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À propos du « choc des universalismes »

Numéro 01/2 Janvier-Février 2004 par Muriel Ruol

janvier 2004

On s’en dou­tait, mais depuis le 6 jan­vier 2004, c’est démon­tré et écrit noir sur blanc. Au terme de six mois d’en­quête, la très sérieuse Fon­da­tion Car­ne­gie pour la paix inter­na­tio­nale a éta­bli que l’ad­mi­nis­tra­tion Bush avait « sys­té­ma­ti­que­ment défor­mé et exa­gé­ré la menace pré­sen­tée par les armes de des­truc­tion mas­sive ». Dans la fou­lée, le pre­mier secré­taire au […]

On s’en dou­tait, mais depuis le 6 jan­vier 2004, c’est démon­tré et écrit noir sur blanc. Au terme de six mois d’en­quête, la très sérieuse Fon­da­tion Car­ne­gie pour la paix inter­na­tio­nale a éta­bli que l’ad­mi­nis­tra­tion Bush avait « sys­té­ma­ti­que­ment défor­mé et exa­gé­ré la menace pré­sen­tée par les armes de des­truc­tion mas­sive ». Dans la fou­lée, le pre­mier secré­taire au Tré­sor du pré­sident G.W. Bush, Paul O’ Neill, décla­rait en plein lan­ce­ment des pri­maires pour l’in­ves­ti­ture démo­crate, que son pré­sident avait pris la déci­sion de mener cette guerre dès son entrée à la Mai­son Blanche. Les jus­ti­fi­ca­tions invo­quées par les stra­tèges de Washing­ton pour jus­ti­fier une inter­ven­tion mili­taire en Irak devant l’o­pi­nion publique inter­na­tio­nale tombent donc les unes après les autres. Der­nier revi­re­ment en date : le rap­pel par le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain de quatre-cents experts mili­taires char­gés de débus­quer des armes de des­truc­tions mas­sives (les fameuses A.D.M.), déci­dé­ment introu­vables — et pour cause. 

Pour­tant, mal­gré cette accu­mu­la­tion de démen­tis, la posi­tion amé­ri­caine n’en conti­nue pas moins de ral­lier à sa cause la majo­ri­té de son opi­nion publique. Force est de consta­ter que, si les États-Unis n’ont pas ras­sem­blé une large coa­li­tion lors de leur inter­ven­tion mili­taire en Irak, ils ont néan­moins su convaincre un ensemble non négli­geable d’al­liés : Angle­terre, Espagne, Ita­lie, Aus­tra­lie, Pologne, notam­ment, et même der­niè­re­ment le Japon. On peut dire aujourd’­hui que mal­gré la crise de légi­ti­mi­té ouverte sur le plan inter­na­tio­nal, ils ont réus­si à impo­ser in fine leur poli­tique du coup de force au nom des valeurs démo­cra­tiques et leur concep­tion uni­la­té­rale du règle­ment de la ques­tion ira­kienne. Preuve s’il en est de leur supré­ma­tie non seule­ment mili­taire, mais aus­si de leur force de per­sua­sion idéologique.
Car, n’en déplaise à cer­tains ana­lystes, les États-Unis pos­sèdent bel et bien la capa­ci­té d’im­po­ser et de pro­je­ter à l’é­chelle de la pla­nète leur idéo­lo­gie et leur vision du monde. C’est pour­quoi, nous ne pen­sons pas que « le monde va se pas­ser de l’A­mé­rique, parce qu’il va deve­nir sans elle plus démocratique1 ». Si Emma­nuel Todd peut pré­dire le déclin de l’Em­pire américain2, c’est selon nous parce qu’il sous-estime la force et la cohé­rence de l’u­ni­ver­sa­lisme amé­ri­cain. Mal­gré des failles cachées, l’hy­per­puis­sance amé­ri­caine pos­sède cette capa­ci­té de pro­jec­tion uni­ver­sa­liste qui fait les grands empires. Et l’Eu­rope aurait tort de s’at­tri­buer le mono­pole de la légi­ti­mi­té et de l’u­ni­ver­sel. Par delà la dif­fé­rence de cultures stra­té­giques, ce sont donc deux concep­tions du monde, de l’u­ni­ver­sel, et de l’ordre inter­na­tio­nal qui s’af­frontent aujourd’­hui. C’est ce « choc des uni­ver­sa­lismes », et ses consé­quences sur l’ordre inter­na­tio­nal, que tente d’é­lu­ci­der le pré­sent numéro. 

