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Accès à l’enseignement supérieur : un enjeu politique et économique majeur

Numéro 12 Décembre 2013 par Jean-Paul Lambert

décembre 2013

Chaque année, des dis­cours catas­tro­phistes déplorent le trop grand nombre d’étudiants à l’université, l’augmentation du taux d’échec qui en résul­te­rait et ils plaident pour l’instauration d’un filtre à l’entrée. Or diverses études montrent l’inconsistance de pareilles décla­ra­tions. En réa­li­té, l’accès à l’enseignement supé­rieur est en panne depuis plu­sieurs années. Quant à un pro­ces­sus de sélec­tion à l’entrée, il repré­sen­te­rait une aber­ra­tion éco­no­mique et bud­gé­taire sans par­ler du gâchis humain. Cepen­dant, comme cer­taines expé­riences l’ont mon­tré, un test à l’entrée, à la condi­tion qu’il per­mette aux étu­diants de remé­dier à leurs lacunes, peut être utile. Sem­blable dis­po­si­tif implique de revoir le mode de finan­ce­ment de l’enseignement supé­rieur, qui s’avèrera pro­fi­table à l’ensemble de la société.

Comme chaque année, à l’occasion de la ren­trée dans l’enseignement supé­rieur, on a vu resur­gir des articles de presse et des décla­ra­tions de res­pon­sables aca­dé­miques dénon­çant, pêle­mêle, l’ampleur des taux d’échec à l’entrée de l’université, l’obsession (sup­po­sée) des res­pon­sables poli­tiques de vou­loir atti­rer, à tout prix, le maxi­mum d’étudiants dans l’enseignement supé­rieur et les dan­gers pré­su­més d’une quête, tou­jours inas­sou­vie, d’une « démo­cra­ti­sa­tion de l’enseignement supé­rieur ». Face à ce qui est pré­sen­té comme un raz de marée, deve­nu incon­trô­lable, de nou­veaux étu­diants, les débats de l’heure se foca­lisent sur la per­ti­nence et les moda­li­tés d’un « filtre » à l’entrée du supérieur.

Quelques éléments d’information

Le taux de réus­site en pre­mière année à l’université pré­sen­te­rait-il une dégra­da­tion dont il y aurait lieu de s’inquiéter ?

Il n’en est rien. Nous dis­po­sons de sta­tis­tiques annuelles depuis l’année aca­dé­mique 1974 – 19752. Des tableaux y pré­sentent l’évolution de ce taux de réus­site, pour chaque forme d’enseignement supé­rieur (hautes écoles de type court, hautes écoles de type long et uni­ver­si­tés) en dis­tin­guant les taux pour les femmes et pour les hommes. On véri­fie (ce qui est bien connu) que les femmes réus­sissent mieux que les hommes, mais on constate aus­si (ce qui est beau­coup moins connu) que les taux de réus­site en pre­mière année des étu­diants de pre­mière géné­ra­tion sont qua­si sem­blables pour les diverses formes de l’enseignement supé­rieur3.

Cette obser­va­tion implique, en toute logique, que, si l’on devait opter pour un « filtre à l’entrée », celui-ci devrait concer­ner l’ensemble de l’enseignement supé­rieur et pas seule­ment l’université.

Les décla­ra­tions selon les­quelles nous pous­se­rions « trop » de jeunes vers l’enseignement supé­rieur, dans la quête effré­née d’une « démo­cra­ti­sa­tion de l’enseignement supé­rieur », sont-elles fondées ?

Les com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales sont ins­truc­tives à cet égard. La source jugée la plus fiable est Regards sur l’éducation 2012. Les indi­ca­teurs de l’OCDE. Cette publi­ca­tion nous apprend4 que la Bel­gique est l’un des pays de l’OCDE pour lequel le taux d’accès à l’université (ou plu­tôt à l’université et au supé­rieur hors uni­ver­si­té de type long) est, en 2010, le plus faible (nous nous situons entre la Tur­quie et le Mexique…). Heu­reu­se­ment, nous dis­po­sons aus­si d’un ensei­gne­ment supé­rieur de type court, plus déve­lop­pé en Bel­gique que dans la plu­part des pays de l’OCDE. Mais, même en addi­tion­nant les taux d’accès à l’université et à l’enseignement supé­rieur de type court, nous res­tons à la traine, avec un score (tou­jours mesu­ré en 2010) infé­rieur à celui de la moyenne des pays de l’OCDE (et d’ailleurs aus­si de la moyenne européenne).

Plus grave encore : alors que presque tous les pays de l’OCDE (et de l’UE) ont vu s’accroitre leur taux d’accès à l’enseignement supé­rieur entre 2000 et 2010 (der­nière date dis­po­nible), la Bel­gique fait figure d’exception : chez nous, les taux d’accès à l’enseignement supé­rieur (tant pour l’université que pour le supé­rieur de type court) n’ont pas pro­gres­sé entre 2000 et 2010.

Chez nous, l’« ascen­seur social » est en panne depuis dix ans. Certes le nombre d’étudiants accé­dant au supé­rieur a aug­men­té dans les dix der­nières années, mais cette évo­lu­tion n’a fait que suivre l’évolution démo­gra­phique, sans qu’une part crois­sante de la classe d’âge concer­née n’ait vu s’améliorer ses pers­pec­tives d’accéder à l’enseignement supérieur.

Nous venons de faire le constat que l’« ascen­seur social » (en termes d’accès à l’enseignement supé­rieur) est en panne depuis dix ans. Il n’en a pas tou­jours été ain­si. Nous ne dis­po­sons pas de sta­tis­tiques vali­dées per­met­tant d’apprécier l’évolution, sur une longue période, de notre taux d’accès à l’enseignement supé­rieur. Mais nous pou­vons appré­cier les évo­lu­tions his­to­riques à l’aide d’un autre indi­ca­teur col­lec­té par l’OCDE, celui de la pro­por­tion (cal­cu­lée en 2010) de diplô­més de l’enseignement supé­rieur dans les diverses tranches d’âge (25 – 34 ans, 35 – 44 ans, etc.) de la popu­la­tion5. Cet exa­men ins­truc­tif nous apprend que tous les pays de l’OCDE et de l’UE ont connu, dans les der­nières décen­nies, une élé­va­tion conti­nue du niveau de qua­li­fi­ca­tion (éva­lué, dans le cas qui nous occupe, par la pro­por­tion des diplô­més de l’enseignement supé­rieur) de leur popu­la­tion. Ain­si, cette pro­por­tion est-elle plus éle­vée pour la tranche d’âge 25 – 34 ans que pour la tranche d’âge 35 – 44 ans et ain­si de suite.

La Bel­gique ne fait pas excep­tion. Elle se carac­té­rise encore (mais peut-être plus pour long­temps, dès lors qu’elle est presque le seul pays dont le taux d’accès à l’enseignement supé­rieur n’a pas aug­men­té entre 2000 et 2010…) par une pro­por­tion de diplô­més de l’enseignement supé­rieur, dans les diverses tranches d’âges, supé­rieure à celle de la moyenne des pays de l’OCDE et de l’UE. Ce résul­tat enviable est sou­vent, et à juste titre, mis en avant par nos res­pon­sables poli­tiques. À l’examen, il tient à l’importance, plus grande qu’ailleurs, de notre ensei­gne­ment supé­rieur de type court. En effet, la pro­por­tion de diplô­més uni­ver­si­taires (et du supé­rieur de type long) est, quant à elle, infé­rieure, pour cha­cune des tranches d’âge, à la moyenne des pays de l’OCDE et de l’UE. Tant pour le supé­rieur de type court que pour l’université, la pro­por­tion de diplô­més va néan­moins en s’accroissant, au fur et à mesure que l’on consi­dère des tranches d’âge plus jeunes. Ces obser­va­tions sug­gèrent que l’accès à l’enseignement supé­rieur s’est pro­gres­si­ve­ment élar­gi au cours des der­nières décen­nies du siècle der­nier, avant de connaitre, au début des années 2000, l’arrêt bru­tal mis en évi­dence plus haut.

Le constat d’un taux d’accès faible à l’enseignement supé­rieur (et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, à l’université) conju­gué à celui du « blo­cage » de ce taux depuis dix ans (au contraire de presque tous les autres pays) nous amène tout natu­rel­le­ment à devoir nous pen­cher sur la dimen­sion de la « démo­cra­ti­sa­tion » de notre ensei­gne­ment supé­rieur. Com­men­çons par l’université.

Qu’en est-il de la « démo­cra­ti­sa­tion » de l’université ?

L’étude la plus rigou­reuse et fouillée dis­po­nible à ce jour reste le « Glo­bal Higher Edu­ca­tion Ran­kings. Affor­da­bi­li­ty and Acces­si­bi­li­ty in Com­pa­ra­tive Pers­pec­tive » publiée en 2005 par l’Educational Poli­cy Ins­ti­tute6. Cette étude exa­mine les sys­tèmes uni­ver­si­taires de la plu­part des pays déve­lop­pés sous l’angle de l’accessibilité. Ce concept y est ana­ly­sé selon deux accep­tions, l’accessibilité finan­cière tout d’abord (« affor­da­bi­li­ty » en anglais), la démo­cra­ti­sa­tion ensuite (visée par le terme « acces­si­bi­li­ty »). C’est le volet « démo­cra­ti­sa­tion », fina­le­ment le plus fon­da­men­tal des deux, qui nous inté­resse ici.

