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Afghanistan : un État sans nation ?
Trois clivages, ethnique, religieux et linguistique : il sera bien difficile à partir de ce puzzle de constituer un gouvernement qui devra sans doute intégrer les talibans modérés.
RAPPEL HISTORIQUE
À l’époque coloniale, celle du « grand jeu » (1815 – 895) entre la Grande-Bretagne et la Russie, l’Afghanistan est l’enjeu de la rivalité russo-britannique. Les deux grandes puissances visent pour des raisons stratégiques et économiques à s’assurer la maitrise du pays qui leur donnerait accès aux mers chaudes. L’Afghanistan a une frontière commune avec l’empire britannique des Indes, qui comprend le Pakistan actuel puisque la partition n’interviendra qu’en 1947. Pour les Britanniques, sa conquête achèverait celle de l’empire des Indes, qu’ils ne contrôlent pas encore complètement. Au nord, l’empire russe est voisin immédiat puisqu’il a annexé petit à petit toute l’Asie centrale. L’Afghanistan était alors un État tampon. Le Great Game va tourner à l’avantage des Britanniques jusqu’en 1839, lorsque les seize-mille soldats qui occupaient Kaboul sont contraints de l’abandonner pour Jalalabad. Ils seront tous massacrés en route, à l’exception d’un seul qui sera chargé de transmettre la nouvelle. Les Britanniques ont donc déjà eu un avant-gout de l’enlisement dans le « bourbier afghan » que les Soviétiques ont connu et que certains prédisent aux Américains. Les Britanniques devront alors se contenter d’un protectorat de fait et d’un contrôle sur la politique extérieure. En 1921, l’Afghanistan récupèrera sa pleine souveraineté en accédant à l’indépendance. En 1973, le prince Daoud renverse le roi Zaher Shah, au pouvoir depuis 1933, et proclame la République. Daoud est renversé à son tour en 1978 par des officiers prosoviétiques. L’année 1979 marque le début de l’invasion soviétique motivée entre autres par le soutien à un régime communiste désormais dirigé par Babrak Karnal, remplacé en 1986 par Mohamed Najibullah. Après neuf années d’une occupation meurtrière à laquelle ont résisté des moudjahidin soutenus par les États-Unis, le Pakistan, la Chine et l’Arabie Saoudite, l’armée soviétique se retire. En 1992, le régime communiste, qui ne se maintenait plus que dans les villes, s’effondre. Les années suivantes voient s’intensifier les affrontements entre moudjahidin qui se disputent le pouvoir et le contrôle de Kaboul. En 1996, soutenus par le Pakistan, les talibans s’emparent de Kaboul et installent un régime islamiste dirigé par le mollah Omar. La prise de Mazar-e-Sharif leur donne le contrôle de 95 % du territoire. Les moudjahidin opposés aux talibans poursuivent la résistance sous la bannière de l’Alliance du Nord, coalition hétéroclite de partis recrutant essentiellement parmi les populations du nord de l’Afghanistan.
UNE MOSAïQUE PLURIETHNIQUE
Trois clivages — ethnique, religieux et linguistique — divisent et structurent la société afghane. Une dizaine d’ethnies qui regroupent de nombreuses tribus se partagent le pays. À l’exception des Hazaras enclavés au centre du pays, les principales ethnies s’étendent de part et d’autre des frontières des États voisins. À l’exceplion des Hazaras qui sont chiites, la majorité des Afghans, toutes ethnies confondues, pratiquent un islam sunnite. Mais en Afghanistan, il y a toujours moyen de trouver le contraire d’une évidence ethnique bien établie : ainsi, même s’ils sont très peu nombreux, on trouve des Pachtounes chiites et des Hazaras sunnites. Par ailleurs, l’absence de statistiques précises, conséquence d’une guerre qui dure depuis plus de vingt ans et qui a probablement causé des bouleversements démographiques, oblige à la prudence quant à des chiffres qui permettent surtout de donner un ordre de grandeur.
