion sovié­tique va chan­ger la donne à la fois sur le plan poli­tique et démo­gra­phique. La résis­tance com­mune à l’envahisseur per­met un cer­tain réveil du sen­ti­ment iden­ti­taire chez les Tad­jiks, les Haza­ras, les Ouz­beks el les Turk­mènes. Les Haza­ras — qui phy­si­que­ment se dis­tinguent des Tad­jiks, au point que cer­taines théo­ries sur leur ori­gine mon­gole ont été avan­cées — sont trai­tés en parias par la socié­té afghane, notam­ment en rai­son de leur appar­te­nance au chiisme. Ils consti­tuent dans les villes où ils ont émi­gré (Kaboul, Mazar-é-Sha­rif) un sous-pro­lé­ta­riat urbain. Leur ten­ta­tive pour obte­nir une auto­no­mie au sein de la résis­tance a été par­fois vio­lem­ment répri­mée par Mas­soud d’abord et par les tali­bans ensuite, même si les ten­ta­tives pour les cour­ti­ser n’ont pas man­qué. Le Hezb é Wah­dat, prin­ci­pale for­ma­tion poli­ti­co-mili­taire haza­ra — bien que sujette à des dis­sen­sions — a été et est tou­jours sou­te­nue par l’Iran. Bien que la région de Bamyan où ils sont majo­ri­taires a été recon­quise par les tali­bans où ces der­niers ont réus­si à « mon­nayer » la pas­si­vi­té d’anciens com­man­dants du Wah­dat, cette zone du centre de l’Afghanistan demeure très instable. 

La guerre contre les Sovié­tiques a eu des consé­quences démo­gra­phiques impor­tantes. Au moins quatre à cinq mil­lions de réfu­giés ont quit­té l’Afghanistan vers le Pakis­tan et l’Iran. Cette ponc­tion s’est faite plu­tôt dans la par­tie sud du pays, en ter­ri­toire pach­toune, ce qui a sans doute quelque peu modi­fié le rap­port démo­gra­phique entre les eth­nies : un rééqui­li­brage a donc pu se pro­duire en faveur des eth­nies les plus mino­ri­taires et notam­ment des Tad­jiks, ce qui expli­que­rait au moins par­tiel­le­ment leur « réveil poli­tique », la rai­son invo­quée par les Sovié­tiques à leur pré­sence en Afgha­nis­tan était le sou­tien au régime com­mu­niste. Lorsqu’ils quittent le pays en 1989, le régime ne se main­tient qu’à Kaboul et dans cer­taines villes, les cam­pagnes sont entiè­re­ment domi­nées par des moud­ja­hi­din très divi­sés. Le pou­voir cen­tral de Kaboul, après la chute du Mur, aban­donne l’étiquette com­mu­niste et se rebap­tise Par­ti démo­crate pour ten­ter, en vain, de mieux se faire accep­ter par une popu­la­tion afghane deve­nue très anti­com­mu­niste. Trois ans plus tard, en 1992, Kaboul et le régime de Naji­bul­lah s’effondrent définitivement. 

On retrouve la domi­na­tion des Pach­tounes jusqu’au sein même de l’appareil d’État com­mu­niste, même si cela n’excluait pas la pré­sence d’une ten­dance tad­jik. Naji­bul­lah était lui-même pach­toune et avait été choi­si par les Russes pour ama­douer, avec un cer­tain suc­cès, les tri­bus pach­tounes du sud, alors que son pré­dé­ces­seur Babrak Kar­mal était lié à la ten­dance « nor­diste » du par­ti com­mu­niste afghan. Avec l’entrée de Mas­soud et de Raban­ni à Kaboul, les Tad­jiks accèdent, dans une cer­taine mesure, enfin au pou­voir, même si Gul­bud­din Hek­ma­tyar — un fon­da­men­ta­liste pach­toune sou­te­nu par le Pakis­tan comme le furent plus tard les tali­bans — est deve­nu le Pre­mier ministre d’une coa­li­tion dont la dés­union se tra­dui­ra par des com­bats très san­glants à Kaboul et qui vau­dront le dis­cré­dit à Mas­soud, alors ministre de la Défense, tan­dis que Hek­ma­tyar n’est pas auto­ri­sé à entrer dans Kaboul1. Burha­nud­din Rab­ba­ni, tad­jik du Bada­kh­shan, est nom­mé pré­sident. Pour la pre­mière fois en deux siècles, les Pach­tounes sont évin­cés du pou­voir, ils n’ont dès lors de cesse que de le reprendre. 