Pour ce volet, les auteurs de l’étude ont col­lec­té plu­sieurs indi­ca­teurs, aux­quels ils ont confé­ré des pon­dé­ra­tions jugées pro­por­tion­nelles à l’importance de l’indicateur concer­né. Par­mi ces indi­ca­teurs figure un « indice d’équité dans l’éducation » qui mesure le degré de sur­re­pré­sen­ta­tion, au sein de la popu­la­tion uni­ver­si­taire, des étu­diants pro­ve­nant de caté­go­ries socio­cul­tu­relles favo­ri­sées (mesu­rées par le diplôme du père). C’est ce der­nier « indice d’équité », indi­ca­teur assu­ré­ment le plus per­ti­nent, qui reçoit évi­dem­ment la pon­dé­ra­tion la plus impor­tante. Le résul­tat glo­bal, tous indi­ca­teurs confon­dus, est catas­tro­phique pour notre ensei­gne­ment uni­ver­si­taire : celui-ci se classe dou­zième sur treize pays exa­mi­nés. Et si l’on se base sur l’indicateur le plus per­ti­nent, l’« indice d’équité dans l’éducation », la Bel­gique se classe tout bon­ne­ment « en lan­terne rouge » !

Et qu’en est-il de la « démo­cra­ti­sa­tion » de l’ensemble de l’enseignement supérieur ?

Le résul­tat n’est pas plus favo­rable si l’on consi­dère, non plus la seule uni­ver­si­té, mais notre ensei­gne­ment supé­rieur dans son ensemble. Regards sur l’éducation 2012. Les indi­ca­teurs de l’OCDE nous four­nissent, pour l’ensemble des pays de l’OCDE, une esti­ma­tion (éta­blie en 2009) de la pro­ba­bi­li­té qu’ont des jeunes dont les parents sont « peu ins­truits » (c’est-à-dire dont aucun des deux parents n’a dépas­sé le secon­daire infé­rieur) de par­ti­ci­per à l’enseignement supé­rieur7. Le résul­tat est édi­fiant : la Bel­gique se classe non seule­ment très lar­ge­ment au-des­sous de la moyenne des pays de l’OCDE, mais se retrouve, à nou­veau, (qua­si) « en lan­terne rouge » des pays euro­péens (seules la Répu­blique tchèque et la Slo­vé­nie affi­chant un score — à peine — inférieur).

Dres­sons un rapide résu­mé des constats éta­blis : pre­miè­re­ment, notre sys­tème d’enseignement supé­rieur appa­rait comme l’un des moins « démo­cra­tiques » de l’UE, en termes de par­ti­ci­pa­tion de jeunes issus de milieux socio­cul­tu­rels moins favorisés.

Deuxiè­me­ment, notre taux d’accès à l’enseignement supé­rieur, et plus par­ti­cu­liè­re­ment à l’université, est par­ti­cu­liè­re­ment faible, au regard de celui des autres pays de l’UE (et de l’OCDE).

Ensuite, ce taux d’accès — qui conti­nue à croitre dans pra­ti­que­ment tous les autres pays — ne s’est pas amé­lio­ré depuis l’année 2000, ce qui implique que le rôle d’« ascen­seur social » que devrait jouer notre ensei­gne­ment supé­rieur est en panne depuis plus de dix ans.

Et enfin, les taux de réus­site en pre­mière année ne pré­sentent aucune ten­dance à la dégradation.

Comment expliquer la résurgence du débat sur le « filtre à l’entrée » ?

Com­ment com­prendre que, face à un tel bilan, des voix s’élèvent depuis quelques années, et se montrent à pré­sent de plus en plus insis­tantes pour recom­man­der un « filtre à l’entrée » ?

Certes, le « filtre à l’entrée » pré­co­ni­sé va, selon les inter­ve­nants, de la forme la plus radi­cale (un exa­men d’entrée géné­ra­li­sé pour l’université ou, si l’on veut être cohé­rent, pour l’ensemble de l’enseignement supé­rieur) à des formes plus « douces » (tel le test à l’entrée « obli­ga­toire, mais non contrai­gnant »). J’examinerai plus loin les défauts ou limites de ces dif­fé­rents dis­po­si­tifs, mais ten­tons, pour l’instant, de répondre à la ques­tion qui vient d’être posée.

Une pre­mière hypo­thèse, que je ne crois pas dénuée de tout fon­de­ment, serait que la plu­part de ces inter­ve­nants ne connaissent pas tous les élé­ments du rapide bilan qui vient d’être dressé.

Mais, plus fon­da­men­ta­le­ment, la mon­tée en voix des par­ti­sans d’un « filtre à l’entrée » tient essen­tiel­le­ment aux condi­tions de finan­ce­ment des éta­blis­se­ments de l’enseignement supé­rieur. On sait que celles-ci se sont dégra­dées dès le déclen­che­ment de la crise du milieu des années 1970, au tra­vers de modi­fi­ca­tions dis­cré­tion­naires (mais répé­tées) de divers para­mètres de la loi de finan­ce­ment. À par­tir de 1998, le mode de finan­ce­ment des uni­ver­si­tés a été sou­mis à un nou­veau régime dit « de l’enveloppe fer­mée8 ». Ce régime pré­voit, pour l’ensemble des uni­ver­si­tés, une allo­ca­tion glo­bale, sim­ple­ment indexée, mais insen­sible à l’évolution du nombre glo­bal d’étudiants uni­ver­si­taires. La simple évo­lu­tion démo­gra­phique — en dépit de la stag­na­tion du taux d’accès, comme on l’a vu plus haut — abou­tit à devoir finan­cer un nombre tou­jours crois­sant d’étudiants avec des moyens constants (en termes réels), géné­rant méca­ni­que­ment une dégra­da­tion conti­nue des taux — et donc des condi­tions — d’encadrement des étu­diants (ain­si que des condi­tions de tra­vail des enseignants).

Cette dégra­da­tion est si sévère9 et les pers­pec­tives d’une amé­lio­ra­tion si aléa­toires que cer­tains n’hésitent plus à envi­sa­ger la « solu­tion de déses­poir » (mais non de sagesse, comme je ten­te­rai de l’exposer plus loin) d’une sélec­tion à l’entrée. Le cal­cul est simple à com­prendre : ima­gi­nons qu’une pro­cé­dure de sélec­tion à l’entrée du supé­rieur10 abou­tisse à éli­mi­ner les 20 % de can­di­dats jugés (aux tests) les plus « faibles ». Pour peu que l’« éli­mi­na­tion » touche de façon homo­gène les divers éta­blis­se­ments de notre ensei­gne­ment supé­rieur, chaque éta­blis­se­ment se retrou­ve­ra avec 20 % de moins d’étudiants en pre­mière année sans dimi­nu­tion aucune de son allo­ca­tion (du fait du méca­nisme de l’enveloppe fer­mée). Les taux d’encadrement se redres­se­raient, les condi­tions de tra­vail des ensei­gnants se trou­ve­raient amé­lio­rées… Et tout cela, sans perte finan­cière pour les éta­blis­se­ments et à cout nul (tout au moins à court terme ; pour les couts dif­fé­rés, voir plus loin) pour les pou­voirs publics.

On vient d’évoquer les impli­ca­tions de la ver­sion la plus radi­cale du « filtre à l’entrée », celle d’un exa­men d’entrée géné­ra­li­sé à l’ensemble de l’enseignement supé­rieur. Cette for­mule sou­lève de nom­breuses objec­tions, qui seront exa­mi­nées plus loin. Mais, aupa­ra­vant, attar­dons-nous un moment sur une cri­tique sou­vent expri­mée à l’encontre du sys­tème d’enveloppe fer­mée, selon laquelle il indui­rait une « chasse à l’étudiant » outran­cière de la part des éta­blis­se­ments de l’enseignement supérieur.

Pre­mière obser­va­tion : la « chasse à l’étudiant » exis­tait déjà dans le sys­tème de finan­ce­ment pré­cé­dent (d’« enve­loppe ouverte ») puisque les allo­ca­tions per­çues par les éta­blis­se­ments (et donc leurs pos­si­bi­li­tés d’enrichir leurs pro­grammes, de déve­lop­per des méthodes péda­go­giques nou­velles, d’engager de nou­veaux ensei­gnants, etc.) évo­luaient en fonc­tion de leurs nombres d’étudiants. Cela étant dit, il est indé­niable que le sys­tème d’enveloppe fer­mée exa­cerbe ce phénomène.

Deuxième obser­va­tion : il est frap­pant de consta­ter que cette exa­cer­ba­tion de la « chasse à l’étudiant » n’a pas eu pour effet, contrai­re­ment à ce qu’on aurait pu pro­nos­ti­quer, d’élargir le taux d’accès à l’enseignement supé­rieur. Nous avons, en effet, consta­té plus haut que notre pays était qua­si­ment le seul, par­mi tous les pays déve­lop­pés, à avoir enre­gis­tré, depuis le début du siècle, une stag­na­tion du taux d’accès à l’enseignement supé­rieur. Que se serait-il pro­duit en l’absence de cette inci­ta­tion à la « chasse à l’étudiant » ? Très vrai­sem­bla­ble­ment, une régres­sion de notre taux d’accès à l’enseignement supé­rieur. Et, comme je ten­te­rai de l’exposer ci-des­sous, une telle pers­pec­tive serait un « scé­na­rio catas­trophe » à de nom­breux points de vue.

