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À tous nos monstres

Numéro 5 - 2017 par Renaud Maes

juillet 2017

« On ne peut tout dire, mais les monstres ne meurent pas, ce qui meurt est la peur qu’ils ins­pirent. » À force de vou­loir à tout prix les tuer, on ne voit peut-être plus les monstres et on a un monde de peur. Les articles qui com­posent ce dos­sier ne sont pas homo­gènes, et il ne s’agit pas de les […]

Dossier

« On ne peut tout dire, mais les monstres ne meurent pas, ce qui meurt est la peur qu’ils ins­pirent.1 » À force de vou­loir à tout prix les tuer, on ne voit peut-être plus les monstres et on a un monde de peur2.

Les articles qui com­posent ce dos­sier ne sont pas homo­gènes, et il ne s’agit pas de les faire ren­trer dans une forme. Le dos­sier est un peu mons­trueux : tant mieux, c’est de cela qu’il s’agissait de par­ler ! Tout de même, on y dis­tingue une sorte de fil rouge, car un rap­port avec nos monstres est pos­sible, néces­saire, sou­hai­table ou indis­pen­sable… Ce rap­port ne passe pas par la néga­tion, la dis­pa­ri­tion ou la domes­ti­ca­tion : il fau­drait écou­ter plu­tôt que faire taire.

Mais écou­ter un monstre n’est pas simple. Les monstres ne com­mu­niquent pas, ils ont leur manière mons­trueuse de dire les choses. On ne peut pas rai­son­ner avec God­zilla ou King Kong, per­sonne n’arrive à dia­lo­guer avec la créa­ture du doc­teur Fran­ken­stein, pour­tant très culti­vée et polie à la fin du roman de Mary Shel­ley. Les monstres de foire de Freaks ont leurs propres codes, incom­pré­hen­sibles pour les autres. Quant aux Donuts tueurs…

Avec les « monstres sociaux » la ques­tion est certes un peu dif­fé­rente, mais s’ils sont taxés de monstres et non de cri­mi­nels, c’est sou­vent parce qu’au-delà du conte­nu de leurs actes, il y a l’idée d’une incom­pré­hen­sion absolue.

L’autre élé­ment qui res­sort de ce dos­sier tient peut-être dans le fait que la rela­tion avec les monstres est pos­sible puisqu’ils ne nous sont pas com­plè­te­ment étran­gers. Ce n’est pas tant que les monstres seraient un peu rai­son­nables, mais plu­tôt que nous sommes tous un peu monstrueux.

Il y a dès lors toutes sortes de manières d’écouter.

Guiller­mo Koz­lows­ki intro­duit ce dos­sier en ques­tion­nant la fonc­tion sociale des monstres à dif­fé­rentes époques. Il note que l’utilitarisme n’a que faire des monstres, qu’ils sont fina­le­ment reje­tés dans « l’angle mort » de nos concep­tions, mais qu’ils n’ont pas dis­pa­rus pour autant…

Chris­tophe Mincke et Quen­tin Ver­rey­cken inter­rogent éga­le­ment les repré­sen­ta­tions col­lec­tives des monstres, au tra­vers du domaine de la créa­tion ciné­ma­to­gra­phique. Ils pro­posent d’étudier la fonc­tion des monstres dans les nanars : des films ratés, mons­trueux eux-mêmes dans leurs ratés, mais d’après leurs avis pas­sion­nés, por­teurs d’une sorte de sagesse quant à la per­cep­tion de notre monde.

Pao­la Sté­venne parle des monstres contem­po­rains en por­tant le regard sur un docu­men­taire d’Andrés Lüb­bert, La Cou­leur du camé­léon. Ce film pose en effet une ques­tion cru­ciale : « com­ment quelqu’un devient-il un monstre ? ». En l’occurrence, l’auteur du docu­men­taire a cher­ché à com­prendre com­ment son propre père a été ame­né à tor­tu­rer pour les ser­vices secrets chi­liens, via un pro­ces­sus de condi­tion­ne­ment dont il a lui-même été la vic­time. Ques­tion­nant les fron­tières entre vic­time et bour­reau, entre humain et monstre, P. Sté­venne voit dans ce docu­men­taire une source d’optimisme : il est pos­sible d’échapper à la machine à pro­duire des monstres, par la force des liens entre humains.

