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Actualité du modernisme

Numéro 9/10 septembre/octobre 2014 - Église par FONTAINE

septembre 2014

La crise moder­niste de 1907 oppose l’Église à un cler­gé savant, cri­tique des textes chré­tiens fon­da­teurs, niant sur­tout que le Christ soit Dieu. Elle, dans ses dogmes, eux, dans leur posi­ti­visme, oublient le « je » du Christ que les évan­gé­listes font vivre par la puis­sance du récit. Augus­tin ou le Maitre est là, le roman de Joseph Malègue qui vient d’être réédi­té, par­ti­cipe, comme récit, d’une recherche sem­blable : celle du nom propre, de la sin­gu­la­ri­té d’une per­sonne, d’un évè­ne­ment, non des véri­tés géné­rales pré­ten­dues vraies pour tous. C’est « le » roman de la crise moder­niste qui ronge tou­jours l’Église aujourd’hui, annonce peut-être sa mort, à l’instar de celle de Jésus qu’elle pro­clame, mort humaine d’un vrai être humain sans cer­ti­tude sur l’après. Dans L’Incrédulité de Tho­mas du Cara­vage, en cou­ver­ture, le Res­sus­ci­té se prête à une vérifi­ca­tion « moder­niste » moins déçue que dépas­sée par un éblouis­se­ment auquel Tho­mas et d’autres, fronts plis­sés, résistent. Per­plexi­té venant de loin.

Dossier

[/ Les Églises, plus seule­ment le Jésus dont elles parlent,
semblent appe­lées à la mort. 

Michel de Cer­teau, La fai­blesse de croire
/]

La foi chré­tienne est liée à des faits rap­por­tés par les évan­giles. Toute mise en ques­tion de ces faits ou du sens qu’on leur donne tra­di­tion­nel­le­ment trouble les croyants ou excite la curio­si­té. Ain­si, les émis­sions d’Arte sur les ori­gines du chris­tia­nisme cap­tivent des mil­lions de télé­spec­ta­teurs en 2004. L’évangile dit « de Judas » fait la une des JT en 2008. En 2010, Fré­dé­ric Lenoir publie Com­ment Jésus est deve­nu Dieu où il estime que ce sont les empe­reurs romains qui ont divi­ni­sé Jésus au IVe siècle. La même année, le père Ses­boüé lui répond dans Christ Sei­gneur et Fils de Dieu, ouvrage très argu­men­té, que sa thèse est mal fon­dée. En moins sérieux, il y a le Da Vin­ci Code. 

Thèmes très sen­sibles. Au début du XXe siècle, les mises en cause des don­nées fac­tuelles consi­dé­rées comme le sup­port de l’édifice dog­ma­tique du catho­li­cisme ont déclen­ché la crise moder­niste dans une très grande vio­lence, prin­ci­pa­le­ment en France. L’un des spé­cia­listes du « moder­nisme » théo­lo­gique, Emile Pou­lat, pense qu’il s’agit d’un « ébran­le­ment pro­fond » (Pou­lat, 1996). L’Église auto­ri­taire de 1907 avait cepen­dant encore assez de pou­voir pour geler tout débat déli­cat, faire taire sur cette ques­tion les cher­cheurs qu’elle contrô­lait et le cler­gé. L’étau s’est des­ser­ré len­te­ment jusqu’à Vati­can II qui a libé­ré la recherche. Cepen­dant, vingt ans après, Pou­lat estime que la crise éclate « à ciel ouvert », affec­tant la situa­tion du catho­li­cisme (Pou­lat, 1982, p. 30). En 2013, Jean-Pierre Bacot juge l’état géné­ral de l’Église de France catas­tro­phique : 40 000 prêtres en 1975, 17 000 en 2010 et, selon ses esti­ma­tions, un mil­lier en 2025 avec une Église réduite à des restes (Bacot, 2013). Selon tous les his­to­riens, l’origine n’est pas sim­ple­ment à cher­cher dans un défi­cit d’aggiornamento pas­to­ral, qui pour­rait être sur­mon­té dans des chan­ge­ments du visage de l’institution ecclé­siale. Plus pro­fon­dé­ment règne un malaise intel­lec­tuel concer­nant le conte­nu du mes­sage déli­vré. Il remonte à la crise moder­niste. Un retour s’impose donc sur ce moment his­to­rique. Nous allons cir­cons­crire la crise moder­niste, en déga­ger des enjeux à tra­vers son impact sur la lit­té­ra­ture et une ana­lo­gie avec ce qui s’est pas­sé en phi­lo­so­phie. Puis nous revien­drons sur l’Église actuelle. 

