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À propos du « choc des universalismes »
On s’en doutait, mais depuis le 6 janvier 2004, c’est démontré et écrit noir sur blanc. Au terme de six mois d’enquête, la très sérieuse Fondation Carnegie pour la paix internationale a établi que l’administration Bush avait « systématiquement déformé et exagéré la menace présentée par les armes de destruction massive ». Dans la foulée, le premier secrétaire au […]
On s’en doutait, mais depuis le 6 janvier 2004, c’est démontré et écrit noir sur blanc. Au terme de six mois d’enquête, la très sérieuse Fondation Carnegie pour la paix internationale a établi que l’administration Bush avait « systématiquement déformé et exagéré la menace présentée par les armes de destruction massive ». Dans la foulée, le premier secrétaire au Trésor du président G.W. Bush, Paul O’ Neill, déclarait en plein lancement des primaires pour l’investiture démocrate, que son président avait pris la décision de mener cette guerre dès son entrée à la Maison Blanche. Les justifications invoquées par les stratèges de Washington pour justifier une intervention militaire en Irak devant l’opinion publique internationale tombent donc les unes après les autres. Dernier revirement en date : le rappel par le gouvernement américain de quatre-cents experts militaires chargés de débusquer des armes de destructions massives (les fameuses A.D.M.), décidément introuvables — et pour cause.
Pourtant, malgré cette accumulation de démentis, la position américaine n’en continue pas moins de rallier à sa cause la majorité de son opinion publique. Force est de constater que, si les États-Unis n’ont pas rassemblé une large coalition lors de leur intervention militaire en Irak, ils ont néanmoins su convaincre un ensemble non négligeable d’alliés : Angleterre, Espagne, Italie, Australie, Pologne, notamment, et même dernièrement le Japon. On peut dire aujourd’hui que malgré la crise de légitimité ouverte sur le plan international, ils ont réussi à imposer in fine leur politique du coup de force au nom des valeurs démocratiques et leur conception unilatérale du règlement de la question irakienne. Preuve s’il en est de leur suprématie non seulement militaire, mais aussi de leur force de persuasion idéologique.
Car, n’en déplaise à certains analystes, les États-Unis possèdent bel et bien la capacité d’imposer et de projeter à l’échelle de la planète leur idéologie et leur vision du monde. C’est pourquoi, nous ne pensons pas que « le monde va se passer de l’Amérique, parce qu’il va devenir sans elle plus démocratique1 ». Si Emmanuel Todd peut prédire le déclin de l’Empire américain2, c’est selon nous parce qu’il sous-estime la force et la cohérence de l’universalisme américain. Malgré des failles cachées, l’hyperpuissance américaine possède cette capacité de projection universaliste qui fait les grands empires. Et l’Europe aurait tort de s’attribuer le monopole de la légitimité et de l’universel. Par delà la différence de cultures stratégiques, ce sont donc deux conceptions du monde, de l’universel, et de l’ordre international qui s’affrontent aujourd’hui. C’est ce « choc des universalismes », et ses conséquences sur l’ordre international, que tente d’élucider le présent numéro.
L’entretien avec Jean-Marc Ferry plante le décor, en discutant et réfutant la thèse de Robert Kagan qui voit dans la position de l’Europe, et son opposition à la guerre, la stratégie du faible. L’attachement de l’Europe au droit n’aurait d’autre but que de faire contrepoids à une Amérique devenue décidément trop puissante. La prise de position de l’Allemagne, de la France et de la Belgique en faveur du respect du droit international face à l’hyperpuissance américaine témoignait au contraire d’une indéniable force politique, souligne le philosophe. L’article de Muriel Ruol prolonge ces réflexions en sondant la logique et les ressorts cachés du rapport différencié au droit et à l’universel qui caractérise les positions de l’Europe et des États-Unis. Deux séries de raisons, historiques et philosophiques, éclairent le fossé qui sépare ces deux universalismes, issus de deux lectures contrastées de la modernité en Occident. Benoît Hennaut analyse quant à lui les répercussions, sur le terrain de l’action humanitaire, de ces deux visions du monde et met en exergue les conséquences désastreuses d’une conception des droits de l’homme, basée sur la morale plutôt que sur le droit.
Avec les deux articles suivants, l’attention se focalise sur les paradoxes de l’hyperpuissance américaine. Bruno Colson analyse les facteurs qui ont présidé à la réorientation de la politique extérieure américaine. Il démontre que l’actuelle inflexion américaine, si elle marque une rupture de ton, s’inscrit néanmoins dans la continuité des politiques extérieures menées tant par les républicains que les démocrates. L’article d’Olivier Servais s’immisce avec délices dans les paradoxes de l’Empire américain et se penche avec humour et perspicacité sur le cas de « Murdochville ».
Abordant la dimension économique, l’entretien avec Jean-Philippe Platteau introduit une discussion des thèses d’Emmanuel Todd. Bien qu’outrancières de l’avis de certains, celles-ci ont le mérite de mettre en évidence certaines failles de l’hyperpuissance américaine. Des arguments qui ne convainquent cependant pas au regard du dynamisme de l’économie américaine. Faisant retour sur la situation en Irak, Pierre Sauvage s’interroge quant à lui sur les conditions d’une coexistence harmonieuse entre les diverses communautés ; harmonie dont le Liban a donné l’exemple durant de nombreuses années, avant de sombrer dans la guerre civile. L’Irak pourra-t-il éviter ce scénario catastrophe ?
Mais il n’y a pas que la politique de puissance militaire et économique des États-Unis qui pose question. Sortant des problèmes immédiats soulevés par la guerre en Irak et la crise qui en est résultée, Jean-Pierre Dubois démontre que, sur de nombreuses questions relatives au développement durable, le fossé se creuse également entre l’Europe et les États-Unis.
Que conclure de ce tour d’horizon, si ce n’est que, dans un contexte où l’incompréhension entre le Vieux Continent et le Nouveau n’a jamais été aussi profonde, il ne reste qu’à espérer avec Benoît Lechat que les « idées neuves » de la vieille Europe soient entendues et que, par delà l’affrontement, demeure possible quelque chose
comme un « métissage des universalismes » ?