Ariane Bazan revient elle aus­si sur les monstres humains, dans une ana­lyse qui fait écho au texte de Pao­la Sté­venne. Elle sug­gère que nous avons tous en nous la poten­tia­li­té d’être un monstre, que cette poten­tia­li­té est inhé­rente à l’être humain. Ce qui nous retient d’un bas­cu­le­ment dans les formes les plus abso­lues de vio­lence, c’est la pos­si­bi­li­té d’une séduc­tion ame­nant à tis­ser des liens avec d’autres… Humi­lia­tion et iso­le­ment pro­duisent des monstres, mais il y a moyen de contrer ces pro­ces­sus. Sans pour autant croire dans la chi­mère d’une socié­té sans vio­lence et en par­tant du prin­cipe que « rien n’est jamais acquis à l’homme ».

Clau­dine Lié­nard pro­pose, dans son article sur les sor­cières, de réac­tua­li­ser le lien construit au fil des siècles entre les femmes et la mons­truo­si­té, de le reven­di­quer : « Nous sommes toutes mons­trueuses ». Il s’agit de racon­ter ce que les sor­cières savaient, ce qui leur était réel­le­ment repro­ché, la répres­sion san­gui­naire à leur encontre, et ceci sous la ban­nière de la lutte contre les super­sti­tions. Il s’agit aus­si de mon­trer que cette his­toire n’est pas finie et com­ment elle résonne aujourd’hui : la sor­cière, par sa facul­té de faire chan­ce­ler les hié­rar­chies de sexe, mais aus­si par son rap­port à l’environnement, par son lien aux com­muns, consti­tue une figure tou­jours per­ti­nente pour toutes celles (et tous ceux) qui veulent dépas­ser le modèle capi­ta­liste qui s’effondre sur lui-même.

Renaud Maes conclut ce dos­sier en s’intéressant à un monstre qui, plus que tous les autres, est un pur pro­duit de l’évolution capi­ta­liste, à savoir le cyborg. Selon lui, deux figures de cyborg coexistent : le cyborg alié­né et le cyborg sexy. La ques­tion est de savoir de quel côté les humains sans cesse amé­lio­rés s’orienteront. La quête per­ma­nente de per­for­mance indi­vi­duelle l’emportera-t-elle sur les poten­tia­li­tés sub­ver­sives dont le cyborg est porteur ?

Ce dos­sier se pour­suit aus­si sur notre site inter­net fai­sant de lui un hybride d’un genre nou­veau, fruit d’une expé­rience inédite pour La Revue nou­velle. Chris­tophe Mincke et Fabien Gar­don appro­fon­dissent, exemples (et extraits) à l’appui, la réflexion sur la puis­sance lau­da­tive des monstres nanars. Chris­tophe Mincke et Chris­tophe Davenne inter­rogent le mythe des vigi­lantes, par­tant du prin­cipe qu’elles sont des monstres certes plus dis­crets que les aliens et autres loups-garous, mais tout aus­si mons­trueux. Enfin, John Pit­seys pro­pose une esquisse de phi­lo­so­phie poli­tique monstrueuse.

En fai­sant vivre nos monstres tout au long de ce dos­sier, nous offrons à la lec­trice ou au lec­teur un par­cours qui n’est pas sans res­sem­bler à la visite d’une mai­son des hor­reurs. Et comme le veut l’avertissement clas­sique pour cette attrac­tion : ne vous inquié­tez pas, par­fois, on peut en sor­tir sain ou sauf. Voire, qui sait, par le dia­logue avec les monstres, deve­nir plus humain.

  1. C. Pavese, Dia­logue avec Leu­co, Gal­li­mard, 1964.
  2. R. Maes et Chr. Mincke, « Une socié­té au bord de la pho­bie », La Revue nou­velle, n°3, 2014, p. 36 – 38.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).