Les Pachtounes seraient au nombre de six millions, soit environ 45 % de la population afghane. Ils représentent la minorité la plus importante du pays. Ils vivent surtout dans l’est et dans le sud, mais aussi dans quelques régions du nord, notamment la ville de Kunduz. Les talibans sont apparus dans un environnement essentiellement pachtoune. Les Tadjiks — évalués à environ quatre millions — constituent le deuxième groupe ethnique afghan. Ils vivent surtout dans l’ouest et le nord-est ainsi que dans les grandes villes (Kaboul, Herat, Mazar-é-Shurif). Ahmad Shah Massoud était tadjik. Viennent ensuite les Hazaras qui vivent principalement au centre du pays dans une région appelée le Hazaradjat, centrée autour de la ville de Bamyan, célèbre pour ses Bouddhas détruits. Il existe un important quartier hazara à Kaboul. Les Ouzbeks, les Turkmènes et les Kirghizes peuplent l’ouest et le nord du pays. D’autres ethnies, les Baloutches, les Aïrnaks, les Nouristanis complètent la mosaïque pluriethnique afghane.
La répartition des ethnies se structure notamment autour du massif de l’Hindou-Kouch, qui fait partie du massif himalayen. Au sud de l’Hindou-Kouch, on trouve un peuplement majoritairement pachtoune, tandis qu’au nord, l’élément tadjik, ouzbek et turkmène est dominant. L’Hindou-Kouch a rendu les communications entre les ethnies très difficiles jusqu’au percement dans les années 1960 du tunnel de Salang.
L’IDENTITÉ AFGHANE
À la différence des Pachtounes, les Tadjiks de l’Alliance du Nord, dont faisait partie le commandant Massoud, ont une identité ethnique plurielle et donc a priori moins structurée que celle des Pachtounes. Leur identité est essentiellement d’ordre linguistique, ils parlent le dari, variante afghane du persan. Dans toute l’Asie centrale jusqu’aux confins de l’Inde et du Cachemire, le persan, depuis le Moyen-Âge, a été la langue littéraire et administrative. Ainsi, même à la cour des sultans ottomans d’Istanbul, à l’époque de Soliman le Magnifique, le turc était la langue parlée alors que le persan était la langue écrite. De la même manière, en Afghanistan, si le bilinguisme était officiellement établi depuis l’époque royale, dans la pratique, le dari est longtemps resté la langue officielle et littéraire de référence, même pour les Pachtounes qui réservaient le pachtoune aux échanges non officiels. Kaboul, qui est au carrefour des influences tadjik et pachtoune, est une ville majoritairement persanophone dans la mesure où, comme capitale, elle est le lieu de résidence des élites.
L’identité tadjik, fondée surtout sur l’usage commun de la langue persane (dari), se distingue par des différences régionales et sociologiques importantes : les habitants du Panchir, par exemple, la région d’où Ahmad Shah Massoud est originaire, ont peu en commun avec les Tadjiks de Herat, importante ville de l’ouest, non loin de la frontière iranienne, ni avec les Tadjiks du Badakhshan, cette région du nord-ouest aux confins du Cachemire, de la Chine, de l’Inde et du Pakistan et dont est originaire le président officiel, et reconnu comme tel par la communauté internationale, Burhanuddin Rabbani. Les différences sociologiques entre Tadjiks sont redoublées par des différences linguistiques : le dari connait des variantes régionales et dialectales. Par ailleurs, les Hazaras, qui ne se considèrent pas comme tadjiks, parlent également le persan. En outre, il n’y a pas de « Tadjikistan » afghan. En d’autres termes, il n’y a pas vraiment dans le nord de l’Afghanistan de territoire homogène où l’élément tadjik dominerait, à l’inverse du « pays pachtoune » qui présente une plus grande homogénéité. Cette « identité tadjik faible » n’a pas été sans conséquences sur l’Alliance du Nord dont même Ahmad Shah Massoud, malgré son charisme, n’a jamais réussi à être l’élément fédérateur.
En dépit de cette pluralité ethnique, linguistique et religieuse afghane, on peut cependant parler d’une identité afghane qui s’est constituée principalement sous la houlette des Pachtounes. La première ethnie du pays a véritablement fondé l’Afghanistan qu’elle a marqué jusque dans son nom qui serait d’origine pachtoune. Les Pachtounes ont peuplé certaines zones du nord pour garantir une certaine unité de leurs frontières. La dynastie pachtoune qui a dominé l’Afghanistan pendant plus de deux sjècles est originaire de Kandahar, place forte des talibans actuels. Cet Etat national s’est structuré forlement autour d’une hiérarchie au sommet de laquelle se sont toujours trouvés des Pachtounes.
