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AB-inBev : les fruits amers de la mondialisation
Le récent conflit social dans les brasseries belges d’AB-InBev a reflété l’exaspération des travailleurs face à la politique de rationalisation et de délocalisation menée sans relâche depuis plusieurs années par une multinationale qui n’a plus de belge que le nom (et encore!). Pour bien comprendre l’âpreté du conflit de janvier dernier, il y a lieu de retracer les […]
Le récent conflit social dans les brasseries belges d’AB-InBev a reflété l’exaspération des travailleurs face à la politique de rationalisation et de délocalisation menée sans relâche depuis plusieurs années par une multinationale qui n’a plus de belge que le nom (et encore!). Pour bien comprendre l’âpreté du conflit de janvier dernier, il y a lieu de retracer les différentes étapes qui ont mené de la fusion donnant naissance à Interbrew au rachat d’Anheuser Busch qui a hissé AB-InBev sur la première marche mondiale du secteur brassicole. Chacune de ces étapes marque, en parallèle, la dégradation progressive de l’emploi au sein de ce groupe, et notamment en Belgique. Le confit de janvier vient de se terminer par un armistice sans doute provisoire dans la marche forcée vers plus de bénéfices au détriment d’emplois sacrifiés par des manageurs tristement réputés comme des « cost killers » sans états d’âme.
D’interbrew à InBev
C’est au cours des années septante que s’est opéré progressivement le rapprochement, puis la fusion en 1987, entre les deux premiers brasseurs belges, Artois et Piedboeuf, chacun contrôlé par des groupes familiaux1, pour donner naissance au groupe Interbrew. Celui-ci s’est recentré vers la fin des années quatre-vingt sur ses activités brassicoles, non sans les restructurer : malgré cinq semaines de grève, six brasseries ont été fermées en 1989. Le groupe a étendu ses ventes aux pays voisins et en Europe de l’Est. Au début des années nonante, les familles actionnaires se sont liées par un pacte d’actionnaires leur assurant le contrôle de quelque 40% du capital d’Interbrew, la gestion étant laissée aux mains de manageurs professionnels. En juillet 1995 est réalisée une première internationalisation majeure par le rachat du brasseur canadien Labatt : Interbrew devient le quatrième groupe brassicole mondial. En Belgique, la production de bière est concentrée pour l’essentiel sur les sites de Louvain, Jupille, Hoegaarden et Bruxelles. L’action Interbrew est introduite en Bourse en 2000. Entre 1998 et 2002, Interbrew accentue sa mondialisation par croissance externe. Ainsi, outre l’acquisition au prix fort de la Beck’s Bier en Allemagne, la Stella est introduite aux États-Unis, le groupe Bass est racheté en Grande-Bretagne, l’extension se poursuit en Europe de l’Est et une collaboration croissante s’installe avec des brasseurs chinois. Si bien que le chiffre d’affaires croît de 2,7 milliards à 7 milliards d’euros et le bénéfice net de 190 à 467 millions d’euros. Dès 2003, c’est la croissance interne qui est privilégiée, même si à l’époque on ressent déjà une légère baisse de la consommation en Europe de l’Ouest : les cafés sont moins fréquentés et les jeunes préfèrent d’autres boissons. En une bonne dizaine d’années, le groupe Interbrew s’est hissé parmi les grands brasseurs mondiaux.
La fusion Interbrew-Ambev
Le 27 aout 2004 est officialisée la fusion entre Interbrew et le groupe brésilien Ambev (cinquième groupe mondial2) pour former InBev, premier brasseur mondial en volumes, occupant quelque 70000 travailleurs dans le monde. Ambev s’octroie l’Amérique, Interbrew le reste du monde (avec des positions fortes dans toute l’Europe et en Asie). L’opération s’élève à 9,2 milliards d’euros. À l’issue de la fusion, les familles belges, regroupées dans la Stichting InBev, holding hollandais qui contrôle 57% du groupe, y détiennent 56% contre 44% aux actionnaires brésiliens (le holding Braco), tout en détenant, en outre, encore directement 17% d’InBev. Le nouveau conseil d’administration comprend quatre Belges, quatre Brésiliens et six indépendants (dont Jean-Luc Dehaene). L’Américain J. Brock reste CEO, à la tête d’un comité de direction de dix membres, dont trois Belges et quatre Brésiliens.
