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Abdication de Juan Carlos ou le Games of thrones ibérique

Numéro 6/7 juin-juillet 2014 par Cristal Huerdo Moreno

juin 2014

Lun­di 2  juin, l’Espagne appre­nait que son roi, Juan Car­los Ier, après trente-neuf ans de règne, abdi­quait en faveur de son fils, le futur Felipe VI. Son règne aura duré autant que la dic­ta­ture qui l’avait fait mon­ter sur le trône[efn_note]Si l’on compte à par­tir du coup d’État du 17 – 18 juillet 1936.[/efn_note].

Les Espa­gnols ne s’y atten­daient pas dans la mesure où le roi avait, dans son der­nier dis­cours de fin d’année, insis­té sur sa volon­té de res­ter au ser­vice de son peuple. Or, nous appre­nons aujourd’hui de la Mai­son royale que l’idée d’abdiquer n’était pas neuve : elle avait été annon­cée au palais et dans les cénacles poli­tiques dès le mois de jan­vier. Cepen­dant, aucune publi­ci­té n’en avait été faite, afin de ne pas détour­ner l’attention de la cam­pagne élec­to­rale européenne.

Et pour­tant si l’on creuse un peu, des élé­ments viennent semer le doute sur cette ver­sion des faits…

Tout d’abord, les paroles pro­non­cées par le monarque lui-même dans son dis­cours de Noël : « En tant que roi d’Espagne, je veux vous faire part de ma déter­mi­na­tion à conti­nuer à favo­ri­ser la coexis­tence civique par l’exercice fidèle de mon man­dat et des com­pé­tences que l’ordre consti­tu­tion­nel m’attribue. » À la lec­ture de ces lignes, il est dif­fi­cile d’imaginer qu’une abdi­ca­tion entrait dans les plans du roi, en par­ti­cu­lier à si court terme. Cette der­nière se serait appa­ren­tée à une défaite per­son­nelle, chose dif­fi­ci­le­ment envi­sa­geable pour l’homme por­té au pinacle après les évè­ne­ments du 23F 1 .

Ensuite, le moment choi­si semble indi­quer une inquié­tude du palais. En effet, l’annonce est faite une semaine après les élec­tions euro­péennes qui ont vu recu­ler de manière signi­fi­ca­tive le bipar­tisme clas­sique (PP-PSOE) au pro­fit de petits par­tis tels que Izquier­da Uni­da et d’une for­ma­tion qui a créé la sur­prise : Pode­mos. Les sièges des deux grands par­tis cumu­lés atteignent à peine les 50 % des dépu­tés euro­péens espa­gnols 2 . Le résul­tat du PSOE est l’un des plus mau­vais scores jamais réa­li­sés par un par­ti dans l’opposition. Pour­tant, les réformes socioé­co­no­miques impo­pu­laires prises par le PP auraient dû lui pro­fi­ter. On peut pen­ser que, pour le palais, la conclu­sion est claire : le bipar­tisme prend l’eau de toute part, tan­dis qu’émergent des par­tis de gauche, proches des mou­ve­ments citoyens (Indi­gnés, PAH…) ; il devient dès lors urgent de s’adapter à cette nou­velle donne. D’autant plus que l’institution royale chute dans les son­dages. Sa popu­la­ri­té était ain­si esti­mée, en 2011, à 4,8 sur une échelle de 10 3 . En 2013, elle plon­geait à 3,6. Les élé­phants bots­wa­nais et, sur­tout, les scan­dales finan­ciers de son beau-fils et de sa fille ont ici très cer­tai­ne­ment joué un rôle.

D’une manière plus géné­rale, il se pour­rait que les élites espa­gnoles aient pris conscience qu’elles ne sont plus face à une simple crise éco­no­mique, mais bien face à un régime qui tombe en lam­beaux. Pour­quoi, dès lors, ne pas ser­vir du sang neuf et une nou­velle Tran­si­ción 4 au peuple qu’on endor­mi­ra avec de belles his­toires et de magni­fiques sou­rires royaux sur papier gla­cé ? Fort bien, mais, le temps presse. En effet, dès l’annonce de l’abdication une par­tie des Espa­gnols est des­cen­due dans la rue pour deman­der haut et fort un réfé­ren­dum sur le main­tien de la royau­té. Or, ce qu’il faut évi­ter à tout prix, c’est que les gens pensent… Pen­ser, c’est bien connu, donne des idées, par­fois dangereuses.

La cou­ronne peut cepen­dant comp­ter sur deux alliés : d’une part, le PP, tra­di­tion­nel­le­ment monar­chiste, actuel­le­ment au pou­voir et d’autre part, le PSOE, dans l’opposition et qui a depuis long­temps oublié ses racines répu­bli­caines 5 . À deux ils ont la majo­ri­té néces­saire pour assoir Felipe sur le trône sans s’embarrasser de l’avis de la popu­la­tion. En effet, de leur point de vue, un réfé­ren­dum est inutile puisque la Consti­tu­tion de 1978 règle la suc­ces­sion. Si l’on veut chan­ger les règles du jeu, il convien­drait de la révi­ser plu­tôt que de consul­ter le peuple.