Leur domination a donné à l’Afghanistan sa structure, son identité étatique. Les autres ethnies, même si elles étaient à un échelon inférieur de la structure de l’État afghan, se sont toujours reconnues dans cet État ou n’ont, en tout cas, pas développé d’identité nalionale particulière. Les Tadiiks, les Turkmènes et les Ouzbeks n’ont pas eu, dans le passé, de velléités séparatistes. Ils se considèrent comme faisant partie de la « nation afghane » — peut-être s’agit-il plutôt d’une « antination afghane » — même s’ils ont toujours été en retrait par rapport à l’État afghan. La société afghane est une société tribale et, tout au long de l’histoire, certaines confédérations de tribus ont mieux investi cette structure d’État monarchique que d’autres. Ainsi, les tribus pachtounes Dourrani de la région de Kandahar, dans le sud du pays, ont fourni le gros du personnel royal tandis que les tribus pachtounes Ghilzaï de l’est restaient relativement en marge du pouvoir.
L’invasion soviétique va changer la donne à la fois sur le plan politique et démographique. La résistance commune à l’envahisseur permet un certain réveil du sentiment identitaire chez les Tadjiks, les Hazaras, les Ouzbeks el les Turkmènes. Les Hazaras — qui physiquement se distinguent des Tadjiks, au point que certaines théories sur leur origine mongole ont été avancées — sont traités en parias par la société afghane, notamment en raison de leur appartenance au chiisme. Ils constituent dans les villes où ils ont émigré (Kaboul, Mazar-é-Sharif) un sous-prolétariat urbain. Leur tentative pour obtenir une autonomie au sein de la résistance a été parfois violemment réprimée par Massoud d’abord et par les talibans ensuite, même si les tentatives pour les courtiser n’ont pas manqué. Le Hezb é Wahdat, principale formation politico-militaire hazara — bien que sujette à des dissensions — a été et est toujours soutenue par l’Iran. Bien que la région de Bamyan où ils sont majoritaires a été reconquise par les talibans où ces derniers ont réussi à « monnayer » la passivité d’anciens commandants du Wahdat, cette zone du centre de l’Afghanistan demeure très instable.
La guerre contre les Soviétiques a eu des conséquences démographiques importantes. Au moins quatre à cinq millions de réfugiés ont quitté l’Afghanistan vers le Pakistan et l’Iran. Cette ponction s’est faite plutôt dans la partie sud du pays, en territoire pachtoune, ce qui a sans doute quelque peu modifié le rapport démographique entre les ethnies : un rééquilibrage a donc pu se produire en faveur des ethnies les plus minoritaires et notamment des Tadjiks, ce qui expliquerait au moins partiellement leur « réveil politique », la raison invoquée par les Soviétiques à leur présence en Afghanistan était le soutien au régime communiste. Lorsqu’ils quittent le pays en 1989, le régime ne se maintient qu’à Kaboul et dans certaines villes, les campagnes sont entièrement dominées par des moudjahidin très divisés. Le pouvoir central de Kaboul, après la chute du Mur, abandonne l’étiquette communiste et se rebaptise Parti démocrate pour tenter, en vain, de mieux se faire accepter par une population afghane devenue très anticommuniste. Trois ans plus tard, en 1992, Kaboul et le régime de Najibullah s’effondrent définitivement.
On retrouve la domination des Pachtounes jusqu’au sein même de l’appareil d’État communiste, même si cela n’excluait pas la présence d’une tendance tadjik. Najibullah était lui-même pachtoune et avait été choisi par les Russes pour amadouer, avec un certain succès, les tribus pachtounes du sud, alors que son prédécesseur Babrak Karmal était lié à la tendance « nordiste » du parti communiste afghan. Avec l’entrée de Massoud et de Rabanni à Kaboul, les Tadjiks accèdent, dans une certaine mesure, enfin au pouvoir, même si Gulbuddin Hekmatyar — un fondamentaliste pachtoune soutenu par le Pakistan comme le furent plus tard les talibans — est devenu le Premier ministre d’une coalition dont la désunion se traduira par des combats très sanglants à Kaboul et qui vaudront le discrédit à Massoud, alors ministre de la Défense, tandis que Hekmatyar n’est pas autorisé à entrer dans Kaboul1. Burhanuddin Rabbani, tadjik du Badakhshan, est nommé président. Pour la première fois en deux siècles, les Pachtounes sont évincés du pouvoir, ils n’ont dès lors de cesse que de le reprendre.