Au fil des mois, l’emprise brésilienne va s’accroitre au sein du management du groupe. D’une part, les postes de responsable financier et de responsable des achats leur échoient en remplacement de manageurs belges. D’autre part, fin décembre 2005, le CEO J. Brock est remercié et immédiatement remplacé par le Brésilien Carlos Brito3 ; en avril 2006, le Belgo-Américain P.J. Everaert cède la présidence du conseil d’administration à l’Allemand P. Harf, un spécialiste des restructurations. Brito accentuera la ligne suivie par J. Brock et qui se traduira en Belgique par deux restructurations début décembre 2005 : la perte de 45 emplois au quartier général mondial de Louvain, puis l’annonce de la suppression de 232 emplois sur 2.898 dans les brasseries et le transfert de la production de la Blanche de Hoegaarden vers Jupille4, ce qui suscite de vives réactions syndicales.
Une troisième restructuration suit en février 2006, impliquant la suppression de 149 postes équivalents temps plein, soit 200 emplois, et le transfert de 52 emplois chez des sous-traitants informatiques. Il s’agit d’une opération de délocalisation de services dits « de support », soit des services financiers vers la Hongrie et des services administratifs liés à l’exportation vers la Tchéquie, qui concerne essentiellement Jupille (perte de 140 emplois sur 660). Il s’agit de réaliser des gains d’efficacité dans ces services en Europe. Les priorités sont déplacées de l’Ouest (où les ventes reculent de 1,4%) vers l’Est (croissance de 11% notam-
ment en Russie et en Ukraine), comme en témoigne la délocalisation, en avril 2006, de Louvain vers Moscou du siège pour l’Europe centrale et orientale qui concerne 37 personnes. À la suite de plusieurs mouvements de grève, le nombre de pertes d’emplois, pour les deux dernières restructurations sera ramené à 360. Tout cela dans un contexte de croissance du chiffre d’affaires (+ 7,2% en 2005 et + 7,9% en 2006) et des bénéfices (respectivement 1,024 milliard et 1,411 milliard d’euros).
La gestion à l’anglo-saxonne et la brutalité des relations sociales ne sont finalement que le décalque, dans le cas belge, de la stratégie suivie par Brito chez Ambev au Brésil5 : l’objectif de bénéfices accrus implique l’accès à des positions dominantes sur les marchés par rachat de concurrents, puis fermeture et/ou restructurations des brasseries les plus anciennes et les plus petites, mise en compétition des unités de production, obsession de la réduction permanente des couts pour innover en produits et en marketing, recentrage sur le brassage et la vente de la bière, et liquidation des distributeurs intermédiaires. Face à cette situation, les familles belges actionnaires se taisent et laissent faire, débordées par le volontarisme efficace des Brésiliens et satisfaites de voir que la stratégie de Brito leur octroie de confortables dividendes6.
Rachat d’Anheuser Busch et création d’AB-InBev
C’est le 18 novembre 2008 qu’est annoncé, après de longues tractations, le rachat du brasseur américain Anheuser Busch par InBev, pour un montant de quelque 33 milliards d’euros7. Le nouveau groupe, dénommé AB-InBev, devient le numéro un mondial, avec une production de 460 millions d’hectolitres, soit 25% du marché mondial de la bière. Le groupe occupe 120.000 personnes dans trente pays. Le financement de cette gigantesque opération s’effectue par le recours à une ligne de crédit de 29 milliards d’euros et une augmentation de capital de 6,36 milliards d’euros à 6,45 euros l’action, soit une décote de 67%, l’action InBev étant cotée à 16,50 euros. Pour éviter de perdre leur majorité de contrôle, les familles belges et brésiliennes acquièrent pour 4 milliards d’euros de ces nouvelles actions. En outre, le groupe s’engage à vendre pour 4,5 milliards d’euros d’actifs non stratégiques pour alléger sa dette8.