La crise moderniste

La crise moder­niste en France s’est dérou­lée dans ce pays sous l’égide d’une figure intel­lec­tuelle d’envergure, mais refou­lée par l’appareil ecclé­sias­tique : Alfred Loi­sy (1857 – 1940), théo­lo­gien et prêtre spé­cia­li­sé dans les études bibliques. Les décou­vertes de Loi­sy sont trou­blantes dans le cadre de la doc­trine offi cielle de l’Église de l’époque. Celle-ci consi­dère que la Bible et tous les faits qu’elle relate sont vrais puisque garan­tis par l’autorité divine qu’attesteraient les miracles. Les théo­lo­giens n’ont plus qu’à déga­ger le sens de ces faits, soit les dogmes que défi­nit l’Église infailli­ble­ment, par exemple la divi­ni­té de Jésus. 

Loi­sy part de la même Bible et des mêmes faits, mais les sou­met au crible de la cri­tique lit­té­raire et his­to­rique. Il consi­dère que ces dogmes ne s’y trouvent pas. Il concède que la foi peut voir les choses autre­ment. Cepen­dant, d’un point de vue cri­tique et donc scien­tifique, en sui­vant sa conscience pro­fes­sion­nelle de savant, il se sent obli­gé, par exemple, de nier le dogme de la divi­ni­té de Jésus. En 1907, l’encyclique Pas­cen­di le condamne ain­si que tout le cou­rant moder­niste. Il refuse de se rétrac­ter et le pape l’excommunie, mesure grave, mais sans consé­quences pra­tiques pour lui, car sa répu­ta­tion de savant le fait élire au Col­lège de France l’année sui­vante, dans un pays où l’Église sépa­rée de l’État ne contrôle plus l’enseignement. Loi­sy pré­tend res­ter fidèle à la tra­di­tion chré­tienne, mais aban­donne défi­ni­ti­ve­ment la foi en la divi­ni­té de Jésus et en la sur­vie per­son­nelle après la mort (Pou­lat, 1984, p. 169). 

On a donc d’un côté l’Église et sa théo­lo­gie, et de l’autre Loi­sy et sa lec­ture savante et cri­tique des textes. Ces deux posi­tions en conflit par­tagent le même pré­sup­po­sé : il existe un che­min direct des faits à leur sens. On ren­contre ici la ten­dance spon­ta­née de l’esprit humain à n’accorder de cré­dit qu’à ce qui est tan­gible — aux faits — en sup­po­sant que leur sens serait évident. Loi­sy va désta­bi­li­ser les croyants confiants dans les textes et le sens que leur donnent les dogmes. Beau­coup y perdent la foi, d’autres se rai­dissent sur les dogmes en comp­tant que l’autorité de l’Église suffit à leur véri­té, peu importent les décou­vertes des savants. 

