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À quoi sert la criminologie ?

Numéro 2 – 2022 - criminologie sciences sociales par Christophe Mincke Sophie André

mars 2022

Les sciences humaines et sociales ont été, tout au long du XXe siècle, un champ d’innovations scien­ti­fiques majeures. Bien enten­du, elles ne furent pas les seules, mais ce fait est sou­vent oublié. En effet, dès lors qu’il s’agit de pro­grès des connais­sances, l’imaginaire col­lec­tif retient bien davan­tage la rela­ti­vi­té uni­ver­selle, la mise au jour de […]

Dossier

Les sciences humaines et sociales ont été, tout au long du XXe siècle, un champ d’innovations scien­ti­fiques majeures. Bien enten­du, elles ne furent pas les seules, mais ce fait est sou­vent oublié. En effet, dès lors qu’il s’agit de pro­grès des connais­sances, l’imaginaire col­lec­tif retient bien davan­tage la rela­ti­vi­té uni­ver­selle, la mise au jour de la struc­ture ato­mique ou la décou­verte de la double hélice d’ADN que le concept de repro­duc­tion sociale, la com­pré­hen­sion des méca­nismes d’apprentissage chez le jeune enfant, la théo­rie du capi­tal social ou l’interrogation radi­cale de la notion de crime. En effet, les sciences humaines et sociales, mal­gré les immenses ser­vices qu’elles ont ren­dus, sont peu consi­dé­rées, mal finan­cées et mécon­nues de la population.

Faut-il pour autant conclure que les pra­ti­ciens de ces dis­ci­plines sont des génies incom­pris, qu’ils détiennent les solu­tions aux grands pro­blèmes de nos socié­tés et des savoirs inouïs propres à sou­la­ger l’humanité de ses maux d’un coup de baguette scien­ti­fique ? Assu­ré­ment non ! Car leurs savoirs, pour scien­ti­fiques et pré­cieux qu’ils soient, ne sont pas de ceux qui apportent des réponses « pré­fa­bri­quées », ouvrent des voies rec­ti­lignes, ou fondent des remèdes magiques. Plus encore, les sciences humaines et sociales sont loin de pro­duire des repré­sen­ta­tions binaires, tran­chées, uni­voques de leurs objets, mais pro­posent sou­vent une image en demi-teintes du monde. Bref, elles ne s’adressent pas à ceux qui sont en quête de sim­plismes et de mesures expéditives.

C’est pour ten­ter d’approcher la com­plexi­té de la rela­tion entre les sciences humaines et sociales et les socié­tés dont elles sont issues que nous avons choi­si de nous pen­cher sur une branche, sou­vent mécon­nue ou mal connue, de ces sciences : la cri­mi­no­lo­gie. L’ambition de ce dos­sier est, d’une part, d’aider à com­prendre en quoi cette pra­tique scien­ti­fique par­ti­cu­lière mani­feste à la fois les poten­tia­li­tés et les fai­blesses lar­ge­ment com­munes aux sciences humaines et sociales et, d’autre part, de mettre en lumière son apport à nos col­lec­ti­vi­tés, pré­sent et à venir. Le périple auquel nous convions le lec­teur sera par­fois tech­nique, mais nous espé­rons qu’au tra­vers des dif­fé­rents che­mins emprun­tés, il per­met­tra de prendre conscience de pans de l’activité scien­ti­fique rare­ment mis en lumière.

Le dos­sier s’ouvre sur une contri­bu­tion de Sophie André, char­gée de cours au dépar­te­ment de cri­mi­no­lo­gie de l’université de Liège, qui s’interroge sur la scien­ti­fi­ci­té de la cri­mi­no­lo­gie. Quelle est donc cette (inter)discipline floue, qui ne pos­sède en propre, de manière exclu­sive, ni méthode, ni objet ? Et si c’était sur cette impré­ci­sion, ces cir­cu­la­tions et cette ouver­ture que la cri­mi­no­lo­gie construi­sait sa spécificité ?

Vincent Seron, col­lègue de la pre­mière, se penche ensuite sur l’identité pro­fes­sion­nelle des cri­mi­no­logues et sur leur place dans le monde du tra­vail et, notam­ment, l’appareil d’État. Il montre com­ment les cri­mi­no­logues ont conquis une recon­nais­sance et une place dans bien des admi­nis­tra­tions liées à la jus­tice ou aux ser­vices de sécu­ri­té, tout en demeu­rant dans une posi­tion d’intermédiaires, de passeurs.