A‑T-IL ENCORE UN ÉTAT AFGHAN ?
Jusqu’à présent, l’État afghan existe toujours parce que la majeure partie de l’Afghanistan est réunifiée sous la botte des talibans. En outre, depuis 1994, les parties en présence qui se disputent le pouvoir — l’opposition, ses différentes factions, et les talibans — n’ont jamais développé de programme politique séparatiste visant à la destruction ou à la fin de l’État afghan. Si tous les acteurs politiques sont d’accord sur l’idée d’un État afghan, reste toutefois à déterminer la nature de celui-ci. Actuellement, par exemple, les talibans ont instauré un émirat islamique, alors que l’Alliance du Nord se revendique d’une république islamique au contenu relativement flou. On a toutefois constaté avec le temps une territorialisation ethnique et une ethnicisation des pratiques politiques des partis afghans. Ainsi, par exemple, le Jamiat é Islami, le parti de feu Ahmad Shah Massoud et du « président » Rabbani, qui disposait de relais dans l’ensemble du pays, a maintenant complètement disparu du sud de l’Afghanistan.
Sur le terrain, le conflit a également pris une connotation très ethnique. Ainsi, lorsque les talibans ont pris Mazar-é-Sharif en aout 1998, occupé principalement par les milices tadjiks et hazaras, ils ont procédé à un important massacre de la population civile en ciblant précisément les Tadjiks et les Hazaras, dans ce qui ressemblait à un scénario à la yougoslave. Lors de sa contre-offensive victorieuse, l’opposition a tué et jeté dans des fosses communes trois-mille prisonniers talibans qui étaient tous pachtounes. Malgré cela, ces luttes entre les ethnies n’ont jamais débouché sur un projet de partition du pays : les Pachtounes veulent un Etat afghan où ils domineront, mais où vivront les Tadjiks sans doute inféodés. Les Tadjiks, quant à eux, veulent sans doute l’égalité, ils n’ont en effet jamais vraiment imaginé pouvoir dominer les Pachtounes.
L’IDENTITÉ DES TALIBANS
En termes de recrutement du personnel politique, du mollah Omar, leur leadeur, aux soldats, l’écrasante majorité des talibans sont pachtounes. Mais se reconnaissent-ils dans cette identité ? Les avis des spécialistes divergent. Olivier Roy2 estime que, même si les causes du conflit afghan ne sont pas d’origine ethnique, les talibans incarnent le retour des Pachtounes après la confiscation du pouvoir par les Tadjiks. Par contre, Gilles Dorronsorot3 qualifie le mouvement taliban de mouvement islamiste pur. Il ne nie pas que dans les faits ces derniers sont majoritairement pachtounes, mais cette identité n’est jamais affirmée chez eux en tant que telle. Il est vrai que les talibans et notamment leur chef, le mollah Omar, qui n’est d’ailleurs pas un chef de tribu, ont promulgué des décrets — « moins négatifs » que les lois islamiques très strictes qui les ont rendus célèbres, tels que l’interdiction de l’enseignement pour les femmes ou les entraves à leur accès aux soins de santé — qui vont à l’encontre du code d’honneur tribal des Pachlounes — le pashtounwali — qui est encore plus rigoureux et plus désavantageux pour les femmes que la lecture ultraradicale et primitive que font les talibans de la charia. En effet, dans certaines zones pachtounes, le divorce n’est pas permis, alors qu’il est prévu par le droit musulman. Dans la zone tribale du nord-ouest du Pakistan, peuplée en majorité de Pathans (Pachtounes), on décrète le deuil lorsqu’un homme qui n’a toujours pas de garçon, source de fierté, devient père d’une troisième fille ! Il est certes difficile de juger de l’application réelle des décrets contraires à la tradition pachtoune de mollah Omar sur le terrain parce que les talibans ne parviennent pas à contrôler jusqu’aux pratiques traditionnelles des villages d’un pays resté essentiellement rural. Pour autant, les talibans n’ont jamais réussi à intégrer en nombre des Tadjiks, des Hazaras dans leurs rangs. Dorronsoro parle de tentatives d’intégration des Hazaras chiites malgré l’idéologie islamiste résolument antichiite des talibans. Un autre exemple : après la chute de Kaboul en 1996, des membres de l’élite militaire, intellectuelle, formés à l’époque communiste et qui avaient été récupérés par les moudjahidin ont essayé de s’intégrer dans le mouvement taliban pensant que leur identité pachtoune était en soi un avantage. Ils ont été liquidés, tout comme Najibullah qui a été pendu lors de la prise de Kaboul. Les talibans ont supprimé des pachtounes dont ils auraient pu utiliser les capacités, mais qui avaient le tort d’être d’anciens royalistes ou communistes. Il est toutefois difficile de savoir s’il s’agit là d’une politique délibérée ou d’exceptions notables. Quoi qu’il en soit, si les talibans sont incontestablement un mouvement islamiste, il n’en reste pas moins un mouvement essentiellement pachtoune. Tout le monde s’accorde en tout cas pour dire que sans une composante pachtoune de rechange, la paix sera impossible en Afghanistan.