C’est ici qu’intervient Blon­del (1861 – 1949), ani­mé par le pro­jet d’une phi­lo­so­phie de l’action qui intè­gre­rait des élé­ments du prag­ma­tisme moderne dans le contexte de la pen­sée chré­tienne. Pour ce phi­lo­sophe, ni la théo­lo­gie offi­cielle ni le tra­vail his­to­rique de Loi­sy ne peuvent atteindre l’essentiel, soit la réa­li­té intime d’une vie humaine comme celle de Jésus (ou de n’importe qui), avec son sens pro­fond, sin­gu­lier. Les évan­giles sont d’ailleurs rédi­gés par des hommes qui, direc­te­ment ou non, ont fait l’expérience de cette per­sonne, y ont cru et en ont témoi­gné, se pla­çant ain­si au début d’une longue chaine jusqu’aux croyants contem­po­rains qui, sous d’autres formes, expé­ri­mentent éga­le­ment la per­sonne de Jésus dans leur vie. C’est ce que Blon­del appelle la tra­di­tion, qu’il juge capable de dire, qui est Jésus, rétros­pec­ti­ve­ment, mais aus­si pros­pec­ti­ve­ment, en fai­sant pas­ser, « de l’implicite vécu à l’explicite connu », tout ce qu’il y a de riche dans l’« évè­ne­ment » qu’« est » Jésus-Christ (d’où l’idée d’un pro­grès dans la connais­sance du chris­tia­nisme, alors que l’Église d’alors se réclame d’une véri­té immuable). Au fond Blon­del, oppose le « je » de Jésus tant à Loi­sy qu’aux théo­lo­giens tra­di­tion­nels. Pour lui, cet évè­ne­ment, au sens fort de ce terme, n’est réduc­tible ni aux conclu­sions de Loi­sy au ras d’une vision posi­ti­viste de l’histoire (Colin, p. 408) ni aux dogmes. Blon­del refuse ce que Michel de Cer­teau appel­le­ra la perte du nom propre (Cer­teau, 2003). 

C’est cette notion de nom propre que nous met­tons au centre de notre réflexion. 

À peine la crise moder­niste est-elle pro­vi­soi­re­ment réglée par les auto­ri­tés ecclé­sias­tiques qu’émerge une « renais­sance lit­té­raire catho­lique ». Appa­raissent sur la scène lit­té­raire fran­çaise de très grands écri­vains qui se réclament du catho­li­cisme comme les roman­ciers Fran­çois Mau­riac et Georges Ber­na­nos ou le poète Paul Clau­del. Quand on ouvre une antho­lo­gie du XIXe siècle, on trouve peu d’écrivains se récla­mant aus­si expli­ci­te­ment de la foi chré­tienne. Ils sont bien plus nom­breux dans une antho­lo­gie du XXe siècle. Des recherches récentes montrent que, para­doxa­le­ment, cette efflo­res­cence a été liée au modernisme. 

Du modernisme à la « renaissance littéraire catholique » 

Pour Her­vé Ser­ry, la réac­tion de l’Église au moder­nisme, rédui­sant le cler­gé au silence, ouvre un espace dans le champ intel­lec­tuel catho­lique où des écri­vains laïcs vont pou­voir s’exprimer (Ser­ry, 2004). Ce ter­rain est moins « dan­ge­reux » pour l’Église, car de tels intel­lec­tuels, qui ne sont ni théo­lo­giens ni phi­lo­sophes, risquent peu de mettre en cause son auto­ri­té doctrinale 

Ces écri­vains prennent vite conscience de ce qu’ils doivent deve­nir rela­ti­ve­ment indé­pen­dants de l’Église sous peine de perdre toute cré­di­bi­li­té auprès de leurs pairs. Dès les années 1920, ils obtiennent la recon­nais­sance de ceux-ci en France et dans le monde. C’est notam­ment le cas pour Mau­riac et Ber­na­nos. L’autonomie gagnée va per­mettre à ces der­niers d’aller plus loin. En 1936, ils vont dénon­cer les évêques espa­gnols qui « bénissent » (Ber­na­nos), les mas­sacres per­pé­trés par le géné­ral Fran­co et ses troupes après le coup d’État contre la Répu­blique en Espagne. Les évêques espa­gnols vou­draient faire mettre Ber­na­nos à l’index, car il a une énorme influence bien au-delà de son pays. Mais, à Rome, le futur Pie XII leur explique que c’est impos­sible en rai­son du pres­tige d’un catho­lique comme lui, deve­nu qua­si intou­chable. L’autonomie de ces laïcs va se pro­lon­ger dans la géné­ra­tion sui­vante avec un Emma­nuel Mou­nier qui crée Esprit, revue diri­gée par des laïcs et indé­pen­dante : chez nous, La Terre wal­lonne puis La Revue nou­velle s’y appa­rentent. Selon Ser­ry, dans le domaine intel­lec­tuel, il y a ren­ver­se­ment de la pré­émi­nence des clercs sur les laïcs au profit de ces derniers. 