A‑T-IL ENCORE UN ÉTAT AFGHAN ? 

Jusqu’à pré­sent, l’État afghan existe tou­jours parce que la majeure par­tie de l’Afghanistan est réuni­fiée sous la botte des tali­bans. En outre, depuis 1994, les par­ties en pré­sence qui se dis­putent le pou­voir — l’opposition, ses dif­fé­rentes fac­tions, et les tali­bans — n’ont jamais déve­lop­pé de pro­gramme poli­tique sépa­ra­tiste visant à la des­truc­tion ou à la fin de l’État afghan. Si tous les acteurs poli­tiques sont d’accord sur l’idée d’un État afghan, reste tou­te­fois à déter­mi­ner la nature de celui-ci. Actuel­le­ment, par exemple, les tali­bans ont ins­tau­ré un émi­rat isla­mique, alors que l’Alliance du Nord se reven­dique d’une répu­blique isla­mique au conte­nu rela­ti­ve­ment flou. On a tou­te­fois consta­té avec le temps une ter­ri­to­ria­li­sa­tion eth­nique et une eth­ni­ci­sa­tion des pra­tiques poli­tiques des par­tis afghans. Ain­si, par exemple, le Jamiat é Isla­mi, le par­ti de feu Ahmad Shah Mas­soud et du « pré­sident » Rab­ba­ni, qui dis­po­sait de relais dans l’ensemble du pays, a main­te­nant com­plè­te­ment dis­pa­ru du sud de l’Afghanistan.

Sur le ter­rain, le conflit a éga­le­ment pris une conno­ta­tion très eth­nique. Ain­si, lorsque les tali­bans ont pris Mazar-é-Sha­rif en aout 1998, occu­pé prin­ci­pa­le­ment par les milices tad­jiks et haza­ras, ils ont pro­cé­dé à un impor­tant mas­sacre de la popu­la­tion civile en ciblant pré­ci­sé­ment les Tad­jiks et les Haza­ras, dans ce qui res­sem­blait à un scé­na­rio à la you­go­slave. Lors de sa contre-offen­sive vic­to­rieuse, l’opposition a tué et jeté dans des fosses com­munes trois-mille pri­son­niers tali­bans qui étaient tous pach­tounes. Mal­gré cela, ces luttes entre les eth­nies n’ont jamais débou­ché sur un pro­jet de par­ti­tion du pays : les Pach­tounes veulent un Etat afghan où ils domi­ne­ront, mais où vivront les Tad­jiks sans doute inféo­dés. Les Tad­jiks, quant à eux, veulent sans doute l’égalité, ils n’ont en effet jamais vrai­ment ima­gi­né pou­voir domi­ner les Pachtounes. 