LES « ÉTUDIANTS EN RELIGION »
La déstructuration complète du pays, la rareté de textes produits par les talibans et, de manière générale, de tous médias rendent très difficile l’analyse de leur message. On peut toutefois le qualifier d’islamiste ultra-radical et constater son extrême pauvreté idéologique. La censure de toute information a d’ailleurs été mise en scène de manière ostentatoire par les talibans, des postes de télévision ont été cassés et pendus à des gibets.
Les talibans — le mot « taliban » est le pluriel du mot«talib », « étudiant », et par extension dans le contexte islamique « étudiant en religion » — ont été formés dans les madrasas, ces écoles religieuses installées le long de la frontière nord-ouest du Pakistan. L’islam radical des talibans est né du contexte de déstructuration extrême des camps de réfugiés afghans au Pakistan soumis à la fois à l’influence wahhabite des bailleurs de fonds saoudiens et à un enseignement islamique d’une rare pauvreté théologique dans une région du Pakistan où le niveau d’instruction est extrêmement bas et où les réfugiés afghans, à la fois proches et loin de chez eux, vivent dans une situation d’extraterritorialité favorisant la manipulation et les constructions philosophico-religieuses les plus utopistes. Néanmoins, les talibans s’inscrivent tout de même en partie dans le contexte idéologique de l’islam indo-pakistanais. En effet, la plupart des madrasas pakistanaises dans lesquelles ils ont été formés sont influencées par le courant Deodandi — du nom de Deodand, ville du nord de l’Inde — où s’est développé au XIXe siècle une idéologie islamiste, moins extrémiste que celle des talibans sur le plan moral, mais qui s’est distinguée par une critique du syncrétisme motivée par la peur de la grande religion de l’Inde, l’hindouisme, dont ils craignaient l’influence sur l’islam.
Dans ce contexte, la force des talibans est venue, outre l’idéologie assez pauvre et la cohésion ethnique, de leur capacité, dans une unité de mouvement rarement vue jusque-là en Afghanistan, à ramener la paix et la sécurité dans un pays déchiré par la guerre fratricide des anciens héros de la lutte antisoviétique.
LE BILAN POLITIQUE DES TALIBANS
L’accueil que les talibans ont reçu auprès de la population afghane est donc à replacer dans le contexte des luttes entre les factions de la résistance après le départ de l’armée soviétique. L’Afghanistan, débarrassé des Soviétiques et des communistes afghans qui les avaient servis, a traversé une période d’anarchie synonyme de violence et d’insécurité générale. Dans un premier temps, les talibans ont ramené la sécurité. La population afghane a accepté la chape de plomb morale qu’ils imposaient parce qu’ils craignaient le retour à la situation antérieure. L’économie fournit un bon exemple : les camions qui empruntaient le grand axe qui va de Kandahar à Herat et qui, au-delà, assure le transit des marchandises vers l’Iran et le Pakistan, depuis Karachi, mettaient parfois plusieurs jours à faire le trajet à la suite des tracasseries des petits commandants locaux. Lorsque les talibans ont sécurisé la région, ce long voyage ne durait plus que quelques heures4
L’État taliban est un État ultralibéral dans la mesure où il intervient très peu dans l’économie, il a pratiquement tout délégué aux ONG, tout en essayant de les contrôler ou de leur mettre parfois des bâtons dans les roues. Par ailleurs, comme dans tout contexte non démocratique, la corruption a fait son apparition. En conséquence, une fois la sécurité acquise, les talibans n’avaient plus grand-chose à offrir et le régime était en train de se déliter petit à petit.