Ce qui frappe éga­le­ment chez ces écri­vains catho­liques, c’est leur pres­sen­ti­ment d’une fin du chris­tia­nisme. On le lit chez Ber­na­nos, écri­vain déses­pé­ré par un monde que le Christ semble avoir déser­té. En 1948, dans un expo­sé aux grandes confé­rences catho­liques à Bruxelles, le roman­cier catho­lique anglais Gra­ham Greene ima­gine le der­nier pape fai­sant la file devant un com­mis­sa­riat, une valise de car­ton à la main. En 1950, Mou­nier publie Feu la chré­tien­té. L’art peut labou­rer plus pro­fond que le concept. Dans le cas pré­sent, j’estime que la lit­té­ra­ture a été tra­vaillée par l’imminence d’une pos­sible éro­sion, non point tem­po­raire, mais défi­ni­tive de la croyance. 

Plus encore, le rap­port au réel de la lit­té­ra­ture passe par des qua­si-per­sonnes (per­son­nages) dont les écri­vains disent qu’elles leur échappent, vivant d’une vie auto­nome comme le récit lui-même qui leur impose en par­tie sa logique. Or c’est exac­te­ment ce que sont les évan­giles. Les exé­gètes d’aujourd’hui les scrutent à tra­vers la nar­ra­to­lo­gie (« science » du récit). Eux aus­si recherchent le nom propre, ce « je » de Jésus dont parle Blondel. 

La perte du nom propose en philosophie 

Pierre Colin aborde le moder­nisme à tra­vers une somme de cinq-cents pages où il intro­duit le point de vue neuf d’une crise dont cer­tains aspects débordent le champ théo­lo­gique (Colin, 1997, p. 171. 349). À la fi n du XIXe siècle, des sciences — socio­lo­gie, psy­cho­lo­gie — com­mencent à par­ta­ger le trai­te­ment des « faits humains » avec la phi­lo­so­phie. Dans leur façon d’approcher l’homme, elles rendent celui-ci absent (Cer­teau, 2003, p. 201). En effet, d’une cer­taine manière, elles ne s’intéressent pas à la réa­li­té ultime (concrète) de l’homme. D’où ce que Michel de Cer­teau dénomme une « perte du nom propre ». 

Ce moder­nisme en phi­lo­so­phie pré­sente des ana­lo­gies avec ce qui s’est pas­sé dans les sciences reli­gieuses. Tout comme ces der­nières se sub­sti­tuent à la théo­lo­gie et en menacent l’objet même, à savoir Dieu ou Jésus, comme chez Loi­sy, les sciences humaines rendent l’homme absent dans leur façon de l’approcher (Cer­teau, 2003, p. 200 – 201). Certes, elles ne nient pas l’existence de l’homme, ce serait impen­sable et absurde. Cepen­dant, de façon sem­blable aux sciences reli­gieuses néga­trices de leur objet — Jésus ou Dieu —, ces approches scien­tifiques frac­tionnent l’image de l’homme. Elles l’envisageant sous l’angle social, psy­chique, etc., approches abs­traites oubliant l’homme glo­bal, concret. Contre cela, les phi­lo­sophes vont vou­loir retrou­ver l’homme et son uni­té ou, dere­chef, son nom propre, notam­ment par la mys­tique, « anti­dote d’un posi­ti­visme scien­tifique » (Cer­teau, 1985, p. 338). Le livre de Berg­son, Les deux sources de la morale et de la reli­gion, est très repré­sen­ta­tif de cette tentative. 

Par ce retour au nom propre, cette réac­tion s’apparente, dans le champ des sciences de l’homme, à la réponse que, dans le champ reli­gieux, Blon­del avait cher­ché à construire face au moder­nisme. Mais n’est-elle pas plus per­ti­nente ? Com­ment donne-t-elle à pen­ser à la foi chrétienne ?

