Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Actualité du modernisme
La crise moderniste de 1907 oppose l’Église à un clergé savant, critique des textes chrétiens fondateurs, niant surtout que le Christ soit Dieu. Elle, dans ses dogmes, eux, dans leur positivisme, oublient le « je » du Christ que les évangélistes font vivre par la puissance du récit. Augustin ou le Maitre est là, le roman de Joseph Malègue qui vient d’être réédité, participe, comme récit, d’une recherche semblable : celle du nom propre, de la singularité d’une personne, d’un évènement, non des vérités générales prétendues vraies pour tous. C’est « le » roman de la crise moderniste qui ronge toujours l’Église aujourd’hui, annonce peut-être sa mort, à l’instar de celle de Jésus qu’elle proclame, mort humaine d’un vrai être humain sans certitude sur l’après. Dans L’Incrédulité de Thomas du Caravage, en couverture, le Ressuscité se prête à une vérification « moderniste » moins déçue que dépassée par un éblouissement auquel Thomas et d’autres, fronts plissés, résistent. Perplexité venant de loin.
[/ Les Églises, plus seulement le Jésus dont elles parlent,
semblent appelées à la mort.
Michel de Certeau, La faiblesse de croire
/]
La foi chrétienne est liée à des faits rapportés par les évangiles. Toute mise en question de ces faits ou du sens qu’on leur donne traditionnellement trouble les croyants ou excite la curiosité. Ainsi, les émissions d’Arte sur les origines du christianisme captivent des millions de téléspectateurs en 2004. L’évangile dit « de Judas » fait la une des JT en 2008. En 2010, Frédéric Lenoir publie Comment Jésus est devenu Dieu où il estime que ce sont les empereurs romains qui ont divinisé Jésus au IVe siècle. La même année, le père Sesboüé lui répond dans Christ Seigneur et Fils de Dieu, ouvrage très argumenté, que sa thèse est mal fondée. En moins sérieux, il y a le Da Vinci Code.
Thèmes très sensibles. Au début du XXe siècle, les mises en cause des données factuelles considérées comme le support de l’édifice dogmatique du catholicisme ont déclenché la crise moderniste dans une très grande violence, principalement en France. L’un des spécialistes du « modernisme » théologique, Emile Poulat, pense qu’il s’agit d’un « ébranlement profond » (Poulat, 1996). L’Église autoritaire de 1907 avait cependant encore assez de pouvoir pour geler tout débat délicat, faire taire sur cette question les chercheurs qu’elle contrôlait et le clergé. L’étau s’est desserré lentement jusqu’à Vatican II qui a libéré la recherche. Cependant, vingt ans après, Poulat estime que la crise éclate « à ciel ouvert », affectant la situation du catholicisme (Poulat, 1982, p. 30). En 2013, Jean-Pierre Bacot juge l’état général de l’Église de France catastrophique : 40 000 prêtres en 1975, 17 000 en 2010 et, selon ses estimations, un millier en 2025 avec une Église réduite à des restes (Bacot, 2013). Selon tous les historiens, l’origine n’est pas simplement à chercher dans un déficit d’aggiornamento pastoral, qui pourrait être surmonté dans des changements du visage de l’institution ecclésiale. Plus profondément règne un malaise intellectuel concernant le contenu du message délivré. Il remonte à la crise moderniste. Un retour s’impose donc sur ce moment historique. Nous allons circonscrire la crise moderniste, en dégager des enjeux à travers son impact sur la littérature et une analogie avec ce qui s’est passé en philosophie. Puis nous reviendrons sur l’Église actuelle.
La crise moderniste
La crise moderniste en France s’est déroulée dans ce pays sous l’égide d’une figure intellectuelle d’envergure, mais refoulée par l’appareil ecclésiastique : Alfred Loisy (1857 – 1940), théologien et prêtre spécialisé dans les études bibliques. Les découvertes de Loisy sont troublantes dans le cadre de la doctrine offi cielle de l’Église de l’époque. Celle-ci considère que la Bible et tous les faits qu’elle relate sont vrais puisque garantis par l’autorité divine qu’attesteraient les miracles. Les théologiens n’ont plus qu’à dégager le sens de ces faits, soit les dogmes que définit l’Église infailliblement, par exemple la divinité de Jésus.