L’IDENTITÉ DES TALIBANS 

En termes de recru­te­ment du per­son­nel poli­tique, du mol­lah Omar, leur lea­deur, aux sol­dats, l’écrasante majo­ri­té des tali­bans sont pach­tounes. Mais se recon­naissent-ils dans cette iden­ti­té ? Les avis des spé­cia­listes divergent. Oli­vier Roy2 estime que, même si les causes du conflit afghan ne sont pas d’origine eth­nique, les tali­bans incarnent le retour des Pach­tounes après la confis­ca­tion du pou­voir par les Tad­jiks. Par contre, Gilles Dor­ron­so­rot3 qua­li­fie le mou­ve­ment tali­ban de mou­ve­ment isla­miste pur. Il ne nie pas que dans les faits ces der­niers sont majo­ri­tai­re­ment pach­tounes, mais cette iden­ti­té n’est jamais affir­mée chez eux en tant que telle. Il est vrai que les tali­bans et notam­ment leur chef, le mol­lah Omar, qui n’est d’ailleurs pas un chef de tri­bu, ont pro­mul­gué des décrets — « moins néga­tifs » que les lois isla­miques très strictes qui les ont ren­dus célèbres, tels que l’interdiction de l’enseignement pour les femmes ou les entraves à leur accès aux soins de san­té — qui vont à l’encontre du code d’honneur tri­bal des Pachlounes — le pash­toun­wa­li — qui est encore plus rigou­reux et plus désa­van­ta­geux pour les femmes que la lec­ture ultra­ra­di­cale et pri­mi­tive que font les tali­bans de la cha­ria. En effet, dans cer­taines zones pach­tounes, le divorce n’est pas per­mis, alors qu’il est pré­vu par le droit musul­man. Dans la zone tri­bale du nord-ouest du Pakis­tan, peu­plée en majo­ri­té de Pathans (Pach­tounes), on décrète le deuil lorsqu’un homme qui n’a tou­jours pas de gar­çon, source de fier­té, devient père d’une troi­sième fille ! Il est certes dif­fi­cile de juger de l’application réelle des décrets contraires à la tra­di­tion pach­toune de mol­lah Omar sur le ter­rain parce que les tali­bans ne par­viennent pas à contrô­ler jusqu’aux pra­tiques tra­di­tion­nelles des vil­lages d’un pays res­té essen­tiel­le­ment rural. Pour autant, les tali­bans n’ont jamais réus­si à inté­grer en nombre des Tad­jiks, des Haza­ras dans leurs rangs. Dor­ron­so­ro parle de ten­ta­tives d’intégration des Haza­ras chiites mal­gré l’idéologie isla­miste réso­lu­ment anti­chiite des tali­bans. Un autre exemple : après la chute de Kaboul en 1996, des membres de l’élite mili­taire, intel­lec­tuelle, for­més à l’époque com­mu­niste et qui avaient été récu­pé­rés par les moud­ja­hi­din ont essayé de s’intégrer dans le mou­ve­ment tali­ban pen­sant que leur iden­ti­té pach­toune était en soi un avan­tage. Ils ont été liqui­dés, tout comme Naji­bul­lah qui a été pen­du lors de la prise de Kaboul. Les tali­bans ont sup­pri­mé des pach­tounes dont ils auraient pu uti­li­ser les capa­ci­tés, mais qui avaient le tort d’être d’anciens roya­listes ou com­mu­nistes. Il est tou­te­fois dif­fi­cile de savoir s’il s’agit là d’une poli­tique déli­bé­rée ou d’exceptions notables. Quoi qu’il en soit, si les tali­bans sont incon­tes­ta­ble­ment un mou­ve­ment isla­miste, il n’en reste pas moins un mou­ve­ment essen­tiel­le­ment pach­toune. Tout le monde s’accorde en tout cas pour dire que sans une com­po­sante pach­toune de rechange, la paix sera impos­sible en Afghanistan. 

LES « ÉTUDIANTS EN RELIGION » 

La déstruc­tu­ra­tion com­plète du pays, la rare­té de textes pro­duits par les tali­bans et, de manière géné­rale, de tous médias rendent très dif­fi­cile l’analyse de leur mes­sage. On peut tou­te­fois le qua­li­fier d’islamiste ultra-radi­cal et consta­ter son extrême pau­vre­té idéo­lo­gique. La cen­sure de toute infor­ma­tion a d’ailleurs été mise en scène de manière osten­ta­toire par les tali­bans, des postes de télé­vi­sion ont été cas­sés et pen­dus à des gibets. 