Le nom propre retrouvé

Antho­ny Feneuil, com­men­tant Les deux sources, de Berg­son, montre que celui-ci rompt avec la manière dont le tho­misme (la phi­lo­so­phie catho­lique offi­cielle au temps du moder­nisme) parle de Dieu et de l’homme. Cette théo­lo­gie (tout comme les sciences humaines…), intro­duit tout ce qui existe dans un ordre géné­ral en lui don­nant un nom com­mun, en en fai­sant un concept, qu’il s’agisse de Dieu ou des per­sonnes humaines (Feneuil, 2011, p. 145 – 146). Au contraire, Berg­son, comme après lui l’existentialisme, sou­ligne la sin­gu­la­ri­té irré­duc­tible du « je » qui déborde tout concept. Il retrouve le nom propre. Cette démarche concerne la vision de l’homme. Mais elle amène aus­si à recon­si­dé­rer Dieu. Le Dieu de Berg­son ne se donne pas à l’homme comme un concept, soit dans son quid ? (qu’est-ce que Dieu ?). Il se donne à lui à tra­vers une rela­tion per­son­nelle, soit son qui ? (qui est Dieu ? ou, plus radi­ca­le­ment, qui es-tu ?). Cette rela­tion mène, non pas au « Dieu des phi­lo­sophes et des savants » — d’une véri­té géné­rale, abs­traite —, mais à celui « d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », c’est-à-dire aux noms propres — connec­tés — de Dieu et d’hommes.

Une telle approche per­met à mon sens de prendre en compte l’objection la plus forte qui est faite au chris­tia­nisme. C’est celle de Celse au IIe siècle ou de Dide­rot au XVIIIe siècle mon­trant que cette reli­gion n’a ni l’évidence, ni l’universalité, ni l’éternité dont elle se réclame, ce qui exclut qu’elle inté­resse tous les hommes. C’est éga­le­ment l’objection que Loi­sy a for­mu­lée après sa condam­na­tion (Loi­sy, p. 265). Or, avec l’approche par le nom propre, le chris­tia­nisme renonce « à la pré­ten­tion illu­soire d’être un mes­sage vrai pour tous » (Cer­teau, 1974, p. 69). Il ne s’agit pas d’une recon­nais­sance de sa faus­se­té, mais au contraire d’une affir­ma­tion de sa véri­té pro­fonde : celle-ci n’est pas de l’ordre des véri­tés géné­rales ou des sys­tèmes puisque ce qui cor­res­pond au nom propre de Dieu ou des hommes se situe au-delà. Cette véri­té sourd d’un Jésus en lequel Dieu se rend contin­gent, rela­tif, « évè­ne­ment », sin­gu­lier, avec un mes­sage lié à toutes les fai­blesses humaines d’une époque fata­le­ment igno­rante des exi­gences cri­tiques contem­po­raines, mes­sage livré au terme d’une courte exis­tence bri­sée net par une hor­rible mise à mort où le tra­gique le dis­pute au déri­soire. On n’est ni dans l’« évi­dence », ni l’« uni­ver­sa­li­té » ni l’« éter­ni­té » exi­gées par Dide­rot, mais dans le rap­port blon­dé­lien à une per­sonne, lequel nour­rit toute une tra­di­tion et dépasse une uni­ver­sa­li­té abstraite. 

À par­tir de là, un retour est pos­sible sur le débat au sujet du moder­nisme, et la valeur des réponses que Blon­del avait cher­ché à apporter. 

Les faits et le sens

Par­mi les écri­vains de la « renais­sance », il en est un qui a (aurait…) presque tota­le­ment som­bré dans l’oubli : Joseph Malègue. Or, il est le seul qui pos­sé­dait les com­pé­tences pour intro­duire la plus grave crise du chris­tia­nisme contem­po­rain au cœur d’une grande œuvre lit­té­raire. Il l’a fait en 1933 dans un roman pas­sé de mode et néan­moins extrê­me­ment actuel : Augus­tin ou le Maitre est là. Le héros est le pro­to­type de l’intellectuel croyant trou­blé par le moder­nisme (Colin, 1997, p. 37 – 45). Son iti­né­raire est por­té par une démarche appa­ren­tée à la pen­sée de Blon­del (Mos­se­ray, 1996). Avec le recul du temps, on peut, selon Goi­chot, voir dans cette œuvre la seule ten­ta­tive lit­té­raire qui prend au sérieux le moder­nisme comme crise mor­telle pour l’Église : non point de nature « pas­to­rale », mais « men­tale » en tant que phi­lo­so­phi­que­ment liée à ce que nous avons dési­gné comme pro­blé­ma­tique du nom propre (Goi­chot, 1988). 