Cela étant, pour com­prendre la situa­tion actuelle, il convient de se pen­cher sur ce que Juan Car­los Ier repré­sente pour l’Espagne. Certes, en tant que monarque, il est le garant de l’unité du ter­ri­toire et de la sta­bi­li­té des ins­ti­tu­tions ; il est éga­le­ment le pre­mier ambas­sa­deur du pays à l’étranger. Mais il ne faut pas oublier que le monarque a été mis sur le trône par Fran­cis­co Fran­co, cau­dillo par la grâce de Dieu. Ce que l’on tend à oublier, c’est que la cou­ronne a été impo­sée aux Espa­gnols par des mili­taires qui leur fai­saient une clef de bras en leur mur­mu­rant à l’oreille que c’était à prendre ou à lais­ser. À bien y regar­der, le peuple espa­gnol aurait peut-être dû s’affranchir bien plus tôt de ce roi, héri­tier d’une dic­ta­ture san­gui­naire. Ceci dit, l’Espagne de l’époque n’était pas celle d’aujourd’hui. À la fin des années 1970, la parole n’était pas libre, la classe poli­tique était fran­quiste et des atten­tats d’extrême droite semaient la panique 6 .

Aujourd’hui, loin de la menace du fran­quisme, la monar­chie appa­rait à beau­coup comme une ins­ti­tu­tion obso­lète et illé­gi­time. Le coup d’État de 1936 a ren­ver­sé une Répu­blique qui se vou­lait sociale et redis­tri­bu­tive. Pétrie d’idéaux pro­gres­sistes, elle encou­ra­geait l’émancipation. C’était un pro­jet de démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive qui visait à réduire les inéga­li­tés sociales et éco­no­miques. Dans un pays où des familles sont expul­sées de leur loge­ment au pro­fit des banques, où les réformes creusent chaque jour davan­tage le fos­sé des inéga­li­tés et où l’État cri­mi­na­lise les pro­tes­ta­tions citoyennes, la Répu­blique ne peut appa­raitre, à cer­tains, que comme la solu­tion. C’est sans doute nour­rie de cet ima­gi­naire qu’est née la reven­di­ca­tion d’un référendum.

Quoi qu’il en soit, ce que les Espa­gnols sou­haitent par des­sus tout, c’est expri­mer leur opi­nion. Il n’est, par ailleurs, pas du tout cer­tain que le résul­tat du réfé­ren­dum serait en défa­veur de la cou­ronne ; ce qui est en revanche sûr, c’est que sa tenue assoi­rait la légi­ti­mi­té du futur monarque 7 . Hélas, depuis l’annonce de l’abdication, la classe poli­tique reste sourde à cette demande et ne se lasse pas de répé­ter, aidée en cela par la presse « sérieuse », que la « popu­la­ri­té » de la Mai­son royale n’est plus à démon­trer. Mais est-ce de « popu­la­ri­té » que les gens des­cen­dus dans les rues parlent ou de « légi­ti­mi­té » ? Une fois encore, le hia­tus entre élites et popu­la­tion s’accroit. Beau­coup d’Espagnols sont las qu’on leur oppose la maxime tout pour le peuple et rien par le peuple.

  1. 23F : c’est ain­si que les Espa­gnols appellent le coup d’État man­qué du 23 février 1981. Pour rap­pel, le dis­cours royal trans­mis en radio et en télé­vi­sion à 01:08 le 24 février met fin au putsch.
  2. PSOE : 14, PP : 16 sur un total de 54 sièges. En 2009, ils en avaient engran­gé res­pec­ti­ve­ment 23 et 24. Source : http://bit.ly/1taL3qs.
  3. http://bit.ly/1hLw5rc.
  4. En Espagne, la Tran­si­tion fait réfé­rence au pro­ces­sus qui a per­mis de pas­ser du fran­quisme à un régime démo­cra­tique. Les dates de début et fin de cette période font encore aujourd’hui l’objet de controverses.
  5. Le PSOE risque de perdre encore davan­tage de plumes dans la mesure où une par­tie de sa base et cer­tains de ses élus plaident pour un réfé­ren­dum dont le pré­sident, Rubal­ca­ba, ne veut pas entendre par­ler. Ce der­nier a d’ailleurs deman­dé à ce que tous les élus votent le texte.
  6. Atten­tats per­pé­trés par des grou­pus­cules d’extrême droite entre la mort du dic­ta­teur et le début des années 1980. Le car­nage d’Atocha est sans doute l’attentat le plus connu.
  7. Le scan­dale Nóos (accu­sa­tion de mal­ver­sa­tions, de fraude, de pré­va­ri­ca­tion, de faux et de blan­chi­ment d’argent), auquel est mêlé le gendre et qui écla­bousse la fille du roi, est une véri­table épée de Damo­clès qui pèse sur le palais de la Zarzuela.

Cristal Huerdo Moreno


Auteur

Cristal Huerdo Moreno est maitre de langue principal à l’Université Saint-Louis—Bruxelles, maitre de langue à l’UMONS et traductrice. Elle travaille sur l’écriture féminine engagée (Espagne 1920-1975), sur la fictionnalisation de la guerre civile dans la littérature du XXIe siècle et sur l’hétérolinguisme. Elle encadre la rubrique Italique de La Revue nouvelle.