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Abus : la fin des cathédrales

Numéro 12 Décembre 2010 par Luc Van Campenhoudt

décembre 2010

Sans doute l’É­glise n’a‑t-elle pas le mono­pole des abus sexuels sur les enfants et convient-il de dévoi­ler aus­si ailleurs, en des lieux moins expo­sés et vul­né­rables, la souf­france de vic­times qui reste tue. Sans doute la res­pon­sa­bi­li­té des prêtres abu­seurs est-elle la pre­mière enga­gée et convient-il de rendre jus­tice et de rendre la jus­tice au […]

Sans doute l’É­glise n’a-t-elle pas le mono­pole des abus sexuels sur les enfants et convient-il de dévoi­ler aus­si ailleurs, en des lieux moins expo­sés et vul­né­rables, la souf­france de vic­times qui reste tue. Sans doute la res­pon­sa­bi­li­té des prêtres abu­seurs est-elle la pre­mière enga­gée et convient-il de rendre jus­tice et de rendre la jus­tice au cas par cas. Mais l’ins­ti­tu­tion ecclé­siale ne peut s’en tirer à si mau­vais compte. C’est dans son propre mode de fonc­tion­ne­ment et dans sa propre culture que réside une par­tie de l’ex­pli­ca­tion des fai­blesses de cer­tains de ses prêtres et une très grande par­tie de l’ex­pli­ca­tion de ses propres dif­fi­cul­tés à y réagir d’une manière digne, à la hau­teur de l’exi­gence morale que ses auto­ri­tés ne cessent de récla­mer de leurs fidèles et de la terre entière.

Les abus prennent très exac­te­ment place au confluent des logiques ins­ti­tu­tion­nelles et cultu­relles de l’É­glise, d’une part, et des tra­jec­toires per­son­nelles de ses prêtres, avec leurs dimen­sions psy­chiques, sociales et pro­fes­sion­nelles, d’autre part. Sans igno­rer tota­le­ment la ques­tion des tra­jec­toires, c’est d’a­bord aux logiques ecclé­siales que ce dos­sier s’in­té­resse, avec un pre­mier texte d’Al­bert Bas­te­nier qui, nous en sommes convain­cu, res­te­ra une référence.

L’au­teur y décrypte avec vigueur et finesse ces logiques et explique, dans la même démons­tra­tion, pour quelles rai­sons tant les abus sexuels que les mau­vaises réac­tions des auto­ri­tés ne sont pas de simples acci­dents de par­cours. Fon­ciè­re­ment, la culture ecclé­siale est une culture du refus de la moder­ni­té et de ses valeurs « car­di­nales », tels l’in­té­gri­té de la per­sonne, la liber­té de conscience, les droits démo­cra­tiques et l’é­ga­li­té entre les genres notam­ment. N’y voyant que périls, la culture ecclé­siale favo­rise une « conscience cap­tive » à l’é­gard de la Véri­té et de l’au­to­ri­té qui l’é­dicte en pré­ten­dant la fon­der sur le droit naturel.

En matière d’a­bus sexuels notam­ment et en par­ti­cu­lier, il en découle que la pro­tec­tion de l’ins­ti­tu­tion déten­trice de cette Véri­té pré­vaut sur toute autre consi­dé­ra­tion, en par­ti­cu­lier le bon­heur des indi­vi­dus. Non seule­ment l’ins­ti­tu­tion reporte sur l’a­bu­seur l’en­tière et exclu­sive res­pon­sa­bi­li­té de son geste, mais elle vio­lente une seconde fois la vic­time en la confi­nant, avec toute la force de sa propre auto­ri­té morale, dans la honte, voire même, ce qui est un comble, dans quelque chose qui res­semble au péché.

Pour l’É­glise, le pro­blème majeur posé par la pédo­phi­lie n’a jamais été celui de la des­truc­tion de jeunes vies mais bien celui, double, de la souillure dont l’a­bus tache la digni­té sacer­do­tale et de la sau­ve­garde, à tout prix, de l’i­mage de l’ins­ti­tu­tion. Du haut de ses tours majes­tueuses, la cathé­drale se drape dans une appa­rente ver­tu de pierre et tente d’im­po­ser le silence aux jeunes fidèles que pro­fanent quelques-uns de ses ministres.

La moder­ni­té jamais digé­rée par l’É­glise sera pour­tant le béné­fique res­sort d’une crise que cette « théo­lo­gie aveugle » a ren­due iné­luc­table. Aus­si déter­mi­née soit-elle, l’en­ceinte ecclé­siale résiste de plus en plus mal à l’in­va­sion incon­trô­lable des droits démo­cra­tiques. Prêtres et simples fidèles désa­vouent de plus en plus clai­re­ment le mode de fonc­tion­ne­ment auto­ri­taire et ana­chro­nique d’une ins­ti­tu­tion déjà affai­blie par ailleurs. Voi­là pour­quoi ces abus, si long­temps dis­si­mu­lés sous un voile pudi­bond, font scan­dale aujourd’hui.