Loi­sy — lec­teur du roman en 1934 — repro­chait à Malègue (ou à Blon­del), de ne pas avoir com­pris que ce qui est « sous-jacent » ou « trans­cen­dant » à ce qu’il appelle le « pul­lu­le­ment de l’univers phé­no­mé­nal » ne concerne pas la science (Loi­sy, 1969, p. 265). Ceci s’applique au pre­mier chef au fait his­to­rique fon­da­teur : la résur­rec­tion du Christ. Dans son domaine, une approche his­to­ri­co-cri­tique converge avec les sciences de la nature pour exclure un tel phé­no­mène. Le fait de la résur­rec­tion n’est pas his­to­rique. Par contre, les témoi­gnages concer­nant ce fait relèvent, eux, de l’histoire. Ces faits his­to­riques, la cri­tique doit en faire l’examen. Là, la science est ren­voyée, non point au constat géné­ral de la visi­bi­li­té d’un mira­cu­lé, que Loi­sy a exclue à bon droit, mais à un autre ordre de réa­li­té qui a échap­pé à ce der­nier : le « je » de Jésus dont Blon­del et Malègue font tant de cas. 

Pour Goi­chot, Malègue consti­tue un repère inté­res­sant pour deux rai­sons. La pre­mière, c’est qu’il a écrit « le » roman du moder­nisme. Les élites catho­liques l’ont lu durant des géné­ra­tions, ce qui per­met de voir com­ment ces élites et, par-delà, l’Église, ont vécu la crise. Fai­sant reve­nir le héros du roman à Dieu au terme d’une longue et com­plexe démarche, Malègue donne l’illusion aux catho­liques d’une crise sur­mon­tée, à l’instar d’une rémis­sion chez les patients condam­nés par la méde­cine peu avant leur décès. La seconde rai­son de l’actualité de Malègue est bien plus signifi­ca­tive aujourd’hui. Selon Goi­chot, le talent lit­té­raire du roman­cier lui a per­mis d’enfouir au plus pro­fond de l’intrigue la logique de ce retour à la foi, jusqu’à l’y dis­si­mu­ler. Cette logique consiste, comme le fait Blon­del, à sépa­rer, dans la lec­ture des évan­giles, les faits bruts de leur sens. Ce qui décide du sens, c’est alors, soit une fer­me­ture préa­lable au sur­na­tu­rel, soit au contraire une ouver­ture à sa pos­si­bi­li­té. Mais un tel écar­tè­le­ment entre les faits bruts et une dis­po­si­tion préa­lable déci­dant de leur sens, mis en avant dans ce roman capi­tal, reflète un trait per­sis­tant du catho­li­cisme contem­po­rain : l’aveuglement qui amène les fi dèles comme l’Église à pla­cer la foi à l’abri de la cri­tique his­to­ri­co-lit­té­raire. Selon Goi­chot, cet écar­tè­le­ment entre des faits bruts et leur sens cor­res­pond aux failles d’un uni­vers catho­lique démem­bré. On a refu­sé de regar­der le gouffre intel­lec­tuel au début du XXe siècle, alors qu’était subrep­ti­ce­ment enta­mé l’effondrement ins­ti­tu­tion­nel de l’Église qui s’est décla­ré à la fi n du siècle. Pour une part, l’œuvre de Malègue est datée et a pu entre­te­nir bien des illu­sions chez des catho­liques intel­li­gents qui lisaient un roman intel­li­gent. Cepen­dant, elle appor­tait émi­nem­ment ce qu’on peut consi­dé­rer comme la contri­bu­tion spé­cifique de la lit­té­ra­ture, tout par­ti­cu­liè­re­ment dans le genre roma­nesque : se mettre en quête du nom propre et mettre en intrigue des récits avec des per­sonnes dont le « je » résiste à toute réduc­tion posi­ti­viste, exac­te­ment, pour­rait-on avan­cer, comme le « je » de Jésus. Sous-jacente à cette quête du nom propre à rebours du nivè­le­ment dans une uni­ver­sa­li­té abs­traite, une démarche à la fois intel­lec­tuelle et exis­ten­tielle est à l’œuvre : dis­tin­guer les faits et le sens qu’on peut don­ner à ceux-ci. C’est la seule façon d’éviter que la science his­to­rique ne réduise les acteurs de l’histoire à des choses, ses sujets à des objets. Simple dis­tinc­tion, non pas un écar­tè­le­ment : tout en satis­fai­sant aux exi­gences de l’esprit cri­tique, elle ouvre à un uni­ver­sel concret, en nous sau­vant de la perte du nom propre.