Pourquoi la poursuite de l’augmentation du taux d’accès au supérieur doit-elle constituer un objectif politique prioritaire ?

L’augmentation du taux d’accès à l’enseignement supé­rieur est un enjeu majeur pour notre socié­té, à de nom­breux égards : équi­té, mais aus­si impé­ra­tifs éco­no­miques et, enfin effi­ca­ci­té budgétaire.

Com­men­çons par le plus simple (mais pas le moins impor­tant !) car le plus intui­tif : l’équi­té.

La pour­suite (ou, plu­tôt, pour notre pays, la reprise) de l’augmentation du taux d’accès à l’enseignement supé­rieur est la condi­tion indis­pen­sable à l’accès de jeunes issus de caté­go­ries socio­cul­tu­relles moins favo­ri­sées. Il ne s’agit nul­le­ment de reven­di­quer le droit, pour tout jeune, de « consom­mer » libre­ment, fût-ce en pure perte, des res­sources col­lec­tives. Il s’agit plu­tôt de faire pas­ser dans la réa­li­té le droit à « des chances égales, pour tous les jeunes » de se doter, à terme, d’un diplôme cor­res­pon­dant à leurs aspi­ra­tions et à leurs com­pé­tences, leur per­met­tant d’aborder la vie active avec les meilleures chances d’épanouissement per­son­nel et d’intégration sociale. On com­pren­dra aisé­ment que cet impé­ra­tif cor­res­pond à un objec­tif d’équité, au cœur de nos aspi­ra­tions démocratiques.

À l’époque où notre taux d’accès à l’enseignement supé­rieur aug­men­tait encore, diverses études, por­tant essen­tiel­le­ment sur l’enseignement uni­ver­si­taire, avaient déjà mis en évi­dence une stag­na­tion (voire même une régres­sion) de la par­ti­ci­pa­tion de ces caté­go­ries socio­cul­tu­relles moins favo­ri­sées au sein de nos uni­ver­si­tés (De Meu­le­mees­ter, 2001). Dès lors que notre taux d’accès ne pro­gresse plus depuis plus de dix ans, nous pou­vons, sans risque, confor­ter l’hypothèse d’une régres­sion de la par­ti­ci­pa­tion de ces caté­go­ries moins favo­ri­sées de nos concitoyens.

Avec un taux d’accès blo­qué depuis le début des années 2000, notre « ascen­seur social » est net­te­ment en panne (il serait même plus juste de dire qu’il « redes­cend »…) alors même que notre ensei­gne­ment supé­rieur se sin­gu­la­rise déjà comme l’un des moins « démo­cra­tiques » de tous les pays indus­tria­li­sés ! Il s’agit là de consi­dé­ra­tions rela­tives à l’objectif d’équité, mais, au-delà de cet objec­tif, se pro­filent évi­dem­ment les enjeux du risque de déli­te­ment de la cohé­sion sociale et poli­tique d’une socié­té qui se « dua­li­se­rait » de plus en plus11.

Exa­mi­nons à pré­sent les impli­ca­tions éco­no­miques, qui sont bien connues, mais pré­sentent doré­na­vant une acui­té accrue.

De nom­breuses études mettent en avant l’élévation du niveau moyen de qua­li­fi­ca­tion de la popu­la­tion comme un des fac­teurs favo­rables à la crois­sance éco­no­mique. Il s’agit d’un fac­teur affec­tant l’offre, c’est-à-dire affec­tant les capa­ci­tés de crois­sance de long terme. Nos éco­no­mies évo­luant vers des sys­tèmes de pro­duc­tion indus­trielle et de ser­vice de plus en plus com­plexes, ils néces­sitent des per­son­nels en moyenne de plus en plus qua­li­fiés. Cette évo­lu­tion ten­dan­cielle de la demande de per­son­nels plus qua­li­fiés est géné­ra­li­sée. On constate ain­si, dans tous les pays déve­lop­pés, que les taux d’emploi sont étroi­te­ment cor­ré­lés au niveau de qua­li­fi­ca­tion : par­tout, les diplô­més de l’enseignement supé­rieur pré­sentent un taux d’emploi plus éle­vé (et un taux de chô­mage plus faible) que leurs conci­toyens dis­po­sant d’un diplôme sanc­tion­nant la réus­site de niveaux d’étude moins avan­cés12.

Si l’on veut bien lever le regard au-delà du court terme et consi­dé­rer le for­mi­dable « défi démo­gra­phique » qui nous attend, avec la pers­pec­tive d’une popu­la­tion d’âge actif de plus en plus réduite appe­lée à prendre en charge (pen­sions, soins de san­té) une popu­la­tion âgée en crois­sance conti­nue, on s’avisera que notre socié­té a tout inté­rêt à dis­po­ser, demain, d’un emploi abon­dant à valeur ajou­tée éle­vée. Avec la sixième réforme de l’État, qui « res­pon­sa­bi­lise » davan­tage qu’auparavant les Régions et Com­mu­nau­tés, cet objec­tif devient encore plus impérieux.

Venons-en aux impli­ca­tions bud­gé­taires, qui sont sou­vent mal appré­ciées, car trop peu connues.

Une for­ma­tion de l’enseignement supé­rieur peut être vue comme un inves­tis­se­ment, aus­si bien pour les étu­diants que pour les pou­voirs publics (et pour la socié­té dans son ensemble).

Le prin­cipe est facile à com­prendre pour ce qui concerne l’étudiant. Celui-ci, lorsqu’il s’engage dans des études supé­rieures et les mène à bien jusqu’au diplôme, doit sup­por­ter, pen­dant ses années d’études, des couts (sup­plé­men­taires à ceux qu’il aurait dû consen­tir s’il s’était enga­gé direc­te­ment sur le mar­ché du tra­vail avec un « simple » diplôme de l’enseignement secon­daire) consti­tués de couts directs (droits d’inscription, frais d’acquisition du maté­riel sco­laire, etc.) et de couts indi­rects (la renon­cia­tion aux reve­nus nets qu’il aurait per­çus, pen­dant la durée de ses études, s’il s’était enga­gé direc­te­ment sur le mar­ché du tra­vail). En contre­par­tie, il gagne­ra, pen­dant toute la durée de sa car­rière, des reve­nus nets (avec un risque de chô­mage moindre) lar­ge­ment supé­rieurs à ceux aux­quels il aurait pu pré­tendre avec un « simple » diplôme du secon­daire. Évi­dem­ment, on ne peut com­pa­rer 10 000 euros de plus gagnés dans vingt ou trente ans avec 10 000 euros de moins gagnés dans l’immédiat. Mais les éco­no­mistes, rom­pus à l’évaluation de la ren­ta­bi­li­té de pro­jets d’investissement, uti­lisent des tech­niques d’actualisation pour cal­cu­ler la valeur actuelle d’un flux de reve­nus futurs (ou de dépenses consen­ties dans le pas­sé). On peut donc com­pa­rer la valeur pré­sente des couts sup­por­tés pen­dant la durée des études et des reve­nus nets sup­plé­men­taires per­çus pen­dant la durée de la carrière.

Le prin­cipe est sem­blable pour ce qui concerne les pou­voirs publics. Ici, les couts à consi­dé­rer sont les couts directs du sub­ven­tion­ne­ment des éta­blis­se­ments pen­dant la durée des études supé­rieures, aux­quels s’ajoute l’octroi de bourses d’études, ain­si que les couts indi­rects que repré­sente l’absence de recettes fis­cales et para­fis­cales qui auraient été pré­le­vées sur les rému­né­ra­tions de l’étudiant si celui-ci s’était enga­gé direc­te­ment sur le mar­ché du tra­vail au sor­tir du secon­daire. Les « béné­fices » sont consti­tués de la dif­fé­rence, tout au long de la car­rière pro­fes­sion­nelle ulté­rieure de l’étudiant, des recettes fis­cales et para­fis­cales pré­le­vées sur les rému­né­ra­tions d’un diplô­mé de l’enseignement supé­rieur (par rap­port à celles qui auraient été pré­le­vées sur les rému­né­ra­tions d’un diplô­mé du secon­daire) à laquelle il faut encore ajou­ter le gain (pour les pou­voirs publics) en termes de moindres ver­se­ments d’allocations de chô­mage (car les diplô­més de l’enseignement supé­rieur ont, au cours de leur car­rière pro­fes­sion­nelle, une pro­ba­bi­li­té net­te­ment plus faible d’expérimenter le chô­mage). On peut donc, ici aus­si, com­pa­rer la valeur pré­sente des couts sup­por­tés (par les pou­voirs publics) pen­dant la durée des études et des « béné­fices » sup­plé­men­taires per­çus pen­dant la durée de la car­rière du diplômé.

