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Abus : la fin des cathédrales
Sans doute l’Église n’a‑t-elle pas le monopole des abus sexuels sur les enfants et convient-il de dévoiler aussi ailleurs, en des lieux moins exposés et vulnérables, la souffrance de victimes qui reste tue. Sans doute la responsabilité des prêtres abuseurs est-elle la première engagée et convient-il de rendre justice et de rendre la justice au […]
Sans doute l’Église n’a-t-elle pas le monopole des abus sexuels sur les enfants et convient-il de dévoiler aussi ailleurs, en des lieux moins exposés et vulnérables, la souffrance de victimes qui reste tue. Sans doute la responsabilité des prêtres abuseurs est-elle la première engagée et convient-il de rendre justice et de rendre la justice au cas par cas. Mais l’institution ecclésiale ne peut s’en tirer à si mauvais compte. C’est dans son propre mode de fonctionnement et dans sa propre culture que réside une partie de l’explication des faiblesses de certains de ses prêtres et une très grande partie de l’explication de ses propres difficultés à y réagir d’une manière digne, à la hauteur de l’exigence morale que ses autorités ne cessent de réclamer de leurs fidèles et de la terre entière.
Les abus prennent très exactement place au confluent des logiques institutionnelles et culturelles de l’Église, d’une part, et des trajectoires personnelles de ses prêtres, avec leurs dimensions psychiques, sociales et professionnelles, d’autre part. Sans ignorer totalement la question des trajectoires, c’est d’abord aux logiques ecclésiales que ce dossier s’intéresse, avec un premier texte d’Albert Bastenier qui, nous en sommes convaincu, restera une référence.
L’auteur y décrypte avec vigueur et finesse ces logiques et explique, dans la même démonstration, pour quelles raisons tant les abus sexuels que les mauvaises réactions des autorités ne sont pas de simples accidents de parcours. Foncièrement, la culture ecclésiale est une culture du refus de la modernité et de ses valeurs « cardinales », tels l’intégrité de la personne, la liberté de conscience, les droits démocratiques et l’égalité entre les genres notamment. N’y voyant que périls, la culture ecclésiale favorise une « conscience captive » à l’égard de la Vérité et de l’autorité qui l’édicte en prétendant la fonder sur le droit naturel.
En matière d’abus sexuels notamment et en particulier, il en découle que la protection de l’institution détentrice de cette Vérité prévaut sur toute autre considération, en particulier le bonheur des individus. Non seulement l’institution reporte sur l’abuseur l’entière et exclusive responsabilité de son geste, mais elle violente une seconde fois la victime en la confinant, avec toute la force de sa propre autorité morale, dans la honte, voire même, ce qui est un comble, dans quelque chose qui ressemble au péché.
Pour l’Église, le problème majeur posé par la pédophilie n’a jamais été celui de la destruction de jeunes vies mais bien celui, double, de la souillure dont l’abus tache la dignité sacerdotale et de la sauvegarde, à tout prix, de l’image de l’institution. Du haut de ses tours majestueuses, la cathédrale se drape dans une apparente vertu de pierre et tente d’imposer le silence aux jeunes fidèles que profanent quelques-uns de ses ministres.
La modernité jamais digérée par l’Église sera pourtant le bénéfique ressort d’une crise que cette « théologie aveugle » a rendue inéluctable. Aussi déterminée soit-elle, l’enceinte ecclésiale résiste de plus en plus mal à l’invasion incontrôlable des droits démocratiques. Prêtres et simples fidèles désavouent de plus en plus clairement le mode de fonctionnement autoritaire et anachronique d’une institution déjà affaiblie par ailleurs. Voilà pourquoi ces abus, si longtemps dissimulés sous un voile pudibond, font scandale aujourd’hui.
Les textes de Hervé Cnudde, Françoise Gendebien et Francis Martens ont en commun d’approfondir une caractéristique de la culture ecclésiale particulièrement problématique en la matière : une conception négative de la sexualité conjuguée à une misogynie foncière. Hors reproduction, la sexualité est impure et, depuis Ève, la femme en est le dangereux vecteur. Procédant à une relecture de l’enquête historique du théologien Roger Gryson, Hervé Cnudde montre que, dès les premiers siècles de l’histoire de l’Église, la continence avant l’eucharistie était la règle. L’eucharistie étant vite devenue un rituel quotidien, l’abstinence constante de l’officiant s’est rapidement transformée en norme et plus tard en loi.
Il serait fort imprudent et certainement injuste pour la majorité des prêtres d’établir un lien de cause à effet entre leur célibat et les comportements pédophiles de certains d’entre eux. Sans doute est-il plus correct de penser que la misogynie atavique de l’institution, conduisant à l’interdiction d’une sexualité pratiquée avec les femmes, fait partie du fond sur lequel, dans le cas particulier de l’Église catholique, les abus sexuels prennent racine. Car, explique Françoise Gendebien, sauf à trouver une solution personnelle déviante (comme prendre secrètement femme), le prêtre en est réduit à une « castration morale » péniblement éprouvée dans la solitude. La cruauté mentale de l’Église est ici pointée en même temps que son inconséquence morale puisqu’elle a tout à la fois toléré tant d’abus d’enfants et rejeté sans ménagement ceux qui avaient le tort d’aimer une femme. C’est par ce détour seulement que l’on peut, en l’occurrence, établir un lien indirect entre le célibat et les abus.
Cette explication, pour laquelle une femme était particulièrement bien placée, recoupe le point de vue psychanalytique de Francis Martens qui souligne combien l’Église a toujours fait preuve d’une « infantilisation terrifiante de la sexualité ». La pédophilie représente une expression désastreuse d’un « refoulé sacerdotal », qui plus est dans un contexte où l’identité masculine se trouve, d’une manière générale, plus fragile et précaire.
Désertée, contestée de l’intérieur comme de l’extérieur, cible d’une justice qui ne peut plus rester respectueusement à son seuil, redevable de milliers de victimes, prise à son propre discours d’amour, l’Église des Benoît XVI et André Léonard est quasiment en soins intensifs. Seule la médiatisation excessive de ses ténors donne encore un peu l’impression du contraire.
Se pose alors une question essentielle, aussi bien aux chrétiens qu’à tous ceux qui vivent dans une société marquée par la tradition chrétienne : comment est-il encore possible d’être « catho » ? Il fallait placer cette question au cœur du débat, non pour sauver les meubles, mais parce qu’elle a tout son sens dans le contexte actuel de dénigrement de l’institution. Guillaume de Stexhe a osé se lancer dans une telle réflexion théologique. Il cherche la route dans la direction opposée à la voie institutionnelle dont la réaction ecclésiale aux abus sexuels a été l’implacable révélateur. Selon lui, être chrétien consiste à participer à un effort collectif pour faire advenir l’humanité, effort dont le Christ, compris comme évènement radical, est le centre de gravité. Être « catholique » consiste alors à s’inscrire dans un horizon de fraternité universelle. Lorsque cette fraternité est brisée par les clercs qui la prêchent et sont censés protéger les plus faibles, et par ceux qui, au sommet, refusent de prendre la mesure du crime, alors, être chrétien peut signifier prendre distance, voire faire dissidence.
Il est fini le temps des cathédrales. Le monde est entré dans un nouveau millénaire.