Une fin et un défi

Cette réponse, que Blon­del avait cher­ché à concep­tua­li­ser et que Malègue a réus­si à arti­cu­ler, dans l’univers d’un roman, peu­plé de per­sonnes et d’images, garde toute sa per­ti­nence. Elle confère un carac­tère cen­tral au « je » de Jésus. Elle ne signifie pas pour autant une démis­sion devant les requêtes de l’esprit scien­tifique. Dans leur ensemble, les his­to­riens et les exé­gètes n’ont en effet jamais mis en doute l’existence his­to­rique de l’homme de Gali­lée. Cela ne signifie évi­dem­ment pas qu’ils lui donnent tous le sens que les catho­liques ou les chrétiens 

L’Église est-elle pour autant sauve ? Non, ce qui pré­cède incline au contraire à conti­nuer à pen­ser qu’elle va mou­rir en Europe. En France le moder­nisme est, après la Révo­lu­tion fran­çaise, le deuxième évè­ne­ment qui a fait pres­sen­tir le fait aus­si tra­gique que bana­le­ment humain de cette fin. Avec la fer­me­ture des sémi­naires durant onze ans (1789 – 1800), la Révo­lu­tion fut une héca­tombe du cler­gé supé­rieure à celle du XXe siècle. Le nombre de prêtres pré­sents en France pas­sa alors de 105 000 à 25 000 uni­tés (morts natu­relles, émi­gra­tions, mariages, abdi­ca­tions, guillo­tine, mas­sacres). Cette déchris­tia­ni­sa­tion directe, for­cée, annon­çait la loi de sépa­ra­tion de l’Église et de l’État de 1905. Ce coup dur subi par le monde catho­lique allait être sui­vi par un second, lequel est lar­ge­ment sous-esti­mé alors qu’il fut bien plus violent : il attei­gnait l’entreprise de pro­duc­tion du sens en plein cœur et reste un des fac­teurs de la déchris­tia­ni­sa­tion plus sub­tile et plus radi­cale d’aujourd’hui.

Le mérite de Malègue est d’avoir com­pris et assu­mé cette crise, non seule­ment dans sa mani­fes­ta­tion ins­ti­tu­tion­nelle, mais aus­si dans son noyau intel­lec­tuel. Il ne l’a pas seule­ment vue comme quelque chose d’aussi tra­gique que bana­le­ment humain, mais comme un défi spirituel. 

Dans un autre roman, Pierres noires : les classes moyennes du salut, Malègue met en scène un prêtre de la Révo­lu­tion fran­çaise qui attend d’être guillo­ti­né dans une hor­rible pri­son-écu­rie où s’entassent des dizaines de sus­pects. Ce prêtre confie à un ami son ana­lyse de la Révo­lu­tion. À tra­vers ce per­son­nage, c’est le Durkheim
 — relu par Berg­son dans Les deux sources — qui prend la parole. Selon l’abbé Le Hen­nin, l’immense déter­mi­nisme social ronge la part trans­cen­dante et libre de tout enga­ge­ment reli­gieux. Ses cara­paces pro­tec­trices sont aus­si des­truc­trices de toute authen­ti­ci­té dans la foi. Comme Dur­kheim, l’abbé com­prend la reli­gion comme un ensemble de croyances et de pra­tiques qui répondent aux besoins des groupes sociaux. Elle devient inau­then­tique quand, à par­tir de ces élé­ments sym­bo­liques, elle exerce une pres­sion confor­miste sur ses adeptes. Le prêtre consi­dère que la Révo­lu­tion est pro­vi­den­tielle car elle per­met à tous les sup­ports poli­tiques et socio­lo­giques de ce confor­misme reli­gieux de s’effondrer ; elle offre ain­si aux col­lec­ti­vi­tés comme aux indi­vi­dus, la grâce de s’arracher à ce confor­misme pour vivre la foi authen­tique. Laquelle ? Non point « la » foi comme corps impo­sé de croyances, mais « une » foi, celle des noms propres d’hommes et de Dieu mêlés, celle de la vie mys­tique qui, jusqu’à la mort, engage le « je » irré­duc­tible à renouer avec le « je » de Jésus par-delà faits bruts et démarches suivistes. 