L’OCDE s’est livrée à ces cal­culs en pre­nant, pour chaque pays, les don­nées per­ti­nentes13. Épin­glons les quelques ensei­gne­ments prin­ci­paux à tirer de cet exer­cice : c’est une erreur de lais­ser dire, comme on l’entend trop sou­vent, qu’en Bel­gique (et en FWB en par­ti­cu­lier), l’enseignement supé­rieur serait « qua­si gra­tuit » pour ses béné­fi­ciaires. En réa­li­té, le cout total des études supé­rieures s’élève, pour l’étudiant (et sa famille), à quelque 37 500 euros (en euros de 2010).

Contrai­re­ment à l’intuition com­mune, le cout pri­vé de l’enseignement supé­rieur excède, chez nous, le cout public. C’est d’ailleurs le cas dans la plu­part des pays de l’OCDE (avec les États-Unis, l’Australie, le Japon, la Corée et, seul en Europe, le Royaume-Uni, se sin­gu­la­ri­sant par un cout pri­vé excé­dant très lar­ge­ment le cout public).

L’accès à un diplôme de l’enseignement supé­rieur appa­rait néan­moins comme un inves­tis­se­ment par­ti­cu­liè­re­ment ren­table pour l’étudiant : un diplô­mé du supé­rieur peut escomp­ter, chez nous, un « béné­fice » futur qui (actua­li­sé) repré­sente plus de trois fois (3,25 pour être pré­cis) sa mise de départ.

Enfin, c’est pour les pou­voirs publics belges que l’investissement dans l’enseignement supé­rieur appa­rait excep­tion­nel­le­ment ren­table : les « béné­fices » futurs (actua­li­sés) repré­sentent près de cinq fois (4,85 pour être pré­cis) les couts totaux consentis !

La Bel­gique appa­rait même comme un des « cham­pions » de l’ensemble des pays de l’OCDE en matière de ren­de­ment public de l’investissement dans l’enseignement supé­rieur. Cette posi­tion enviable tient à la fois aux couts directs (allo­ca­tion par étu­diant ver­sée aux éta­blis­se­ments) plus faibles qu’ailleurs14, mais sur­tout à la pro­gres­si­vi­té de l’impôt, plus éle­vée qu’ailleurs, qui rend plus « ren­table » la trans­for­ma­tion d’un diplô­mé du secon­daire en un diplô­mé du supérieur.

Et, si l’on cal­cule le rap­port des « béné­fices » futurs (actua­li­sés) sur les seuls couts directs (les sub­ven­tions ver­sées aux éta­blis­se­ments), on obtient un ren­de­ment public de l’investissement dans l’enseignement supé­rieur de 6,6 !

L’investissement dans l’enseignement supé­rieur appa­rait ain­si comme l’un des inves­tis­se­ments les plus direc­te­ment ren­tables pour les pou­voirs publics (sans même consi­dé­rer les exter­na­li­tés posi­tives sur l’économie et la socié­té au sens large). Évi­dem­ment, comme pour tout inves­tis­se­ment, les couts sont à sup­por­ter dans le court terme tan­dis que les béné­fices (très lar­ge­ment supé­rieurs aux couts, comme on vient de le voir) ne seront recueillis que pro­gres­si­ve­ment (à par­tir de la qua­trième année, pre­mière année d’activité pro­fes­sion­nelle des futurs diplô­més de type court) dans le moyen et long terme. Mais pré­ci­sé­ment, lorsqu’on s’avise des défis qui se pro­filent pour les pou­voirs publics dans le moyen et long terme (res­pon­sa­bi­li­sa­tion accrue des Régions à la suite de la sixième réforme de l’État, sol­va­bi­li­té à terme du régime des pen­sions, couts liés au vieillis­se­ment, etc.), n’est ce pas main­te­nant (et non dans dix ans) qu’il faut consen­tir à (ré)investir dans l’enseignement supérieur ?

Il n’est sans doute pas for­tuit que ce soit l’Allemagne, pays à la popu­la­tion vieillis­sante en rai­son de son très faible taux de nata­li­té, et donc, plus que d’autres, confron­tée aux défis du vieillis­se­ment (pen­sions, soins de san­té, etc.), qui ait le plus for­te­ment accru son taux d’accès à l’enseignement supé­rieur dans les dix der­nières années15.

Que penser des « ballons d’essai » quant à l’instauration d’un « filtre » ?

Fai­sons d’abord obser­ver, à titre limi­naire, l’étrange para­doxe de voir (re)surgir des « bal­lons d’essai » de ce genre dans un pays qui se sin­gu­la­rise, par­mi l’ensemble des pays de l’UE et de l’OCDE, comme un des seuls dont l’accès à l’enseignement supé­rieur est en panne depuis plus de dix ans. En réa­li­té, la résur­gence de ce débat ne peut s’expliquer que par le choix de la « solu­tion du déses­poir », de la part de res­pon­sables aca­dé­miques confron­tés à l’appauvrissement pro­gres­sif (et pro­gram­mé) de l’enseignement supé­rieur, et sin­gu­liè­re­ment des uni­ver­si­tés, pro­vo­qué par le méca­nisme per­vers de l’enveloppe fer­mée, comme expli­qué plus haut.

Mais, puisque les « bal­lons d’essai » sont (à nou­veau) lan­cés, exa­mi­nons les effets pré­vi­sibles et la per­ti­nence de ces propositions.

Com­men­çons par la ver­sion la plus radi­cale des pro­po­si­tions de « filtre à l’entrée », celle d’un exa­men d’entrée géné­ra­li­sé à l’ensemble de l’enseignement supé­rieur. On envi­sage bien l’ensemble de l’enseignement supé­rieur dès lors que les sta­tis­tiques de réus­site en pre­mière année montrent que la situa­tion, de ce point de vue, est deve­nue iden­tique dans le supé­rieur hors uni­ver­si­té (aus­si bien de type court que de type long) à celle qui pré­vaut à l’entrée de l’université.

Un tel exa­men d’entrée aurait des impli­ca­tions extrê­me­ment dom­ma­geables, à la fois en termes d’équité et d’efficacité. Pas­sons-les en revue.

Il est socia­le­ment inéqui­table. Qui son­ge­rait à nier que le jeune, issu d’un milieu socio­cul­tu­rel modeste, dont aucun des parents n’a fait d’études supé­rieures, est infi­ni­ment moins armé pour s’adapter à la démarche et aux exi­gences propres à l’enseignement supé­rieur que son condis­ciple, peut-être moins doué, mais qui peut mobi­li­ser un réseau de rela­tions sus­cep­tible de le conseiller ? Toutes les études dis­po­nibles (de Ker­chove et Lam­bert, 1996, 2001 ; Leclercq et al., 1998 ; Romain­ville, 2000 ; Galand, 2005 ; Van Cam­pen­houdt, 2012 a) convergent, en effet, pour mon­trer que les jeunes issus de milieux socio­cul­tu­rels plus modestes arrivent en géné­ral moins bien pré­pa­rés à l’entame des études supé­rieures que leurs condis­ciples mieux nan­tis. Plus sou­vent que ces der­niers, les pre­miers échoue­ront au terme de leur pre­mier essai [que l’on peut consi­dé­rer comme une année d’affiliation à la culture aca­dé­mique (Cou­lon, 1997 ; Van Cam­pen­houdt, 2012 b)] avant de pour­suivre, pour beau­coup d’entre eux, via réorien­ta­tion ou redou­ble­ment sui­vi d’une réus­site, un par­cours menant jusqu’au diplôme final (de Ker­chove et Lam­bert, 1996).

On sait, de plus, au tra­vers des études Pisa16, que les struc­tures de notre ensei­gne­ment secon­daire sont telles que celui-ci appa­rait comme un des plus inéqui­tables de tous les pays de l’OCDE, avec un écart, plus grand que par­tout ailleurs, entre les écoles pré­sen­tant des résul­tats « faibles » et celles pré­sen­tant des résul­tats « forts ». Et l’on sait que les élèves issus de milieux socio­cul­tu­rels plus modestes se concentrent davan­tage dans les écoles répu­tées « faibles ». Dans un tel contexte, notre pays serait par­ti­cu­liè­re­ment mal avi­sé de se lan­cer dans l’imposition géné­ra­li­sée d’un exa­men d’entrée à l’enseignement supé­rieur, sous peine de (vou­loir) pro­cé­der à un véri­table « écré­mage social17 ».