Les textes de Her­vé Cnudde, Fran­çoise Gen­de­bien et Fran­cis Mar­tens ont en com­mun d’ap­pro­fon­dir une carac­té­ris­tique de la culture ecclé­siale par­ti­cu­liè­re­ment pro­blé­ma­tique en la matière : une concep­tion néga­tive de la sexua­li­té conju­guée à une miso­gy­nie fon­cière. Hors repro­duc­tion, la sexua­li­té est impure et, depuis Ève, la femme en est le dan­ge­reux vec­teur. Pro­cé­dant à une relec­ture de l’en­quête his­to­rique du théo­lo­gien Roger Gry­son, Her­vé Cnudde montre que, dès les pre­miers siècles de l’his­toire de l’É­glise, la conti­nence avant l’eu­cha­ris­tie était la règle. L’eu­cha­ris­tie étant vite deve­nue un rituel quo­ti­dien, l’abs­ti­nence constante de l’of­fi­ciant s’est rapi­de­ment trans­for­mée en norme et plus tard en loi.

Il serait fort impru­dent et cer­tai­ne­ment injuste pour la majo­ri­té des prêtres d’é­ta­blir un lien de cause à effet entre leur céli­bat et les com­por­te­ments pédo­philes de cer­tains d’entre eux. Sans doute est-il plus cor­rect de pen­ser que la miso­gy­nie ata­vique de l’ins­ti­tu­tion, condui­sant à l’in­ter­dic­tion d’une sexua­li­té pra­ti­quée avec les femmes, fait par­tie du fond sur lequel, dans le cas par­ti­cu­lier de l’É­glise catho­lique, les abus sexuels prennent racine. Car, explique Fran­çoise Gen­de­bien, sauf à trou­ver une solu­tion per­son­nelle déviante (comme prendre secrè­te­ment femme), le prêtre en est réduit à une « cas­tra­tion morale » péni­ble­ment éprou­vée dans la soli­tude. La cruau­té men­tale de l’É­glise est ici poin­tée en même temps que son incon­sé­quence morale puis­qu’elle a tout à la fois tolé­ré tant d’a­bus d’en­fants et reje­té sans ména­ge­ment ceux qui avaient le tort d’ai­mer une femme. C’est par ce détour seule­ment que l’on peut, en l’oc­cur­rence, éta­blir un lien indi­rect entre le céli­bat et les abus.

Cette expli­ca­tion, pour laquelle une femme était par­ti­cu­liè­re­ment bien pla­cée, recoupe le point de vue psy­cha­na­ly­tique de Fran­cis Mar­tens qui sou­ligne com­bien l’É­glise a tou­jours fait preuve d’une « infan­ti­li­sa­tion ter­ri­fiante de la sexua­li­té ». La pédo­phi­lie repré­sente une expres­sion désas­treuse d’un « refou­lé sacer­do­tal », qui plus est dans un contexte où l’i­den­ti­té mas­cu­line se trouve, d’une manière géné­rale, plus fra­gile et précaire.

Déser­tée, contes­tée de l’in­té­rieur comme de l’ex­té­rieur, cible d’une jus­tice qui ne peut plus res­ter res­pec­tueu­se­ment à son seuil, rede­vable de mil­liers de vic­times, prise à son propre dis­cours d’a­mour, l’É­glise des Benoît XVI et André Léo­nard est qua­si­ment en soins inten­sifs. Seule la média­ti­sa­tion exces­sive de ses ténors donne encore un peu l’im­pres­sion du contraire.

Se pose alors une ques­tion essen­tielle, aus­si bien aux chré­tiens qu’à tous ceux qui vivent dans une socié­té mar­quée par la tra­di­tion chré­tienne : com­ment est-il encore pos­sible d’être « catho » ? Il fal­lait pla­cer cette ques­tion au cœur du débat, non pour sau­ver les meubles, mais parce qu’elle a tout son sens dans le contexte actuel de déni­gre­ment de l’ins­ti­tu­tion. Guillaume de Stexhe a osé se lan­cer dans une telle réflexion théo­lo­gique. Il cherche la route dans la direc­tion oppo­sée à la voie ins­ti­tu­tion­nelle dont la réac­tion ecclé­siale aux abus sexuels a été l’im­pla­cable révé­la­teur. Selon lui, être chré­tien consiste à par­ti­ci­per à un effort col­lec­tif pour faire adve­nir l’hu­ma­ni­té, effort dont le Christ, com­pris comme évè­ne­ment radi­cal, est le centre de gra­vi­té. Être « catho­lique » consiste alors à s’ins­crire dans un hori­zon de fra­ter­ni­té uni­ver­selle. Lorsque cette fra­ter­ni­té est bri­sée par les clercs qui la prêchent et sont cen­sés pro­té­ger les plus faibles, et par ceux qui, au som­met, refusent de prendre la mesure du crime, alors, être chré­tien peut signi­fier prendre dis­tance, voire faire dissidence.

Il est fini le temps des cathé­drales. Le monde est entré dans un nou­veau millénaire.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.