Loisy part de la même Bible et des mêmes faits, mais les soumet au crible de la critique littéraire et historique. Il considère que ces dogmes ne s’y trouvent pas. Il concède que la foi peut voir les choses autrement. Cependant, d’un point de vue critique et donc scientifique, en suivant sa conscience professionnelle de savant, il se sent obligé, par exemple, de nier le dogme de la divinité de Jésus. En 1907, l’encyclique Pascendi le condamne ainsi que tout le courant moderniste. Il refuse de se rétracter et le pape l’excommunie, mesure grave, mais sans conséquences pratiques pour lui, car sa réputation de savant le fait élire au Collège de France l’année suivante, dans un pays où l’Église séparée de l’État ne contrôle plus l’enseignement. Loisy prétend rester fidèle à la tradition chrétienne, mais abandonne définitivement la foi en la divinité de Jésus et en la survie personnelle après la mort (Poulat, 1984, p. 169).
On a donc d’un côté l’Église et sa théologie, et de l’autre Loisy et sa lecture savante et critique des textes. Ces deux positions en conflit partagent le même présupposé : il existe un chemin direct des faits à leur sens. On rencontre ici la tendance spontanée de l’esprit humain à n’accorder de crédit qu’à ce qui est tangible — aux faits — en supposant que leur sens serait évident. Loisy va déstabiliser les croyants confiants dans les textes et le sens que leur donnent les dogmes. Beaucoup y perdent la foi, d’autres se raidissent sur les dogmes en comptant que l’autorité de l’Église suffit à leur vérité, peu importent les découvertes des savants.
C’est ici qu’intervient Blondel (1861 – 1949), animé par le projet d’une philosophie de l’action qui intègrerait des éléments du pragmatisme moderne dans le contexte de la pensée chrétienne. Pour ce philosophe, ni la théologie officielle ni le travail historique de Loisy ne peuvent atteindre l’essentiel, soit la réalité intime d’une vie humaine comme celle de Jésus (ou de n’importe qui), avec son sens profond, singulier. Les évangiles sont d’ailleurs rédigés par des hommes qui, directement ou non, ont fait l’expérience de cette personne, y ont cru et en ont témoigné, se plaçant ainsi au début d’une longue chaine jusqu’aux croyants contemporains qui, sous d’autres formes, expérimentent également la personne de Jésus dans leur vie. C’est ce que Blondel appelle la tradition, qu’il juge capable de dire, qui est Jésus, rétrospectivement, mais aussi prospectivement, en faisant passer, « de l’implicite vécu à l’explicite connu », tout ce qu’il y a de riche dans l’« évènement » qu’« est » Jésus-Christ (d’où l’idée d’un progrès dans la connaissance du christianisme, alors que l’Église d’alors se réclame d’une vérité immuable). Au fond Blondel, oppose le « je » de Jésus tant à Loisy qu’aux théologiens traditionnels. Pour lui, cet évènement, au sens fort de ce terme, n’est réductible ni aux conclusions de Loisy au ras d’une vision positiviste de l’histoire (Colin, p. 408) ni aux dogmes. Blondel refuse ce que Michel de Certeau appellera la perte du nom propre (Certeau, 2003).
C’est cette notion de nom propre que nous mettons au centre de notre réflexion.
À peine la crise moderniste est-elle provisoirement réglée par les autorités ecclésiastiques qu’émerge une « renaissance littéraire catholique ». Apparaissent sur la scène littéraire française de très grands écrivains qui se réclament du catholicisme comme les romanciers François Mauriac et Georges Bernanos ou le poète Paul Claudel. Quand on ouvre une anthologie du XIXe siècle, on trouve peu d’écrivains se réclamant aussi explicitement de la foi chrétienne. Ils sont bien plus nombreux dans une anthologie du XXe siècle. Des recherches récentes montrent que, paradoxalement, cette efflorescence a été liée au modernisme.