Les résul­tats d’un exa­men d’entrée reposent sur des bases métho­do­lo­giques fra­giles. De nom­breuses études ont été menées, tant à l’étranger qu’en Bel­gique (Romain­ville, 1997 ; Jans­sens et De Met­se­naere, 2000 ; Leclercq, 2003), sur le « pou­voir pré­dic­tif » d’un test de sélec­tion à l’entrée sur la pro­ba­bi­li­té de réus­site de la pre­mière année de l’enseignement supé­rieur. Ces études montrent, contrai­re­ment peut-être à l’intuition com­mune, une cor­ré­la­tion faible entre les résul­tats du test à l’entrée et les résul­tats obte­nus à l’issue de la pre­mière année. Ces résul­tats sug­gèrent que de nom­breux fac­teurs, dif­fi­ci­le­ment mesu­rables à l’aide d’un simple test, concourent aus­si à la réus­site (ou à l’échec) : plus ou moins grande moti­va­tion, plus ou moins grande capa­ci­té à résor­ber des lacunes ini­tiales, plus ou moins grande dis­po­si­tion à l’affiliation aux codes de l’enseignement supé­rieur, plus ou moins grande apti­tude à éla­bo­rer une méthode de tra­vail effi­cace, plus ou moins grande résis­tance au stress des périodes d’examens, etc. Et les études dis­po­nibles montrent une cor­ré­la­tion encore plus faible entre les résul­tats d’un test à l’entrée et les « per­for­mances » des étu­diants, une fois diplô­més, au cours de leur car­rière professionnelle…

Tout test sélec­tif (du type « exa­men d’entrée ») est sujet à deux types d’erreur : l’erreur de type A qui consiste à éli­mi­ner d’emblée (et donc à condam­ner) des étu­diants qui, s’ils avaient été admis, auraient réus­si leurs études (moyen­nant, le cas échéant, un échec, sui­vi d’un redou­ble­ment ou d’une réorien­ta­tion, pré­lude à la pour­suite d’études réus­sies cou­ron­nées par un diplôme final) ; l’erreur de type B qui consiste à admettre des étu­diants qui, après l’un ou l’autre échec et/ou réorien­ta­tion, fini­ront par aban­don­ner sans avoir décro­ché un diplôme de l’enseignement supé­rieur. On com­prend aisé­ment que l’ampleur des erreurs de type A et de type B est étroi­te­ment tri­bu­taire du « pou­voir pré­dic­tif » du test de sélec­tion, c’est-à-dire du degré de cor­ré­la­tion évo­qué plus haut. Avec un degré de cor­ré­la­tion faible, tel que mis en évi­dence par les études dis­po­nibles, l’ampleur des erreurs de type A et de type B risque d’être importante.

Mais les impli­ca­tions des deux types d’erreur (type A et type B) sont très différentes.

L’erreur de type B n’entraine aucune « injus­tice », les étu­diants concer­nés s’étant vu don­ner leur chance, qu’ils n’ont pas sai­sie. Tout au plus, cette erreur de type B a‑t-elle impli­qué, pour les étu­diants (et leur famille), ain­si que pour les pou­voirs publics, un « inves­tis­se­ment » sans « return » (tout au moins sous la forme de l’obtention d’un diplôme final). On doit admettre que cette erreur de type B est abso­lu­ment « inévi­table », dès lors qu’elle repose sur des « tests pré­dic­tifs » (ou exa­mens) à l’entrée dont on a pu consta­ter le faible pou­voir pré­dic­tif (cor­ré­la­tion faible). Et cette erreur (inévi­table) n’est pas ano­dine. Ain­si, le seul cur­sus en FWB acces­sible via un exa­men d’entrée (celui menant aux études d’ingénieur civil, exa­men pour­tant répu­té « sélec­tif ») n’est-il pas exempt d’une erreur de type B sub­stan­tielle (près de 30 % des étu­diants admis n’obtiennent fina­le­ment pas le diplôme convoi­té18). Des études lon­gi­tu­di­nales de cohortes d’étudiants, menées aux États-Unis (Edu­ca­tio­nal Poli­cy Ins­ti­tute, 2013), font appa­raitre le même phé­no­mène : même par­mi les uni­ver­si­tés amé­ri­caines les plus pres­ti­gieuses (celles clas­sées dans le top 100 du Times Higher Edu­ca­tion World Uni­ver­si­ty Ran­kings 2013 ou du Aca­de­mic Ran­king of World Uni­ver­si­ties 2013 de l’université Jiao Tong de Shan­ghai), pour les­quelles les cri­tères de sélec­tion à l’entrée sont par­ti­cu­liè­re­ment sélec­tifs, une frac­tion impor­tante pré­sente des « taux de déper­di­tion » (« attri­tion rates ») dépas­sant, et par­fois allè­gre­ment, les 20 %19.

Les impli­ca­tions de l’erreur de type A sont plus dra­ma­tiques car ce type d’erreur conduit à « condam­ner » des étu­diants qui, si la chance leur avait été don­née d’entamer des études supé­rieures, les auraient conduites jusqu’à l’obtention du diplôme final20. Évi­dem­ment, l’évaluation de l’ampleur de ce type d’erreur est, par nature, impos­sible à effec­tuer (contrai­re­ment à l’erreur de type B). Mais, si l’on devait prendre, comme hypo­thèse rai­son­nable que l’importance de l’erreur de type A serait du même ordre que celle obser­vée pour l’erreur de type B, soit de l’ordre de 30 %, on abou­tit à la conclu­sion que, chaque année, en cas de géné­ra­li­sa­tion d’un exa­men d’entrée à l’enseignement supé­rieur, plu­sieurs cen­taines de jeunes se ver­raient, indu­ment, pri­vés d’un des­tin assu­ré de diplô­més du supé­rieur. Au-delà de la pro­fonde injus­tice et du gâchis humain que repré­sen­te­rait une telle poli­tique, celle-ci est aus­si hau­te­ment cri­ti­quable du point de vue éco­no­mique et bud­gé­taire, comme expli­qué ci-dessous.

L’imposition d’un exa­men d’entrée consti­tue­rait une aber­ra­tion éco­no­mique et bud­gé­taire. Rap­pe­lons-nous un des ensei­gne­ments de l’examen mené ci-des­sus à par­tir des don­nées com­pi­lées par l’OCDE : c’est pour les pou­voirs publics belges que l’investissement dans l’enseignement supé­rieur appa­rais­sait excep­tion­nel­le­ment ren­table (au point d’en faire un « cham­pion » de l’OCDE de ce point de vue) puisque les « recettes » publiques futures (actua­li­sées) repré­sentent près de 5 fois (4,85 pour être pré­cis) les couts totaux (directs et indi­rects) consentis.

Sup­po­sons qu’un exa­men d’entrée abou­tisse à éli­mi­ner d’emblée, chaque année, N étu­diants de pre­mière géné­ra­tion. Et conser­vons l’hypothèse rai­son­nable d’une erreur de type A de l’ordre de 30 % (c’est-à-dire du même ordre de gran­deur que celle, que l’on a pu mesu­rer, pour l’erreur de type B).

Chaque année, un nombre d’étudiants égal à N x 0,3 se voit donc éli­mi­né indu­ment alors qu’ils auraient mené à bien leurs études supé­rieures et auraient donc consti­tué un inves­tis­se­ment hau­te­ment ren­table pour la col­lec­ti­vi­té et les pou­voirs publics. Un nombre d’étudiants égal à N x 0,7 se voit éli­mi­né « à rai­son » (si l’on ose dire) puisqu’ils auraient fini, après échec(s) sui­vis éven­tuel­le­ment d’une réorien­ta­tion, par aban­don­ner l’enseignement supé­rieur sans diplôme.

D’une part, l’élimination pré­ma­tu­rée de N étu­diants, qui se voient dès lors contraints de se pré­sen­ter d’emblée sur le mar­ché du tra­vail (nan­tis du diplôme du secon­daire supé­rieur), implique, pour les pou­voirs publics, la per­cep­tion de recettes fis­cales qui n’auraient pas été encais­sées (pen­dant la durée de leurs études supé­rieures) si ces étu­diants avaient été admis aux études. Cette opé­ra­tion entraine donc des « recettes » sup­plé­men­taires pour les pou­voirs publics.

En revanche, l’élimination pré­ma­tu­rée d’étudiants qui, s’ils avaient été admis, auraient fina­le­ment décro­ché un diplôme de l’enseignement supé­rieur, implique, pour les pou­voirs publics, la « perte » du flux de recettes futures consti­tuées des recettes fis­cales et para­fis­cales (supé­rieures, pour un diplô­mé du supé­rieur à celles d’un diplô­mé du secon­daire) et de moindres allo­ca­tions de chô­mage (car le risque de chô­mage, au cours de la car­rière, est plus faible pour un diplô­mé du supé­rieur que pour un diplô­mé du secon­daire). Ce flux de recettes futures (et de moindres allo­ca­tions de chô­mage) se maté­ria­lise dès la cin­quième année (l’année où le diplô­mé arrive sur le mar­ché du tra­vail) et se pour­suit durant toute la car­rière pro­fes­sion­nelle du diplômé.

Les expli­ca­tions et cal­culs détaillés sont pré­sen­tés en annexe I. Le résul­tat est édi­fiant : avec l’hypothèse d’un exa­men d’entrée qui abou­ti­rait à éli­mi­ner, chaque année, 10 % des can­di­dats à une pre­mière ins­crip­tion dans les études supé­rieures, la « perte nette » (actua­li­sée) que feraient, chaque année, les pou­voirs publics, s’élèverait à 173,8 mil­lions euros !

On peut dif­fi­ci­le­ment ima­gi­ner poli­tique moins avi­sée : pour des recettes de court terme minimes (voir les éva­lua­tions en annexe I), les pou­voirs publics renon­ce­raient à des recettes futures qui, actua­li­sées, sont plus de huit fois supé­rieures ! Et encore, le cal­cul pré­sen­té ici ne porte que sur les dimen­sions pure­ment bud­gé­taires et ignore-t-il toutes les « exter­na­li­tés » posi­tives (du fait de la dis­po­ni­bi­li­té d’une popu­la­tion plus qua­li­fiée) sur l’économie.