À l’issue de cette opération, l’actionnariat ne subit guère de modifications. Fin 2009, AB-InBev est détenu à 46% par la Stichting AB-InBev (avec la parité entre EPS (les familles belges) et BRC — les Brésiliens), à 7,3% par EPS (Eugénie Patri Sébastien S.A., société de droit luxembourgeois regroupant les intérêts des familles de Spoelberch, de Mévius et Vandamme), à 1,3% par AB-InBev (l’autocontrôle), à 0,9% par Rayvax (famille de Mévius), à 0,8% par le fonds Baillet Latour, à 0,6% par Brandbrew (filiale d’AB-InBev) et à 0,4% par BRC, le solde étant dans le public. Le conseil d’administration comprend quatre représentants des familles belges, quatre Brésiliens et cinq indépendants (dont J.-L. Dehaene). Le Comité de direction de treize membres comprend, outre le CEO C. Brito, sept Brésiliens, deux Belges, un Portugais (ex-cadre d’Ambev), un Américain et une Allemande. C’est dire qu’en ce qui concerne le management, l’emprise brésilienne est largement prépondérante9. Les résultats de 2008 indiquent une hausse de 11,6% du chiffre d’affaires et un bénéfice net de 1,288 milliard d’euros. Lors de l’assemblée générale d’avril 2009, le groupe décide d’octroyer, sous forme de droits de souscription à l’horizon 2013, une fois apurée la dette d’AB-InBev, des bonus de 80 millions d’euros à C. Brito et de 28 millions aux administrateurs actuels et anciens. Cette double attitude de pression constante sur les travailleurs et de largesses envers les dirigeants irritera vivement les syndicats. Dès lors, à la suite de l’annonce, par AB-InBev Belgium d’une nouvelle restructuration début janvier 2010, la mousse déborde et les syndicats optent pour le conflit ouvert.
Le conflit de janvier 2010
Ce conflit se déroule en trois phases. Dans une phase de positionnement, la direction annonce, le 7 janvier, son intention de supprimer 263 emplois10 sur les 2.700 en Belgique. Il s’agit d’alléger la structure du groupe pour répondre à l’érosion de la consommation de bière, à la suite des changements d’habitudes de la clientèle (plus de bières spéciales, consommation à la maison plutôt que dans les cafés). La réaction syndicale est double : action de séquestration de la direction locale à Jupille et adoption d’une position de refus pur et simple de ce plan de restructuration. Pas question de pertes d’emplois alors qu’AB-InBev engrange de solides bénéfices et profite des intérêts notionnels tandis que les travailleurs sont soumis à une productivité croissante et subissent pertes d’emplois et réduction des couts tous azimuts. Selon les syndicats, il s’agit simplement pour AB-InBev d‘accroitre encore davantage sa rentabilité sur le dos du personnel. Leur indignation est d’ailleurs partagée par maint responsable politique. Les syndicats organisent, à l’aide de casiers de bière, le blocus des accès à Jupille et Louvain, le personnel est au travail, un minimum de camions entre à Louvain, mais aucun camion chargé ne sort des sites de production. Le préjudice pour AB-InBev est double : il doit payer son personnel et se trouve dans l’incapacité d’approvisionner ses clients, la grande distribution et les cafés se trouvant progressivement en rupture de stocks.
La deuxième phase voit l’échec des négociations et des essais de mesures de rétorsion de la part de la direction. Deux séances de négociation (les 14 et 19 janvier11) débouchent sur un échec. La direction dit vouloir négocier et insiste sur la nécessité de la restructuration pour garantir l’avenir du groupe en Belgique12. Simultanément elle applique une double manœuvre. D’une part, le recours à la justice en référé pour demander des astreintes en vue de lever le blocus puis, le 20 janvier, un bref lock out justifié par l’absence de travail : les travailleurs seront mis en chômage temporaire pour cause de grève et les salaires ne seront donc plus payés. D’autre part, le nombre de licenciements secs est ramené à 80 via des prépensions et des transferts internes de postes. La réaction ne se fait pas attendre : non seulement le tribunal liégeois refuse le recours aux astreintes à Jupille, mais le bourgmestre de Louvain Louis Tobback refuse d’engager la police communale pour y faire exécuter les astreintes. En outre, les syndicats, ayant fait constater le lock out par huissier, rentrent dans les sites et le travail reprend, à la suite de l’accès limité ouvert aux matières premières. Chacun maintenant sa position, la situation est à nouveau bloquée.
La troisième phase débouche sur un accord provisoire lors d’une conciliation le 21 janvier. L’accord porte sur quatre points : reprise du dialogue social ; échange d’informations, analyse des problèmes d’AB-InBev Belgium et recherche de solutions concertées ; levée du blocus des brasseries ; paiement des salaires des 20 et 21 janvier. Cet accord implique en fait l’arrêt de la procédure Renault, mais pas en soi la suppression du plan de restructuration. Il est seulement prévu que celui-ci concernerait l’ensemble des sites et départements en Belgique, dans le cadre de la restructuration européenne du groupe. Les syndicats lèvent les barrages le 22 janvier et l’exécution de l’accord s’effectuera sous le contrôle du bureau de conciliation.