Du modernisme à la « renaissance littéraire catholique »
Pour Hervé Serry, la réaction de l’Église au modernisme, réduisant le clergé au silence, ouvre un espace dans le champ intellectuel catholique où des écrivains laïcs vont pouvoir s’exprimer (Serry, 2004). Ce terrain est moins « dangereux » pour l’Église, car de tels intellectuels, qui ne sont ni théologiens ni philosophes, risquent peu de mettre en cause son autorité doctrinale
Ces écrivains prennent vite conscience de ce qu’ils doivent devenir relativement indépendants de l’Église sous peine de perdre toute crédibilité auprès de leurs pairs. Dès les années 1920, ils obtiennent la reconnaissance de ceux-ci en France et dans le monde. C’est notamment le cas pour Mauriac et Bernanos. L’autonomie gagnée va permettre à ces derniers d’aller plus loin. En 1936, ils vont dénoncer les évêques espagnols qui « bénissent » (Bernanos), les massacres perpétrés par le général Franco et ses troupes après le coup d’État contre la République en Espagne. Les évêques espagnols voudraient faire mettre Bernanos à l’index, car il a une énorme influence bien au-delà de son pays. Mais, à Rome, le futur Pie XII leur explique que c’est impossible en raison du prestige d’un catholique comme lui, devenu quasi intouchable. L’autonomie de ces laïcs va se prolonger dans la génération suivante avec un Emmanuel Mounier qui crée Esprit, revue dirigée par des laïcs et indépendante : chez nous, La Terre wallonne puis La Revue nouvelle s’y apparentent. Selon Serry, dans le domaine intellectuel, il y a renversement de la prééminence des clercs sur les laïcs au profit de ces derniers.
Ce qui frappe également chez ces écrivains catholiques, c’est leur pressentiment d’une fin du christianisme. On le lit chez Bernanos, écrivain désespéré par un monde que le Christ semble avoir déserté. En 1948, dans un exposé aux grandes conférences catholiques à Bruxelles, le romancier catholique anglais Graham Greene imagine le dernier pape faisant la file devant un commissariat, une valise de carton à la main. En 1950, Mounier publie Feu la chrétienté. L’art peut labourer plus profond que le concept. Dans le cas présent, j’estime que la littérature a été travaillée par l’imminence d’une possible érosion, non point temporaire, mais définitive de la croyance.
Plus encore, le rapport au réel de la littérature passe par des quasi-personnes (personnages) dont les écrivains disent qu’elles leur échappent, vivant d’une vie autonome comme le récit lui-même qui leur impose en partie sa logique. Or c’est exactement ce que sont les évangiles. Les exégètes d’aujourd’hui les scrutent à travers la narratologie (« science » du récit). Eux aussi recherchent le nom propre, ce « je » de Jésus dont parle Blondel.
La perte du nom propose en philosophie
Pierre Colin aborde le modernisme à travers une somme de cinq-cents pages où il introduit le point de vue neuf d’une crise dont certains aspects débordent le champ théologique (Colin, 1997, p. 171. 349). À la fi n du XIXe siècle, des sciences — sociologie, psychologie — commencent à partager le traitement des « faits humains » avec la philosophie. Dans leur façon d’approcher l’homme, elles rendent celui-ci absent (Certeau, 2003, p. 201). En effet, d’une certaine manière, elles ne s’intéressent pas à la réalité ultime (concrète) de l’homme. D’où ce que Michel de Certeau dénomme une « perte du nom propre ».
Ce modernisme en philosophie présente des analogies avec ce qui s’est passé dans les sciences religieuses. Tout comme ces dernières se substituent à la théologie et en menacent l’objet même, à savoir Dieu ou Jésus, comme chez Loisy, les sciences humaines rendent l’homme absent dans leur façon de l’approcher (Certeau, 2003, p. 200 – 201). Certes, elles ne nient pas l’existence de l’homme, ce serait impensable et absurde. Cependant, de façon semblable aux sciences religieuses négatrices de leur objet — Jésus ou Dieu —, ces approches scientifiques fractionnent l’image de l’homme. Elles l’envisageant sous l’angle social, psychique, etc., approches abstraites oubliant l’homme global, concret. Contre cela, les philosophes vont vouloir retrouver l’homme et son unité ou, derechef, son nom propre, notamment par la mystique, « antidote d’un positivisme scientifique » (Certeau, 1985, p. 338). Le livre de Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, est très représentatif de cette tentative.
Par ce retour au nom propre, cette réaction s’apparente, dans le champ des sciences de l’homme, à la réponse que, dans le champ religieux, Blondel avait cherché à construire face au modernisme. Mais n’est-elle pas plus pertinente ? Comment donne-t-elle à penser à la foi chrétienne ?