Venons-en main­te­nant à la dis­cus­sion de la for­mule plus « soft », celle d’un test à l’entrée « obli­ga­toire, mais non contrai­gnant ».

À prio­ri, l’idée paraît sédui­sante : un test à l’entrée « obli­ga­toire, mais non contrai­gnant » ne serait-il pas à même de déce­ler, pour chaque étu­diant, ses points forts et ses fai­blesses et donc de l’amener direc­te­ment et spon­ta­né­ment à s’inscrire dans la forme d’enseignement supé­rieur et dans le cur­sus qui cor­res­pond le mieux à ses aspi­ra­tions, et sur­tout, à ses apti­tudes ? Selon cette vision, le test à l’entrée aurait essen­tiel­le­ment comme voca­tion de consti­tuer un dis­po­si­tif d’orientation effi­cace, abou­tis­sant ain­si à réduire for­te­ment les taux d’échec en pre­mière année.

Mais cette vision est sans doute « idéa­li­sée » car les choses ne sont pas si simples, et pour plu­sieurs raisons.

Pre­miè­re­ment, l’expérience de cette année, avec l’administration du test « obli­ga­toire, mais non contrai­gnant » à l’entrée des études de méde­cine montre à l’évidence que les résul­tats d’un tel test ne four­nissent pas, aux yeux des étu­diants, des signaux propres à les ame­ner à modi­fier leur choix d’études et, à for­tio­ri, à leur indi­quer vers quel autre cur­sus s’orienter. Seuls 18 % des étu­diants ont réus­si ce test21, mais, à de rares excep­tions près, tous les étu­diants ayant échoué ont néan­moins déci­dé de s’inscrire en méde­cine. Ils n’ont d’ailleurs pas tous néces­sai­re­ment tort, comme on le ver­ra plus loin.

Deuxiè­me­ment, un tel test peut engen­drer des effets per­vers. Le pro­fes­seur Marc Romain­ville, inter­ro­gé récem­ment à ce pro­pos22, répon­dait « Dire à un jeune qu’il n’a pas les bases, cela ne sert à rien — sauf à le décou­ra­ger — si on ne met pas en place en aval des acti­vi­tés de ren­for­ce­ment pour rat­tra­per la sauce ». Concen­trons-nous d’abord sur le « sauf à le décou­ra­ger ». De nom­breux tra­vaux (de Ker­chove et Lam­bert, 2001 ; Durut-Bel­lat et Kief­fer, 2008 ; Noble et Davies, 2009 ; Maroy et Van Cam­pen­houdt, 2010) ont mis en évi­dence que les étu­diants des milieux socio­cul­tu­rels plus modestes déve­loppent, vis-à-vis des études supé­rieures, une atti­tude d’aversion au risque plus impor­tante que celle de leurs condis­ciples mieux nan­tis et qu’ils adoptent, de ce fait, un com­por­te­ment d’auto-sélection les ame­nant à réduire spon­ta­né­ment — et par­fois à tort — leurs ambi­tions en matière d’études supé­rieures. Compte tenu des élé­ments d’information livrés plus haut, il y a fort à parier que les étu­diants des milieux socio­cul­tu­rels plus modestes se retrou­ve­ront, plus que pro­por­tion­nel­le­ment, à l’issue d’un « simple » test à l’entrée, par­mi ceux aux­quels on dira « qu’il n’a pas les bases ». Beau­coup seront alors ame­nés à renon­cer à toute ambi­tion d’entamer des études supé­rieures. Quelles en seraient les consé­quences ? Une réduc­tion du taux d’accès à l’enseignement supé­rieur (dont on a vu plus haut le score déjà lamen­table dans notre pays), un recul de la démo­cra­ti­sa­tion de notre ensei­gne­ment supé­rieur (dont on a vu plus haut qu’il était déjà « lan­terne rouge » en la matière) et, sur­tout, une injus­tice et un pro­fond gâchis humain (dès lors que ne peut être évi­tée l’erreur de type A men­tion­née plus haut).

Est-ce à dire que toute pro­po­si­tion de « test à l’entrée » serait à pros­crire ? Bien sûr que non ! Je reprends donc la réponse du pro­fes­seur Marc Romain­ville citée ci-des­sus « Dire à un jeune qu’il n’a pas les bases, cela ne sert à rien — sauf à le décou­ra­ger — si on ne met pas en place en aval des acti­vi­tés de ren­for­ce­ment pour rat­tra­per la sauce » et me concentre à pré­sent sur la par­tie de la phrase en ita­liques. Un des exemples les plus élo­quents d’un tel « test à l’entrée », effi­cace et donc légi­time, est four­ni par l’expérience « Pas­se­ports pour le bac » asso­ciant les uni­ver­si­tés par­te­naires de la (bien­tôt défunte) Aca­dé­mie « Lou­vain23 ». Le prin­cipe est simple : tous les étu­diants de pre­mière géné­ra­tion ins­crits dans un cur­sus d’études se voient pro­po­ser (la toute grande majo­ri­té y par­ti­cipe), dès le début de l’année aca­dé­mique, un test (dont les résul­tats indi­vi­duels, soi­gneu­se­ment « ano­ny­mi­sés », ne seront com­mu­ni­qués qu’aux seuls inté­res­sés) visant à éva­luer leur mai­trise des « pré­re­quis » (ou plu­tôt, de ce qui est consi­dé­ré comme « pré­re­quis » par les ensei­gnants), à la fois dans cer­taines dis­ci­plines clés (pour le cur­sus envi­sa­gé) et dans des com­pé­tences trans­ver­sales (jugées essen­tielles pour le cur­sus envi­sa­gé). L’opération ne se borne pas à consta­ter et diag­nos­ti­quer d’éventuelles dif­fi­cul­tés, mais vise sur­tout à les dépas­ser, via une double démarche : d’une part, les étu­diants se voient ensuite rapi­de­ment pro­po­ser diverses acti­vi­tés de « remé­dia­tion » en vue de les aider à sur­mon­ter les lacunes iden­ti­fiées. D’autre part, les ensei­gnants sont infor­més des résul­tats (sous une forme agré­gée) quant à la mai­trise de ce qu’ils consi­dèrent comme des pré­re­quis. Ils sont donc invi­tés à « reca­li­brer » leur ensei­gne­ment en consé­quence, par exemple, en ne consi­dé­rant plus comme pré­re­quise une matière qui n’est plus au pro­gramme du secon­daire (si, si, cela s’est vu !) ou en revoyant rapi­de­ment au cours (ou en séances de tra­vaux pra­tiques) un pré­re­quis mani­fes­te­ment non mai­tri­sé par une frac­tion impor­tante de l’auditoire.

On com­prend aisé­ment qu’un tel dis­po­si­tif, visant à tes­ter la mai­trise de pré­re­quis ciblés sur le cur­sus de l’étudiant, ne pour­rait être mis en place à l’aide d’un simple test géné­ra­li­sé à l’entrée de l’enseignement supé­rieur. Les résul­tats du dis­po­si­tif « Pas­se­ports pour le bac » sont extrê­me­ment encou­ra­geants (Vieille­voye, Wathe­let, Don­taine et Romain­ville, 2012). Par­tout où il a pu être mis en place, on constate une nette crois­sance des taux de réus­site finale de l’année. Les éva­lua­tions quan­ti­ta­tives, menées de manière rigou­reuse (c’est-à-dire en com­pa­rant les résul­tats finaux de groupes d’étudiants ayant obte­nu la même moyenne au test ini­tial), per­mettent de mettre en évi­dence un effet du dis­po­si­tif allant, dans cer­tains cas, jusqu’à aug­men­ter le taux de réus­site final de l’année de 20 % (c’est-à-dire de 40 % à 60 %) !

On rêve de pou­voir géné­ra­li­ser de tels dis­po­si­tifs, qui appa­raissent autre­ment plus per­ti­nents et effi­caces que la simple admi­nis­tra­tion d’un test « obli­ga­toire, mais non contrai­gnant » géné­ra­li­sé à l’entrée du supé­rieur. En effet, même avec un taux d’accès à l’enseignement supé­rieur actuel­le­ment blo­qué, ces dis­po­si­tifs abou­ti­raient à aug­men­ter le taux final de diplô­més, avec son cor­tège d’effets favo­rables, pour les inté­res­sés et leurs familles, pour la démo­cra­ti­sa­tion (de la réus­site) dans l’enseignement supé­rieur, pour l’économie au sens large et, fina­le­ment aus­si, comme on l’a vu plus haut, pour les pou­voirs publics.

Mais la géné­ra­li­sa­tion de tels dis­po­si­tifs res­te­ra un vœu pieux tant que les uni­ver­si­tés et autres éta­blis­se­ments de l’enseignement supé­rieur, étran­glés par le sys­tème de l’enveloppe fer­mée, pei­ne­ront à déga­ger les moyens adé­quats pour ces acti­vi­tés de ren­for­ce­ment des « pré­re­quis » en pre­mière année. Et pour­tant, un inves­tis­se­ment mineur dans ce domaine se révè­le­rait excep­tion­nel­le­ment « ren­table », pour les pou­voirs publics eux-mêmes, comme exa­mi­né en annexe 2.