Dans une troi­sième contri­bu­tion, Chris­tophe Mincke, direc­teur du dépar­te­ment de cri­mi­no­lo­gie de l’Institut natio­nal de cri­mi­na­lis­tique et de cri­mi­no­lo­gie, ques­tionne le rap­port de la cri­mi­no­lo­gie à la ges­tion col­lec­tive des ques­tions de jus­tice et de sécu­ri­té. Entre une cri­mi­no­lo­gie cri­tique qui peut effrayer des ins­ti­tu­tions dépen­dant for­te­ment de leur légi­ti­mi­té aux yeux de la popu­la­tion et une cri­mi­no­lo­gie au ser­vice du prince, il tente de des­si­ner une éthique des rela­tions entre ges­tion de la chose publique et savoir scien­ti­fique, au ser­vice de la démocratie.

Luc Van Cam­pen­houdt, pro­fes­seur émé­rite de socio­lo­gie des uni­ver­si­tés Saint-Louis Bruxelles et de Lou­vain-la-Neuve, s’est char­gé de la dif­fi­cile tâche d’élargir le regard en exa­mi­nant le rôle que, dis­crè­te­ment, les sciences humaines et sociales jouent dans nos socié­tés et en ten­tant d’imaginer un monde sans elles. Il pro­pose d’assumer à la fois le carac­tère indis­pen­sable du savoir des sciences humaines et sociales et la fécon­di­té de leur carac­tère cri­tique, aus­si bien que la dif­fi­cul­té d’intégrer leur regard au moment d’affronter les défis qui guettent nos collectivités.

La cin­quième inter­ven­tion est celle de David Tie­le­man, archi­tecte et cri­mi­no­logue, pro­fes­seur à l’université de Liège. Il pro­pose un rap­pro­che­ment entre archi­tec­ture et cri­mi­no­lo­gie, indi­quant en quoi ces dis­ci­plines, à la fois scien­ti­fiques, tech­niques et pra­tiques, non seule­ment se croisent et s’enrichissent, mais affrontent des défis com­muns. En retra­çant les ponts entre ces deux domaines, il sou­ligne les inter­ac­tions entre la socié­té humaine et l’environnement phy­sique et l’attention dont elles béné­fi­cient tant en archi­tec­ture qu’en criminologie.

Enfin, le dos­sier se clôt sur la contri­bu­tion d’Irène Kau­fer, mili­tante fémi­niste, qui porte sur les ques­tions de jus­tice et de sécu­ri­té, et sur les savoirs qui per­mettent de les com­prendre, un regard issu de la socié­té civile. Confron­tées à la ques­tion des vio­lences qui leur sont faites, les femmes sont à la fois en demande d’interventions éta­tiques, mais aus­si pro­duc­trices d’une cri­tique des ins­ti­tu­tions de l’État, fruits d’une socié­té patriar­cale qui exerce sur elles une vio­lence spé­ci­fique. C’est dans ce va-et-vient entre demandes prag­ma­tiques et recul cri­tique que peut se jouer un dia­logue avec une cri­mi­no­lo­gie spé­cia­liste de cet entre-deux.

Au terme de ce dos­sier, nulle solu­tion miracle, mais la décou­verte d’un domaine d’étude et de ses enjeux trop sou­vent mécon­nus, ain­si qu’une convic­tion, celle que les savoirs en sciences humaines et sociales sont indis­pen­sables au déve­lop­pe­ment d’une socié­té qui se veut démo­cra­tique et qui entend pro­gres­ser avec convic­tion et luci­di­té vers plus de justice.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.

Sophie André


Auteur

Sophie André est criminologue, chargée de cours (ULiège) Elle a consacré son mémoire de master à la pénologie, soit à la réflexion sur le sens de la peine. Un premier contrat de recherche oriente ses travaux vers la “délinquance environnementale”, de la petite incivilité (dépôt d’immondices par des particuliers dans les bois, par exemple) jusqu’à des formes de criminalité plus graves, quand des déchets toxiques sont déversés dans les cours d’eau, par exemple. Sophie André décide ensuite d’entamer un doctorat sur la problématique de la prostitution qu’elle envisage sous un triple point de vue, historique, légal et sociétal. Parallèlement, elle suit un certificat en victimologie et mène plusieurs recherches sur la criminalité organisée ou sur la mortalité par arme à feu.