La déchris­tia­ni­sa­tion actuelle, c’est la Révo­lu­tion fran­çaise de l’abbé Le Hen­nin. Pre­nant aus­si toute la mesure de l’épreuve de la crise moder­niste, on peut pen­ser, comme Michel de Cer­teau, que ce qui est à vivre pour l’Église et les chré­tiens en Europe, c’est la mort de Jésus qu’ils annoncent… 

Un théo­lo­gien, Emma­nuel Falque, per­met d’interpréter un tel rap­pro­che­ment dans Le pas­seur de Geth­sé­ma­ni. Il montre qu’il n’y a dans l’agonie et la mort du Christ, ni rési­gna­tion (agneau sou­mis, il paie­rait de son sang le rachat des hommes), ni héroïsme (se sur­vivre à tra­vers des sur­vi­vants qui n’oublient pas), ni — sur­tout — cer­ti­tude (la « divine comé­die non dan­tesque » du par­cours « résur­rec­tion­nel » sans fautes, de l’arrestation au tom­beau vide et, quelques heures après l’exécution, le retour, en quelque sorte pro­gram­mé, à la vie). Non, la mort du Christ est la vraie mort d’un vrai être humain. Et c’est bien ce à quoi va devoir faire face le chris­tia­nisme européen. 

Ce défi — une sorte de mar­tyre col­lec­tif non san­glant… — atteint l’Église de plein fouet. Mais en défi nitive, il concerne toutes les affi­lia­tions sou­cieuses du sens. La dona­tion de sens ne se laisse enfer­mer dans aucun canal bali­sé par les écluses des faits his­to­riques. Qu’il s’agisse des évan­giles (mais aus­si de la Bible hébraïque ou du Coran…), le débat autour du moder­nisme reste lourd d’enseignements pour tout qui se risque à trans­mettre une tra­di­tion. Malègue est et res­te­ra-t-il mécon­nu ? À l’heure où se heurtent « laï­ci­té » et « retour du reli­gieux », on se prend à sou­hai­ter qu’une atti­tude intel­lec­tuelle aus­si lucide que la sienne soit agis­sante dans les églises, comme dans les syna­gogues, les mos­quées, jusqu’aux mai­sons de la laï­ci­té, et soit mise en valeur dans la réflexion sur les cours dits « phi­lo­so­phiques » dont nos enfants pour­raient bénéfi­cier à l’avenir !

Reve­nons pour ter­mi­ner à la cible des inves­ti­ga­tions de Loi­sy, au cœur de la réflexion de Blon­del et de la construc­tion roma­nesque de Malègue : les évan­giles. Mat­thieu est sans doute le plus moder­niste d’entre eux quand, tout à la fin (Mt 28, 17), il raconte le ren­dez-vous (« en Gali­lée »), don­né par le Christ res­sus­ci­té aux onze dis­ciples les plus proches, ceux dont l’Église a pré­ten­du assu­rer la suc­ces­sion : « Quand ils le virent, ils se pros­ter­nèrent : d’aucuns cepen­dant doutèrent. »
« D’aucuns », sur un total de onze, c’est au moins plus que deux voire quatre ou cinq… Une sorte de mino­ri­té de blo­cage. Ou d’agonie. Par où tout finit. Ou par où tout (re)commence(rait), mais l’Église et nous n’en avons pas plus de « cer­ti­tude » que ceux-là, qui ne s’en sont pas moins enga­gés pour ce que signifiait le nom.

FONTAINE


Auteur

Journaliste et militant autonomiste wallon