Quelles sont les implications de ces constats en matière budgétaire et de financement ?

L’examen, mené en annexe 2, illustre l’efficacité et la « ren­ta­bi­li­té » (même du seul point de vue des pou­voirs publics eux-mêmes) d’un finan­ce­ment com­plé­men­taire de dis­po­si­tifs bien étu­diés pour le sou­tien de la déli­cate tran­si­tion du secon­daire au supé­rieur. Ce finan­ce­ment com­plé­men­taire néces­site de des­ser­rer les enve­loppes fer­mées qui régissent, depuis trop long­temps, les uni­ver­si­tés et les hautes écoles (mais pas l’enseignement obligatoire…).

Mais il y a des rai­sons, plus impé­rieuses encore, qui imposent de des­ser­rer, au plus vite, ces enve­loppes fer­mées. Nous avons vu en effet à quel point l’étranglement pro­gres­sif des uni­ver­si­tés (et, dans une moindre mesure, des hautes écoles) pou­vait par­fois conduire des res­pon­sables, même les mieux inten­tion­nés, à prô­ner la « solu­tion du déses­poir » d’une sélec­tion à l’entrée du supé­rieur et à dénon­cer les effets per­vers de ce que cer­tains n’hésitent pas à qua­li­fier de « chasse à l’étudiant ».

Nous avons pour­tant vu que cette « chasse à l’étudiant » (terme déli­bé­ré­ment péjo­ra­tif pour dési­gner une poli­tique visant à per­mettre à de nou­velles caté­go­ries d’étudiants d’accéder à l’enseignement supé­rieur) n’a aucu­ne­ment eu pour effet d’élargir le taux d’accès à l’enseignement supé­rieur. Au contraire, notre taux d’accès à l’enseignement supé­rieur est blo­qué depuis plus de dix ans (l’« ascen­seur social est en panne »), il est pas­sé lar­ge­ment sous la moyenne des pays de l’OCDE et de l’UE, et notre ensei­gne­ment supé­rieur est épin­glé comme l’un des moins démo­cra­tiques de tous les pays de l’OCDE et de l’UE…

Face à un tel diag­nos­tic, il est urgent de désa­mor­cer, au tra­vers du des­ser­re­ment des enve­loppes fer­mées des uni­ver­si­tés et des hautes écoles, les ten­ta­tions — qui se feront de plus en plus pres­santes — de recou­rir à la « solu­tion du déses­poir ». Celle-ci ne serait qu’un expé­dient de court terme, por­teur de lourdes consé­quences à long terme.

Aucune nation ne peut, impu­né­ment, se dés­in­té­res­ser de l’accès de sa jeu­nesse à l’enseignement supé­rieur et pour­suivre, pen­dant des décen­nies, une poli­tique d’étranglement finan­cier de ses uni­ver­si­tés et autres éta­blis­se­ments d’enseignement supé­rieur, sous peine d’hypothéquer sévè­re­ment le niveau de vie et le bien-être des géné­ra­tions futures.

Les res­pon­sables poli­tiques ont donc la lourde res­pon­sa­bi­li­té, au moment où se met en place un nou­veau « Pay­sage de l’enseignement supé­rieur » et où s’engagera la réflexion sur les amé­na­ge­ments néces­saires à la loi de finan­ce­ment des uni­ver­si­tés et des autres formes d’enseignement supé­rieur, de « redon­ner l’espoir ».

Mais, au vu des constats dres­sés plus haut, cette impul­sion doit abso­lu­ment ména­ger les inci­tants actuels au main­tien de l’ouverture de notre ensei­gne­ment supé­rieur. Actuel­le­ment, le finan­ce­ment des éta­blis­se­ments repose essen­tiel­le­ment (à l’exception d’une « par­tie fixe » ou for­fai­taire) sur le nombre (pon­dé­ré selon les sec­teurs et les caté­go­ries d’études) de leurs étu­diants sub­si­diables. Le choix de ce cri­tère n’est nul­le­ment le fruit d’une absence d’imagination ou d’audace de la part du légis­la­teur. Il a été, au contraire, mure­ment réflé­chi et reste per­ti­nent. Le légis­la­teur de l’époque avait, en 2004, refu­sé d’abaisser la « par­tie variable » (qu’il enten­dait voir liée au nombre d’étudiants sub­si­diables) à moins de 75 % de l’ensemble de l’allocation des uni­ver­si­tés. Il pres­sen­tait en effet que, sans le poids d’un tel cri­tère, l’université (et l’ensemble de l’enseignement supé­rieur) aurait tôt fait de se fer­mer à de nou­velles caté­go­ries d’étudiants, met­tant en péril l’objectif indis­pen­sable de démo­cra­ti­sa­tion de l’enseignement supé­rieur. On a vu plus haut que cet objec­tif reste, plus que jamais, d’une actua­li­té brulante.

Le docu­ment de syn­thèse des conclu­sions de la Table ronde de l’enseignement supé­rieur, pré­sen­té au Par­le­ment de la FWB le 25 mai 2010, insis­tait, lui aus­si, sur les rai­sons pour les­quelles il impor­tait de main­te­nir le prin­cipe d’un finan­ce­ment des éta­blis­se­ments inti­me­ment lié au nombre d’étudiants (sub­si­diables).

À l’heure où cer­tains semblent ten­tés de s’inspirer du modèle fla­mand (qui prend aus­si en compte des cri­tères d’« out­puts » tels que les nombres de diplô­més), on ne peut que leur conseiller de consul­ter les débats en cours dans la presse fla­mande pour prendre la mesure des risques de dérives d’un tel modèle, en termes de main­tien de la qua­li­té et des exi­gences propres à toute for­ma­tion de l’enseignement supérieur.

Conclusions

En guise de conclu­sions, nous repre­nons, de façon déli­bé­ré­ment très syn­thé­tique, les prin­ci­paux constats et résul­tats d’analyse de cette étude.

  1. notre sys­tème d’enseignement supé­rieur appa­rait comme l’un des moins « démo­cra­tiques » de l’UE, en termes de par­ti­ci­pa­tion de jeunes issus de milieux socio­cul­tu­rels moins favorisés ;
  2. notre taux d’accès à l’enseignement supé­rieur, et plus par­ti­cu­liè­re­ment à l’université, est par­ti­cu­liè­re­ment faible, au regard de celui des autres pays de l’UE (et de l’OCDE) ;
  3. ce taux d’accès — qui conti­nue à croitre dans pra­ti­que­ment tous les autres pays — n’a pas aug­men­té chez nous depuis l’année 2000, ce qui implique que le rôle d’« ascen­seur social » que devrait jouer notre ensei­gne­ment supé­rieur est en panne depuis plus de dix ans ;
  4. les taux de réus­site en pre­mière année uni­ver­si­taire ne pré­sentent aucune ten­dance à la dégra­da­tion et ils ne sont pas infé­rieurs à ceux enre­gis­trés en pre­mière année en haute école, tant dans le type court que dans le type long. Cette obser­va­tion implique que, en toute logique, un « filtre à l’entrée », s’il devait être mis en place, devrait s’appliquer à l’ensemble de notre ensei­gne­ment supérieur ;
  5. la résur­gence du débat actuel sur le « filtre à l’entrée » s’explique fon­da­men­ta­le­ment comme une « solu­tion du déses­poir » à laquelle se voient accu­lés des res­pon­sables aca­dé­miques d’établissements étran­glés, depuis plus de quinze ans, par le sys­tème per­ni­cieux de l’« enve­loppe fermée » ;
  6. la pour­suite — ou plu­tôt, dans notre cas, la reprise — de l’augmentation du taux d’accès à l’enseignement supé­rieur doit consti­tuer un objec­tif prio­ri­taire pour des rai­sons mul­tiples : équi­té, impli­ca­tions éco­no­miques, mais aus­si (on l’oublie trop sou­vent) impli­ca­tions budgétaires ;
  7. en effet, si l’obtention d’un diplôme de l’enseignement supé­rieur appa­rait comme un inves­tis­se­ment ren­table pour ses béné­fi­ciaires directs, il appa­rait encore comme beau­coup plus ren­table (en termes de per­cep­tion de recettes fis­cales futures et de moindres ver­se­ments d’allocations de chô­mage) pour les pou­voirs publics. Notre pays appa­rait même comme un des « cham­pions » de l’ensemble des pays de l’OCDE en matière de ren­de­ment public de l’investissement dans l’enseignement supé­rieur : les « béné­fices » futurs (actua­li­sés) y repré­sentent près de 5 fois (4,85 pour être pré­cis) les couts totaux consentis !
  8. la ver­sion la plus radi­cale du « filtre à l’entrée », celle de l’examen d’entrée, appa­rait comme por­teuse d’implications extrê­me­ment dom­ma­geables, tant du point de vue de l’équité que de l’efficacité. On montre, en effet, qu’un tel dis­po­si­tif serait socia­le­ment inéqui­table, qu’il repo­se­rait sur des bases métho­do­lo­giques fra­giles et qu’il consti­tue­rait, in fine, une aber­ra­tion éco­no­mique et budgétaire ;
  9. la ver­sion plus « soft », celle du test à l’entrée « obli­ga­toire, mais non contrai­gnant », n’apparait effi­cace, et dès lors légi­time, que si elle s’inscrit dans le cadre de dis­po­si­tifs bien étu­diés de sou­tien à la réus­site des étu­diants de pre­mière géné­ra­tion. Si ces condi­tions sont réunies, un inves­tis­se­ment mineur de la part des pou­voirs publics appa­rait comme excep­tion­nel­le­ment « rentable » ;
  10. en conclu­sion de ces diverses ana­lyses, il appa­rait urgent de des­ser­rer les « enve­loppes fer­mées » qui régissent, depuis bien­tôt deux décen­nies, le finan­ce­ment des uni­ver­si­tés et des hautes écoles. Il importe éga­le­ment, au vu de notre taux d’accès faible — et « blo­qué » depuis dix ans — à l’enseignement supé­rieur, de main­te­nir le cri­tère du nombre d’étudiants (sub­si­diables) pour le finan­ce­ment des établissements.
  1. Pour les années 1974 – 1975 à 1986 – 1987, se repor­ter à J.-J. Droes­beke, I. Hec­quet et C. Wat­te­lar (2001). Pour les années sui­vantes, se repor­ter aux sta­tis­tiques du Conseil des rec­teurs fran­co­phones (Cref), www.cref.be, en étant atten­tif à la remarque du Cref expli­quant pour­quoi, depuis l’année aca­dé­mique 2006 – 2007, la sta­tis­tique glo­bale est « arti­fi­ciel­le­ment » tirée vers le bas du fait de la mise en œuvre du décret du 1er</sup< juillet 2005 rela­tif à cer­taines filières du sec­teur de la santé.[/efn_note]. Sur cette longue période, ce taux de réus­site pré­sente certes des fluc­tua­tions autour d’un niveau de 40 %, mais sans que l’on puisse iden­ti­fier de ten­dance à la dégra­da­tion. L’émotion — rela­ti­ve­ment récente — à ce sujet tient plu­tôt à des pré­oc­cu­pa­tions bud­gé­taires de res­pon­sables aca­dé­miques, comme je l’exposerai plus loin. Le taux de réus­site en pre­mière année à l’université serait-il plus faible que celui enre­gis­tré dans les autres formes de l’enseignement supé­rieur (supé­rieur hors uni­ver­si­té de type court et de type long) ?