Dans ce contexte, les talibans ont en outre commis l’erreur d’accueillir Ben Laden sur leur territoire, même si ce dernier semble leur avoir rendu quelques services dans leur guerre contre l’Alliance du Nord. Au-delà des relations encore obscures entre les talibans et le réseau Ben Laden, cette affaire illustre surtout l’incapacité totale des talibans à gérer leur communication avec l’extérieur. La destruction des bouddhas de Bamiyan en a notamment été une illustration flagrante. En effet, à l’inverse, les talibans n’ont fait aucune publicité autour d’une des seules véritables concessions concrètes qu’ils ont accepté de faire sous la pression de la communauté internationale et moyennant des programmes d’aide des Nations unies, à savoir la suppression de la culture du pavot. Outre le commerce et la contrebande mis à mal par l’embargo décrété contre l’Afghanistan depuis deux ans, la culture du pavot profitait avantageusement au régime des talibans au point que l’Afghanistan était devenu le premier pays producteur d’opium au monde. Il y a quelques mois, une délégation américaine s’était rendue en Afghanistan et avait officiellement constaté que dans de nombreuses régions de l’Afghanistan contrôlée par les talibans — soit environ 90 % du pays — la culture du pavot était en voie d’être éradiquée.
L’APRÈS-TALIBAN
L’incertitude demeure quant à l’avenir de l’Afghanistan. Les Américains semblent bien incertains dans leurs ripostes, obligés qu’ils sont de tenir compte des désidérata du Pakistan, qui, pour des raisons stratégiques, veut garder la haute main sur son voisin occidental, sans avoir l’air de négliger une Alliance du Nord dont on ignore encore les capacités de gouvernance. La carte Zaher Shah dont on pariait déjà à l’époque de l’occupation soviétique est très peu crédible. L’ancien roi vit en exil à Rome depuis 1973 où il s’exprime peu et n’a jamais constitué de mouvement d’opposition en exil. Il est vrai que c’est une figure qui est restée très en retrait et qui pourrait jouer le rôle d’un arbitre au-dessus de la mêlée si son grand âge, quatre-vingt-six ans, ne rend toutefois pas cela impossible. Zaher Shah a vraiment toutes les caractéristiques d’un pion que même l’Alliance du Nord, dont il serait le faire-valoir pachtoune, ne semble pas apprécier. Le « président en exercice » Burhanuddin Rabbani vient d’ailleurs de déclarer à ce propos ne pas vouloir d’un gouvernement dirigé par Zaher Shah et a fortiori d’un retour de la monarchie. Un scénario plus réaliste serait l’intégration des talibans, d’autant plus que des rumeurs persistantes de dissension circulent à leur égard, à une future coalition représentant l’ensemble de la diversité ethnique et politique de l’Afghanistan. Même affaiblis, les talibans représenteront toujours une sensibilité dont il faudra certainement tenir compte. Si leur arrivée ne doit rien au hasard, leur départ ne sera pas non plus automatique. Jusqu’à présent, les talibans n’ont jamais vraiment accepté de négocier, dans la mesure où ils gagnaient toutes leurs batailles, par les armes ou par l’argent. Leur défaite pourrait assouplir leur position et les forcer au compromis. Néanmoins, outre les talibans et l’Alliance du Nord, toute une série de personnalités afghanes, plus ou moins opportunistes et/ou manipulées — membres de la famille royale, anciens commandants moudjahidin pachtounes — commencent à se manifester en ordre dispersé dans l’espoir de recevoir leur part du gâteau, au moment où l’intervention américaine s’achèvera, ce qui pourrait bien déboucher selon certains sur une reprise de la guerre civile afghane.
- Amin Saikal, The Rabbani Couernmeni in William Motey, Fundamentalism Rebom ? Afghanistan and the taliban, Londres, 1998.
- O. Hoy, Has islamism a future in Afghanistan, in William Maley, Fundumentalism Reborn ? Afghanistan and the taliban, Londres. 1998
- Cilles Dorronsoro, La révolution afghane, Karthala, Paris, 2000.
- Ahmed Rashid, Taliban, I.B. Tauris, Londres, 2000.