Le nom propre retrouvé
Anthony Feneuil, commentant Les deux sources, de Bergson, montre que celui-ci rompt avec la manière dont le thomisme (la philosophie catholique officielle au temps du modernisme) parle de Dieu et de l’homme. Cette théologie (tout comme les sciences humaines…), introduit tout ce qui existe dans un ordre général en lui donnant un nom commun, en en faisant un concept, qu’il s’agisse de Dieu ou des personnes humaines (Feneuil, 2011, p. 145 – 146). Au contraire, Bergson, comme après lui l’existentialisme, souligne la singularité irréductible du « je » qui déborde tout concept. Il retrouve le nom propre. Cette démarche concerne la vision de l’homme. Mais elle amène aussi à reconsidérer Dieu. Le Dieu de Bergson ne se donne pas à l’homme comme un concept, soit dans son quid ? (qu’est-ce que Dieu ?). Il se donne à lui à travers une relation personnelle, soit son qui ? (qui est Dieu ? ou, plus radicalement, qui es-tu ?). Cette relation mène, non pas au « Dieu des philosophes et des savants » — d’une vérité générale, abstraite —, mais à celui « d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », c’est-à-dire aux noms propres — connectés — de Dieu et d’hommes.
Une telle approche permet à mon sens de prendre en compte l’objection la plus forte qui est faite au christianisme. C’est celle de Celse au IIe siècle ou de Diderot au XVIIIe siècle montrant que cette religion n’a ni l’évidence, ni l’universalité, ni l’éternité dont elle se réclame, ce qui exclut qu’elle intéresse tous les hommes. C’est également l’objection que Loisy a formulée après sa condamnation (Loisy, p. 265). Or, avec l’approche par le nom propre, le christianisme renonce « à la prétention illusoire d’être un message vrai pour tous » (Certeau, 1974, p. 69). Il ne s’agit pas d’une reconnaissance de sa fausseté, mais au contraire d’une affirmation de sa vérité profonde : celle-ci n’est pas de l’ordre des vérités générales ou des systèmes puisque ce qui correspond au nom propre de Dieu ou des hommes se situe au-delà. Cette vérité sourd d’un Jésus en lequel Dieu se rend contingent, relatif, « évènement », singulier, avec un message lié à toutes les faiblesses humaines d’une époque fatalement ignorante des exigences critiques contemporaines, message livré au terme d’une courte existence brisée net par une horrible mise à mort où le tragique le dispute au dérisoire. On n’est ni dans l’« évidence », ni l’« universalité » ni l’« éternité » exigées par Diderot, mais dans le rapport blondélien à une personne, lequel nourrit toute une tradition et dépasse une universalité abstraite.
À partir de là, un retour est possible sur le débat au sujet du modernisme, et la valeur des réponses que Blondel avait cherché à apporter.
Les faits et le sens
Parmi les écrivains de la « renaissance », il en est un qui a (aurait…) presque totalement sombré dans l’oubli : Joseph Malègue. Or, il est le seul qui possédait les compétences pour introduire la plus grave crise du christianisme contemporain au cœur d’une grande œuvre littéraire. Il l’a fait en 1933 dans un roman passé de mode et néanmoins extrêmement actuel : Augustin ou le Maitre est là. Le héros est le prototype de l’intellectuel croyant troublé par le modernisme (Colin, 1997, p. 37 – 45). Son itinéraire est porté par une démarche apparentée à la pensée de Blondel (Mosseray, 1996). Avec le recul du temps, on peut, selon Goichot, voir dans cette œuvre la seule tentative littéraire qui prend au sérieux le modernisme comme crise mortelle pour l’Église : non point de nature « pastorale », mais « mentale » en tant que philosophiquement liée à ce que nous avons désigné comme problématique du nom propre (Goichot, 1988).
Loisy — lecteur du roman en 1934 — reprochait à Malègue (ou à Blondel), de ne pas avoir compris que ce qui est « sous-jacent » ou « transcendant » à ce qu’il appelle le « pullulement de l’univers phénoménal » ne concerne pas la science (Loisy, 1969, p. 265). Ceci s’applique au premier chef au fait historique fondateur : la résurrection du Christ. Dans son domaine, une approche historico-critique converge avec les sciences de la nature pour exclure un tel phénomène. Le fait de la résurrection n’est pas historique. Par contre, les témoignages concernant ce fait relèvent, eux, de l’histoire. Ces faits historiques, la critique doit en faire l’examen. Là, la science est renvoyée, non point au constat général de la visibilité d’un miraculé, que Loisy a exclue à bon droit, mais à un autre ordre de réalité qui a échappé à ce dernier : le « je » de Jésus dont Blondel et Malègue font tant de cas.