    Non. Il suf­fit de consul­ter l’indicateur n 29 « Taux de réus­site en pre­mière année des étu­diants de pre­mière géné­ra­tion dans l’enseignement supé­rieur en haute école et à l’université » de la publi­ca­tion Les Indi­ca­teurs de l’enseignement 2012 édi­té par la FWB1Cette publi­ca­tion est dis­po­nible sur le site www.enseignement.be

  2. Ne pas oublier la remarque du Cref sur l’interprétation pru­dente à accor­der aux taux de réus­site en pre­mière année uni­ver­si­taire depuis l’année aca­dé­mique 2006 – 2007 (voir la note 1).
  3. Voir Regards sur l’éducation 2012. Les indi­ca­teurs de l’OCDE, sec­tion C3.
  4. Voir Regards sur l’éducation 2012. Les indi­ca­teurs de l’OCDE, sec­tion A1.
  5. Voir sur le site www.educationalpolicy.org.
  6. Voir Regards sur l’éducation 2012. Les indi­ca­teurs de l’OCDE, sec­tion A6.
  7. Le même régime d’« enve­loppe fer­mée » a été impo­sé, peu après, à l’ensemble des hautes écoles (qui accueillent l’essentiel des étu­diants de l’enseignement supé­rieur « hors uni­ver­si­té »). Cette enve­loppe des hautes écoles a cepen­dant été quelque peu ren­flouée en 2005.
  8. Sur les trente-cinq der­nières années, l’allocation par étu­diant uni­ver­si­taire a été réduite de 50 % ! Les Indi­ca­teurs de l’enseignement 2012, édi­tée par la FWB, nous apprend (voir l’indicateur n° 3) que, rien que sur les neuf der­nières années dis­po­nibles (années aca­dé­miques 2001 – 2002 à 2010 – 2011), les moyens alloués par étu­diant uni­ver­si­taire ont été rabo­tés (en termes réels) de 15 %. Sur cette même période, les moyens par étu­diant sont res­tés glo­ba­le­ment stables pour l’enseignement supé­rieur hors uni­ver­si­té (– 1,5 %) tan­dis qu’ils conti­nuaient à aug­men­ter pour l’enseignement obli­ga­toire (qui n’est pas sou­mis au régime de l’enveloppe fer­mée…) : + 20 % dans le pri­maire et + 8 % dans le secondaire.
  9. Rap­pe­lons que les taux de réus­site en pre­mière année sont qua­si iden­tiques pour toutes les formes de l’enseignement supé­rieur (uni­ver­si­té, supé­rieur de type long et de type court) ce qui, en toute logique, impo­se­rait qu’une (éven­tuelle) sélec­tion à l’entrée ne soit pas limi­tée aux seules universités.
  10. Voir aus­si Regards sur l’éducation 2012. Les indi­ca­teurs de l’OCDE, sec­tion A11, pour une éva­lua­tion, selon quelques cri­tères, des retom­bées sociales de l’éducation.
  11. Voir par exemple Regards sur l’éducation 2012. Les indi­ca­teurs de l’OCDE, sec­tion A7.
  12. Voir Regards sur l’éducation 2012. Les indi­ca­teurs de l’OCDE, sec­tion A9 et Regards sur l’éducation 2013. Les indi­ca­teurs de l’OCDE, sec­tion A7.
  13. Ain­si, si l’on excepte les pays (encore plus pauvres) de l’ancienne Europe de l’est ain­si que trois pays (éga­le­ment plus pauvres) de l’Europe du sud (Grèce, Por­tu­gal et Ita­lie), la Bel­gique est, de tous les pays euro­péens, celui pour lequel le cout direct des études supé­rieures sup­por­té par les pou­voirs publics est le plus faible.
  14. De 2000 à 2010, le taux d’accès à l’enseignement supé­rieur a aug­men­té de 40 % en Alle­magne, contre 25 % pour la moyenne des pays de l’OCDE et 32 % pour la moyenne des pays de l’UE (source : Regards sur l’éducation 2012. Les indi­ca­teurs de l’OCDE, sec­tion C3).
  15. Voir OCDE (2011) pour la der­nière étude Pisa (2009) actuel­le­ment disponible.
  16. Tout au plus, un tel dis­po­si­tif pour­rait-il être jugé « socia­le­ment accep­table » (mais voir aus­si les autres cri­tiques) dans les pays qui, comme cer­tains pays scan­di­naves, se carac­té­risent par une grande homo­gé­néi­té dans les niveaux des éta­blis­se­ments du secon­daire ain­si qu’une faible dif­fé­ren­cia­tion selon le milieu socio­cul­tu­rel des étu­diants. Mais notre sys­tème est à l’opposé !
  17. Ces résul­tats ne peuvent être mis en évi­dence que par le sui­vi, jusqu’au terme des études, de cohortes d’étudiants, exer­cices rare­ment menés (faute des moyens adé­quats) en FWB. Les exer­cices menés dans Droes­beke J.-J. et al. (2001) et dans Droes­beke J.-J. et al. (2008) indiquent un taux de diplô­ma­tion final de res­pec­ti­ve­ment 69 % et 71 % pour les ingé­nieurs civils en FWB.
  18. Ces « taux de déper­di­tion » aug­mentent évi­dem­ment, et par­fois spec­ta­cu­lai­re­ment, au fur et à mesure que l’on des­cend dans l’échelle des classements.
  19. Même si l’examen d’entrée au cur­sus d’ingénieur civil est par­fois mis en ques­tion, son exis­tence n’entraine pas les consé­quences dra­ma­tiques d’un exa­men d’entrée géné­ra­li­sé à l’ensemble de l’enseignement supé­rieur, tel qu’analysé ici. En effet, il ne concerne que quelque 5 % des étu­diants uni­ver­si­taires de pre­mière géné­ra­tion, de sorte que les étu­diants « refou­lés » ont toute lati­tude de s’inscrire dans un autre cur­sus (ce qui ne serait évi­dem­ment plus pos­sible dans le cas d’un exa­men d’entrée géné­ra­li­sé à l’ensemble de l’enseignement supérieur).
  20. Un score aus­si faible devrait davan­tage, me semble-t-il, ame­ner à s’interroger sur le « cali­brage » du test que sur les com­pé­tences moyennes des étu­diants aux­quels le test a été administré.
  21. Voir Le Soir du 10 octobre 2013.
  22. Il ne s’agit pas ici pour moi, on l’aura com­pris, de faire une quel­conque publi­ci­té pour les uni­ver­si­tés de l’Académie « Lou­vain ». Il se fait sim­ple­ment que j’ai eu l’occasion de suivre le déve­lop­pe­ment de ce dis­po­si­tif depuis sa genèse (voi­ci plus de six ans). Je ne doute pas que d’autres uni­ver­si­tés, aca­dé­mies et hautes écoles ont aus­si pu déve­lop­per des dis­po­si­tifs analogues.

Jean-Paul Lambert


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