L’en­tre­tien avec Jean-Marc Fer­ry plante le décor, en dis­cu­tant et réfu­tant la thèse de Robert Kagan qui voit dans la posi­tion de l’Eu­rope, et son oppo­si­tion à la guerre, la stra­té­gie du faible. L’at­ta­che­ment de l’Eu­rope au droit n’au­rait d’autre but que de faire contre­poids à une Amé­rique deve­nue déci­dé­ment trop puis­sante. La prise de posi­tion de l’Al­le­magne, de la France et de la Bel­gique en faveur du res­pect du droit inter­na­tio­nal face à l’hy­per­puis­sance amé­ri­caine témoi­gnait au contraire d’une indé­niable force poli­tique, sou­ligne le phi­lo­sophe. L’ar­ticle de Muriel Ruol pro­longe ces réflexions en son­dant la logique et les res­sorts cachés du rap­port dif­fé­ren­cié au droit et à l’u­ni­ver­sel qui carac­té­rise les posi­tions de l’Eu­rope et des États-Unis. Deux séries de rai­sons, his­to­riques et phi­lo­so­phiques, éclairent le fos­sé qui sépare ces deux uni­ver­sa­lismes, issus de deux lec­tures contras­tées de la moder­ni­té en Occi­dent. Benoît Hen­naut ana­lyse quant à lui les réper­cus­sions, sur le ter­rain de l’ac­tion huma­ni­taire, de ces deux visions du monde et met en exergue les consé­quences désas­treuses d’une concep­tion des droits de l’homme, basée sur la morale plu­tôt que sur le droit. 

Avec les deux articles sui­vants, l’at­ten­tion se foca­lise sur les para­doxes de l’hy­per­puis­sance amé­ri­caine. Bru­no Col­son ana­lyse les fac­teurs qui ont pré­si­dé à la réorien­ta­tion de la poli­tique exté­rieure amé­ri­caine. Il démontre que l’ac­tuelle inflexion amé­ri­caine, si elle marque une rup­ture de ton, s’ins­crit néan­moins dans la conti­nui­té des poli­tiques exté­rieures menées tant par les répu­bli­cains que les démo­crates. L’ar­ticle d’O­li­vier Ser­vais s’im­misce avec délices dans les para­doxes de l’Em­pire amé­ri­cain et se penche avec humour et pers­pi­ca­ci­té sur le cas de « Murdochville ». 

Abor­dant la dimen­sion éco­no­mique, l’en­tre­tien avec Jean-Phi­lippe Plat­teau intro­duit une dis­cus­sion des thèses d’Em­ma­nuel Todd. Bien qu’ou­tran­cières de l’a­vis de cer­tains, celles-ci ont le mérite de mettre en évi­dence cer­taines failles de l’hy­per­puis­sance amé­ri­caine. Des argu­ments qui ne convainquent cepen­dant pas au regard du dyna­misme de l’é­co­no­mie amé­ri­caine. Fai­sant retour sur la situa­tion en Irak, Pierre Sau­vage s’in­ter­roge quant à lui sur les condi­tions d’une coexis­tence har­mo­nieuse entre les diverses com­mu­nau­tés ; har­mo­nie dont le Liban a don­né l’exemple durant de nom­breuses années, avant de som­brer dans la guerre civile. L’I­rak pour­ra-t-il évi­ter ce scé­na­rio catastrophe ? 

Mais il n’y a pas que la poli­tique de puis­sance mili­taire et éco­no­mique des États-Unis qui pose ques­tion. Sor­tant des pro­blèmes immé­diats sou­le­vés par la guerre en Irak et la crise qui en est résul­tée, Jean-Pierre Dubois démontre que, sur de nom­breuses ques­tions rela­tives au déve­lop­pe­ment durable, le fos­sé se creuse éga­le­ment entre l’Eu­rope et les États-Unis. 

Que conclure de ce tour d’ho­ri­zon, si ce n’est que, dans un contexte où l’in­com­pré­hen­sion entre le Vieux Conti­nent et le Nou­veau n’a jamais été aus­si pro­fonde, il ne reste qu’à espé­rer avec Benoît Lechat que les « idées neuves » de la vieille Europe soient enten­dues et que, par delà l’af­fron­te­ment, demeure pos­sible quelque chose
comme un « métis­sage des universalismes » ?

Muriel Ruol


Auteur

conseillère au service d’Etudes de la CSC, muriel.ruol@acv-csc.be