Pour Goichot, Malègue constitue un repère intéressant pour deux raisons. La première, c’est qu’il a écrit « le » roman du modernisme. Les élites catholiques l’ont lu durant des générations, ce qui permet de voir comment ces élites et, par-delà, l’Église, ont vécu la crise. Faisant revenir le héros du roman à Dieu au terme d’une longue et complexe démarche, Malègue donne l’illusion aux catholiques d’une crise surmontée, à l’instar d’une rémission chez les patients condamnés par la médecine peu avant leur décès. La seconde raison de l’actualité de Malègue est bien plus significative aujourd’hui. Selon Goichot, le talent littéraire du romancier lui a permis d’enfouir au plus profond de l’intrigue la logique de ce retour à la foi, jusqu’à l’y dissimuler. Cette logique consiste, comme le fait Blondel, à séparer, dans la lecture des évangiles, les faits bruts de leur sens. Ce qui décide du sens, c’est alors, soit une fermeture préalable au surnaturel, soit au contraire une ouverture à sa possibilité. Mais un tel écartèlement entre les faits bruts et une disposition préalable décidant de leur sens, mis en avant dans ce roman capital, reflète un trait persistant du catholicisme contemporain : l’aveuglement qui amène les fi dèles comme l’Église à placer la foi à l’abri de la critique historico-littéraire. Selon Goichot, cet écartèlement entre des faits bruts et leur sens correspond aux failles d’un univers catholique démembré. On a refusé de regarder le gouffre intellectuel au début du XXe siècle, alors qu’était subrepticement entamé l’effondrement institutionnel de l’Église qui s’est déclaré à la fi n du siècle. Pour une part, l’œuvre de Malègue est datée et a pu entretenir bien des illusions chez des catholiques intelligents qui lisaient un roman intelligent. Cependant, elle apportait éminemment ce qu’on peut considérer comme la contribution spécifique de la littérature, tout particulièrement dans le genre romanesque : se mettre en quête du nom propre et mettre en intrigue des récits avec des personnes dont le « je » résiste à toute réduction positiviste, exactement, pourrait-on avancer, comme le « je » de Jésus. Sous-jacente à cette quête du nom propre à rebours du nivèlement dans une universalité abstraite, une démarche à la fois intellectuelle et existentielle est à l’œuvre : distinguer les faits et le sens qu’on peut donner à ceux-ci. C’est la seule façon d’éviter que la science historique ne réduise les acteurs de l’histoire à des choses, ses sujets à des objets. Simple distinction, non pas un écartèlement : tout en satisfaisant aux exigences de l’esprit critique, elle ouvre à un universel concret, en nous sauvant de la perte du nom propre.
Une fin et un défi
Cette réponse, que Blondel avait cherché à conceptualiser et que Malègue a réussi à articuler, dans l’univers d’un roman, peuplé de personnes et d’images, garde toute sa pertinence. Elle confère un caractère central au « je » de Jésus. Elle ne signifie pas pour autant une démission devant les requêtes de l’esprit scientifique. Dans leur ensemble, les historiens et les exégètes n’ont en effet jamais mis en doute l’existence historique de l’homme de Galilée. Cela ne signifie évidemment pas qu’ils lui donnent tous le sens que les catholiques ou les chrétiens
L’Église est-elle pour autant sauve ? Non, ce qui précède incline au contraire à continuer à penser qu’elle va mourir en Europe. En France le modernisme est, après la Révolution française, le deuxième évènement qui a fait pressentir le fait aussi tragique que banalement humain de cette fin. Avec la fermeture des séminaires durant onze ans (1789 – 1800), la Révolution fut une hécatombe du clergé supérieure à celle du XXe siècle. Le nombre de prêtres présents en France passa alors de 105 000 à 25 000 unités (morts naturelles, émigrations, mariages, abdications, guillotine, massacres). Cette déchristianisation directe, forcée, annonçait la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905. Ce coup dur subi par le monde catholique allait être suivi par un second, lequel est largement sous-estimé alors qu’il fut bien plus violent : il atteignait l’entreprise de production du sens en plein cœur et reste un des facteurs de la déchristianisation plus subtile et plus radicale d’aujourd’hui.
Le mérite de Malègue est d’avoir compris et assumé cette crise, non seulement dans sa manifestation institutionnelle, mais aussi dans son noyau intellectuel. Il ne l’a pas seulement vue comme quelque chose d’aussi tragique que banalement humain, mais comme un défi spirituel.