On peut estimer que, par leurs actions et la tactique du blocus13, les syndicats ont obtenu un retrait de la direction, certainement provisoire quand on connait les intentions et méthodes de Brito et consorts. L’Europe de l’Ouest, maillon faible14, reste dans leur collimateur, et les syndicats des pays concernés ont tout intérêt à renforcer leur collaboration en élaborant une stratégie commune face aux projets de délocalisation menaçant leurs sites de production.
Quant à la Belgique, elle ne représente plus que 1,3% des ventes de bière du groupe, les décisions se prennent à New York ou en Europe de l’Est et AB-InBev, formellement encore de droit belge, est devenue une multinationale agissant au plan mondial, les intérêts belges étant devenus quasi insignifiants à ses yeux. Le dernier conflit, dans sa dureté, manifeste bien l’indignation des organisations syndicales contre le cynisme consistant, alors que le groupe se porte fort bien, à organiser progressivement le démantèlement — pour le moment surtout administratif et logistique — des sites de production nationaux au profit de localisations plus rentables. Actionnaires et administrateurs belges, même s’ils ont pu favoriser marginalement une solution provisoire à ce conflit, restent cependant acquis à la politique de Brito, puisqu’elle leur fournit, d’année en année, des dividendes substantiels. Reste maintenant à connaitre la teneur des discussions sans doute prévues dans les semaines à venir.
31 janvier 2010
- Artois était contrôlé par les familles de Spoelberch et de Mévius, Piedboeuf par les familles Vandamme-Piedboeuf, de Prêt Roose de Calesberg, Cornet d’Elzius et Speeckaert. Voir A. Vincent et J.-P. Martens, L’Europe de groupes, Crisp, 1991, p. 182 – 185 et A. Vincent, Le pouvoir économique dans la Belgique fédérale, Crisp 1996, p. 221 – 226.
- Issu de la fusion, en 1999, des deux premiers brasseurs brésiliens, Ambev détenait 70% du marché brésilien et était largement dominant en Amérique du Sud. Ambev était contrôlé par trois groupes d’actionnaires familiaux (Lemann, Telles et Da Veiga Sicupira) via le holding Braco Control Group.
- Ce manageur de quarante-cinq ans, ex-CEO d’Ambev et protégé de M. Telles l’homme fort d’Ambev, était responsable des activités nord-américaines où il a fait le ménage au Canada.
- Dans le même temps, InBev ferme des brasseries au Canada, en Grande-Bretagne et en Bulgarie, et restructure en France. Hoegaarden verra le retour de la Blanche en septembre 2007 à la suite de nombreux problèmes techniques liés au transfert vers Jupille.
- Depuis sa création en 1999, Ambev y a licencié 10.000 travailleurs et fermé la moitié des brasseries.
- Voir S. Vandendooren, « InBev : les Belges ont la gueule de bois », La Libre Entreprise, 11 mars 2006. Par ailleurs, interpelé par des syndicalistes, J.-L. Dehaene justifie les restructurations par la nécessité d’anticiper maintenant des problèmes plus importants pouvant résulter de la concurrence sur un marché mondialisé.
- L’Écho, 19 novembre 2008, Le Soir, 25 novembre 2008.
- Ces ventes concernent notamment des parcs d’attraction mais aussi onze brasseries en Europe centrale, vendues en juin 2009 pour 1,44 milliard d’euros.
- Par ailleurs, signe des temps, le siège central de Louvain est en partie délocalisé, en janvier 2009, vers New York, ce qui concerne 89 emplois.
- En fait, 304 emplois seront supprimés, mais 41 seront créés dans des call centers et le marketing. 189 emplois seront supprimés dans la vente, et 114 dans la production et la logistique, principalement à Louvain, Jupille et dans les dépôts. Un total de 800 emplois (sur 8000) sera supprimé en Europe de l’Ouest.
- Le 19, conciliation infructueuse avec J. Van Biesbroeck, directeur pour l’Europe de l’Ouest.
- Interviews d’E. Lauwers, directeur d’AB-InBev Belgium dans Le Soir, 16 – 17 janvier et L’Écho, 16 – 18 janvier 2010.
- Depuis le 28 janvier, les syndicats d’Alken Maes à Alken ont repris cette même tactique pour refuser un plan de licenciement de 43 travailleurs.
- En constante diminution, la consommation n’y représente plus que 8% du chiffre d’affaires du groupe contre 46% pour l’Amérique du Nord et 31% pour l’Amérique du Sud.