Les tali­bans — le mot « tali­ban » est le plu­riel du mot«talib », « étu­diant », et par exten­sion dans le contexte isla­mique « étu­diant en reli­gion » — ont été for­més dans les madra­sas, ces écoles reli­gieuses ins­tal­lées le long de la fron­tière nord-ouest du Pakis­tan. L’islam radi­cal des tali­bans est né du contexte de déstruc­tu­ra­tion extrême des camps de réfu­giés afghans au Pakis­tan sou­mis à la fois à l’influence wah­ha­bite des bailleurs de fonds saou­diens et à un ensei­gne­ment isla­mique d’une rare pau­vre­té théo­lo­gique dans une région du Pakis­tan où le niveau d’instruction est extrê­me­ment bas et où les réfu­giés afghans, à la fois proches et loin de chez eux, vivent dans une situa­tion d’extraterritorialité favo­ri­sant la mani­pu­la­tion et les construc­tions phi­lo­so­phi­co-reli­gieuses les plus uto­pistes. Néan­moins, les tali­bans s’inscrivent tout de même en par­tie dans le contexte idéo­lo­gique de l’islam indo-pakis­ta­nais. En effet, la plu­part des madra­sas pakis­ta­naises dans les­quelles ils ont été for­més sont influen­cées par le cou­rant Deo­dan­di — du nom de Deo­dand, ville du nord de l’Inde — où s’est déve­lop­pé au XIXe siècle une idéo­lo­gie isla­miste, moins extré­miste que celle des tali­bans sur le plan moral, mais qui s’est dis­tin­guée par une cri­tique du syn­cré­tisme moti­vée par la peur de la grande reli­gion de l’Inde, l’hindouisme, dont ils crai­gnaient l’influence sur l’islam.

Dans ce contexte, la force des tali­bans est venue, outre l’idéologie assez pauvre et la cohé­sion eth­nique, de leur capa­ci­té, dans une uni­té de mou­ve­ment rare­ment vue jusque-là en Afgha­nis­tan, à rame­ner la paix et la sécu­ri­té dans un pays déchi­ré par la guerre fra­tri­cide des anciens héros de la lutte antisoviétique. 

LE BILAN POLITIQUE DES TALIBANS 

L’accueil que les tali­bans ont reçu auprès de la popu­la­tion afghane est donc à repla­cer dans le contexte des luttes entre les fac­tions de la résis­tance après le départ de l’armée sovié­tique. L’Afghanistan, débar­ras­sé des Sovié­tiques et des com­mu­nistes afghans qui les avaient ser­vis, a tra­ver­sé une période d’anarchie syno­nyme de vio­lence et d’insécurité géné­rale. Dans un pre­mier temps, les tali­bans ont rame­né la sécu­ri­té. La popu­la­tion afghane a accep­té la chape de plomb morale qu’ils impo­saient parce qu’ils crai­gnaient le retour à la situa­tion anté­rieure. L’économie four­nit un bon exemple : les camions qui emprun­taient le grand axe qui va de Kan­da­har à Herat et qui, au-delà, assure le tran­sit des mar­chan­dises vers l’Iran et le Pakis­tan, depuis Kara­chi, met­taient par­fois plu­sieurs jours à faire le tra­jet à la suite des tra­cas­se­ries des petits com­man­dants locaux. Lorsque les tali­bans ont sécu­ri­sé la région, ce long voyage ne durait plus que quelques heures4

L’État tali­ban est un État ultra­li­bé­ral dans la mesure où il inter­vient très peu dans l’économie, il a pra­ti­que­ment tout délé­gué aux ONG, tout en essayant de les contrô­ler ou de leur mettre par­fois des bâtons dans les roues. Par ailleurs, comme dans tout contexte non démo­cra­tique, la cor­rup­tion a fait son appa­ri­tion. En consé­quence, une fois la sécu­ri­té acquise, les tali­bans n’avaient plus grand-chose à offrir et le régime était en train de se déli­ter petit à petit. 

Dans ce contexte, les tali­bans ont en outre com­mis l’erreur d’accueillir Ben Laden sur leur ter­ri­toire, même si ce der­nier semble leur avoir ren­du quelques ser­vices dans leur guerre contre l’Alliance du Nord. Au-delà des rela­tions encore obs­cures entre les tali­bans et le réseau Ben Laden, cette affaire illustre sur­tout l’incapacité totale des tali­bans à gérer leur com­mu­ni­ca­tion avec l’extérieur. La des­truc­tion des boud­dhas de Bamiyan en a notam­ment été une illus­tra­tion fla­grante. En effet, à l’inverse, les tali­bans n’ont fait aucune publi­ci­té autour d’une des seules véri­tables conces­sions concrètes qu’ils ont accep­té de faire sous la pres­sion de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale et moyen­nant des pro­grammes d’aide des Nations unies, à savoir la sup­pres­sion de la culture du pavot. Outre le com­merce et la contre­bande mis à mal par l’embargo décré­té contre l’Afghanistan depuis deux ans, la culture du pavot pro­fi­tait avan­ta­geu­se­ment au régime des tali­bans au point que l’Afghanistan était deve­nu le pre­mier pays pro­duc­teur d’opium au monde. Il y a quelques mois, une délé­ga­tion amé­ri­caine s’était ren­due en Afgha­nis­tan et avait offi­ciel­le­ment consta­té que dans de nom­breuses régions de l’Afghanistan contrô­lée par les tali­bans — soit envi­ron 90 % du pays — la culture du pavot était en voie d’être éradiquée. 