Dans un autre roman, Pierres noires : les classes moyennes du salut, Malègue met en scène un prêtre de la Révolution française qui attend d’être guillotiné dans une horrible prison-écurie où s’entassent des dizaines de suspects. Ce prêtre confie à un ami son analyse de la Révolution. À travers ce personnage, c’est le Durkheim
— relu par Bergson dans Les deux sources — qui prend la parole. Selon l’abbé Le Hennin, l’immense déterminisme social ronge la part transcendante et libre de tout engagement religieux. Ses carapaces protectrices sont aussi destructrices de toute authenticité dans la foi. Comme Durkheim, l’abbé comprend la religion comme un ensemble de croyances et de pratiques qui répondent aux besoins des groupes sociaux. Elle devient inauthentique quand, à partir de ces éléments symboliques, elle exerce une pression conformiste sur ses adeptes. Le prêtre considère que la Révolution est providentielle car elle permet à tous les supports politiques et sociologiques de ce conformisme religieux de s’effondrer ; elle offre ainsi aux collectivités comme aux individus, la grâce de s’arracher à ce conformisme pour vivre la foi authentique. Laquelle ? Non point « la » foi comme corps imposé de croyances, mais « une » foi, celle des noms propres d’hommes et de Dieu mêlés, celle de la vie mystique qui, jusqu’à la mort, engage le « je » irréductible à renouer avec le « je » de Jésus par-delà faits bruts et démarches suivistes.
La déchristianisation actuelle, c’est la Révolution française de l’abbé Le Hennin. Prenant aussi toute la mesure de l’épreuve de la crise moderniste, on peut penser, comme Michel de Certeau, que ce qui est à vivre pour l’Église et les chrétiens en Europe, c’est la mort de Jésus qu’ils annoncent…
Un théologien, Emmanuel Falque, permet d’interpréter un tel rapprochement dans Le passeur de Gethsémani. Il montre qu’il n’y a dans l’agonie et la mort du Christ, ni résignation (agneau soumis, il paierait de son sang le rachat des hommes), ni héroïsme (se survivre à travers des survivants qui n’oublient pas), ni — surtout — certitude (la « divine comédie non dantesque » du parcours « résurrectionnel » sans fautes, de l’arrestation au tombeau vide et, quelques heures après l’exécution, le retour, en quelque sorte programmé, à la vie). Non, la mort du Christ est la vraie mort d’un vrai être humain. Et c’est bien ce à quoi va devoir faire face le christianisme européen.
Ce défi — une sorte de martyre collectif non sanglant… — atteint l’Église de plein fouet. Mais en défi nitive, il concerne toutes les affiliations soucieuses du sens. La donation de sens ne se laisse enfermer dans aucun canal balisé par les écluses des faits historiques. Qu’il s’agisse des évangiles (mais aussi de la Bible hébraïque ou du Coran…), le débat autour du modernisme reste lourd d’enseignements pour tout qui se risque à transmettre une tradition. Malègue est et restera-t-il méconnu ? À l’heure où se heurtent « laïcité » et « retour du religieux », on se prend à souhaiter qu’une attitude intellectuelle aussi lucide que la sienne soit agissante dans les églises, comme dans les synagogues, les mosquées, jusqu’aux maisons de la laïcité, et soit mise en valeur dans la réflexion sur les cours dits « philosophiques » dont nos enfants pourraient bénéficier à l’avenir !
Revenons pour terminer à la cible des investigations de Loisy, au cœur de la réflexion de Blondel et de la construction romanesque de Malègue : les évangiles. Matthieu est sans doute le plus moderniste d’entre eux quand, tout à la fin (Mt 28, 17), il raconte le rendez-vous (« en Galilée »), donné par le Christ ressuscité aux onze disciples les plus proches, ceux dont l’Église a prétendu assurer la succession : « Quand ils le virent, ils se prosternèrent : d’aucuns cependant doutèrent. »
« D’aucuns », sur un total de onze, c’est au moins plus que deux voire quatre ou cinq… Une sorte de minorité de blocage. Ou d’agonie. Par où tout finit. Ou par où tout (re)commence(rait), mais l’Église et nous n’en avons pas plus de « certitude » que ceux-là, qui ne s’en sont pas moins engagés pour ce que signifiait le nom.