L’APRÈS-TALIBAN

L’incertitude demeure quant à l’avenir de l’Afghanistan. Les Amé­ri­cains semblent bien incer­tains dans leurs ripostes, obli­gés qu’ils sont de tenir compte des dési­dé­ra­ta du Pakis­tan, qui, pour des rai­sons stra­té­giques, veut gar­der la haute main sur son voi­sin occi­den­tal, sans avoir l’air de négli­ger une Alliance du Nord dont on ignore encore les capa­ci­tés de gou­ver­nance. La carte Zaher Shah dont on pariait déjà à l’époque de l’occupation sovié­tique est très peu cré­dible. L’ancien roi vit en exil à Rome depuis 1973 où il s’exprime peu et n’a jamais consti­tué de mou­ve­ment d’opposition en exil. Il est vrai que c’est une figure qui est res­tée très en retrait et qui pour­rait jouer le rôle d’un arbitre au-des­sus de la mêlée si son grand âge, quatre-vingt-six ans, ne rend tou­te­fois pas cela impos­sible. Zaher Shah a vrai­ment toutes les carac­té­ris­tiques d’un pion que même l’Alliance du Nord, dont il serait le faire-valoir pach­toune, ne semble pas appré­cier. Le « pré­sident en exer­cice » Burha­nud­din Rab­ba­ni vient d’ailleurs de décla­rer à ce pro­pos ne pas vou­loir d’un gou­ver­ne­ment diri­gé par Zaher Shah et a for­tio­ri d’un retour de la monar­chie. Un scé­na­rio plus réa­liste serait l’intégration des tali­bans, d’autant plus que des rumeurs per­sis­tantes de dis­sen­sion cir­culent à leur égard, à une future coa­li­tion repré­sen­tant l’ensemble de la diver­si­té eth­nique et poli­tique de l’Afghanistan. Même affai­blis, les tali­bans repré­sen­te­ront tou­jours une sen­si­bi­li­té dont il fau­dra cer­tai­ne­ment tenir compte. Si leur arri­vée ne doit rien au hasard, leur départ ne sera pas non plus auto­ma­tique. Jusqu’à pré­sent, les tali­bans n’ont jamais vrai­ment accep­té de négo­cier, dans la mesure où ils gagnaient toutes leurs batailles, par les armes ou par l’argent. Leur défaite pour­rait assou­plir leur posi­tion et les for­cer au com­pro­mis. Néan­moins, outre les tali­bans et l’Alliance du Nord, toute une série de per­son­na­li­tés afghanes, plus ou moins oppor­tu­nistes et/ou mani­pu­lées — membres de la famille royale, anciens com­man­dants moud­ja­hi­din pach­tounes — com­mencent à se mani­fes­ter en ordre dis­per­sé dans l’espoir de rece­voir leur part du gâteau, au moment où l’intervention amé­ri­caine s’achèvera, ce qui pour­rait bien débou­cher selon cer­tains sur une reprise de la guerre civile afghane. 

carte-vanrie.jpg

  1. Amin Sai­kal, The Rab­ba­ni Couern­me­ni in William Motey, Fun­da­men­ta­lism Rebom ? Afgha­nis­tan and the tali­ban, Londres, 1998.
  2. O. Hoy, Has isla­mism a future in Afgha­nis­tan, in William Maley, Fun­du­men­ta­lism Reborn ? Afgha­nis­tan and the tali­ban, Londres. 1998
  3. Cilles Dor­ron­so­ro, La révo­lu­tion afghane, Kar­tha­la, Paris, 2000.
  4. Ahmed Rashid, Tali­ban, I.B. Tau­ris, Londres, 2000.

Pierre Vanrie


Auteur